Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/159

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Nouvelle Revue Française (1p. 216-217).
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CLIX

J’ai remarqué plus d’une fois que les portraits des peintres modernes, souvent assez fermes dans le dessin et même assez vigoureux dans le noir et le blanc, sont crayeux et comme lavés ; ressemblants si l’on veut, mais lointains et affaiblis faute de couleur. Et même les meilleurs portraits d’autrefois que j’ai vus me paraissent toujours bien loin des couleurs véritables. J’en puis parler, car j’ai vu par rencontre un portrait réellement peint comme il faut, et impossible, je croîs, à égaler. Et voici comment je le vis.

C’était à la vitrine d’un marchand de meubles vieilles étoffes et choses de ce genre, vivement éclairée au déclin du jour par les lumières de la rue. Comme je passais, je vis, sur un fond assez noir et au-dessus d’une draperie en forme de manteau, une tête d’homme merveilleusement peinte, et où je reconnus pour la première fois les couleurs de la vie ; et je fus moins saisi par la vigueur du dessin et des ombres que par la vivacité et variété des tons, où je voyais que des vermillons, des bruns, des violets, des verts même, autant que je pus les cueillir en deux secondes, formaient pourtant un teint ordinaire ; mais quelle perfection ! j’aurais crié d’admiration. Je connus à ce moment-là que j’aime la belle peinture plus que tout.

Après deux secondes, comme j’allais m’approcher et examiner, il arriva que mon portrait tourna la tête ; c’était un homme bien vivant, qui portait de vieilles étoffes sur les bras, sans doute pour les disposer à l’étalage, et qui regardait dans la rue. Ce ne fut plus qu’un homme pour moi ; toutes les vives couleurs s’éteignirent. J’ai devant les yeux, à chaque instant, beaucoup de portraits parfaits de ce genre-là ; mais je ne sais pas les voir ; je vois des visages, et non des couleurs.

L’apparence des choses ne peut que nous tromper ; aussi ne voulons-nous point la voir. Les couleurs, les ombres, les jeux changeants de la lumière ne sont pour nous que des signes, ou un langage si vous voulez ; nous allons droit à la chose ; nous voulons la saisir comme elle est, non comme elle apparaît. De même, quand nous entendons une phrase, nous ne faisons pas attention aux notes aiguës ou graves qui sont comme la couleur de la voix ; nous allons droit au sens de la phrase. De même quand je vois une orange éclairée d’un côté, au lieu de la voir comme elle apparaît, avec toutes les nuances de lumière colorée et d’ombre colorée, je la vois comme je sais qu’elle est, de couleur uniforme, et avec son relief ; enfin ce n’est pas pour moi un petit cercle aux tons dégradés, c’est une orange. De même, quand je me trouve devant un paysage, les arbres ne sont pas une surface bigarrée de verts plus ou moins foncés, coupée de lignes jaunes ou brunes ; ce sont des arbres. Et je comprends d’après cela ce que c’est qu’un peintre : c’est un homme qui s’efforce de ne pas penser, de ne pas savoir, de retrouver la première, la jeune apparence des choses. Par quoi il arrivera à les rendre comme réelles pour les autres. Chose difficile quand il peint un portrait, parce que le visage humain offre trop à deviner pour qu’on le réduise à ses apparences. L’artiste a toujours trop d’esprit.