Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/142

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Nouvelle Revue Française (1p. 193-194).
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Au fond du petit café, dans le coin des politiciens, un commerçant achevait le couplet nationaliste : qu’il fallait non seulement maintenir mais conquérir ; que les morts importaient peu, pourvu que la France fût grande et redoutée, et qu’enfin tous ces pacifistes étaient des égoïstes, tout simplement.

Égoïstes ? dit un ouvrier à la peau tannée, aux mains noircies par le feu. Si j’étais égoïste j’aimerais la guerre. Oui. D’abord, la caserne qu’est-ce que c’est ? C’est une usine où l’on ne travaille guère, où l’on dort beaucoup, où l’on mange assez. Les patrons y sont durs ? Mais non. Il y a moyen de se cacher, si l’on est en retard. Et jamais vous n’êtes renvoyé. Au pis aller, la prison ; mais vous avez du pain.

En guerre, c’est encore mieux. L’air et la lumière. Ce que l’on n’a pas, on le prend. Tout est à tous. Le communisme. Bien mieux, le communisme sans le travail. Et, alors, tous les hommes égaux. Plus d’enclos, plus de portes.

J’ai faim : vous, le commerçant, vous me nourrissez. Je suis las : je prends votre lit. C’est vrai qu’il faut se lever avant l’aube, et marcher avec le sac et le fusil. Mais moi, qui vous parle, je me lève avant le soleil, et je marche toute la journée dans le charbon et la fumée ; je vais du four au laminoir, en traînant au bout d’une pince une plaque de fer rouge. Voilà mon soleil.

Mais vous dites : on va à la guerre pour se battre. C’est vrai. On peut y laisser un bras ou une jambe. C’est comme à l’usine. Il n’y a pas longtemps, une chaudière a sauté : il pleuvait du fer ; et en même temps on était cuit par la vapeur. Je ne compte pas les engrenages, les wagons qui roulent, les chaînes qui cassent, les pièces de fer qui basculent. Et pourtant personne n’y pense. À la guerre c’est de même ; car l’habitude peut tout. Et s’il n’en était pas ainsi, les guerres ne dureraient pas longtemps. Pour faire la guerre il faut des milliers de héros, et on les trouve.

Et puis enfin, voir du pays, voir des rivières, des plaines, des montagnes ; connaître les heures au soleil et à la lune, et, la nuit, quand on est de faction, regarder tourner les étoiles, c’est une belle vie.

Donc, si vous y tenez, bourgeois, je laisserai là mon marteau et ma pince, et je prendrai le fusil en chantant. Se battre ? mais cela se fait tout seul et sans peine ; c’est l’instinct ; dès que l’on a un peu trop bu, on se bat. Non. J’ai l’idée qu’un homme raisonnable doit se retenir et respecter l’ordre autant qu’il le peut, même s’il donne plus qu’il ne reçoit. Car il est juste que, si un homme est plus fort que les autres, sa force les aide à vivre au lieu de les tuer. Voilà mon idée.

Ainsi parla l’ouvrier.