Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/155

La bibliothèque libre.
Nouvelle Revue Française (1p. 211-212).
◄  CLIV.
CLVI.  ►

CLV

C’est le temps où les bûcherons jouent de la cognée, dans les petits bois à flanc de coteau. Partout on voit des piles de fagots, et des troncs couchés ; et, comme les feuilles font à peine un petit brouillard vert, l’œil rencontre partout des branches mutilées et des arbres manchots.

Le poète me dit : « Ces sauvages ne peuvent pas rester en repos. Cette vallée était pourtant bien belle, quand elle était toute vêtue de feuilles ; les bois encadraient les champs ; c’était une harmonie merveilleuse pour l’œil. Mais ils ne voient que des fagots à faire ; ils n’aiment la nature que comme une vache nourrice ; ils ne savent point ouvrir les yeux, se remplir les yeux, aimer la nature pour elle-même et comme elle est. »

« Vous non plus, vous ne le savez pas, dis-je au poète. Ces paysans sont de la nature aussi ; leurs besoins et leurs actions sont naturels aussi bien que la pousse des feuilles. Le vent, la pluie, la neige, le ruisseau façonnent les bois, tordent, arrachent, renversent ; le bûcheron aussi. Tous, arbres et hommes, sont nés de la même terre. C’est vous, poète, qui êtes ici un intrus ; c’est vous qui avez, envers les arbres, des devoirs de politesse, peut-être. Mais eux, non. Quand un arbre mort tombe sous l’effort du vent, il écrase les jeunes pousses ; c’est ainsi que s’est fait ce bois qui réjouit vos yeux. Eh bien ! ces coups de cognée sont des faits de nature aussi. »

« Sans le travail de l’homme, que serait cette joyeuse vallée ? Quelque marécage, couvert de fourrés impénétrables. C’est le travail des hommes qui, sans le vouloir, a varié les couleurs et percé des fenêtres sur l’horizon. Ce que vous appelez beauté, harmonie, grâce, est dessiné par la charrue, la pioche et la hache. Le ruisseau qui murmure à vos pieds, l’homme l’a délivré des herbes et de la vase. Ces sentiers, ces chemins sont tracés par les hommes. Vous ne méprisez pas, j’en suis sûr, ces toits sombres et cette fumée bleue. »

« Ainsi les hommes ont orné cette vallée, sans seulement y penser, comme une paysanne relève ses cheveux. Laissez-les donc faire. Ils parent cette vallée pour l’été, comme ils ont toujours fait ; ils trouvent l’harmonie sans la chercher, comme cette pluie qui tombe et sonne si bien sur les branches. Tandis que vous, poète, si vous arrangiez ces bois comme vous arrangez vos cheveux ou vos vers, que feriez-vous ? Quelque jardin anglais. J’aime ces tas de fagots, et le bruit de la cognée.