Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/162

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Nouvelle Revue Française (1p. 219-220).
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Un conférencier en était à sa deuxième partie ; il donnait alors tout le brillant et toute la profondeur. Exemples familiers, images saisissantes, dialectique, tout allait du même pas comme un beau régiment ; et l’auditoire essayait de marcher en mesure. Mais le conférencier rompit une de ses périodes, et s’assit sur sa table.

« Vous croyez m’entendre, dit-il ; en réalité ce n’est pas moi que vous entendez ; c’est un singe qui me ressemble tout à fait, et que j’ai dressé par ma patience. Devant lui, dans mon cabinet, ou bien dans les chemins autour de la ville, ou bien sur une belle plage, je réfléchis, j’invente, j’assemble ; l’habile animal me suit de l’œil et de l’oreille ; quelquefois même, quand c’est un peu difficile, il répète un passage devant moi. Puis je lui fais redire le tout ; je l’écoute et je le surveille ; parfois il me semble que le style est trop sec, ou au contraire un peu trop abondant ; je corrige mon singe ; je supprime, j’ajoute ; lui se moque de tout cela, attentif seulement à bien saisir ce que je veux. Quelquefois aussi je tombe sur un développement qu’il connaît bien, parce qu’il l’a déjà fait en public ; alors il part tout seul, étalant pour moi une manière et une autre, afin que je choisisse ce qui convient le mieux. C’est un admirable singe, comme vous voyez, et qui n’est que singe ; mais en vérité il voit clair en moi comme s’il était moi ; je n’ai pas un commencement de pensée qu’il ne fixe en sa mémoire ; et quand je crois avoir oublié pour toujours quelque idée de traverse qui ne s’est arrêtée qu’un petit moment comme une biche au sentier, lui, le singe fidèle, l’a déjà fixée pour toujours ; il est mon photographe et mon phonographe. Aussi je m’anime avec lui, je change, je bats les buissons, j’improvise sans crainte, je sème les idées au vent, sûr que l’intelligent animal ne perdra rien. Intelligent, que dis-je là ? Je ne sais s’il comprend ; et comment le saurais-je ? Il ne se trompe jamais ; et s’il dit quelque sottise, je sais qu’il la répète et que c’est moi qui l’ai inventée. »

« Quand il a bien retenu ; quand je lui demande : est-ce que tu sauras ? et qu’il me répond oui avec un regard en vérité presque humain, alors je vous l’amène comme je vous l’ai amené ce soir ; et il parle d’abondance jusqu’à m’étonner ; mais ce soir, il m’ennuie. S’il vous plaît je vais continuer à sa place, et penser tout haut selon la rencontre. » Le conférencier improvisa donc non sans tâtonnement, et l’auditoire, réveillé, se mit à chercher avec lui ; dont se réjouirent quelques sages, et c’était le principal. Mais ce n’est qu’une fable, propre à faire voir que, contre l’apparence, ce qui est écrit a quelque chose de plus frais, de plus vivant, de plus sincère, de plus naïf, de plus émouvant que la parole.