Les Provinces orientales de l'empire romain

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Les Provinces orientales de l'empire romain
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 4 (p. 111-137).
LES
PROVINCES ORIENTALES
DE L’EMPIRE ROMAIN

I. Mommsen, Corpus inscriptionum latinarum, vol. III, 1873. — II. Waddington, Voyage archéologique de Le Bas en Grèce et en Asie-Mineure.

Le public est en général disposé à se méfier des in-folio ; on est toujours tenté de plaindre les savans qui passent leur vie à les composer et les curieux qui perdent leur temps à les lire. Peut-être les uns et les autres sont-ils beaucoup moins malheureux qu’on ne le suppose. S’il faut un certain courage pour se jeter résolument dans ces études pénibles et infinies, il est rare, quand les premières difficultés sont vaincues, qu’on n’éprouve pas pour elles un très grand attrait : elles ont ce privilège qu’elles donnent beaucoup plus qu’elles ne promettent. Les érudits qui se sont fait un domaine restreint et fermé le fouillent avec passion dans tous les sens et finissent toujours par y découvrir quelque coin de terre inconnu où ils sont les premiers à poser le pied. Ce plaisir est un des plus vifs qu’on puisse éprouver, et il n’est pas commun. La Bruyère écrivait déjà, il y a deux siècles : «Tout est dit, et l’on vient trop tard, depuis 7,000 ans qu’il y a des hommes et qui pensent. » Cependant la patience obstinée des savans et leurs recherches minutieuses parviennent à découvrir des choses qui n’ont pas été dites avant eux. Leurs ouvrages peuvent rebuter au premier abord des gens qui les ouvrent sans préparation, mais ils sont sûrs, s’ils persistent, d’y trouver des faits certains et nouveaux et de s’y instruire : c’est un avantage que la littérature ne nous offre pas tous les jours.

Ces réflexions m’ont été inspirées par la lecture d’un gros livre que peu de personnes s’aviseraient d’ouvrir, si elles le rencontraient sur leur chemin. C’est le troisième volume de la grande collection des inscriptions latines que publie l’académie de Berlin, et dont nous avons eu déjà l’occasion d’entretenir nos lecteurs[1]. Ce volume contient les inscriptions qu’on a pu recueillir dans les provinces orientales de l’empire. Il a pour nous cet intérêt particulier que, quoique publié hors de la France, il est en partie notre œuvre. Ce sont des savans français qui ont fourni la plupart des documens dont il est rempli, et leur nom y revient avec honneur à chaque page[2]. Il y est de plus question de pays dont nous savons très mal l’histoire. L’attention des écrivains, tant qu’a duré l’empire, était fixée sur la capitale et les villes voisines : c’est de Rome et de l’Italie qu’ils nous entretiennent le plus volontiers, les autres contrées, surtout celles de l’Orient, restent dans l’ombre. Heureusement l’épigraphie les remet vivantes devant nos yeux; elle nous apprend de quelle manière elles étaient gouvernées et comment s’y passait la vie. En lisant ce volume où M. Mommsen a recueilli les inscriptions qu’elles contiennent, et en l’éclairant par les recherches sagaces et profondes de M. Waddington, il semble vraiment qu’on parcourt l’une après l’autre toutes ces provinces si mal connues du monde romain. J’ai le dessein d’entreprendre ce voyage et d’y conduire le lecteur avec moi. J’espère lui montrer, s’il consent à me suivre, que ce ne sont pas seulement les érudits de profession qui peuvent se plaire à ces lectures, qu’elles ont un intérêt plus général, et que par certains côtés elles profitent à tout le monde.


I.

Commençons notre tournée par la plus éloignée des provinces orientales de l’empire, par l’Égypte. On a rencontré en Égypte fort peu d’inscriptions latines, et il n’y a pas lieu d’en être surpris. En s’y établissant après la victoire d’Actium, Rome trouva la place occupée par deux civilisations puissantes qu’il était difficile de supplanter. Les Égyptiens et les Grecs se partageaient le pays, s’accommodant ensemble par des concessions mutuelles et se pénétrant sans s’absorber. Rome n’éprouva aucune jalousie de voir ainsi la place prise; elle ne fit pas d’effort pour imposer son génie particulier à des peuples si différens d’elle, elle respecta leurs traditions et leur laissa leurs usages. Elle n’avait pas cet esprit étroit des victorieux qui veulent se prouver à eux-mêmes qu’ils sont les maîtres en bouleversant les contrées qu’ils ont soumises. Le secret de sa puissance consista partout à s’accommoder aux mœurs du pays, à n’introduire nulle part des nouveautés qui pouvaient blesser, et à éviter soigneusement toutes les tracasseries inutiles. Ce n’est pas qu’elle ait jamais fait aux vaincus aucune concession qui pût compromettre son autorité; elle entendait partout rester maîtresse. En Égypte, elle prit l’essentiel du pouvoir, et d’une main si ferme que ce peuple, qu’on accusait d’être inconstant et séditieux, n’osa jamais remuer. Elle installa à Alexandrie un vice-roi qu’on appelait le préfet de l’Égypte et qui tenait dans sa main toute la puissance qu’avaient possédée les pharaons et les Ptolémées. Auguste établit qu’il serait pris parmi les simples chevaliers romains; on craignait, s’il était de grande maison, que cette royauté lointaine ne lui donnât des idées d’indépendance. Autour du préfet, quelques fonctionnaires romains, chargés de rendre la justice ou de présider aux travaux publics les plus importans, formaient une sorte de colonie étrangère qui traversait le pays sans s’y mêler. Deux légions, avec des troupes auxiliaires, étaient chargées d’arrêter les Nubiens ou de punir les incursions des Arabes; c’était tout. L’Égypte resta divisée, comme autrefois, en nomes et en éparchies; les autorités locales furent partout soigneusement conservées. On garda les vieux impôts et l’ancienne manière de les lever. De tout temps, ils avaient été fort lourds et très sévèrement exigés. Un écrivain de l’époque pharaonique dépeint en ces termes la façon dont on traitait déjà les pauvres fellahs dans la vallée du Nil, plus de mille ans avant le Christ : « Le scribe de la douane est sur le quai, à recueillir la dîme des moissons ; les gardiens des portes avec leurs bâtons, les nègres avec leurs lattes de palmier crient : Çà, des grains ! S’il n’y en a pas, ils jettent le malheureux à terre tout de son long; lié, traîné au canal, il y est plongé la tête la première. Tandis que sa femme est enchaînée devant lui, et que ses enfans sont garrottés, les voisins les abandonnent et se sauvent pour veiller à leurs récoltes[3]. » Les percepteurs de Rome ne devaient pas être plus rudes que les scribes des pharaons, et ne soulevaient pas plus de haines.

On savait gré surtout aux Romains de respecter l’antique religion de leurs sujets. Ils se sont bien gardés de blesser nulle part les croyances des peuples vaincus, et rien n’a mieux servi que leur tolérance religieuse à faire accepter aisément leur domination au monde. En Égypte, quand un magistrat romain arrivait chez ses administrés, sa première visite était toujours pour les sanctuaires des dieux; il s’en faisait montrer les curiosités et priait fort dévotement Horus, Kneph ou Ammon-ra pour le salut de tous les siens. Aucune entrave n’était mise aux cérémonies du culte. On élevait toujours des temples magnifiques aux frais des villes et de l’état en l’honneur des divinités égyptiennes, comme si l’on était encore au temps des Ramsès ou des Aménophis ; au lieu d’y inscrire le nom des pharaons « dieux, fils de dieux, » on y gravait en hiéroglyphes celui d’Hadrien ou d’Antonin le Pieux. Rien en vérité ne semblait changé. Ce peuple, étranger aux autres peuples et concentré en lui-même, immobile comme ces sphinx de granit qui forment l’avenue de ses temples, continuait à vivre de ses traditions et de son passé. Quand tout se renouvelait autour de lui, il restait opiniâtrement fidèle à ses habitudes et à ses croyances. On a retrouvé à Philes une inscription d’un prêtre égyptien qui, soixante ans après l’édit de Théodose, s’obstine à vêtir ses dieux de leurs ornemens sacrés, à les promener en public dans des châsses les jours de fête, et ne paraît vraiment pas se douter que tout l’empire est devenu chrétien.

C’est précisément à la religion que se rattachent la plupart des inscriptions latines de l’Égypte. En général, elles ont été trouvées dans les ruines des anciens temples, et quelques-unes nous rappellent un usage curieux des dévots de l’antiquité. C’était la coutume alors qu’en venant saluer quelque divinité on se chargeait de lui apporter aussi le salut ou, comme on disait, le proscynème de ses amis et de ses proches. Les rois d’Égypte envoyaient de temps en temps des gens de leur cour auprès des divinités importantes pour leur transmettre leurs hommages, et ces messagers avaient soin de laisser une inscription dans le temple, afin de bien établir qu’ils s’étaient acquittés de la commission. Les Romains respectèrent cet usage, comme tous les autres, et, parmi les proscynèmes retrouvés à Philes, on a lu celui d’un commandant de légion et de ses officiers. Il arrivait aussi que, lorsqu’on assistait à quelque spectacle religieux ou qu’on visitait un sanctuaire illustre, on ne manquait pas de se souvenir de ceux qu’on aimait, comme pour les associer à son émotion. Une Romaine, transportée d’admiration en voyant les pyramides, songe à son frère absent, et grave ces vers sur la pierre : J’ai vu sans toi les pyramides, ô le plus chéri des frères, et tout ce que j’ai pu faire en les voyant, c’est de verser des larmes; puis, fidèle à ton souvenir, j’ai voulu écrire ici cette plainte. » Cet usage touchant se conserva chez les chrétiens, et l’on trouve aux catacombes des inscriptions nombreuses de pèlerins des premiers siècles qui, en priant pour eux, n’oublient pas leurs parens et leurs amis morts ou vivans : « âmes saintes, souvenez-vous de Martianus Severus et de ses frères, — obtenez que Verecundus arrive heureusement au port, — demandez la paix pour mon père. »

Les inscriptions les plus nombreuses et les plus intéressantes sont celles qui couvrent le piédestal de la statue de Memnon. Cette statue était fort célèbre dans l’antiquité, et l’on racontait d’elle des histoires merveilleuses. Dans la plaine de Thèbes, à l’entrée du palais construit par Aménophis, se trouvaient deux colosses entièrement semblables, et qui devaient représenter tous les deux le fondateur de l’édifice. Les Grecs, qui voulaient retrouver partout leur histoire, crurent reconnaître, dans l’un de ces colosses, le héros Memnon, ce fils de l’Aurore dont parle Homère, qui était venu des contrées de l’Orient au secours de Priam et des Troyens. On disait que le matin la statue faisait entendre un son « qui ressemblait à celui d’une corde de lyre ou de cithare. » C’était, sans nul doute, le fils de l’Aurore qui saluait sa mère, et l’on accourait de tous les côtés pour être témoin du prodige. L’émotion des personnes pieuses était, on le comprend, très vive quand elles entendaient ces sons harmonieux. Quelques-uns se mettaient en prières, d’autres offraient des sacrifices ; tous écrivaient sur le piédestal ou sur les jambes du colosse une inscription en prose ou en vers, en grec ou en latin, pour attester la vérité du miracle. Ces inscriptions existent encore aujourd’hui, et elles sont fort curieuses à étudier. Quelques-unes sont l’œuvre de dévots assez obscurs, un greffier, un affranchi, des officiers subalternes; il s’y trouve même un simple soldat, originaire de la Gaule, qui a dû prendre un grand plaisir à la voix de Memnon, car il est venu l’entendre treize fois de suite; mais d’ordinaire les visiteurs sont d’un rang plus élevé. Les préfets de l’Egypte y viennent surtout volontiers avec leurs femmes et leurs enfans, et ils ont soin d’écrire leur nom sur la statue avec la mention du jour où ils ont assisté au miracle. L’un d’eux, qui ne manque pas de vanité, s’exprime en ces termes : « Sous le XIIIe consulat de l’empereur Domitien, T. Petronius Secundus, préfet de l’Egypte, a entendu Memnon à la première heure, la veille des ides de mars, et l’a honoré de vers grecs, de sa composition, qu’il a fait graver ci-dessous. » Suivent deux vers que M. Letronne trouve un peu embarrassés, mais pourtant fort passables « pour des vers de préfet.» Les princes aussi, quand ils parcouraient l’Égypte, n’oubliaient pas de rendre visite à Memnon. L’empereur Hadrien, cet infatigable voyageur, qui voulut voir toutes les curiosités de son empire, vint entendre le fils de l’Aurore au mois de novembre de l’an 130. Comme il était poète à ses heures, il aimait à s’entourer de beaux esprits, dont quelques-uns l’accompagnaient dans ses courses. Il avait même avec lui pendant son voyage en Égypte une femme auteur, Julia Balbilla, qui a tenu à nous laisser, dans trois pièces de vers pédantesques, le souvenir de ses impressions. Elle y raconte qu’en présence d’Hadrien le colosse s’est surpassé. Il se fit entendre trois fois de suite, et trois fois aussi l’empereur lui rendit son salut. Cette complaisance de Memnon flatta beaucoup le prince et combla de joie toute l’assistance. « C’est bien la preuve, disait Balbilla ravie, que césar est aimé des dieux ! »

On ne peut s’empêcher de remarquer, quand on revoit tous ces témoignages, qu’il n’y a peut-être jamais eu de miracle aussi bien constaté que celui de Memnon. Pendant plus de deux siècles, des visiteurs de toute fortune ont entendu sa voix et l’ont attesté. Il s’en trouvait beaucoup parmi eux d’éclairés, d’intelligens, qu’on ne pouvait pas aisément tromper, des gouverneurs de province, des commandans de légion, et même des princes et des princesses qui n’auraient pas souffert volontiers d’être pris pour dupes. Le miracle est donc tout à fait certain, et il n’est guère probable, comme on l’a supposé, qu’il fût produit par quelque supercherie des prêtres. Outre qu’une supercherie dure rarement deux siècles sans être découverte, les inscriptions nous apprennent que le prodige ne s’accomplissait pas tous les jours, et qu’il lui arrivait de tromper l’attente des personnes réunies pour en être témoins. La femme d’un préfet de l’Égypte nous dit qu’elle est venue deux fois sans succès. Nous venons de voir qu’Hadrien fut comblé de prévenances par le colosse ; sa femme ne fut pas aussi heureuse : pendant les premières visites, Memnon resta muet devant elle, au grand déplaisir de l’impératrice, qui faillit se fâcher contre un dieu si peu poli. « Les traits vénérables de la princesse, dit un poète de cour, s’étaient enflammés de courroux, » et bien prit au fils de l’Aurore de ne pas persister dans son silence inconvenant et de prouver, en se faisant entendre deux fois le dernier jour, « qu’il se plaisait dans la compagnie des dieux. » Il est clair que, si le miracle avait été le résultat d’une fraude pieuse, le dieu n’aurait pas eu de ces caprices, et que surtout il se serait bien gardé de se taire en présence d’aussi grands personnages, tandis qu’il se faisait entendre treize fois pour un soldat. Il a donc fallu chercher ailleurs la cause d’un prodige dont on ne peut pas raisonnablement accuser les prêtres, et, quoiqu’il ait cessé de se produire depuis seize cents ans, on est parvenu à la trouver. On sait que cette découverte est due à notre illustre Letronne, dont le mémoire sur la statue vocale de Memnon est une merveille d’investigation sagace. Il a d’abord établi, contrairement à l’opinion générale, que le miracle n’avait commencé que vers le règne d’Auguste, et qu’il n’en est plus question à partir de l’époque de Septime-Sévère. Quand on le constata pour la première fois, le colosse venait d’être brisé. Un accident inconnu, probablement un tremblement de terre, avait jeté sur le sol le tronc et la tête; c’est alors qu’on s’aperçut qu’il s’échappait le matin comme une sorte de plainte de ces pierres fendues. Ce phénomène curieux a été observé ailleurs : dans les carrières de granit, à Syènes, dans les palais de Karnak et dans les temples de Philes, aux environs de la Maladetta, dans les Pyrénées, et jusque sur les bords de l’Orénoque, on a remarqué que les roches granitiques font quelquefois entendre un craquement sonore au lever du soleil, surtout quand la différence de température entre le jour et la nuit est considérable. On peut voir dans Letronne les explications diverses que les savans ont proposées de ce phénomène; mais ce qui est hors de doute, c’est qu’à Thèbes il ne s’est produit qu’à partir du jour où la statue a été brisée, et l’on peut en conclure qu’il avait besoin qu’elle fût en cet état pour se produire. L’empereur Septime-Sévère ne s’était pas rendu compte de cette nécessité lorsqu’il donna maladroitement l’ordre de la réparer. Letronne suppose qu’il fut égaré par son zèle religieux. Les dévots pensaient, et quelquefois même ils disaient dans leurs inscriptions que, puisque ainsi mutilé Memnon pouvait faire entendre une sorte de murmure, il parlerait beaucoup mieux s’il était complet. Ce fut aussi l’opinion de l’empereur, qui était un païen zélé, et il voulut confondre les incrédules en leur donnant le spectacle d’un dieu de granit qui parlait. Peut-être songeait-il à opposer ce miracle éclatant à ceux dont les chrétiens étaient si fiers et qui attiraient tant de monde à leur doctrine. Pendant que sa femme, l’impératrice Julia Domna, faisait écrire par Philostrate la vie d’Apollonius de Tyane, dont on voulait faire le rival de Jésus-Christ, il pensa que, pour achever de convertir ceux qui hésitaient, il ne serait pas mauvais de les envoyer entendre la voix harmonieuse de Memnon. C’est dans ce dessein qu’il donna l’ordre de réparer le colosse; mais le succès de cette entreprise pieuse fut des plus malheureux. « Les cinq assises d’énormes blocs de grès qu’on éleva sur la partie inférieure pour remplacer la tête et le tronc qui manquaient formèrent une sourdine qui arrêta la vibration. » Depuis ce temps, le fils de l’Aurore cessa de saluer sa mère, et perdit la voix pour toujours.


II.

Quand on quittait l’Egypte pour aller en Syrie, il fallait traverser des pays qui étaient alors, comme aujourd’hui, infestés par les incursions des nomades. Les Romains, qui ne souffraient pas que leurs frontières fussent insultées, avaient fait de grands efforts pour les défendre. Il reste quelques débris des châteaux-forts qu’ils avaient élevés sur la limite du désert, et l’on peut lire encore sur leurs ruines les inscriptions que les soldats y gravaient il y a seize siècles, pendant les ennuis de la garnison. « Syriens, dit l’un d’eux, tenez-vous en paix devant les Latins de Rome. » Les Romains étaient aussi fort occupés, en Orient comme partout, à développer le commerce et à lui ouvrir des voies de communication. Quelquefois ils s’étaient contentés de marquer avec de grandes pierres, qui sont restées en place, le chemin des caravanes; le plus souvent ils avaient construit de ces routes indestructibles qui conservent dans tout l’univers le souvenir de leur domination. On les retrouve encore, nous disent les voyageurs, sur les confins de l’Arabie, avec leurs grands blocs de lave solidement enfermés dans un rebord de pierre ; elles sont intactes comme au temps où elles étaient sans cesse parcourues par des troupes de cavaliers, montés sur des chevaux ou des dromadaires, qui se jetaient à la poursuite des fuyards. L’œuvre de Rome sur ces frontières, comme sur celles du Danube et du Rhin, fut de veiller à la sécurité des populations de l’empire, et elle n’y épargna pas sa peine. Elle y employait tantôt la force ouverte, tantôt les négociations et la ruse. Il lui arrivait souvent de prendre des Arabes à sa solde; elle les opposait à leurs compatriotes et détruisait ainsi ses ennemis les uns par les autres. Les Arabes, avec la légèreté ordinaire à leur race, changeaient sans cesse de parti. On les voyait, tour à tour ennemis ou alliés de l’empire, détrousser les voyageurs ou les protéger. Il y en eut qui se poussèrent dans les légions et arrivèrent aux premiers grades : l’un d’eux finit même par devenir empereur. C’était Philippe, le meurtrier et le successeur de Gordien, qui avait pour père un brigand fameux dans le pays. Quand il fut arrivé à l’empire, il fit construire chez lui une ville qui porta son nom et dont on a retrouvé les débris. Dans cette ville, où sa mémoire, comme on pense, était fort honorée, on rendit de grands honneurs à tous les siens; son père même ne fut pas excepté, et, selon l’étiquette impériale, l’ancien voleur devint un dieu. Par la ruse ou par la force, en s’alliant avec les Arabes ou en les combattant, Rome parvint à maintenir la tranquillité dans ces pays lointains. C’est ce qui lui méritait la reconnaissance des peuples, c’est ce qui a partout légitimé son empire. On n’est guère tenté d’être injuste pour elle quand on visite ces contrées qu’elle avait conquises à la civilisation, et qui après elle sont retombées dans la barbarie. M. Waddington est un des rares voyageurs qui de nos jours les aient parcourues. Il a traversé, non sans péril, cette province qui portait autrefois le nom de Batanée et qu’on appelle aujourd’hui le Haourân. A chaque pas, il y a trouvé les ruines de villes florissantes, d’admirables édifices, d’églises somptueuses. Depuis Trajan jusqu’à Justinien, le Haourân, protégé par les armes de Rome, fut heureux et riche. L’invasion musulmane a détruit cette prospérité et n’a rien pu mettre à la place. Les Arabes sont revenus à leurs instincts naturels; ils ont quitté les villes qu’on leur avait fait habiter pour aller vivre sous la tente. Beaucoup d’entre eux sont retournés dans ces cavernes, où ils s’entassaient déjà, comme des bêtes fauves, du temps du roi Agrippa et de l’historien Josèphe; ils y ont repris l’existence que menaient leurs pères, pillant les voyageurs quand il en passe ou se querellant entre eux lorsqu’ils n’ont pas d’étrangers à détrousser.

Si l’on s’éloigne des frontières de l’Arabie et qu’on s’élève vers l’Asie-Mineure, on traverse des pays dans lesquels la domination romaine a laissé aussi beaucoup de traces. Sans être devenus tout à fait des déserts comme le Haourân, qu’ils sont loin de leur ancienne prospérité ! C’étaient, du temps de l’empire, les contrées les plus florissantes du monde. Il n’y avait pas de provinces plus peuplées, plus riches, que la Syrie, l’Asie, la Galatie, la Bithynie; elles contenaient des villes comme Antioche, Smyrne, Éphèse, Nicomédie, dont on ne parlait qu’avec la plus vive admiration dans tout l’univers. Rome avait reçu ces pays en assez mauvais état, ruinés par les guerres éternelles que se faisaient les successeurs d’Alexandre. Elle ne se donna pas d’abord beaucoup de peine pour les relever. Il faut croire que dans les premiers temps sa domination y était pesante et que les Asiatiques la supportaient avec impatience, puisque, à l’époque de Sylla, ils prirent si résolument parti pour Mithridate; mais leur sort fut bien meilleur sous l’empire. M. Waddington reconnaît qu’en somme la condition des provinces fut prospère dans les deux premiers siècles qui suivirent la bataille d’Actium. « L’ordre matériel, dit-il, régnait partout, ce qui n’était guère arrivé auparavant. Les luttes de prince à prince, de ville à ville, étaient devenues impossibles, et la guerre était reléguée aux frontières; le commerce et l’industrie étaient florissans; l’accès des fonctions publiques, même les plus élevées, s’ouvrait de plus en plus aux provinciaux; enfin, sous Caracalla, la qualité de citoyen romain fut étendue à tous les hommes libres de l’empire. C’est sous les Antonins que le système fonctionna dans sa perfection, et leur règne fut en général une époque de paix et de prospérité pour le monde civilisé ; après eux, le déclin commença, mais il fallut bien des secousses, bien des bouleversemens, pour détruire la savante machine administrative que le despotisme intelligent d’Auguste avait créée. »

Quand on parcourt, comme nous le faisons en ce moment, les riches contrées de l’Asie, qu’on relit ces inscriptions où se retrouvent tant de témoignages de leur opulence, il est bien difficile de ne pas partager l’opinion de M. Waddington. Elle n’est pas pourtant acceptée de tout le monde; beaucoup refusent obstinément de croire que le sort des provinces ait été heureux sous l’empire, et leur principale raison pour le nier, c’est qu’ils ne veulent pas qu’il ait pu sortir quelque chose de bon d’un régime qu’ils détestent. Ce régime en effet ne mérite guère d’être aimé ; mais, quelque répugnance qu’il soulève, souvenons-nous qu’il a duré cinq siècles et que, pour comprendre qu’il ait vécu si longtemps, il faut bien admettre qu’avec beaucoup de défauts il avait quelques qualités. La principale était assurément de bien administrer les provinces. Elles lui en étaient très reconnaissantes, et lui demeurèrent toujours fidèles : aussi n’est-ce pas par des convulsions intérieures qu’il a péri. Juvénal, dans une de ses plus éloquentes déclamations, semblait lui prédire ce sort, mais il y a échappé, et il a fallu, pour le détruire, une invasion d’étrangers. Les peuples soumis à sa domination, loin d’accueillir les barbares comme des libérateurs, les ont combattus de toutes leurs forces, et ce n’est qu’avec désespoir qu’ils se sont séparés à la fin de Rome et de l’empire. Cette fidélité pourrait-elle se comprendre, s’ils avaient eu à se plaindre autant qu’on le prétend du gouvernement impérial ?

Il est naturel que l’empire ait tenu à les bien gouverner; son principe même lui en faisait un devoir. L’aristocratie républicaine de Rome, qui avait coutume d’acheter les honneurs par des prodigalités insensées, était bien forcée de trouver quelque moyen de suffire à ces dépenses. Elle aurait été vite ruinée, si elle n’avait eu l’administration des provinces pour se refaire; c’était donc une nécessité pour elle de s’y enrichir, et il lui était difficile de s’y enrichir sans les piller. Du reste les proconsuls pouvaient le faire sans danger : au retour de leur gouvernement, ils n’avaient à répondre de leurs actions que devant des complices, et d’ordinaire ceux qui étaient appelés à les juger s’étaient conduits comme eux. Ils le faisaient surtout sans scrupule : la conquête était récente ; on se souvenait que ces sujets avaient été longtemps des ennemis, et qu’il en avait coûté beaucoup de peine et de sang pour les soumettre. On les traitait en vaincus, sur lesquels on peut tout se permettre et qui doivent tout supporter. Les choses changèrent entièrement avec l’empire. Quand le pouvoir fut aux mains d’un seul homme, cet homme eut un intérêt direct à défendre les provinces contre les exactions des gouverneurs. C’était son bien, et ceux qui se permettaient de piller ses sujets le volaient lui-même. En les protégeant, il songeait à lui plus qu’à eux, et il était naturel qu’il ne souffrît pas qu’un argent qui lui appartenait entrât dans d’autres coffres que les siens. A la vérité, rien ne l’empêchait de faire lui-même ce qu’il défendait aux autres, et de s’emparer, quand il en avait besoin, de la fortune des provinciaux ; il semble d’abord que le résultat était le même pour les administrés, et que les provinces ne gagnaient rien à être délivrées des exactions des proconsuls, si elles restaient exposées à celles des princes. C’était pourtant quelque chose de n’avoir plus qu’un maître à contenter. Sous la république, les proconsuls se renouvelaient tous les ans. Il en arrivait un chaque année avec un appétit nouveau, et il était d’autant plus insatiable qu’il n’avait qu’un temps très court pour se rassasier. Le maître unique, comptant durer, était moins pressé de tout prendre, et, quelque affamé qu’il pût être, la sagesse, quand il était sage, lui conseillait de garder quelque ressource pour le lendemain. C’est d’ailleurs l’usage partout que le propriétaire ménage le sol, tandis que le fermier l’épuisé. L’empire avait encore une autre raison de bien traiter les provinces, c’est qu’avec le temps des changemens étaient survenus dans la manière dont on considérait à Rome les pays vaincus. A mesure que s’éloignaient les souvenirs irritans de la conquête, que ces pays devenaient plus romains d’habitudes et de relations, on se faisait plus de scrupule de les malmener. Depuis que cette aristocratie superbe, qui avait si longtemps dominé le monde, était soumise à un maître, la condition de Rome et des provinces tendait à se rapprocher. Partout on était forcé d’obéir, et le souverain imposait à tous la même loi. Devant cette autorité sans limites, que tout le monde sentait au-dessus de soi, les inégalités anciennes s’effaçaient. Le pouvoir absolu est de sa nature un grand niveleur; il ne veut avoir que des sujets, et, de la hauteur d’où il les regarde, il est assez disposé à les confondre. Un éloquent pamphlétaire disait sous Louis XIV : « Dans le gouvernement présent, tout est peuple, l’autorité royale est montée si haut que toutes les distinctions disparaissent, toutes les lumières sont absorbées, car, dans l’élévation où s’est porté le monarque, tous les humains ne sont plus que la poussière de ses pieds. » Les institutions d’Auguste eurent des résultats à peu près semblables : grâce à elles, le monde s’unit dans l’obéissance, et l’on peut dire que, si cette sorte de niveau, qui s’établit partout sous la pression de l’autorité impériale, fit perdre à Rome beaucoup de ses privilèges et de sa puissance, il rendit la situation des provinces meilleure.

Presque toutes les mesures qui furent prises alors étaient utiles à leurs intérêts. En 731, Auguste se fit donner la puissance proconsulaire sur toutes les provinces de l’empire; ce fut un grand bonheur pour elles; dès lors tous les proconsuls et tous les légats furent sous la main de l’empereur. Non-seulement cette autorité jalouse les surveillait avec soin et les punissait avec rigueur quand ils s’étaient mal conduits, mais elle essaya de leur ôter jusqu’au pouvoir de mal faire. Tant que la république a duré, ils étaient tout-puissans. Que le gouverneur d’une province s’appelât préteur ou proconsul, qu’il eut neuf licteurs ou douze, son pouvoir était alors sans limites. Quand, après avoir fait ses prières au Capitole, il partait, couvert du manteau militaire, suivi de ses parens et de ses amis qui l’accompagnaient jusqu’aux portes de Rome, ce n’était pas le magistrat d’une république, c’était vraiment un roi qui s’en allait gouverner un royaume. Il devait concentrer dans sa main l’autorité civile et militaire, il commandait les légions, il rendait la justice, il administrait les finances; il faisait la loi et il l’appliquait. Comme la conquête était nouvelle et les haines des vaincus plus vives, Rome avait pensé qu’il fallait armer ses gouverneurs contre les révoltes imprévues et leur donner les moyens de les vaincre. Les circonstances n’étaient plus tout à fait les mêmes sous l’empire; la domination romaine était alors acceptée de tout le monde. Il n’était plus aussi nécessaire, pour la défendre, de réunir toute l’autorité sur un seul homme, et, autant que possible, on la divisa entre plusieurs. Dans les provinces du sénat, le proconsul ne posséda plus que l’autorité civile; dans les autres, l’administration des finances fut confiée à des intendans envoyés directement par l’empereur et qui lui rendaient compte de leurs actes. En même temps, pour ôter aux gouverneurs tout prétexte de se décider seuls, on imagina les postes, qui faisaient parvenir en quelques jours la volonté du prince jusqu’aux extrémités du monde; dès lors il ne fut plus permis à aucun fonctionnaire d’agir, dans les affaires importantes, sans consulter le maître. Ainsi fut divisé ce faisceau d’attributions diverses que la république avait concentrées sur un seul homme et qui en faisaient un personnage si redoutable. Dépouillée d’une partie de sa puissance, soumise à un contrôle redoutable, surveillée avec soin et punie avec éclat, l’autorité des proconsuls ne pouvait plus être aussi lourde qu’autrefois aux provinciaux. Est-ce à dire que depuis Auguste il n’y en ait plus eu de malhonnêtes? Il serait insensé de le prétendre. Pour ne pas sortir de la province d’Asie, dont nous nous occupons en ce moment, on raconte qu’un de ses gouverneurs, Messala Volesus, fit un jour décapiter à la fois trois cents personnes et qu’il se promenait fièrement entre tous ces cadavres étendus en disant : « Quelle action de roi ! » Et Volesus n’était pas tout à fait une exception ; Tacite et Pline nous le montrent. Il y avait donc encore des Verres sous l’empire, seulement il y en avait moins. Une différence surtout est remarquable entre les deux régimes : tandis qu’autrefois les tentations étaient si fortes, le contrôle si léger, l’opinion publique si indulgente, que les gens les plus honorables, comme Brutus, se permettaient sans scrupule toute sorte d’exactions envers les provinciaux, on vit souvent au contraire, pendant l’empire, des personnages, vicieux et corrompus tant qu’ils restaient à Rome, devenir intègres, actifs, désintéressés, quand on les envoyait dans les provinces, et les gouverner honnêtement. Ce voluptueux Pétrone, qu’on avait appelé l’arbitre du bon goût et le maître de l’élégance, qui ne semblait occupé que du plaisir, qui en avait fait une science raffinée, et qui chercha la volupté jusque dans la mort. Tacite nous dit que dans son gouvernement de Bithynie « il s’était montré vigilant et tout à fait à la hauteur des grandes affaires. » Il en fut de même d’Othon, le confident et le complice de toutes les débauches de Néron, qui poussa la complaisance jusqu’à lui céder si galamment sa femme, qui, la veille du meurtre d’Agrippine, avait donné à toute la cour un grand dîner pour dissimuler les apprêts du crime ; « il gouverna la Lusitanie pendant dix ans avec une sagesse et une intégrité remarquables. » Vitellius lui-même, qui fut un si détestable empereur, avait commencé par être un excellent gouverneur de l’Afrique.

Il faut dire qu’il n’était pas facile alors de se conduire autrement : les princes y tenaient la main, et les mauvais autant que les bons. Auguste et Trajan ne s’en occupaient pas avec plus de zèle que Tibère et Domitien. Un historien peu suspect dit même de ce dernier qu’il punissait avec tant de rigueur les magistrats coupables, « qu’on n’en vit jamais de plus honnêtes et de plus justes que sous son règne. » Cette surveillance active et sévère a dû beaucoup diminuer les abus; je ne veux pas dire assurément qu’elle les ait tout à fait supprimés. Il se commettait encore beaucoup d’excès, surtout dans les pays nouvellement vaincus, qui étaient soumis au régime militaire et où les soldats se croyaient tout permis. C’est ce qui arriva notamment dans la Bretagne, et l’on sait que les armées de Claude l’avaient vigoureusement pillée après l’avoir vaillamment conquise. Le discours que Tacite fait tenir au chef breton Galgacus est assurément la protestation la plus sanglante contre cette « paix romaine » dont les écrivains de l’empire nous font d’ordinaire de si beaux tableaux. On pourrait s’en servir pour condamner sévèrement l’administration impériale, si l’on ne se souvenait que Tacite s’est montré ailleurs bien moins rigoureux. Il s’est chargé de répondre lui-même aux invectives de Galgacus et de justifier ses compatriotes dans les belles paroles qu’il prête à Cerialis. Le légat impérial rappelle aux habitans de Trêves qu’il vient de vaincre en quel état la conquête romaine a trouvé la Gaule, «fatiguée de discordes, épuisée de guerres intestines, » appelant l’étranger à son aide. Rome n’a donc rien détruit qui méritât de vivre, elle a remplacé partout le désordre et l’anarchie. Victorieuse, elle n’a imposé aux vaincus que les charges nécessaires au maintien de la paix; elle les accepte dans ses armées, elle ouvre aux meilleurs d’entre eux les rangs de son aristocratie, elle les recevra bientôt tous à la fois parmi ses citoyens. C’est elle qui défend partout le repos, la sécurité, le bien-être; sans elle, tout retomberait dans ce chaos de discordes et de luttes dont elle a tiré le monde. « Rome une fois vaincue (veuillent les dieux empêcher ce malheur! ), que verrait-on sur la terre, si ce n’est une guerre universelle entre les nations? Huit cents ans de fortune et de sagesse ont élevé ce vaste édifice ; on ne saurait l’ébranler sans être écrasé sous sa chute. » Ne dirait-on pas que Tacite a vu clairement d’avance, l’effroyable anarchie qui devait succéder à la ruine de l’empire?

On pourrait donc établir par l’étude des institutions impériales et la lecture des historiens romains que les provinces ont été en général plus heureuses et mieux traitées sous l’empire que pendant la république; mais on possède de leur prospérité des témoignages encore plus certains. Nous avons dit plus haut que les inscriptions nous font mieux pénétrer que tout le reste dans la vie de ces sociétés anciennes : celles qui nous ont été conservées des contrées asiatiques et qu’on peut lire dans le recueil de M. Mommsen et dans celui de M. Waddington nous montrent de quelle façon s’y passait alors l’existence. Elle y était en général aisée et douce; nulle part on ne trouve la trace de ces sentimens d’amertume et de colère qui, selon quelques écrivains, remplissaient le cœur des sujets de Rome. On avait partout un grand souci des affaires municipales; celles de l’empire occupaient beaucoup moins. Le contre-coup des révolutions qui effrayaient la capitale parvenait rarement jusqu’à ces villes lointaines. Sous tous les princes, on vivait à peu près de même; on leur accordait à tous les mêmes honneurs, parce qu’on recevait d’eux les mêmes services. En somme, les mauvais maintenaient la paix publique comme les bons; aussi n’avait-on pas de répugnance à mettre leurs statues dans les temples et à les adorer à côté de celles des dieux. Pourquoi aurait-on hésité à le faire? En général, les provinces ne connaissaient les empereurs que par leurs bienfaits. On n’avait pas entendu parler en Judée des cruautés de Tibère, et l’on regardait son règne comme aussi heureux que celui d’Auguste, quand on envoya Philon en ambassade auprès de Caligula. « Les bons princes, dit Tacite, font du bien au monde entier, les mauvais font surtout du mal autour d’eux. » C’est ainsi que, pendant les momens les plus tristes de l’empire, hors de Rome, on vivait tranquille. On jouissait partout le plus agréablement possible des loisirs que faisait l’autorité impériale. La littérature était cultivée avec passion. Il nous reste un décret d’une ville de Carie en faveur d’un littérateur romain qui avait bien voulu faire des lectures publiques et solennelles de ses ouvrages. On le remercie « d’avoir charmé les gens âgés et instruit les jeunes; » on le comble d’honneurs de tout genre, on lui accorde le droit de cité, on place ses livres dans les bibliothèques publiques et sa statue près de celle du vieil Hérodote.

Parmi les divertissements publics, le théâtre tenait surtout une grande place. Jamais les jeux n’ont été plus nombreux qu’à cette époque : on conserve pieusement les anciens et l’on en imagine tous les jours de nouveaux en l’honneur des princes morts ou vivans. Les grandes corporations d’acteurs établies dans les villes les plus importantes étaient sans cesse occupées à envoyer des troupes dans des villages inconnus et même dans des pays barbares pour y donner des représentations comiques ou tragiques, des concours de musique et de poésie[4]. C’étaient de grandes fêtes, attendues avec impatience, célébrées avec solennité, et quand elles étaient finies la reconnaissance publique accablait les acteurs qui avaient mieux réussi que les autres de toute sorte de distinctions et de récompenses. On leur accorde des couronnes, des gratifications, des titres honorables, on leur élève même des statues avec des inscriptions où l’on glorifie leur honnêteté et leur talent (propter singularem artis prudcntiam et morum prohitatem). Toutes les villes de l’Asie possédaient alors de somptueux théâtres; on en retrouve des ruines imposantes jusque dans les plus pauvres bourgades, et ces ruines ne sont pas les seules que le temps ait conservées. Les voyageurs qui parcourent aujourd’hui ces contrées misérables sont surpris d’y rencontrer à chaque pas des débris de temples, de palais, de thermes, des ponts, des grands chemins, des aqueducs, qui les frappent de la plus vive admiration. Presque tous ces monumens datent des premiers siècles de l’empire; ils nous donnent l’idée d’une merveilleuse prospérité. Jamais le monde n’a été, sinon plus heureux, au moins plus riche, et il n’est guère possible d’admettre que des villes qui ont trouvé assez de ressources dans leurs finances pour construire ces magnifiques édifices aient été aussi rançonnées et appauvries qu’on le prétend par les proconsuls romains. Nous avons grand’peine à prendre Juvénal au sérieux quand il vient nous dire du temps d’Hadrien, au moment où s’élevaient tous ces somptueux monumens, que le monde est ruiné, et qu’on a tant volé les peuples vaincus qu’il ne reste chez eux plus rien à prendre. Il y a plus de vérité et de justice dans ce tableau que traçait le rhéteur Aristide vers le milieu du second siècle. « Toute la terre, disait-il, est en habits de fête. Elle a quitté son ancien costume de combat, et ne rêve que magnificences, parures et plaisirs de toute espèce. Les vieilles querelles ont cessé entre les villes, elles ne rivalisent plus entre elles que de magnificence et de luxe, chacune veut paraître plus belle que ses voisines. Tout est rempli partout de gymnases, de fontaines, de propylées, de temples, d’ateliers et d’écoles, et il semble qu’après une longue maladie l’univers est revenu à la santé. Les bienfaits des Romains sont si également répandus partout qu’on ne peut pas dire quels sont ceux qui en reçoivent une meilleure part. Toutes les villes en sont comblées, toutes sont radieuses d’élégance et de splendeur, et la terre entière est ornée comme un vaste jardin. »

Il est vrai que c’est un rhéteur qui parle, et l’on pourrait croire que, fidèle à ses habitudes, il exagère et déclame, si nous ne possédions un document officiel qui nous permet d’affirmer qu’il n’a dit que la vérité. C’est la correspondance que Pline entretint avec Trajan pendant qu’il était gouverneur de la Bithynie. On y voit que toutes les villes de cette province n’étaient occupées qu’à s’embellir. Les habitans de Pruse voulaient se construire des bains « dont la magnificence répondît à la beauté de leur ville et à l’éclat du siècle; » ceux de Sinope faisaient venir de l’eau d’une distance de plus de 20 kilomètres. A Nicomédie, un aqueduc avait coûté près de 7 millions de francs ; avant qu’il ne fût terminé, on en avait entrepris un autre, et l’on songeait à en commencer un troisième. Nicée construisait à la fois un théâtre pour lequel on avait déjà dépensé 2 millions et un immense gymnase qui devait être surmonté d’un portique si élevé que des murailles de 7 mètres de profondeur n’étaient pas jugées assez solides pour le soutenir. Il régnait donc alors dans tout l’empire un goût de magnificence qui suppose qu’il était riche et bien gouverné. Tous les documens sont d’accord pour l’établir, et les lettres de Pline confirment sur ce point les témoignages des inscriptions. Elles ont encore pour nous cet avantage, de nous montrer de quelle ardeur infatigable certains empereurs étaient animés pour la bonne administration de leurs provinces. Rien n’échappe à Trajan : il se fait informer de tout; les affaires des moindres villes l’intéressent. Il veut connaître leurs besoins, il s’enquiert de l’état de leurs finances, il se fait rendre compte de toutes les réclamations, et va jusqu’à lire les mémoires que les plaideurs lui envoient. Les gouverneurs l’interrogent sur les questions même les moins importantes, et il décide tout avec une sagesse et une promptitude qui font notre admiration. Il n’est pas douteux que les provinciaux se soient bien trouvés de cette vigilance du maître ; on peut même soupçonner qu’ils en ont été trop satisfaits. Une fois qu’ils eurent goûté les fruits heureux de cette intervention des empereurs dans leurs affaires, ils ne voulurent plus s’en passer. Les villes libres ou municipales, qui jusqu’au second siècle se gouvernaient elles-mêmes, n’avaient pas été toujours bien administrées. Il leur était arrivé souvent de ne pas choisir pour magistrats les plus intelligens et les plus honnêtes; les revenus y étaient parfois dépensés sans profit ou scandaleusement dilapidés. Quand leur fortune se trouvait trop embarrassée, elles sollicitaient l’ingérence du pouvoir central dans leurs affaires, et le représentant qu’il envoyait pour y remettre de l’ordre était toujours bien accueilli. Ainsi naquit, plutôt par la volonté des sujets que par l’ambition du maître, cette centralisation effrayante que le code théodosien nous dépeint sous de si tristes couleurs : elle a fini par perdre l’empire; mais, tant qu’elle s’est contenue dans de sages limites, et quand le pouvoir était aux mains d’un Trajan ou d’un Marc-Aurèle, elle en a fait la prospérité.


III.

Il nous faut traverser rapidement la Grèce, quelque charme qu’on éprouve à s’y arrêter. Sous la domination romaine, elle fut toujours traitée avec une grande douceur. « Songez, écrivait Pline à un proconsul d’Achaïe, que vous allez gouverner des hommes qui méritent plus que les autres le nom d’hommes, des peuples libres, plus dignes que personne de la liberté... Rendez un culte aux dieux fondateurs de leurs cités, respectez leur ancienne gloire et cette vieillesse qui, vénérable chez les hommes, dans les villes doit être sacrée. Honorez l’antiquité et les grands souvenirs, ayez des égards pour les mensonges même. Ne blessez jamais la dignité, la liberté. ni la vanité de personne. » Ces sentimens étaient ceux de toute l’aristocratie de Rome, élevée dans l’admiration des poètes et des philosophes grecs, et qui voulait rendre aux descendans ce qu’elle devait à leurs aïeux. Aussi laissa-t-on la Grèce vivre à sa façon. On affectait même, quand on l’habitait, de se conformer à ses usages, et les Romains qui sont demeurés longtemps chez elle, comme Hérode-Atticus, ont tous fini par devenir des Grecs véritables. Elle, de son côté, se montra toujours soumise, empressée envers ses maîtres; mais sa complaisance pour eux n’alla jamais jusqu’à leur sacrifier ses mœurs et sa langue. Malgré cette attitude humble qui nous déplaît, elle sut en somme conserver son génie propre et résista mieux à l’influence romaine que les plus fiers et les plus braves.

Les provinces situées au nord de la Grèce, entre l’Italie, le Rhin et la Mer-Noire, sont bien plus intéressantes à étudier pour nous que les autres. Il y en avait six, la Mœsie, la Dacie, la Pannonie, la Dalmatie, la Norique et la Rœtie, qui occupaient l’immense territoire que remplissent aujourd’hui les provinces danubiennes, l’Autriche, la Hongrie, la Suisse et la Bavière. Toutes sont des conquêtes de l’empire. Ce n’est pas que l’empire romain ait été d’une humeur aussi conquérante que la république. Auguste avait donné le conseil à ses successeurs de ne pas agrandir ses états, qu’il trouvait déjà trop vastes, et en général ils furent fidèles à sa politique. S’ils s’en sont écartés quelquefois, c’était par nécessité et pour rendre leurs frontières plus sûres. La guerre des Cimbres avait montré combien l’Italie était facilement accessible aux invasions du nord; depuis on n’est occupé qu’à la mettre à l’abri d’un coup de main. César avait conquis la Gaule et reculé les frontières romaines jusqu’au Rhin ; ses successeurs y ajoutèrent les pays du Danube : derrière cette ceinture de peuples, de places fortes et d’armées, Rome pouvait respirer en paix. La dernière de ces conquêtes fut celle de la Dacie ; ce fut aussi le dernier effort de l’empire pour sortir de ses anciennes limites et prendre pied dans les pays barbares. La Dacie fut conquise par Trajan sur le roi Décébale, et, comme elle était dépeuplée par les guerres acharnées qu’elle avait soutenues contre les Romains, il y appela des habitans de toutes les contrées de l’empire. Il y vint notamment des Galates, qui sont reconnaissables encore, dans les inscriptions, au soin pieux qu’ils prennent de prier les dieux de leur pays. Les colons nouveaux apportèrent avec eux dans ce désert les usages et la civilisation de l’ancien monde. C’est ainsi que la Dacie est devenue tout d’un coup romaine : nous voyons que du temps d’Antonin on était déjà occupé à y réparer des amphithéâtres qui avaient sans doute été construits au lendemain même de la conquête. Cependant la vie n’était pas sans danger dans ces contrées lointaines. Les barbares, rusés et résolus, parvenaient quelquefois à tromper la surveillance des légions ; ils surprenaient les postes isolés, pillaient les fermes et les villages, et se jetaient jusqu’au cœur du pays. Il fallait les poursuivre, les atteindre, les combattre, et ils résistaient souvent avec énergie. Sur les tombes des soldats romains, si fréquentes en ces contrées, on lit plus d’une fois qu’ils sont morts en repoussant une incursion (decidit incursu hostis). Pendant une de ces alertes, probablement à l’époque où les Marcomans envahirent l’empire sous Marc-Aurèle, quelques habitans d’une petite ville de la Dacie où l’on exploitait des mines d’or, effrayés par l’approche des barbares, s’avisèrent de cacher au fond de ces mines mêmes leurs archives de famille, ou, comme on dirait aujourd’hui, leurs papiers d’affaires. On ne sait quel accident les empêcha de les aller chercher quand le pays fut délivré, mais on les a retrouvés de nos jours, et l’on peut les lire dans le recueil de M. Mommsen. Ce sont de ces petites tablettes enduites de cire, sur lesquelles on écrivait avec un poinçon de fer. Rien de plus frêle en apparence et qui semble moins fait pour subsister au-delà de quelques années; le hasard les a conservées intactes pendant dix-sept siècles. Ces tablettes contiennent des comptes de dépense, des lettres de change, des contrats de vente et de location; il s’y trouve même un acte de société de banque par actions, dont l’un des associés est un esclave qui fournit près de 250 francs pour sa mise de fonds. Les barbares pénétrèrent donc quelquefois par des attaques imprévues dans les provinces du Danube, mais ils ne parvinrent pas de longtemps à s’y établir. Les légions faisaient bonne garde; si elles pouvaient se laisser surprendre, elles finissaient toujours par battre et chasser l’ennemi; il ne l’emporta qu’à la faveur des troubles intérieurs qui déchirèrent l’empire. Sous le triste règne de Gallien, la Dacie fut irrévocablement perdue : elle n’était demeurée que deux cents ans romaine. Les autres provinces résistèrent mieux, et il fallut encore deux siècles d’efforts aux barbares pour s’en rendre maîtres.

On comprend que, dans les inscriptions qui nous restent de tous ces pays et que M. Mommsen a fidèlement reproduites[5], il soit très souvent question des soldats. Sur les frontières menacées de l’empire, l’armée jouait naturellement le premier rôle : les légions y sont restées cinq ou six siècles; il n’est pas étonnant qu’elles aient laissé des traces nombreuses de leur séjour. C’est donc le principal intérêt de cette partie du recueil de M. Mommsen de nous faire mieux connaître l’armée romaine. Je voudrais dire en peu de mots l’opinion que ces inscriptions en donnent, et rectifier, à l’aide de documens certains, quelques idées inexactes qu’on se fait sur elle.

L’armée est à Rome ce qui a le plus longtemps gardé les vieilles traditions. On ne peut pas dire assurément qu’elle ressemblât tout à fait sous l’empire à ce qu’elle était pendant la république. Auguste la rendit permanente; ce changement en altéra profondément l’esprit : elle se composa désormais de soldats de métier et non de citoyens ; mais les usages anciens y furent conservés autant que le permettaient les temps nouveaux. La transition d’un régime à l’autre s’y fit sans secousse : les vétérans de César furent les premiers soldats d’Octave, ils purent apprendre à leurs jeunes successeurs la discipline des vieilles armées, et depuis on prit de grandes précautions pour que ce dépôt ne pût pas se perdre, Les légions n’étaient pas, comme nos régimens, disséminées dans les principales villes de l’empire. On ne les employait pas à maintenir la paix intérieure, qui n’avait pas besoin d’être protégée : Josèphe nous dit qu’aucune des cinq cents villes de l’Asie n’avait de garnison, et que les Gaules, un pays plus grand que la France, obéissaient à 1,200 soldats. C’est ce qui permit aux empereurs de diminuer l’armée, Du temps d’Auguste, on ne comptait sous les armes que 250,000 légionnaires, qui formaient l’armée de ligne, et un nombre à peu près égal de soldats auxiliaires, 500,000 hommes, ce n’est guère quand on songe à l’immense étendue des frontières qu’ils avaient à garder, mais c’était beaucoup pour les ressources du budget romain, qui n’avait pas prévu cet accroissement de dépenses. A Rome comme ailleurs, les armées permanentes furent une lourde charge sous laquelle l’état fut souvent accablé. Il fallut, pour y pourvoir, créer des ressources spéciales et instituer le trésor militaire (œrarium militare), qu’on eut grand’peine à remplir. C’est de là que vinrent les embarras financiers qui attristèrent plus d’une fois le grand règne d’Auguste,

Les légions étaient donc distribuées le long des frontières de l’empire, et elles y vivaient toujours sous la tente. On n’avait pas l’habitude, comme aujourd’hui, de les faire changer souvent de résidence. Quand une fois on les avait placées quelque part, elles y restaient, et, si quelque guerre importante les appelait ailleurs, la guerre finie, elles rentraient dans leurs quartiers. Aussi le camp où elles étaient fixées avait-il reçu le nom de camp sédentaire (castra stativa), pour le distinguer de ces retranchemens qu’elles élevaient tous les soirs dans leurs expéditions et qu’elles quittaient le matin. Autour de ces camps sédentaires, des vivandiers, des fournisseurs, des industriels de toute sorte, venus des pays voisins, s’étaient de bonne heure réunis. Ils construisaient d’abord des demeures modestes qu’on appelait les cabanes ou les baraques de la légion (canabœ legionis). Quand ces baraques avaient pris quelque importance, on s’empressait de leur accorder une sorte d’administration municipale ; un sous-officier en retraite en devenait le premier magistrat, des vétérans ou des commerçans enrichis formaient le conseil des décurions. Le nouveau municipe ne cessait de s’accroître, et il finissait souvent par devenir une grande ville. Beaucoup de celles qui tenaient le premier rang dans les provinces du Danube, comme Apulum (Carlsbourg) dans la Dacie, Pœtovio (Pettau) dans la Pannonie, et Troesmis (Iglitza) dans la Mœsie, n’avaient pas une autre origine[6].

Un hasard heureux nous a conservé les débris d’un de ces castra stativa où séjournaient les légions. Ce n’est pas dans notre vieille Europe qu’il a été retrouvé : les révolutions de tout genre y sont trop fréquentes, et les ruines mêmes, suivant le mot d’un poète, y périssent vite ; c’est en Afrique, un pays barbare assurément, mais où l’homme au moins n’aide pas le temps à détruire les restes du passé. La ville de Lambèse (Lamhœsis) a été jusqu’à Dioclétien la résidence d’une légion romaine, la IIIe Augusta, qui était chargée de défendre la Numidie contre les invasions des Maures. L’emplacement qu’elle a occupé pendant tant de siècles est encore très reconnaissable, et M. Léon Renier a pu aisément l’étudier et le décrire. Le camp est séparé de la ville par un glacis de 100 mètres. Il forme un rectangle de 600 mètres de long sur 400 de large, entouré de remparts de 4 mètres de haut, avec des tours de distance en distance, et percé de quatre portes. Au centre, un amas de décombres annonce la place du prœtorium, c’est-à-dire la demeure du légat prétorien qui commandait la légion ; elle devait être ornée avec une certaine magnificence, car on retrouve au milieu de ces ruines des fragmens de sculpture, des couronnes, des aigles, des victoires. Autour du prœtorium, où lit encore gravé sur de grandes pierres le numéro des diverses cohortes dont les tentes devaient s’élever en cet endroit. Des quatre portes partent des routes formées de larges dalles et qui passent quelquefois sous des arcs de triomphe. A 2 kilomètres se trouvent les restes d’un autre camp moins vaste et moins somptueux. C’est celui qu’occupaient les troupes auxiliaires : comme elles formaient le complément de la légion, il était naturel qu’elles fussent établies auprès d’elle.

Dans les environs de Lambèse, les inscriptions sont nombreuses; elles complètent celles que M. Mommsen a recueillies sur les bords du Danube, et les unes et les autres nous permettent de prendre quelque idée de l’existence qu’on menait dans les camps romains. Nous voyons que la vie y était fort occupée. Tout le temps que laissaient les exercices militaires était employé à d’autres travaux; l’armée construisait des routes, réparait des aqueducs, creusait des canaux, bâtissait des ponts, ou même élevait des temples et des monumens de tout genre. Tenir toujours les soldats en haleine était la maxime des bons généraux, et Tacite fait remarquer qu’ils ne se sont jamais mutinés que quand ils n’avaient rien à faire. Cependant on leur permettait aussi d’égayer par des plaisirs leur rude condition. Il fallait bien leur donner quelque relâche et quelque repos. Depuis que les armées étaient devenues permanentes, c’était une carrière et non un accident que la vie militaire. Les soldats devaient servir vingt-cinq ans dans les légions, mais quelquefois ils y restaient bien davantage. Certains empereurs, comme Tibère, ne pouvaient jamais se résoudre à leur donner leur congé; ils les gardaient longtemps encore après que leur temps de service était fini, et en formaient des compagnies de vétérans. L’existence entière se passait donc sous les drapeaux; on entrait dans le camp à la fleur de l’âge, vers dix-huit ou vingt ans, et l’on n’en sortait qu’après que la vieillesse était déjà venue. Il n’est pas surprenant qu’on se soit arrangé pour y trouver quelques distractions et quelque bien-être. Les officiers et les sous-officiers formaient des sociétés qui possédaient une caisse commune et se construisaient dans le camp même des lieux de réunion. Quant aux soldats, ils devaient trouver des plaisirs de tout genre dans les canabœ, qu’ils fréquentaient sans doute très volontiers. On permettait aux provinciaux enrôlés dans les troupes auxiliaires d’emmener leurs femmes avec eux ou de se marier pendant leur service. Les légionnaires n’avaient pas le même privilège; mais les canabœ contenaient une population fort mélangée, il s’y trouvait des femmes avec lesquelles les soldats formaient souvent des liaisons durables, qu’ils régularisaient ensuite par le mariage quand ils avaient obtenu leur congé. Pendant la république, les généraux rigoureux ne voyaient pas ces liaisons avec plaisir. Scipion Émilien, en Espagne chassa toutes les femmes qui s’étaient établies autour de ses légions, et les historiens disent qu’il y en avait plus de 2,000. On fut plus indulgent sous l’empire, l’empereur Septime-Sévère finit même par autoriser les soldats à garder avec eux leurs épouses ou leurs concubines; dès lors ils habitèrent les camps en famille. Ils étaient déjà presque tous compatriotes, car chaque légion se recrutait d’ordinaire dans les pays où elle était fixée. Sur 50 sous-officiers qui élèvent un monument à l’empereur dans le camp de Lambèse, 3 seulement sont étrangers à l’Afrique par leur naissance. « Il fallait vraiment, dit M. Léon Renier, qu’il y eût dans le monde romain une bien grande force de cohésion pour que dans de telles circonstances tant de temps se soit écoulé sans amener entre les provinces et la métropole une violente scission. » C’est qu’une fois enrôlés dans la légion le Romain comme le Numide oubliaient vite le pays d’où ils venaient pour se souvenir seulement qu’ils étaient soldats. Le camp devenait leur pays, ils s’y établissaient pour la plus grande partie de leur existence, et il ne tardait pas à contenir tous les objets de leurs affections. Presque tous s’y mariaient. Quelques-uns en entrant au service épousaient la fille d’un de leurs camarades qui allait le quitter. Leurs enfans, élevés au milieu des armes, se faisaient ordinairement soldats comme leurs pères. Il devait y avoir des familles où l’on servait le prince de père en fils depuis plusieurs générations. Entre des gens qu’unissaient tant de liens de camaraderie et de parenté, qui vivaient ensemble et en dehors des autres, les vieilles traditions eurent moins de peine à se maintenir, et c’est ainsi que dans cet empire composé d’élémens si divers et que se disputaient tant d’influences différentes l’esprit militaire s’altéra moins que tout le reste.

Il faut bien avoir recours à ces souvenirs du passé, qui ne se sont jamais entièrement perdus dans les camps, pour expliquer le caractère qu’y garda toujours l’obéissance. « Entre soldats, dit Sénèque, il n’y a pas de lien plus fort que la religion. » Dans les premiers temps surtout, quand on ne combattait que pour sa famille et pour ses dieux, la guerre était chose sainte et saintement accomplie. C’était un collège sacerdotal, celui des féciaux, qui était chargé de la commencer et de la finir. Le consul était prêtre autant que général; il avait devant sa tente un autel où, tous les matins, il priait pour ses troupes. Les drapeaux étaient regardés comme des divinités, propria legionum numina, et on leur offrait de l’encens[7]. Le chef, qui consultait les auspices pour toute l’armée, passait pour une sorte de représentant des dieux; on obéissait à ses ordres comme à une manifestation de la volonté divine. Ces traditions de respect religieux se retrouvent jusqu’à la fin dans les sentimens que l’armée professe pour l’empereur; qui est son chef suprême. Le dévoûment qu’elle a pour lui est une sorte de dévotion, et l’on y est plus sincère qu’ailleurs quand on le met, mort ou vivant, parmi les immortels, qu’on appelle ses statues des images sacrées, et sa famille une maison divine (in honorem domus divinœ). Ce n’est pas qu’il n’y ait eu quelquefois des révoltes dans les armées romaines, mais en général on ne s’y mutinait pas contre le prince; on voulait seulement obtenir quelque adoucissement aux rigueurs du service ou se délivrer d’un centurion qu’on n’aimait pas. Les centurions étaient ordinairement détestés, et nous voyons qu’on leur donnait des surnoms cruels. Comme les nécessités de l’avancement les faisaient passer d’une légion à l’autre, il arrivait souvent qu’ils étaient étrangers à ceux qu’ils devaient commander. De mauvaises habitudes qui s’étaient établies dans les camps contribuaient à les rendre odieux. On permettait aux soldats fatigués ou enrichis d’acheter de leurs chefs des exemptions de corvées. On fermait les yeux quand ils payaient pour obtenir la levée d’une punition. Ces tolérances engendraient beaucoup d’abus, et l’on comprend que les centurions avides fussent tentés d’augmenter sans fin les punitions et les corvées pour accroître ainsi leurs revenus. Quand le mal était au comble, les soldats ne le supportaient plus et se révoltaient. Tacite a raconté une de ces insurrections qui éclata parmi les légions de Pannonie à l’avènement de Tibère, et son récit contient des détails qui nous surprennent beaucoup. Nous sommes fort étonnés de voir qu’on parlemente avec les révoltés, qu’on leur permette d’exposer leurs griefs et d’envoyer leurs délégués à l’empereur : ces complaisances et ces faiblesses ne nous semblent guère compatibles avec ce qu’on nous dit de la discipline romaine; mais il faut savoir que cette discipline, quoique assurément fort rude, avait pourtant quelque chose de moins formaliste et de moins raide que dans nos armées modernes. L’obéissance y semblait non pas imposée par la contrainte, mais acceptée volontairement des soldats parce qu’ils en sentaient la nécessité. Ils étaient les premiers à réprimer les séditions qui naissaient parmi eux et le faisaient sans pitié; après l’une de ces révoltes, à laquelle tous avaient pris part, ils vinrent demander comme une faveur à être décimés. Quoiqu’on les tint sévèrement, on leur laissait quelquefois le droit de se réunir et de délibérer. Ils entendaient surtout être traités avec égard. Dans les plus beaux temps de la république, un général s’étant servi en leur parlant d’un de ces mots qu’on n’adressait qu’aux esclaves, ils se laissèrent vaincre pour ne pas lui fournir l’occasion d’un triomphe. Ils se regardèrent comme outragés, sous l’empire, quand Claude leur fit porter ses ordres par l’un de ses plus puissans affranchis, et se permirent sans scrupule de siffler le favori de leur maître, devant lequel le sénat se prosternait. Ils accomplissaient sans murmurer les ordres de leurs chefs, mais ils aimaient aussi à connaître leurs intentions, et les généraux, quand c’était possible, les entretenaient volontiers de leurs desseins. Cette confiance et ces égards qu’on leur témoignait étaient encore une tradition de l’époque républicaine. Dans les premiers temps, le soldat restait citoyen sous la tente; la vie civile et la vie militaire n’étaient pas si rigoureusement séparées qu’aujourd’hui ; le camp et le forum semblaient souvent se confondre, et le consul s’adressait aux légions comme il aurait fait au peuple du haut des rostres. Sous l’empire aussi, il y avait une tribune dans le camp, et les empereurs regardaient comme une de leurs principales attributions celle de parler à leurs soldats. Sur les bas-reliefs de la colonne trajane, le prince est représenté plus d’une fois entouré des drapeaux et haranguant ses troupes, qui paraissent l’écouter avec enthousiasme. On a retrouvé dans l’un des camps de Lambèse une grande inscription qui contient les fragmens d’une harangue d’Hadrien aux cavaliers de ses cohortes de Comagène; il les félicite de la rapidité et de la précision avec laquelle ils ont accompli leurs exercices. « Un ouvrage, leur dit-il, qui aurait demandé plusieurs journées à d’autres, vous l’avez achevé en un seul jour. Ayant reçu l’ordre d’élever un mur solide, comme ceux des camps sédentaires, vous n’avez pas mis plus de temps à le construire que s’il avait été fait avec des carrés de gazon, qui sont légers, commodes à transporter, et qui, étant tous de forme semblable, peuvent aisément s’adapter ensemble, tandis que les pierres qu’il vous fallait manier étaient lourdes, énormes, inégales et difficiles à placer. Vous avez creusé un fossé dans une terre dure, résistante, et à force de travail vous avez rendu la terre égale et unie. Puis, quand vos chefs ont eu approuvé votre ouvrage, revenus au camp en toute hâte, vous avez pris rapidement votre repas, et, vous précipitant sur vos armes, vous avez couru avec de grands cris à la poursuite de cavaliers qu’on avait fait sortir et les avez ramenés avec vous. Je félicite mon légat, votre général, de vous avoir enseigné ces manœuvres, qui sont une image des combats, et de vous y avoir exercé de manière à vous rendre dignes de mes éloges. » Cet ordre du jour oratoire, dont je ne cite qu’une partie, est très curieux; il nous fail savoir avec quel soin et quels ménagemens on s’adressait aux soldats, et le goût qu’on avait pour l’éloquence dans l’armée romaine.

L’armée était donc une école d’obéissance, mais non de servilité; elle enseignait la discipline en maintenant l’énergie et la fierté des caractères : aussi a-t-elle fourni à l’empire ses meilleurs serviteurs. Je ne parle pas seulement des grands généraux qui arrêtaient les Germains et les Parthes, qui, sous les princes les plus médiocres, soutinrent l’honneur des armes romaines; au-dessous d’eux, les tribuns légionnaires, les préfets de cohorte, habitués à la soumission, à la régularité, intègres et intelligens, devenaient, quand il en était besoin, des administrateurs dont on était sûr. La vie civile et la vie militaire étant, comme je viens de le dire, moins distinctes que de nos jours, ils passaient aisément de l’une à l’autre : on les chargeait en toute confiance de faire le recensement ou de lever l’impôt dans les provinces. Lorsqu’une ville, ruinée par l’incurie de ses magistrats, avait recours à l’empereur pour remettre quelque ordre dans ses affaires, il lui envoyait comme curator quelque ancien centurion, homme d’un sens droit et d’une honnêteté rigide, qui réparait en quelques mois le mal qu’avaient fait en plusieurs années des hommes d’esprit négligens ou malhonnêtes. L’armée rendait encore ce grand service à l’empire de le pourvoir d’excellons citoyens. Les troupes auxiliaires contenaient beaucoup de provinciaux qui, jusqu’à Caracalla, n’avaient pas le droit de cité. Il était d’usage de le leur accorder en leur donnant ce qu’on appelait un congé honorable (honesta missio). Les noms de tous ceux qui l’avaient obtenu étaient gravés ensemble à Rome au Capitole ou dans le temple d’Auguste. Chacun des soldats qui avaient été l’objet de ces faveurs faisait copier à part le décret qui le concernait sur des tablettes d’airain et se le faisait envoyer. Plusieurs de ces tablettes ont été retrouvées, et M. Mommsen les a reproduites dans son recueil. Elles sont toutes rédigées de la même façon : il y est dit que « l’empereur accorde aux soldats qui l’ont servi vingt-cinq ans et plus, qui ont reçu un congé honorable, le droit de cité pour eux et leurs enfans, et le connubium, ou mariage romain avec les femmes qu’ils avaient épousées, ou, s’ils étaient célibataires, avec celles qu’ils épouseraient plus tard. » Puis vient le nom du soldat qui a voulu posséder cette attestation de sa nouvelle dignité et celui des sept témoins qui affirment l’authenticité de la pièce. C’était vraiment une bonne fortune pour l’empire de s’augmenter de ces citoyens nouveaux; ils lui apportaient toutes les saines habitudes des camps, tandis que l’affranchissement en faisait entrer sans cesse dans la cité qui lui communiquaient tous les vices de l’esclavage. Après avoir reçu leur congé, les soldats des légions, comme ceux des cohortes auxiliaires, avaient coutume d’élever auprès du camp qu’ils allaient quitter quelque monument religieux; ils y mêlaient d’ordinaire des hommages à l’empereur et une dédicace aux dieux immortels ou au génie de la cohorte et de la légion dans laquelle ils avaient servi, et qui était devenue comme leur patrie et leur famille. C’était le dernier acte de leur vie militaire; ils se séparaient ensuite, mais beaucoup d’entre eux ne pouvaient se résoudre à perdre de vue les drapeaux sous lesquels s’étaient passées leurs meilleures années : ils s’établissaient dans les canabœ ou dans le voisinage. D’autres retournaient chez eux; ils y étaient en général bien accueillis, on s’empressait d’ordinaire de les élever aux dignités municipales de leur pays, et ils répandaient ainsi dans tout l’empire les traditions qui se prenaient dans l’armée.

Les provinces du Danube sont les dernières dont s’occupe M. Mommsen dans son ouvrage; elles doivent être aussi le terme de notre excursion. Au-delà du Rhin et des Alpes commencent les provinces occidentales, l’Italie, la Gaule, l’Espagne, c’est-à-dire le centre et le cœur de l’empire. Celles-là sont toujours restées romaines, et elles forment encore aujourd’hui « le monde latin. » Les autres ont été de bonne heure conquises à des civilisations différentes. Les barbares du nord ont ressaisi la Dacie, la Rœtie, la Pannonie, qu’Auguste et Trajan leur avaient arrachées; les Arabes et les Turcs se sont emparés de l’Égypte et de l’Asie. Nous voyons ce qu’elles sont devenues sous leurs nouveaux maîtres; les inscriptions recueillies par M. Mommsen nous montrent ce qu’en avait fait la domination des Romains. En les parcourant avec lui, nous avons cet avantage de saisir sur le vif la politique dont Rome usait envers les vaincus. Nous la voyons en Égypte respecter les croyances de ses sujets et s’accommoder à leurs usages; la prospérité de l’Asie nous atteste le soin que mettaient les empereurs à bien administrer les provinces; les armées répandues dans les pays du Danube nous permettent d’étudier les moyens qu’ils employaient pour assurer la sécurité des frontières. Cette habileté que Rome déploya dans le gouvernement du monde, et que le recueil de M. Mommsen nous fait mieux connaître, peut seule expliquer la longue durée de l’empire; sans elle, on ne comprendrait pas qu’il ait pu résister si longtemps à tant de causes de ruine; c’est grâce à elle que, malgré les crimes des princes et le vice originel du régime, il a pu, contre toute attente, se maintenir cinq siècles. En faisant perdre aux peuples l’habitude de la liberté par la séduction du bien-être matériel, il n’en a pas moins brisé le ressort moral et les a laissés sans force contre les barbares. Voilà le grave enseignement qui ressort, avec plus de clarté que jamais, du voyage que nous venons d’entreprendre à la suite de M. Mommsen : on reconnaîtra, je l’espère, qu’il n’est pas sans quelque importance.


GASTON BOISSIER.

  1. Voyez la Revue du 1er mai 1864.
  2. Parmi ces savans, je citerai surtout M. Léon Renier, qui a recueilli et commenté les inscriptions trouvées à Troesmis par notre agent consulaire, M. Engelhardt, MM. Perrot et Heuzey, auxquels sont dues les inscriptions de la Galatie et de la Macédoine, M. Desjardins, qui a publié celles de la Hongrie, et beaucoup d’autres membres de notre école d’Athènes.
  3. J’emprunte ce passage curieux de Pentaur à l’étude de M. Maspéro sur le Genre épistolaire chez les anciens Égyptiens de l’époque pharaonique, qui est publiée dans la bibliothèque de l’École des hautes études.
  4. Si l’on voulait savoir de quelle façon étaient organisées ces corporations d’acteurs, connaître leur importance, les lieux où elles résidaient, les statuts qu’elles s’étaient donnés, leur manière de traiter avec les villes qui les réclamaient et les honneurs qui leur étaient accordés, on n’aurait qu’à lire un fort intéressant mémoire que vient de publier M. Foucart sous ce titre : de scœnicis Artificibus apud Grœcos.
  5. Quelques-unes de ces inscriptions, contenues dans le musée de Pesth, avaient pourtant échappé à M. Mommsen ou avaient été mal transcrites par lui. M. Desjardins a pris soin de les recueillir et de les publier fort exactement dans un volume intitulé Desiderata du Corpus des inscriptions latines. Ce travail, qui a paru dans le même format que celui de l’académie de Berlin, en est le complément naturel.
  6. M. Léon Renier fait remarquer que quelques-unes de ces villes auxquelles les castra stativa ont donné naissance n’ont jamais eu d’autre nom que celui de la légion même autour de laquelle elles s’étaient formées. Il en est ainsi de la ville de Léon en Espagne et de celle de Kaëriéon dans la Grande-Bretagne, dans le nom desquelles se retrouve le mot legio.
  7. Une inscription trouvée dans la Mœsie et publiée par M. Desjardins porte la dédicace suivante : Dis militaribus, Genio, Virtuti, Aquilœ sanctœ signisque legionis 1.