Les Proscrits corses

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LES PROSCRITS.




AU PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE.




I


Vous plaît-il d’écouter une simple chronique
Du temps de Bonaparte et de la république ?
Mon père me l’apprit qui la tenait du sien,
Et je la sais par cœur comme un rapsode ancien.
C’est une pauvre histoire, aux muses étrangère,
D’une robe sans art vêtue à la légère
Il s’agit de proscrits errant sans feu ni lieu,
Des enfans, une mère, à la garde de Dieu ;
Mais parmi les enfans se trouvait votre père,
Et la mère, plus tard, était madame Mère.
Et puis la poésie, en son libre transport.
Nous montre volontiers ces contrastes du sort,
Ces exemples fameux, ces jeux de la fortune
Qui sortent quelquefois de la règle commune,
Et peut-être ceux-ci, bien qu’encore inconnus,
Bien que les principaux acteurs n’existent plus,
Par la Muse embellis, rajeunis par Orphée,
Vous intéresseront comme un conte de fée.


II


Louis seize venait de mourir, — le couteau
Ruisselait de son sang dans les mains du bourreau,
Et, dans le camp des rois, tout en tirant l’épée,
La France avait jeté cette tête coupée ;
Quatre-vingt-treize était en pleine éruption,
La lave débordait sur chaque nation,
Et la guerre étrangère allait, de ville en ville,
S’allumant au foyer de la guerre civile,
Lorsqu’un rouge brandon, à travers un ciel bleu,
Sur la Corse égaré, vint y mettre le feu.
Les Anglais s’y trouvaient ; à l’ancre dans les rades
De l’île, après avoir lancé quelques grenades,
Ils soufflaient, attisaient la discorde, du bord.
Paoli les reçut ; le vieux chef avait tort ;
Mais, dans sa trahison patriote sincère,
À la mort du monarque, il crut pouvoir le faire.
D’autres (les Bonaparte étaient parmi ceux-là)
N’abandonnèrent pas leur pays pour cela.
Ils crurent qu’il fallait en suivre la bannière,
Et que, le roi tombé, la France était derrière.
Alors il se forma deux camps sous un drapeau ;
La montagne insurgée ameuta son troupeau.
Pendant plus d’une année, avec d’égales forces,
Lions contre lions et Corses contre Corses
Luttèrent, et, de l’un contre l’autre parti,
Chaque matin, le cor de chasse retentit.
C’est durant cette époque et de gloire et de honte
Que se sont accomplis les faits que je raconte.
Pardonnez ces détails ; rappelez-vous qu’ainsi
La bouche des vieillards m’en a fait le récit,
 Et que, depuis Nestor, sur leur lèvre glacée,
La parole ressemble à la neige amassée.

III


Au seuil de sa maison, au penchant du Mont-d’Or,
Un homme était assis, semblable à Mac-Grégor.
Quant à lui, combattant pour la cause française,
Il n’avait pas pleuré la mort de Louis seize,

Pourvu qu’on lui laissât ses monts et ses forêts
Et qu’il eût de la poudre à tirer aux Anglais.
Autrefois il avait guerroyé chez les Sardes
Avec Napoléon, commandant dans les gardes
Urbaines. C’était là qu’en des rapports fréquens
Tous deux s’étaient liés de l’amitié des camps,
Au pied d’un fort où l’œil voit les traces d’un siége
(Napoléon sortait à peine du collége),
Où la première bombe est conservée encor
Dont le grand artilleur ait dirigé l’essor.
Depuis, — de leurs destins étrange différence ! —
L’un était retourné bientôt après en France,
Où grondait l’avenir, où croulait le passé,
Et l’autre dans son île ; où nous l’avons laissé.
En ce moment, ses chiens jouaient dans la prairie
Sans pouvoir, par leurs jeux, troubler sa rêverie ;
Autour de lui, les champs, les vallons, les coteaux,
Partageaient son silence ainsi que son repos ;
Et quelqu’un, ce jour-là, qui, guidé par un pâtre,
Aurait jeté les yeux sur tout ce vert théâtre,
N’eût pas cru que, la veille encore, au même endroit,
La discorde civile avait semé l’effroi,
Mais que c’était un coin d’une fraîche Arcadie
Qu’avait, jusque, alors, respecté l’incendie.

IV


Tout à coup, — n’est-ce pas un cheval qu’on entend ? —
Le jeune homme a dressé l’oreille en écoutant :
Un enfant en haillons et couvert de poussière,
Une espèce de Djin, bâtard d’une sorcière,
Chevauchait, en effet, sans bride et sans appui,
Un de ces noirs chevaux, à tous crins comme lui,
Allant comme le vent, petits, maigres et sales,
Qui semblent le produit des boucs et des cavales,
Tourbillon de malheur, centaure de Callot,
Et le tout pêle-mêle arrivait au galop.
L’enfant était porteur d’une lettre pressée,
Mais l’autre avait déjà deviné sa pensée,
Il la prit et la lut de ses yeux étonnés ;
Elle ne contenait que ce seul mot : — Venez !


V


Non, le lion frappé d’une balle invisible
Ne fait pas, que je sache, un écart plus terrible ;
Le serpent que, dans l’herbe, a foulé le passant
Ne siffle pas plus haut, certe, en se redressant,
Que lui, lorsqu’il sauta sur son fusil de chasse,
Et d’un sifflet aigu fit retentir l’espace.
Où va-t-il ? Demandez à l’éclair dans la nuit,
À la flèche qui passe, au mouffoli qui fuit,
Demandez-leur plutôt le chemin qu’ils vont prendre ;
Ils pourront s’arrêter peut-être et vous l’apprendre ;
Lui, non ! — En Corse encore, on montre deux rochers
Sur un gouffre béant l’un vers l’autre penchés ;
En approchant du bord, la bergère prend garde,
Et la chèvre elle-même, en tremblant, s’y hasarde.
Cet endroit périlleux ; c’est le Saut de Roland :
L’intrépide chasseur l’a franchi d’un élan.
Par le vent soulevée, une cape de laine
Flotte sur son épaule, — et ses chiens, hors d’haleine ;
Qui couraient devant lui, peuvent le suivre encor,
Mais de loin, à la piste, — à la voix -de son cor !

VI


Cependant, à la nuit, la maison Bonaparte,
Simple à l’extérieur comme celles de Sparte,
Paraissait, du dehors, sans feu, sans habitans ;
Mais la confusion, le trouble, étaient dedans.
Madame Mère (ainsi s’exprime la légende),
Le roi de Westphalie et le roi de Hollande,
La princesse Borghèse et le cardinal, tous,
Les hommes inquiets, les femmes à genoux,
Attendaient. — Seulement, leurs fronts sans diadème
N’avaient, en ce temps-là, que leurs noms de baptème !
Une vieille servante, occupée à l’écart,
Comme Marthe, faisait les apprêts d’un départ.
Cette crainte d’ailleurs n’était que trop fondée !
À peine pouvons-nous, nous autres, en idée,
Nous figurer ces temps où chaque citoyen

Se voyait menacé dans sa vie et son bien,
Où le flot qui venait de submerger le trône
Et d’emporter l’autel ne rencontrait personne
Pour l’arrèter. — Hélas ! fasse le ciel qu’un jour
Nous ne connaissions pas ces maux à notre tour !
La maison Bonaparte allait être pillée :
Les Barbets s’avançaient, — troupe déguenillée
(Ils avaient depuis peu pris ce nom de Barbets
De leur barbe pointue ainsi que leurs bonnets),
Gens de corde et de sac qui, jusque dans les villes,
Brûlaient, assassinaient et violaient les filles ;
Moitié soldats, moitié bandits, nouveaux chouans
Que l’Angleterre avait recrutés dans les clans.
Madame Laetitia, les enfans, la servante,
Le vieux prêtre, étaient donc glacés par l’épouvante.
 Oh ! si Napoléon avait été près d’eux,
Quelle colère aurait brillé dans ses yeux bleus !
Lui qui, près de la mer, jouant avec le sable,
Promettait d’être, un jour, pour le moins connétable,
Et plus tard, à Brienne, écolier grace à Dieu,
Sur la neige traçait des figures de feu !
Mais il était absent, oisif, souffrant, malade.
Nommé tout récemment général de brigade,
Impatient d’agir, il frappait, incompris,
De son, talon de fer le pavé de Paris.
Quant aux amis, — pas un ! ils avaient pris la fuite ;
Tous s’étaient éloignés de la maisons maudite.
Je me trompe pourtant ; en ce pressant péril,
Il leur en restait un. — Celui-là viendra-t-il ?
Chut ! qui frappe ? demande à voix basse, à la porte,
La servante. — C’est moi, répond une voix forte.
Le jeune chef était là, debout. — Mais, avant,
Les chiens s’étaient jetés par terre, en arrivant.

VII


Adieu, ville ; adieu, port, maison sur la colline !
Apprenez le chemin de l’exil, Caroline,
Louis, Jérôme. – Et vous, pauline, êtes-vous là ?
Il faut fuir. — Mais ils n’ont, pour porter la smala,
Hélas ! qu’un seul cheval, leur serviteur unique,
Le vieux Colombo, blanc, comme son nom l’indique ;

Doux, mais robuste et fier sous ses harnais luisans.
Madame et le défunt chanoine, tous les ans.
Le montaient une fois pour aller à la vigne.
Et Borghèse, au retour, baisait son cou de cygne.
Non, jamais, à Florence, au temps des Gibelins,
Une plus grande veuve et de tels orphelins
Ne sortirent ainsi par la porte du Dante !
Ils s’en allaient le long de la mer mugissante ;
Et comme dans la fuite en Égypte, au désert,
Seule à cheval, le front d’une mante couvert,
Madame s’avançait la première. — Le guide
Les conduisait, tenant l’animal par la bride.
Les Barbets cependant, accourus à grands pas,
Traversaient les makis semblables aux pampas ;
Leurs molosses hideux, espèce qu’on renomme,
Dressés par ces bandits à la chasse de l’homme,
Que des chaînes de fer tenaient toujours liés,
Libres cette nuit-là, bondissaient sans colliers.
Tout à coup, quel obstacle arrête la colonne
Des fugitifs ? — Quel est ce bruit ? — C’est la Gravone.
Sept fois le vieux coursier, dans un suprême effort,
Passa, puis repassa de l’un à l’autre bord.
Sept fois le montagnard, pour transporter la troupe,
Fit le trajet, en selle, avec quelqu’un en croupe.
Pauline restait seule, — et, pour la prendre, au gué,
Quand elle vit venir Colombo fatigué,
La jeune fille eut peur, dit la ballade corse ;
Il fallut l’enlever, sur les arçons, de force.
Un moment, sous Pauline et sous le cavalier,
Au milieu du torrent le cheval perdit pied.
O prodige ! on dirait qu’il vient de reconnaître,
La belle et douce enfant, nièce de l’archiprêtre,
L’enfant qui, chaque soir, au retour du jardin,
Flattait son blanc poitrail avec sa blanche main.
Le désir de sauver sa petite maîtresse
Fait plus que l’éperon qui le déchire et presse ;
Il s’élance il atteint la rive, hennissant,
Moins couvert, cette fois, d’écume que de sang !


VIII


Comme les naufragés, dans l’antique Odyssée,
Les proscrits, de leurs fronts secouant l’eau glacée,
Regardent derrière eux. Au loin, sous le ciel noir.
Une maison brûlait, sans que l’on pût savoir
Si, dans le fond du golfe où la ville repose,
C’était un incendie ou quelque apothéose ;
Enfin le sentiment de la sécurité,
La chanson que les flots leur chantaient à côté ;
La fatigue, la nuit, ont fermé leurs paupières ;
Le guide a rassemblé des branches et des pierres,
Et des rudes sayons que la flamme a séchés
Leur a fait une tente où tous se sont couchés.
C’était un beau spectacle, à la clarté rougeâtre
Qui des monts et des mers dorait l’amphithéâtre,
Que ce bivouac étrange et ce grand nid d’aiglons,
Sous l’aile de la mère endormis dans les joncs.
Deux êtres veillaient seuls aux bords de la Gravone,
Qui berçait les proscrits de son bruit monotone :
Le jeune montagnard attisant le brasier,
Et le vieux Colombo qui broutait l’arbousier.

IX


Le lendemain matin, lorsqu’au-dessus de l’onde
L’aurore aux voyageurs montra sa tête blondes
Un bâtiment léger parut à l’horizon,
La plus fière au combat des mouches de Toulon,
De ces oiseaux de ruer, de ces fines voilières
Portant une dépêche à travers les croisières.
C’était le général qui l’envoyait chercher
Ce qu’il avait, en Corse, au monde, de plus cher.
Une chaloupe vint à la côte, rapide,
Qui les prit tous à bord, tous, excepté le guide.
Debout sur un rocher et les suivant des yeux,
Il leur fit, de la main, le geste des adieux ;
Tant qu’il put du regard les suivre dans l’espace,
Il fit le même signe à cette même place ;
Puis, les voyant sauvés et hors de tout péril,
Le chasseur, en partant, déchargea son fusil.


X


Depuis le temps où se passa cet épisode,
D’autres événemens plus dignes du rapsode
S’accomplirent. Ceux-là sont écrits au burin.
Ceux-là, la renommée aux cent bouches d’airain,
Aux trompettes de bronze assourdissant l’oreille,
Aux quatre coins du monde en a dit la merveille.
L’enfant d’Ajaccio joua long-temps encor
Avec les flots de neige, avec les sables d’or ;
Mais ces sables étaient devenus des armées,
Et ces pâles flocons des bombes enflammées.
Long-temps le général ou plutôt l’empereur
Frappa la terre encor de son talon vainqueur ;
Mais ce talon alors y laissait une trace,
Et la terre changeait toutes les fois de face.
Enfla, depuis les faits dont je viens de parler,
Tout un siècle, en vingt ans, venait de s’écouler,
Et l’aigle qui, parti des monts que la mer baigne,
Ne volait autrefois que de Corse en Sardaigne,
Avait, pendant ce temps, parcouru des chemins
Et des cieux inconnus à l’aigle des Romains.
Tant que Napoléon de victoire en victoire
Marcha, le principal héros de cette histoire[1],
Au seuil de sa maison, au penchant du Mont-d’Or,
Vécut, toujours couvert du plaid de Mac-Grégor.
Ni la soif des honneurs, troublant sa paix profonde,
Ni l’ouragan de fer qui balayait le monde,
Rien ne put arracher à son ciel indompté
Ce fils de la nature et de la liberté.
Mais si, du continent, une rumeur plus haute
Venait à s’élever ; si les forts de la côte,
Jusque dans ses vallons apportaient les échos
D’une victoire, alors, sortant de son repos,
Il se levait, allait trouver ses bœufs sauvages
Et, tuant de sa main le roi des pâturages,
Comme un prêtre d’Homère, à ce festin sanglant,
Le vieux chef invitait les hommes de son clan,

Et les chairs rôtissaient sur la braise fumante,
Et les vins ruisselaient de la cruche écumante,
Et, parmi les grands feux, tournoyant à grand bruit,
Les danses du pays hurlaient toute la nuit.

XI


Cet homme cependant reparut sur la scène :
Ce fut par un beau soir d’été, dans une plaine
De la Belgique, où tous les hommes de ce temps
Avaient pris rendez-vous pour un choc de Titans.
Cette plaine a deux noms, également célèbres
Waterloo, Mont-Saint-Jean synonymes funèbres,
Si grands qu’il n’en est qu’un de plus grand : Josaphat !
Il était venu là, lui, comme tout soldat,
Comme ce qui portait un fusil en Europe,
L’Écossais, le Cosaque odieux qui galope,
Fantassins, cavaliers ; au son de ce tambour
Qui les avait mandés tous pour le même jour.
La lutte était finie, — et, dans la vaste enceinte,
Le soleil, descendant derrière la Haie-Sainte,
Éclairait, comme un coin du jugement dernier,
Cinquante mille morts et pas un prisonnier ;
Seulement tous ces morts qui jonchaient cette plaine,
Au lieu de se lever, s’étaient couchés à peine.
L’empereur, accablé de l’immense revers.
Comme un joueur qui vient de perdre l’univers,
S’éloignait lentement de son champ de bataille ;
Son cheval harassé buttait sur la mitraille
Sans pouvoir le tirer de ce demi-sommeil
Qui des rêves affreux précède le réveil.
Pendant qu’il s’en allait, courbant son front livide,
Un homme vint qui prit le coursier par la bride :
C’était le montagnard. À ses grands traits hardis,
Il le reconnut bien pour l’avoir vu jadis,
Lorsque, jeunes tous deux, officiers dans les gardes
Urbaines, ils avaient combattu chez les Sardes.
Vingt ans s’étaient passés. En le retrouvant là,
Toute sa vie, un monde entier se déroula.
En ce moment suprême, un boulet qui se joue,
— Le dernier, — à leurs pieds s’enfonça dans la boue.
Cet homme avait, ainsi qu’un envoyé divin,
Vu le commencement et devait voir la fin !


XII


Pour moi, je n’ai voulu qu’une chose, traduire
Ce que, dans ses roseaux, la Gravone soupire,
Et voir jusqu’à quels tons ou graves ou légers
Peut descendre et monter la flûte des bergers.
Il est, dans mon pays, un instrument barbare,
Un cor, où toujours gronde une sourde fanfare
Dont le son autrefois, pareil à l’ouragan,
Appelait au combat tout un peuple brigand.
Sa voix ne s’entendait sur les monts gigantesques
Que lorsqu’on signalait de loin les Barbaresques ;
C’était alors Matra ; Paoli, Sanpiero,
Qui de Bastelica réveillaient le taureau,
Et l’on croyait ouïr les troupeaux en voyage,
Les populations que chasse un vent d’orage,
Tandis qu’à l’horizon, où passent des bruits sourds,
La Corse refermait sa ceinture de tours.
Dans une de ces tours, notre beffroi sonore,
Cette conque d’Éole est conservée encore ;
Mais une longue paix l’a laissée en repos,
D’une montagne à l’autre elle n’a plus d’échos ;
Les hommes d’aujourd’hui, descendus dans les villes,
Feraient, pour en jouer, des efforts inutiles.
J’ai voulu le tenter. — D’un souffle curieux,
Je viens d’interroger le cor mystérieux,
Heureux si j’en ai su tirer, dans ce poème,
Quelque note isolée et le motif que j’aime,
Et si ce faible accord peut rappeler parfois
Ceux dont il remplissait les rochers et les bois !


COSTA DE BASTELICA.

Château de Baratier, janvier 1850.

  1. Grand-père de l’auteur, et un des légataires de l’empereur ; il est inutile d’ajouter que tout le fond de ce poème, est historique.