Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/172

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Nouvelle Revue Française (1p. 232-233).
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Nous n’avons aucune connaissance de la mort ; je ne parle pas de la mort du voisin ; comme sa vie est à lui, non à nous, nous ne pouvons pas bien savoir ce que c’est pour lui qu’être mort. Si nous revenons à nous-mêmes, alors nous ne savons plus du tout ce que c’est que ne plus vivre.

Le sommeil est frère de la mort, comme on dit ; mais justement nous ne savons pas bien ce que c’est que dormir sans rêver ; ce n’est rien du tout. Penser à un univers dans la nuit, c’est encore trop penser ; si l’on veut penser au sommeil ou à la mort, il faut ne plus penser du tout. Aussi les prédicateurs, qui ont pour métier d’empoisonner la vie, comment s’y prennent-ils pour faire peur à ceux qui les écoutent ? Ils remplacent la mort par une déportation à perpétuité ; ils supposent qu’après la mort on est encore vivant.

Cette croyance, qui a été si longtemps populaire, on comprend bien d’où elle vient. Les songes y sont pour beaucoup ; car, dans les songes, les morts vont et viennent, et nous parlent. Mais le réveil chasse tous ces fantômes ; de là cette croyance que la nuit appartient aux morts et que le jour les met en fuite.

Mais la source de la croyance n’est pas là. C’est la vie même qui, par sa nature, se croit éternelle. Je n’entends pas seulement par là que toute vie s’aime elle-même. Je dis bien plus : la vie ne craint pas la mort ; la vie nie la mort. Être vivant et penser qu’on est mort, c’est mieux qu’insupportable, c’est impossible.

Quand je méditerais tous les jours sur une tombe, je n’arriverai jamais à penser que je ne pense plus. Toujours je me suppose vivant. J’essaie de penser à ce que sera le monde dans cent ans, dans mille ans, sans moi ; mais je me suppose toujours spectateur, au moment même où je me dis que je ne verrai point ce spectacle. Je me fais invisible aux autres, absent pour tous les yeux ; mais, je ne puis être absent pour moi. La flamme qui m’éclaire le monde, je l’emporte partout avec moi, dans les espaces et dans les temps. Une nébuleuse ? J’y suis, puisque j’y pense. La mort du soleil ? Puisque j’y pense, je pense que j’y serai. La vie ne peut pas penser la mort. Lorsque le Dante est descendu aux enfers, il avait négligé de mourir ; c’est pourquoi les morts se levaient devant lui ; c’est en lui que les damnés grinçaient des dents.

Telle est la source de toutes les preuves qui nous assurent que nous vivrons toujours. Nous n’avions pas besoin de preuves. Naturellement, par la vertu de la vie, nous nous pensons immortels. Toutes ces preuves, si l’on va aux racines, prouvent que nous croyons à la vie. Cette « belle espérance » est un bien maintenant, comme toute espérance ; nous ne pouvons dire si elle est fondée hors de nous, mais elle est bien accrochée en nous. D’où les grands Sages ont tiré une règle de vie : ne pas penser à la mort, et vivre comme si on devait vivre toujours. « En avant, disait Goethe ; en avant, par-dessus les tombeaux. »