Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/144

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Nouvelle Revue Française (1p. 196-197).
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Si les Marocains étaient justes entre eux, bien disciplinés, formés au travail et à l’industrie, capables de payer des contributions et de contrôler les dépenses publiques, ils seraient au moins aussi forts que nous. Mais aussi nos armements contre eux seraient sans objet. Nous irions faire du commerce chez eux, acheter, vendre, fabriquer selon notre intérêt ; nous serions chez eux comme ils sont chez nous lorsqu’il leur plaît d’y venir. Sans les courses des pirates dans la Méditerranée, nous n’avions point de raison de prendre Alger. Notre conquête du Maroc, car il semble bien que nous y soyons amenés maintenant, prouvera que la pacification de ces tribus redoutables n’était pas possible par d’autres moyens.

Ce n’est point guerre, c’est police. Nul n’admettrait chez nous que les vaincus soient destinés à l’esclavage ; à la liberté au contraire, et à l’égalité, autant qu’ils le voudront. Voilà notre idée directrice. Il y aura de l’arbitraire et un luxe de violence dans l’action, de même qu’on en peut voir chez nous quand il s’agit d’arrêter de dangereux bandits ; mais enfin la mission des chefs est bien claire, et ils auront à rendre des comptes. Au reste, si les passions sauvages s’éveillaient chez nos soldats si la brutalité et la férocité s’insurgeaient contre la raison dirigeante, où seraient nos avantages, contre des combattants si bien aguerris, et chez eux, dans leurs propres montagnes ? Notre force s’établira au contraire par tir bien réglé et par mouvements bien coordonnés et mesurés. C’est par cette raison directrice qu’une armée est une belle chose, et que le courage militaire est une vertu.

Cette condition de la force est bien remarquable. C’est par là qu’une guerre se distingue d’un coup de force, et que la victoire donne des droits. Le paradoxe de la civilisation, c’est que le plus juste est finalement le plus fort. Celui qui se bat comme il faut maintenant se battre, sans passion, sans ambition, en gardant la paix en soi, celui-là est le plus pacifique des hommes. La guerre est travail et coopération de plus en plus ; fraternité en marche de plus en plus. C’est pourquoi toute cette Europe, armée comme elle ne le fut jamais, et organisée en camp retranché, fait voir une paix admirable, qui se prolonge malgré les prédictions des politiques, lesquels raisonnent encore comme si nous étions au temps de Charlemagne, où nos pays étaient assez Marocains. Ces prophètes de malheur ne comprennent point qu’on puisse être fort sans vouloir frapper. Or, déjà on peut remarquer qu’un boxeur ou un escrimeur vraiment artiste ne querelle point ; cela n’irait ni avec son régime ni avec sa discipline propre. Encore bien mieux pour les peuples qui sont forts par l’ordre, la discipline, l’égalité, l’économie, la sobriété ; chacun attend l’injustice de l’autre, et l’attaque de l’autre. Et les mêmes passions qui poussent à l’attaque font que l’on est vaincu. Cette loi se dessine partout.