Les Prussiens en 1813 - L’Armée de Silésie, Blücher et la Katzbach

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Les Prussiens en 1813 – L’armée de Silésie, Blücher et la Katzbach
Godefroy Cavaignac

Revue des Deux Mondes tome 13, 1903


LES
PRUSSIENS EN 1813

L’ARMÉE DE SILÉSIE, BLÜCHER ET LA KATZBACH

Les historiens et les patriotes allemands ont plus d’une fois exagéré l’action considérable que les Prussiens ont exercée dans la campagne d’automne de 1813.

On avait relégué les troupes et les généraux prussiens sur les théâtres secondaires d’opérations, loin du quartier général des souverains, loin des cénacles où s’élaboraient avec quelque lenteur, sous la haute direction de l’empereur Alexandre, sous l’influence des méthodes autrichiennes, sous la direction nominale d’un chef autrichien, les grandes résolutions politiques et militaires. Malgré cette sorte de relégation, les Prussiens ont réussi, par leur vigueur, par leurs initiatives, par leurs actes propres, comme aussi par l’impulsion qu’ils surent imposer au grand quartier général lui-même, à imprimer plus d’une fois aux opérations de la campagne d’automne le caractère audacieux et vigoureux de leurs méthodes de guerre.

Il est donc très légitime d’opposer l’ardeur et l’esprit d’initiative des chefs prussiens en 1813, à la prudence et aux timidités des Autrichiens et de Bernadotte. Mais c’est compromettre les plus justes thèses que de les exagérer. Les Prussiens ne furent pas seuls à se montrer vigoureux en 1813 ; et, à tout prendre, peut-être les prudences du grand quartier général ont-elles encore rendu quelques services à la coalition, même au regard du Napoléon affaibli et diminué de 1813.

Si l’on veut rechercher quel fut, dans cette année, l’acte décisif de la Prusse, ce fut, nous pensons l’avoir montré ailleurs, d’avoir constitué en quelques mois, au seuil du XIXe siècle, par un effort national qui n’a jamais été surpassé, une armée nouvelle ; sinon la première armée nationale, — l’honneur en revient à la Révolution française, — du moins la première armée du service obligatoire. C’est le fait capital, décisif, de l’histoire de Prusse en 1813 ; on peut dire de l’histoire d’Europe ; car il a dominé par ses conséquences toute l’évolution historique de la fin du XIXe siècle.

Après la campagne du printemps, l’armistice avait donné à la Prusse le temps de former une armée d’opérations de 160 000 hommes, d’inaugurer un mode de recrutement nouveau, d’organiser ses landwehrs. Elle a déjà pris par-là, numériquement, une part considérable aux événemens de 1813. Son contingent, presque égal à celui des Russes, supérieur à celui des Autrichiens, était, dès le début, hors de proportion avec son étendue territoriale et sa population. Mais elle n’était qu’un des élémens de la coalition européenne où son gouvernement n’avait qu’une faible part d’influence et d’autorité. A côté de l’importance numérique de ses effectifs, à côté de la faible action de son souverain et de ses ministres dans les conseils de l’Europe, quelle est, autant qu’on peut l’apprécier, la valeur morale du concours qu’elle a apporté à la coalition européenne en 1813 ? Quel a été, dans les événemens de 1813, le rôle de la première armée du service obligatoire et des Prussiens qui l’avaient créée ? C’est dans l’histoire même de la campagne d’automne que se trouve la réponse.


I. — L’ÉTAT-MAJOR DE L’ARMÉE DE SILÉSIE. BLÜCHER ET GNEISENAU

Lorsque s’ouvrit, au milieu d’août, la campagne d’automne, Napoléon, dans le réduit qu’il s’était constitué à Dresde, était cerné par trois armées coalisées : l’armée du Nord, l’armée de Bernadotte, groupée en avant de Berlin ; — l’armée de Bohême, rassemblée au Sud de l’Erzgebirge ; — l’armée de Silésie à l’Est.

La formation de ces armées avait été fort compliquée par les difficultés politiques d’une coalition qui embrassait l’Europe presque entière. On avait eu pour préoccupation dominante de disperser les nationalités, la nationalité prussienne plus qu’aucune autre. Il y avait des Prussiens un peu partout : fort peu à l’armée des souverains, davantage à l’armée de Silésie. Il y en avait beaucoup à l’armée du Nord dont on avait confié, par compensation, le commandement à l’un des anciens maréchaux de Napoléon, à Bernadotte. L’armée de Silésie était surtout russe par ses troupes ; elle était prussienne par ses chefs et par son état-major. Cet état-major était devenu le refuge, et l’on pourrait presque dire, depuis la mort de Scharnhorst, l’unique refuge du parti des patriotes prussiens. Aussi inspirait-il au grand quartier général, à l’entourage des souverains, particulièrement aux directeurs de la politique autrichienne, les plus vives méfiances. L’ardeur intempérante et concentrée de ces audacieux, heurtait les habitudes d’esprit de Metternich ; les visées occultes, les arrière-pensées politiques qu’il leur supposait l’inquiétaient.

Ce n’était pas sans discussion que le commandement de l’armée de Silésie avait été confié à Blücher. Son autorité militaire avait été ébranlée par la bataille de Bautzen. Son ancienneté et ses longs services, — peut-être aussi l’influence posthume de Scharnhorst, — la nécessité de faire quelque place aux Prussiens l’avaient poussé au commandement. Les Autrichiens avaient tenté de réduire l’armée confiée à sa direction à un petit noyau de 50 000 hommes. Ce fut seulement en dernier lieu qu’on se résolut à lui en laisser 80 000. Encore cette armée de 80 000 hommes, palladium de la nationalité allemande, était-elle en grande majorité formée de soldats russes. On avait cherché à écarter de l’état-major silésien et à disperser le groupe suspect de patriotes qui avait commencé, durant la campagne de printemps, à se former autour de Blücher. C’est ainsi que, malgré son désir, le chef de l’armée de Silésie n’avait pu obtenir d’avoir auprès de lui, ni Clausewitz, que le roi avait refusé de réadmettre dans l’armée prussienne, ni Grolmann, que l’on avait retenu à l’armée des souverains En revanche, on y avait introduit quelques témoins des tendances du grand quartier général, destinés à surveiller ce foyer inquiétant. Le chef de l’état-major de l’armée de Silésie n’avait pas été choisi par Blücher. C’était un représentant de l’entourage direct de Frédéric-Guillaume III ; c’était Müffling, le type de l’officier d’état-major consciencieux et expert, aussi mesuré que Gneisenau était audacieux : le philosophe de Weimar, comme l’appelait Blücher. Il avait l’esprit assez ouvert pour juger les travers du milieu exubérant où il vivait, assez fin pour les railler, assez prudent pour que ses railleries ne l’exposassent point directement. Mais le témoin le plus gênant pour Blücher était le chef de l’un des corps d’armée russes. C’était un gentilhomme français qui s’est chargé de souligner lui-même, dans ses mémoires[1], le contraste original des grâces du XVIIIe siècle français égarées au milieu de l’intempérante grossièreté des patriotes allemands. Le comte de Langeron n’était point un émigré. Il avait quitté la France en 1787, et son esprit aventureux de soldat de fortune, qu’il tempérait d’une mesure de bon goût et de bonne éducation, l’avait poussé dans l’armée russe. Il y avait fait la guerre contre les Turcs ; il avait joué son rôle à la bataille d’Austerlitz. Il était de la pléiade de Français dont Alexandre s’entourait. Avec Saint-Priest, Rochechouart, le baron de Crossard, il y représentait la vieille France, que l’éclectisme d’Alexandre associait, dans cette œuvre antinationale, aux transfuges de la France nouvelle, à Moreau, à Bernadotte, à Rapatel. Langeron commandait le plus important des corps de l’armée de Silésie Il avait sous ses ordres 44 000 hommes. Il était fort ancien général. Nous verrons qu’il avait été destiné à servir de modérateur et de surveillant à Blücher.

Cependant, malgré toutes ces précautions, malgré le mélange des nationalités, l’armée de Silésie n’en a pas moins porté l’empreinte apparente des passions ardentes et brutales, et aussi des tendances à l’intrigue secrète, qui distinguaient l’action des patriotes prussiens. Elle a dû surtout cette empreinte à la personnalité puissante de ses deux chefs, intimement associés dans une œuvre commune : à Blücher et à Gneisenau.

Blücher, tout incomplet qu’il est, tout simple qu’il paraît dans sa violence intempérante d’offensive, est un personnage plus complexe qu’on ne serait tenté de le penser au premier abord. Il avait déjà marqué sa trace dans l’histoire de la Prusse, conservant sa vigueur jusque dans la retraite qui suivit Iéna, emporté et ardent dans les conspirations des patriotes prussiens en 1814, impatient d’offensive sur les champs de bataille de la campagne de printemps. Il avait soixante et onze ans lorsqu’il s’engagea dans la campagne qui consacra sa gloire, et où il assumait pour la première fois les charges et les responsabilités du commandement en chef d’une armée. Il n’était pas Prussien : il était de ces Allemands sur lesquels l’État prussien avait exercé sa force d’attraction ; mais cependant déjà, par lui-même et par ses origines, Allemand du Nord et très voisin de la Prusse. Il était né à Rostock, dans une ville qui n’est point encore prussienne. Sa famille appartenait à la classe des possesseurs de biens-nobles du Mecklenburg dont la condition sociale et la vie offraient beaucoup d’analogies avec celles de l’oligarchie prussienne.

Élevé dans des conditions assez modestes, à peu près sans instruction ; livré dès l’enfance à une vie d’initiative débridée et de violence physique, il avait été entraîné un jour, au cours de la guerre de Sept ans, à la suite d’un des régimens de cavalerie suédoise qui guerroyaient, de ce côté, contre Frédéric II. Il était ainsi entré, à seize ans, en 1758, comme Junker, au service de la Suède, à moitié contre le gré de son oncle, chez lequel il résidait. Il n’y demeura pas longtemps. Deux ans plus tard, en 1760, il passa, par un procédé d’une brusquerie originale, et avec la parfaite indifférence des existences aventureuses de ce temps pour le sentiment national, au service de la Prusse contre laquelle il venait de faire ses premières armes. L’audace du jeune Junker suédois avait attiré l’attention des hussards prussiens qui se rencontraient presque journellement, sur ce théâtre d’opérations secondaires, avec la cavalerie suédoise. C’étaient les hussards prussiens de Belling, un chef de partisans actif et audacieux. Dans l’une de ces fréquentes escarmouches, un grand hussard prussien rencontra le jeune Blücher désarçonné, le saisit d’une poigne vigoureuse et le transporta en travers de sa selle au camp prussien. Il y resta : il paraît qu’au temps de la gloire de Blücher plus d’un vieux hussard se vanta d’avoir ainsi amené à la Prusse un de ses plus grands généraux. Beaucoup se présentèrent à Blücher qui les accueillait tous également bien et les faisait asseoir à sa table. « Si ce n’est point celui qui m’a pris, » disait-il, « c’est toujours un vieux hussard. » De fait, les scrupules de Blücher ne le gênèrent pas pour échanger le rôle de prisonnier contre celui de transfuge ; il se borna à demander que, pour compenser la perte que sa défection causait aux hussards suédois, on leur renvoyât un de leurs officiers prisonniers. Le prestige de Frédéric II et de l’armée prussienne le retinrent au service de la Prusse, et Belling devint son protecteur Blücher ne prit point part aux grandes actions de la guerre de Sept ans Il demeura presque constamment avec Belling sur les théâtres secondaires, associé à ces aventures audacieuses que Frédéric II lui-même comparait à celles d’Amadis.

Et puis, ce fut une longue période de paix. Blücher y dépensa ce qu’il avait d’activité en surcroît ; mais de façon à ne point s’attirer la bienveillance du grand roi. Les hussards chargés d’occuper les nouvelles provinces polonaises, où Frédéric II cherchait à apaiser, du mieux qu’il pouvait, l’hostilité des Slaves, se prêtaient mal aux vues conciliantes du roi de Prusse. Chaque jour quelqu’un des leurs disparaissait, et il était difficile de savoir sur qui exercer les représailles. Blücher, alors capitaine, fit arrêter le curé polonais d’une paroisse voisine, suspect d’exciter ses ouailles, le fit placer au-devant d’une fosse, et fit le simulacre de l’exécution, les fusils n’étant chargés que de poudre. Le curé prit l’exécution au sérieux, tomba dans la fosse et faillit en mourir, s’il n’en mourut pas tout à fait. On attribue à cet esclandre la disgrâce où tomba Blücher. Lorsque, s’étant vu préférer pour le grade de major un camarade qu’il jugeait moins digne, il demanda à se retirer, Frédéric II le congédia assez brusquement. On prétend qu’il écrivit sur le congé : « Le capitaine de Blücher peut aller au diable. »

En vain Blücher demanda à maintes reprises à reprendre du service. Avec une persistance presque rancunière, le roi, de sa propre main, repoussa chaque fois la demande. Ainsi Blücher dut, moitié de bon gré d’abord, puis de fort mauvais gré ensuite, employer treize années de sa vie à l’autre occupation favorite qui se partageait, avec le métier des armes, l’existence des hobereaux prussiens : à la direction économique de ses biens-nobles. Mais il ne faut point se représenter le seigneur revenant au berceau de sa famille : les biens-nobles changeaient souvent de mains, et leur mobilité, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, dépassait ce que l’on peut imaginer. Depuis longtemps, la famille de Blücher était déracinée ; elle avait abandonné le bien patrimonial du Mecklenburg. Blücher s’était marié dans la Prusse occidentale. En quittant le service, il s’établit dans cette province, en pays polonais, sur un bien-noble appartenant à la famille de sa femme. Quelques années plus tard, il acquerra d’autres biens-nobles en Poméranie et ira s’y installer. Il les vendra plus tard, recevra, d’un des successeurs de Frédéric II, une part des dépouilles polonaises, des biens-nobles confisqués lors des derniers partages de la Pologne, les revendra, et se lancera dans une série de ventes et d’achats qui ne sont plus que des spéculations immobilières.

Les treize années que Blücher consacra à ces occupations, et durant lesquelles il tint sa place dans les associations oligarchiques de la Poméranie, n’ont certainement pas été employées selon ses goûts. Elles ont joué leur rôle dans la formation de son caractère. Sorti pour un temps du milieu militaire si exclusif d’alors, et mêlé à la vie sociale de la nation, il prit au contact ce goût de sociabilité, parfois même de sociabilité populaire, qui contraste avec la violence de son tempérament.

La mort de Frédéric II mit un terme à cet exode de Blücher dans la vie civile. La réaction contre le grand roi était de mode, et Blücher dut à cette mode un retour de faveur. Rentré au service, sans avoir rien perdu à son absence, il prit une part considérable aux campagnes des Prussiens contre les armées révolutionnaires. Il en a laissé de sa plume un récit très personnel, succinct et vivant. Il y apportait une ardeur d’offensive convaincue qui contraste avec le dilettantisme de la plupart des chefs autrichiens, et même prussiens, de cette époque. Après la paix de Bâle, Blücher fut chargé de surveiller la ligne de démarcation qui protégeait la neutralité de l’Allemagne du Nord. Ce fut à Munster, lors de l’occupation des territoires annexés à la Prusse en 1804, et qui résistaient à l’annexion, qu’il se lia avec Stein. Ce fut dans la retraite de 1806, après Iéna, qu’il se lia avec Scharnhorst. Depuis, associé étroitement à l’action des patriotes prussiens, il avait été de bonne heure choisi par eux pour conduire l’armée prussienne à la revanche, et imposé par Scharnhorst.

Ce serait se faire une idée fausse du caractère de Blücher que d’y voir seulement la violence irrépressible et aveugle d’offensive qui est demeurée le trait saillant de sa figure légendaire. Fermé aux théories de la science militaire, n’ayant d’ailleurs aucune prétention à les connaître, il n’a pas dû seulement ses succès aux chefs d’état-major éminens qui l’ont secondé et dans quelque mesure dirigé, à Scharnhorst et à Gneisenau. Il les a dus aux facultés géniales qui lui permettaient de discerner sûrement le point et le moment où devaient être portés les coups et l’effort. Son impétuosité n’excluait point cet instinct, ce don naturel qui supplée chez l’homme de guerre à plus d’une lacune. Lui-même en savait la valeur. On raconte que le soir de la Katzbach, rentrant au quartier général sous les torrens d’eau qui inondaient les deux armées et cheminant côte à côte avec Gneisenau, il se retourna après un long silence, et, sous son capuchon, avec cette pointe de raillerie qui ne lui était pas étrangère, il dit à son compagnon : « Eh bien ! Gneisenau, nous avons gagné la bataille, personne au monde ne peut nous contester cela ; mais comment allons-nous faire maintenant pour expliquer aux gens comment nous nous y sommes si bien pris pour cela ? »

« C’était un vieux houzard dans toute la force du terme, » écrit de lui Langeron. « Buveur, joueur, débauché, il avait tous les défauts que l’on pardonnerait à peine à un jeune homme. » Et cependant, avec cela, d’une psychologie plus compliquée qu’on ne pourrait croire : l’homme double dont Arndt prétendait retrouver les deux masques dans son visage. Moitié sanglier et moitié renard, — volontaire par la carrure du front et le haut du visage, — rusé par le plissement des lèvres et le sourire des yeux. Lorsque la Prusse avait occupé Munster, et des pays qui répugnaient au régime prussien et à la religion protestante, Blücher, s’il n’y avait pas fait aimer la Prusse, s’y était fait aimer lui-même par une diplomatie toute en rondeur et en bonne humeur. Il réussissait par une sorte de familiarité populaire, qu’à la différence d’un très grand nombre de chefs prussiens, comme Bülow notamment, beaucoup plus entichés de morgue que lui, il étendait, non sans succès, à ses relations avec la population civile. Eloquent à l’occasion, d’une éloquence un peu spéciale qu’il avait cultivée dans la fréquentation assidue des loges maçonniques.

Tel était l’homme auquel les souverains avaient confié, non sans quelques hésitations, l’armée de Silésie, et qui allait se tailler, dans les grandes guerres qui ont ruiné l’Empire, un rôle si original. Toutefois, Blücher, livré à lui-même, eût probablement été fort incapable de diriger une armée. Nulle part il n’a joué son rôle qu’à la condition d’être complété par des auxiliaires dont on serait embarrassé de dire s’ils étaient des subordonnés ou des directeurs, Dans la campagne de 1813, ce rôle était échu à Gneisenau.

Ce qui marque cette physionomie si différente de celle de Blücher, c’est le sang-froid, le jugement sûr, dont il tempère une ardeur qui paraît, au premier aspect, fougueuse, presque désordonnée et brutale. Pendant l’inaction forcée à laquelle l’avait condamné l’apogée du régime napoléonien, Gneisenau avait construit, avec tout le feu d’une imagination débordante, des plans de reconstitution européenne. A la même époque, avec un singulier génie d’intrigue, il s’était fait en Angleterre, en Suède, en Allemagne, le commis-voyageur de la conspiration européenne, l’intermédiaire officieux, pas toujours très scrupuleux, du parti anti-napoléonien, de l’Angleterre et de la Prusse, de Hardenberg et de Munster. Sous cet aspect d’imagination exubérante, et d’intrigue compliquée, qui le fit prendre parfois pour un dangereux démagogue, il recelait la plupart des qualités d’un chef militaire : une activité inlassable, une volonté tenace, solide, persévérante, un jugement sûr. Mais, avec cela, brutal et grossier à souhait ; ne prenant aucun soin d’adoucir ou de tempérer les contacts extérieurs d’une volonté qui était aussi déplaisante dans ses manifestations qu’elle était ferme et assurée dans son action ; traitant en despote, sans même s’abriter sous la signature du chef d’armée dont il n’était que l’auxiliaire, les commandans de corps de l’armée de Silésie.

« En rendant justice aux talens du général Gneisenau, » écrit Langeron, « je ne puis donner les mêmes éloges à son caractère. Son orgueil et son amour-propre ne lui permettaient pas de souffrir la moindre contradiction. Égoïste, dur, emporté, plus grossier et plus brutal qu’il n’appartient même à un Allemand de l’être, il ne ménageait personne, il était généralement haï et devait l’être. »

Langeron, qui partageait les préjugés de Metternich contre les doctrines nouvelles, ajoutait un autre trait à ce portrait de Gneisenau : « Ses principes libéraux, » écrivait-il encore, « son attachement aux funestes opinions des publicistes et des professeurs de l’Allemagne, sa haine pour son roi, le rendaient également dangereux à son souverain et à son pays. » Et l’ancien chef de corps de l’armée de Blücher, rédigeant ses mémoires en 1826, alors que Gneisenau, chargé d’honneurs, était devenu feld-maréchal, terminait par un dernier trait : « Il faut espérer que ce grade et les grâces dont il a été comblé, affaibliront ses idées révolutionnaires, ou du moins l’engageront à les dissimuler. »

De fait, en 1813, Gneisenau ne dissimulait guère ce que Langeron appelle ses idées révolutionnaires : comme la plupart des patriotes allemands de cette époque, il subordonnait tout à sa passion dominante, même le sentiment monarchique fort attiédi au spectacle des souverains légitimes domestiqués par Napoléon. Il dissimulait encore moins ses liens avec les publicistes et les professeurs de l’Allemagne ; car il avait installé, à côté de l’état-major militaire de Blücher, tout un état-major civil, qui ne forme pas l’un des traits les moins originaux de l’armée de Silésie. Gneisenau avait réuni là, plus d’un ancien agent des conspirations antinapoléoniennes engagé aux premières heures dans les détachemens de chasseurs volontaires ou dans la landwehr. C’était Steffens, le professeur d’histoire naturelle, dont un discours enflammé à son cours de l’Université de Breslau avait entraîné tous ses élèves à s’enrôler le premier jour dans les détachemens de chasseurs volontaires. C’étaient des fonctionnaires comme Charles de Raumer, ou Eichhorn, ou Häkel. C’était enfin, le célèbre Jahn, le père des sociétés de gymnastique, qui n’avait guère d’autre titre à se trouver là que la violence brutale d’un sentiment patriotique peu éclairé.

Tous ces héros de parole ou de plume avaient quelque peine à se transformer en héros de guerre. Assez désemparés les jours de combat, trouvant que c’était trop peu pour eux de risquer leur vie dans le rang, nullement préparés à l’exercice du commandement, ils n’avaient point facilement trouvé leur emploi. L’un d’eux nous raconte la désillusion qu’il éprouva, le soir de Lützen, en écoutant, dans la voiture qui ramenait Scharnhorst blessé et Clausewitz du champ de bataille, le dialogue des deux officiers. Clausewitz exprimait le regret que Steffens, son cousin, ne pût rendre que de médiocres services dans le bataillon où il s’était enrôlé, et fût réduit à l’état de « chair à canon. » Il demandait à Scharnhorst de l’appeler à l’état-major. Et Scharnhorst de répondre : « Eh ! que voulez-vous que nous en fassions ! Ses discours nous ennuieront très vite. Mais, après tout, n’est-ce pas un professeur de sciences naturelles ? Ces Messieurs sont souvent fort amusans. Il pourra nous distraire. Oui, oui, faites-le venir, je compte sur vous pour cela, Clausewitz. »

Gneisenau avait repris l’idée de Scharnhorst et de Clausewitz ; il avait associé les volontaires venus des chaires universitaires ou des milieux éclairés à la vie de l’état-major. Ils apportaient à sa table, où il les réunissait, un mouvement d’idées qui lui plaisait : l’esprit de la conspiration patriotique, l’ardeur et la confraternité d’esprit. Les matins de bataille, ils escortaient le général devant le front des troupes et l’assistaient de leur présence dans les harangues familières qu’il adressait à ses soldats. Parfois Gneisenau les utilisait pour ses polémiques ; soit qu’il s’agît de célébrer la gloire de l’armée de Silésie ; soit qu’il s’agît de prendre parti dans ses querelles intérieures. C’est ainsi qu’à Gieszen, Steffens se fit ouvrir au passage les salles de l’Université et y tint, devant un nombreux public, un discours où il ne ménagea au corps prussien d’York aucune des critiques et des attaques que la rancune de Gneisenau lui tenait en réserve.

Gneisenau avait enfin trouvé à ses compagnons civils une occupation plus pratique, dans les services administratifs et politiques de l’état-major, et en particulier dans le service des renseignemens. Lui-même se tenait en rapports constans avec Hardenberg, avec Knesebeck, fort éloigné de ses tendances, mais qui lui donnait accès auprès de Frédéric-Guillaume ; surtout avec Stem, qui lui servait d’intermédiaire auprès de l’empereur Alexandre. Ainsi Gneisenau complétait très utilement ce qui manquait de science, de calcul, d’esprit d’organisation au chef de l’armée de Silésie.


Les précautions prises par les souverains pour que l’armée de Silésie ne devint point un foyer d’action indépendante, ou d’idées révolutionnaires, n’y avaient point favorisé la bonne organisation et l’unité du commandement. Si jamais armée parut vouée à l’insuccès par l’opposition et les incessans conflits des chefs qui la commandaient, ce fut bien l’armée de Silésie.

Une circonstance particulière vint aggraver les difficultés qui naissaient naturellement de la situation et des caractères. Blücher avait reçu verbalement de Barclay de Tolly, le 11 août, à Reichenbach, les instructions secrètes destinées à son armée. Elles prescrivaient à Blücher de prendre le contact de l’ennemi, de ne point le perdre de vue, et de le suivre de près s’il se portait sur l’armée de Bohême, mais de se dérober à toute action décisive. C’était interdire à l’armée de Silésie toute offensive, la réduire à une réserve fort différente du rôle qu’elle devait jouer d’après les premiers projets des coalisés, du rôle qu’elle a joué en réalité. Blücher n’était point d’humeur à se laisser ainsi brider ; il déclara qu’il ne prendrait pas le commandement s’il ne demeurait pas maître de ses initiatives, libre de prendre l’offensive quand il le jugerait nécessaire. Barclay ne voulut point modifier l’instruction secrète que les souverains avaient approuvée. Lui et son chef d’état-major Diebitsch apaisèrent toutefois Blücher en lui donnant verbalement toutes les assurances qu’il demandait. Le général prussien accepta donc le commandement, mais à la condition expresse qu’il demeurât libre d’attaquer l’ennemi quand il le jugerait convenable. Barclay se chargea de faire connaître aux souverains les réserves de Blücher ; mais on ne sait s’il s’acquitta de sa mission, de façon à dissiper l’équivoque. En tout cas, si cette équivoque n’a nullement pesé sur les rapports de Blücher avec le grand quartier général, elle a pesé d’autre façon sur l’armée de Silésie.

Les instructions secrètes n’avaient pas été communiquées seulement à Blücher ; on les avait fait connaître également à l’un de ses chefs de corps, au chef du corps russe, qui formait, à lui seul, presque la moitié de l’armée de Blücher. Langeron était déjà, nous le savons, assez disposé à être un subordonné indocile. Il avait commandé des armées ; il partageait, quoique Français, le dépit des Russes, qui se plaignaient qu’aucune des armées ne fût commandée par un chef de leur nationalité. Comme tous les généraux russes, il ressentait comme une sorte de disgrâce d’être appelé à combattre loin des yeux de l’empereur Alexandre. En recevant communication des instructions secrètes du grand quartier général, il pût se croire, non sans raison, investi d’une sorte de mission de surveillance. De plus, il ne connut ni les réserves de Blücher, ni le compromis intervenu entre lui et Barclay de Tolli. Déjà porté naturellement à tempérer de mesure et de prudence les ordres du chef d’armée, il se crut, dans son insubordination répétée, le représentant de la volonté vraie des souverains contre les initiatives intempérantes de l’état-major silésien.

L’autorité de Blücher n’était pas beaucoup mieux assise sur ses autres corps d’armée. Sacken, le commandant du second corps d’armée russe, n’était point, non plus, fort maniable. Il s’entendit, dès le début, plus facilement, avec l’état-major de l’armée. Il n’en est pas moins vrai qu’il négligea plus d’une fois d’obéir aux ordres qu’il reçut, et qu’il se contenta parfois de transmettre à Gneisenau les refus d’obéissance de ses propres subordonnés.

Mais ce n’était pas tout ; ce n’était même pas le pire. Le plus hostile des chefs de corps n’était pas parmi les chefs russes : c’était le commandant du corps d’armée prussien. York était de longue date en état d’hostilité aiguë avec Gneisenau. Il considérait peu Blücher qu’il jugeait trop dépendant de son entourage. Il avait travaillé après Bautzen à le faire écarter du commandement. « York, dit de lui Langeron, est un homme d’un grand caractère, d’une intrépidité héroïque au feu. Il a, de plus, de grands talens militaires. Il a prouvé qu’il avait autant d’esprit que d’énergie, en se séparant du maréchal Macdonald en Courlande. Mais il est d’un caractère dur, intraitable ; il est violent, haineux et grossier, et il est difficile de l’avoir comme camarade et comme subordonné. »

Les circonstances n’étaient pas faites pour estomper ces traits de caractère qui étaient ceux de tant de Prussiens d’origine à cette époque : York était aigri par les épreuves récentes qu’il avait traversées. Il ne voyait partout qu’hostilité systématique, mesures dirigées contre lui. Et, de fait, si son humeur atrabilaire le portait à se croire persécuté, sa susceptibilité n’était point tout à fait sans fondement. À cette date encore, Frédéric-Guillaume III, fermé aux plus élémentaires inspirations du sentiment national, ne lui pardonnait ni son action dans la Prusse orientale, ni la capitulation de Tauroggen.

Le 4 août, vers la fin de l’armistice, les souverains passèrent, à Rogau, la revue du corps prussien, et York se plaignant au Roi du mauvais état de ses troupes et du manque de souliers, Frédéric-Guillaume lui répondit : « J’en suis bien au regret, mais c’est vous qui avez voulu la guerre et tout mis en branle. » On n’avait pas traité son corps avec faveur : la proportion des landwehrs y était plus forte que dans chacun des autres corps prussiens. On lui avait refusé ses aides de camp favoris ; et il avait presque considéré comme une offense personnelle qu’on eût désigné, pour commander l’une de ses brigades, le prince Charles de Mecklenburg, le frère de la reine Louise. Le prince avait conservé, depuis 1806, un mauvais renom militaire, et York le regardait comme une sorte d’espion officiel.

Les conflits, si bien préparés par tant de jalousies, d’inimitiés personnelles ou nationales, ne se firent pas attendre : ils éclatèrent dès les premiers jours, rendus plus violens par une divergence complète de vues sur la direction même des opérations militaires, entre Blücher, Gneisenau, l’état-major de l’armée d’une part, les commandans de corps d’armée de l’autre.


II. — LA CRISE DE L’ARMÉE DE SILÉSIE. GOLDBERG

Depuis que l’armistice avait été signé, c’est-à-dire depuis le début du mois de juin, l’armée française et l’armée des alliés, qu’elle avait refoulée durant la campagne de printemps jusqu’au fond de la Silésie, étaient séparées par une large zone de neutralité qui coupait en deux la Silésie et comprenait Breslau.

L’armée de Blücher se trouvait sur l’emplacement même qu’avait occupé, après la retraite qui suivit Bautzen, l’armée coalisée des Russes et des Prussiens. Blücher n’avait pas attendu le terme de l’armistice pour engager les hostilités. Il prit prétexte de quelques excursions de fourrageurs français et, sans aucun scrupule, poussa ses corps d’armée à travers le territoire neutralisé. Lorsque les officiers russes de l’armée de Blücher déclarèrent ce procédé équivoque et indigne, lorsque les commissaires des puissances alliées eux-mêmes lui firent des représentations et insistèrent pour qu’il revînt en arrière, il parut prendre ce rappel au droit des gens comme une offense personnelle et répondit au commissaire prussien Krusemark que « l’ère des bouffonneries et des notes diplomatiques était close et qu’il n’avait pas besoin de notes pour battre la mesure. » De fait, alors que l’armistice expirait le 17 août, Blücher avait commencé ses mouvemens dès le 14, et, le 17, avant l’expiration de l’armistice, il avait franchi le terrain neutre. L’armée de Silésie était tout entière sur la Katzbach qui en marquait la limite du côté des Français. Napoléon ne cherchait point à s’étendre. Il avait prescrit, le 15 avril, à Ney de réunir ses troupes au camp de Bunzlau.

Les Français se retirèrent donc devant l’agression inopinée de Blücher, et celui-ci, poussant sa pointe, porta ses corps d’armée en avant de la Katzbach dans les journées du 18, du 19 et du 20. Dès le 18, les Français commencèrent à faire sentir leur résistance. La journée du 19 fut marquée par des combats violens et meurtriers. Le corps de Sacken, qui formait la droite de Blücher perdit, le 19, 68 officiers et 1 573 hommes à Kreibau et à Kaiserswalde. Il ne put occuper ce jour-là Bunzlau, où il n’entra que le 20. Le corps prussien de York, qui marchait au centre, se heurta, le 19, au corps de Ney à Graditzberg. Le 20, son avant-garde soutint un combat à Plagwitz. Elle s’arrêta le même jour en face de Löwenberg, ayant rejeté les Français de Lauriston sur la rive gauche du Bober.

Enfin, le corps de Langeron, qui formait la gauche de l’armée de Silésie, subit des épreuves plus rudes. Son avant-garde, commandée par Rudzewitsch, avait franchi le Bober à Siebeneichen dans la matinée du 19, enlevé dans un coup de main heureux les bagages et la chancellerie du corps de Macdonald. Mais, repoussé bientôt après, Rudzewitsch eut quelque peine à repasser le Bober. Il ne fut sauvé que par un hasard heureux qui lui permit de trouver un gué au moment opportun, et par l’arrivée tardive du gros du corps de Langeron qui protégea sa retraite. Le 19 au soir, le corps de Langeron s’était reformé en arrière du Bober sur la rive droite, à Zobten, où il demeura le 20. Il avait perdu plus de 1 500 hommes.

Ainsi, l’offensive audacieuse de Blücher avait, trois jours après la rupture de l’armistice, porté son armée sur le Bober, gagné plus de 25 lieues de terrain. Le 20, il occupait toute la ligne du Bober, le corps de Sacken à Bunzlau, le corps de York en face de Löwenberg, le corps de Langeron à Zobten, ayant partout le contact des Français retirés sur la rive gauche. Mais déjà, dans cette marche hardie, et marquée de combats acharnés, les premières difficultés avaient commencé à poindre.

Le 19, le corps de Ney, n’ayant point battu en retraite de la même allure que les autres corps français, était demeuré en pointe en avant du Bober, au Gräditzberg, en face du centre de l’armée de Silésie. Blücher, ayant constaté la situation aventurée du corps de Ney, envoya, dans la soirée du 19, l’ordre aux corps d’armée de ses deux ailes, — au corps de Sacken et au corps de Langeron, — de se rabattre, le 20, dès le point du jour, sur le corps de Ney pour l’écraser. Cet ordre eût-il été exécuté, qu’on n’en pouvait rien attendre, car Ney repassa le Bober dans la nuit du 19 au 20. Mais aucun des deux généraux russes ne se conforma aux ordres du quartier général. Leurs troupes avaient soutenu, durant la journée du 19, des combats meurtriers dont les pertes équivalaient à celles d’une bataille. Sacken fit des représentations sur les inconvéniens et l’inutilité des opérations qu’on lui prescrivait. Quant à Langeron, il se refusa explicitement, malgré des instances répétées, à suivre les instructions de Blücher. Il avait eu une journée difficile, où il avait le sentiment d’avoir couru quelques risques. Il jugeait que ce qu’on lui demandait excédait les forces de ses troupes et les possibilités. Il se sentit, depuis ce jour, une tendance de plus en plus marquée à réagir par sa prudence contre les audaces du chef d’armée. Blücher dut passer condamnation sur ce refus d’obéissance. Il feignit de croire à un malentendu ; mais il commença, de son côté, à concevoir quelque rancune contre Langeron.

Au corps prussien, les difficultés n’étaient pas moins sensibles. Les ordres du quartier général imposèrent, dès la première heure, aux troupes, des fatigues excessives. Gneisenau avait pour principe qu’il fallait toujours demander aux hommes quelque chose de plus que ce qu’on voulait en obtenir. Il semble que ses ordres ne fussent pas expédiés avec toute la méthode désirable. Le 16, le corps de York s’était croisé avec celui de Langeron et n’avait pu parvenir au bivouac que le 17 au matin, sous des torrens d’eau, après une marche de nuit, où les bataillons de landwehr avaient perdu beaucoup de traînards. Le 18, York n’avait reçu l’ordre de marche qu’à midi, et son corps n’était arrivé à l’étape qu’à minuit. Le 19, le corps, parti à cinq heures du matin, avait été arrêté à 8 heures par un contre-ordre ; son avant-garde, mise en marche à deux heures du matin, était tombée à l’improviste sur le corps de Ney. Le 20, il avait voulu remettre ses troupes par quelque repos. Mais les ordres du quartier général lui prescrivirent, malgré ses représentations, de porter tout de suite son corps d’armée à Sirkwitz sur le Bober. Les chemins détrempés par la pluie rendaient la marche extrêmement difficile. La brigade de Horn n’arriva qu’à minuit à Deutmannsdorf, encore à quelques kilomètres de Sirkwitz. York prit le parti de s’arrêter là. Encore la fin de la colonne n’arriva-t-elle qu’à cinq heures du matin.

Dès le 20, York commença à protester, à discuter les méthodes du quartier général, à déclarer qu’on ruinait l’armée en marches et en contremarches. Ses troupes n’étaient point en état de répondre à de semblables impulsions. Elles offraient le contraste le plus complet avec celles des deux corps russes. Sacken surtout commandait des régimens qui avaient fait campagne en Turquie pendant des années, qui n’avaient point reçu d’hommes de remplacement, qui étaient presque exclusivement formés de vieux soldats.

Les troupes de Langeron étaient aussi de vieilles troupes d’une solidité à toute épreuve. Le chef de corps nous les montre manœuvrant sur le champ de bataille comme à la parade. « L’ordre qui régna, » dit-il, « fut vraiment admirable ; il n’y eut pas une faute de faite, pas un bataillon ni un escadron ne perdirent leur direction ni leur alignement. L’infanterie passait rapidement les ravins et les défilés, se reformait et se déployait ensuite plus rapidement encore sur les hauteurs qui dominaient ces ravins… Le général Blücher, qui vint me rejoindre, en était dans l’enchantement et répétait sans cesse : « Ah ! que c’est beau ! » Je le surpris même battant des mains pour applaudir ; il s’oublia tellement qu’au second mouvement de retraite, il resta immobile, en disant toujours : « Ah ! que c’est beau ! » Et je fus obligé de le réveiller de son admiration et de l’avertir que, s’il restait encore cinq minutes dans la position où il était, en avant de tous les avant-postes, il irait porter son enthousiasme chez les ennemis. »

L’aspect des troupes prussiennes était tout différent : le corps prussien comptait 18 000 hommes de landwehrs sur un effectif total de 38 500. C’étaient des landwehrs silésiennes, que l’on considérait comme de qualité inférieure, recrutées parmi les tisserands, les ouvriers des fabriques silésiennes. Les hommes étaient malingres. Ils ne s’étaient point laissé recruter sans résistance. Tous les élémens éclairés de la jeunesse étaient ailleurs : ils s’étaient enrôlés dans les bataillons de volontaires. Sur quatre compagnies de landwehr silésienne, on n’avait pu trouver un Feldwebel sachant écrire. Les bataillons de ligne n’étaient guère plus riches en hommes exercés. Les mieux dotés comptaient un tiers de recrues, et, sur l’ensemble, la proportion était bien plus forte. Des bataillons entiers n’avaient pas même reçu un commencement d’instruction. Dans tout le corps d’armée, on ne comptait pas mille vieux soldats. L’habillement était lamentable. Le drap, travaillé à la hâte, se rétrécissait sous la pluie et n’habillait plus les hommes. On n’avait pu leur procurer de demi-bottes. La plupart perdirent leurs souliers dans les boues détrempées et durent faire la campagne nu-pieds. La classique Mütze du landwehrien avec sa croix ne protégeait le crâne ni contre la pluie, ni contre les coups de sabre. Les pantalons étaient de toile. L’Autriche avait bien fourni 20 000 fusils ; mais on avait oublié d’en percer les lumières ; plusieurs bataillons de landwehrs entrèrent en campagne, leurs deux premiers rangs armés de piques, et n’eurent d’autres armes que celles qu’ils ramassèrent sur les champs de bataille. Il n’était point possible que ces troupes résistassent aux épreuves auxquelles les soumettait l’ardeur intempérante de Gneisenau.

Ce fut pis encore à partir du 20, lorsque Napoléon apparut à Löwenberg pour arrêter les progrès de l’armée de Silésie et lui faire subir sa poussée vigoureuse.

Il était arrivé le 20 à Lauban ; le 21, il dirigeait sur Löwenberg le corps de Lauriston, celui de Macdonald et la cavalerie de Latour-Maubourg, et sur Bunzlau le corps de Ney, celui de Marmont et la cavalerie de Sébastiani. La présence de l’Empereur produisit son effet accoutumé. L’armée de Silésie dut battre en retraite et parcourir, en sens inverse, le terrain qu’elle avait gagné. Le 21, les troupes de York et celles de Langeron furent repoussées en avant de Löwenberg à Plagwitz. Le même jour, Sacken fut rejeté hors de Bunzlau. Blücher perdit dans cette journée 30 officiers et 1 600 hommes. Il avait appris l’arrivée de l’Empereur, et reconnu sa présence. Il résolut de lui refuser la rencontre décisive qu’il cherchait ; et, dans la nuit du 21 au 22, il groupa son armée en arrière de la Schnelle Deichsel, mais encore en avant de la Katzbach entre Adelsdorf et Pilgramsdorf. Le 22, Langeron, attaqué de nouveau par les Français, évacua, malgré les ordres de Blücher, la ligne de la Schnelle Deichsel, franchit la Katzbach à Goldberg et se retira en arrière de cette rivière jusqu’à Seichau. Mais Blücher, qui avait songé d’abord à défendre le passage de la Schnelle Deichsel, ne voulait du moins pas livrer sans combat la ligne de la Katzbach. Il accourut au quartier général de Langeron, et le reporta en avant sur la Katzbach, à Goldberg, dans la nuit du 22 au 23.

Ainsi, seule en somme des armées de la coalition, l’armée de Silésie exécutait à la lettre le fameux programme de Trachenberg ; poussant en avant son offensive contre les lieutenans de Napoléon, reculant dès que l’Empereur lui faisait sentir son effort personnel et sa présence ; se soustrayant à ses coups, mais toujours au contact des Français, et se dépensant en efforts incessans.

Cette tactique, prudente malgré son aspect d’exubérante ardeur, atteignit bien son but. Napoléon ne pouvait s’éloigner de Dresde, ni poursuivre l’adversaire qui se dérobait devant lui, et l’eût entraîné trop loin. Le 22, il disloquait les troupes qu’il avait lancées contre Blücher, rentrait lui-même à Görlitz ; il confiait à Macdonald le soin de tenir en respect l’armée de Silésie. Toutefois, l’élan que la présence de l’Empereur avait donné aux corps français ne s’arrêta pas tout de suite. Blücher avait voulu défendre la Katzbach ; il avait laissé à Goldberg et aux abords de Goldberg le corps de Langeron et une partie du corps d’York. Macdonald les attaqua le 23 à Goldberg ; et dans les trois combats distincts qui furent livrés ce jour-là, il leur infligea l’échec le plus sensible.

Les Prussiens célèbrent la valeur de leurs troupes au combat de Goldberg, l’héroïsme du frère de la reine Louise, du prince Charles de Mecklenburg, qui refit ce jour-là sa réputation militaire et désarma l’hostilité d’York. Et en effet, l’expérience et la solidité des jeunes troupes prussiennes se trempaient rapidement dans cette suite de combats. À Niederau, elles étaient 6 400 contre une vingtaine de mille hommes. Les coalisés manifestaient dans la retraite une fermeté exceptionnelle ; Blücher essayait de persuader à ses troupes que c’était en vertu d’un plan préconçu qu’elles se retiraient. Mais l’armée de Silésie n’en avait pas moins reçu, le 23, un coup qui menaçait jusqu’à son existence. Elle avait perdu 4 000 hommes en un jour. Blücher, repoussé sur tous les points, était obligé de reculer toujours, de concentrer péniblement ses corps d’armée sur Jauer. Son armée, déjà si éprouvée dans la marche en avant du 16 au 20, le fut bien davantage dans sa retraite du 21 au 23. Six jours après l’ouverture des hostilités, elle semblait sur le point de disparaître dans une crise de dissolution totale.

Le corps prussien surtout ressentait péniblement le contrecoup de la stratégie orageuse de l’état-major silésien. Le 21, il avait subi à Plagwitz le retour offensif des corps français. À cinq heures du soir, il avait reçu l’ordre de battre en retraite sur la Schnelle Deichsel ; il n’était arrivé qu’après de nouvelles discussions et une nouvelle marche de nuit. Le 22, tandis que Langeron continuait à reculer devant la poussée des Français, York avait reçu le matin l’ordre de battre en retraite, à midi l’ordre de faire halte, à trois heures l’ordre de reprendre la retraite. « On semble croire, écrivait Schack, qu’il est plus facile d’observer l’ennemi avec des brigades qu’avec des avant-postes. » Le 22 au soir, Blücher, résolu à défendre la Katzbach, avait exigé des troupes d’York un retour offensif. Il avait jeté dans Goldberg six bataillons prussiens conduits par von der Goltz. Dans la nuit, il avait pris au corps d’York toute la brigade du prince de Mecklenburg pour la reporter au-devant des Français, à côté de Goldberg, à Niederau. Depuis trois jours, les troupes de York n’avaient point eu de repas chaud.

Le 23, tandis que le prince de Mecklenburg engageait le combat où il perdit un tiers de sa brigade, le reste du corps d’York recevait, à huit heures du matin, l’ordre de se porter en avant, à onze heures, pour appuyer à Goldberg les troupes prussiennes engagées. A deux heures, revirement complet. Le prince de Mecklenburg était rejeté en arrière. Le reste du corps prussien, arrivé à une lieue de Goldberg, reçut un nouveau contre-ordre, qui le ramena sur les positions qu’il venait d’abandonner quelques heures auparavant, puis, au commencement de la nuit, l’ordre de reculer encore jusqu’en arrière de Jauer.

Le commandement supérieur perdait de plus en plus de son autorité dans ses incessantes fluctuations. Il fallait quelque réflexion et beaucoup de bonne volonté pour y discerner le résultat d’un calcul. Les commandans des corps d’armée n’avaient point le secret des ordres et des contre-ordres qui les harcelaient. Ils étaient, nous le savons, disposés à incriminer le commandement. Ils ne firent point la part de ce qui était conception stratégique, incertitude dans les renseignemens ou incertitude dans la direction.

Lorsque York comprit le but que poursuivait l’état-major de Blücher, il en discuta les moyens d’exécution. Il était possible, disait-il, d’obtenir les mêmes résultats sans épuiser et désorganiser au même degré les troupes. Au lieu de mettre, au moindre bruit, l’armée tout entière en branle, il conseillait de suivre seulement avec une avant-garde les mouvemens de l’ennemi.

Le débat n’est point sans intérêt. Gneisenau représente la foi illimitée dans l’action des forces morales, de la volonté du chef qui rend possible ce qu’il commande. York, tout résolu qu’il est lui-même, expert de vieille date dans le contact et la direction des troupes, habitué à tendre leurs efforts et leur vigueur, mais sentant les limites qu’il ne faut point franchir et répugnant à les franchir, fait valoir les droits de la matière humaine.

Le succès n’a peut-être point tranché définitivement ce débat au profit de l’état-major de Blücher. Il est permis de penser qu’il y eut quelque excès inutile dans les allures de la direction. En tous cas, la crise de l’armée de Silésie atteignit son paroxysme au lendemain de l’échec de Goldberg.

Langeron se sentait soutenu au quartier général des souverains et n’en faisait qu’à sa tête. Le 23, il avait reçu assez mal les ordres et les aides de camp prussiens de Blücher. Le matin du 26, il déclara net qu’il n’obéirait pas, qu’il avait des instructions secrètes lui prescrivant de ménager son corps d’armée, et, s’adressant au lieutenant de Gerlach qui lui portait les ordres de Blücher, il ajoutait d’un ton dégagé, que les Prussiens semblent avoir gardé sur le cœur : « Votre général est un bon sabreur, mais voilà tout. Il nous faut de la prudence et vous m’avouerez que la prudence n’est pas la faute du général Gneisenau. »

Au corps prussien les conflits ne se dénouaient point sur ce ton d’aimable raillerie. Sa situation, le soir de la défaite de Goldberg, était lamentable. En pleine nuit, on vit arriver à Galgen les brigades prussiennes de Horn et de Hünerbein, puis les troupes qui avaient combattu à Goldberg et à Niederau, la brigade du prince de Mecklenburg et les bataillons de Goltz. Aux épreuves physiques qui s’accumulaient, s’ajoutaient cette fois le sentiment de la défaite et un commencement de désorganisation. Les troupes de la dernière brigade prussienne, la brigade Steinmetz, s’égarèrent dans l’obscurité. Elles se croisèrent avec les troupes russes du corps de Sacken. Une compagnie prussienne fraya son passage à coups de crosse à travers les bagages du corps russe. Deux bataillons de landwehrs, même le bataillon de grenadiers d’un vieux régiment, le régiment de la Prusse orientale, furent coupés et se perdirent. Les landwehrs silésiennes étaient à deux pas de leurs foyers. Elles quittèrent quelques jours le drapeau pour y rentrer. On vit les hommes retourner chez eux, comme avaient fait les volontaires de 92, et rejoindre, quelques jours après, leur régiment. En attendant, les effectifs s’effondraient. Après Goldberg, le 6e régiment de landwehr dut être fondu en un bataillon qui ne comptait plus que 920 hommes sur 2 200.

De l’aveu des Prussiens eux-mêmes, ce fut un instant critique, un de ceux où l’énergie morale faiblit, où l’on peut saisir les causes qui font la défaite ou qui font la victoire. Les reconnaissances prussiennes annonçaient que les Français se mettaient en marche de Liegnitz en deux colonnes. Et, de l’aveu de Schack, si c’eût été vrai, c’était la fin du corps d’York. Mais, hélas ! Les chefs français n’avaient plus le feu sacré qui emportait maintenant les Blücher et les Gneisenau.

York était bien l’homme de ces situations. Vigoureux et hargneux, incapable de démoralisation, prompt à se ressaisir, dès le 24, en poursuivant la retraite, il travaillait à reconstituer son corps. Mais lorsque, le soir de ce même jour, le 24, il reçut un nouvel ordre du quartier général, qui prescrivait pour le 25, à huit heures du matin, de faire de nouveau demi-tour, de reprendre la marche en avant, et de commencer un mouvement offensif, son irritation, mal contenue durant les jours précédens, fit explosion. Il envoya l’un de ses officiers, le major Diederich, au quartier général pour exiger quelque repos. Pour toute réponse, Diederich fut menacé des arrêts et du conseil de guerre. Il fallut obéir, et, le 25 au matin, à huit heures, le corps prussien se mit en marche vers l’ennemi. La tête du corps était à peine arrivée à Jauer qu’un nouveau contre-ordre l’y arrêta. Cette fois, York n’y tint plus. Il se rendit lui-même au quartier général, et y exposa ses griefs avec la plus extrême violence. Mais il trouva à qui parler. Blücher, dit le biographe d’York, se laissa emporter aux dernières limites. Le biographe de Gneisenau retrace la scène entière. York entre au milieu des officiers prussiens et étrangers. Gneisenau, maître de lui-même, entraîne York dans une salle voisine pour que les étrangers n’assistent point à ce débat orageux. Blücher vient les y rejoindre. Gneisenau, bien qu’inférieur en grade, tient tête à York et répond avec aigreur, mais avec sang-froid, à ses emportemens.

La scène a laissé un souvenir très vif à ceux qui en furent témoins. Langeron, qui y assistait, ne manque pas de nous la décrire. « Le général Blücher, » raconte-t-il, « prit son quartier à Jauer ; j’y allai, le 25 de grand matin. J’y fus témoin de la scène la plus scandaleuse, York était dans la chambre de Blücher et vomissait contre lui et contre Gneisenau et contre Müffling les plus formidables injures que la langue allemande peut fournir. Je ne les comprenais point, car, Dieu mercy, je ne scais pas l’allemand, mais le ton me faisait juger de leur énergie ; les trois antagonistes de York lui rendaient ses vociférations avec usure ; le tapage et les cris de ces messieurs s’entendaient de la rue : je crus qu’ils allaient se sabrer et ils n’en furent pas éloignés ; je me retirai sans avoir pu dire un mot à aucun d’eux et je revins à mon quartier général qui n’offrait pas de pareilles scènes ; du reste j’ai ignoré le sujet de tout ce tapage ; lorsque je le demandai à Müffling, il éluda de me répondre. »

York écrivit le même jour au roi pour lui demander à être déchargé de son commandement et à quitter le service. Il se répandait en récriminations contre le commandement supérieur. « Peut-être, disait-il, mon imagination est-elle trop bornée pour concevoir les idées géniales dont s’inspire l’état-major du lieutenant général Blücher. » Il évoquait le souvenir de 1806 et il ajoutait : « La précipitation et l’inconséquence dans les opérations… la croyance aux fausses nouvelles, les décisions prises sur la moindre apparence d’un mouvement de l’ennemi, l’ignorance des élémens pratiques dont l’appréciation est bien plus nécessaire pour la conduite des armées que de sublimes conceptions… telles sont les causes qui peuvent ruiner les armées. »

Qui n’aurait cru, avec York, que l’armée de Silésie marchait à la ruine ? Epuisée par des combats incessans et meurtriers, accablée d’épreuves matérielles qui dépassaient ce que l’homme paraît pouvoir supporter, réduite à une retraite qui prenait par momens l’allure d’une déroute, ses effectifs fondus presque d’un tiers en huit jours, le commandement désorganisé par l’insubordination chronique, ou par les résistances scandaleuses des commandans de corps d’armée, n’étaient-ce point là les prodromes assurés de la défaite et de la dissolution ? Et cependant l’armée de Silésie s’acheminait à la victoire. Qui eût cru de même, à la veille de Valmy, au triomphe inattendu des premières armées anarchiques de la Révolution française ?

Il arrive ainsi que les événemens paraissent déjouer toutes les prévisions que peuvent faire naître les circonstances immédiates au milieu desquelles ils se produisent. C’est que le témoin contemporain des faits, ou l’historien qui les analyse, perd de vue l’ensemble des causes générales et lointaines qui en règlent le développement. Et alors le dénouement imprévu qui surgit dans un milieu qui lui paraît contraire surprend et déconcerte. Il semble mal préparé à qui néglige l’ensemble des causes qui l’ont amené. Parfois il prend l’aspect d’un hasard inexpliqué ; parfois, il semble qu’une volonté humaine ait, par son seul effort, brisé tous les obstacles, et remonté les courans qui l’entraînaient. Sous la pression des causes profondes qui condamnaient Napoléon à la ruine, et qui portaient la coalition au succès, un revirement singulier a transformé en marche triomphale la retraite désordonnée de l’armée de Silésie. Et, dans ce ressaut imprévu, la personnalité de Blücher et celle de Gneisenau prennent un relief extraordinaire. Loin de se laisser abattre par l’accumulation des circonstances contraires, suppléant à tout, à la démoralisation de leur entourage, à l’effondrement de leurs moyens d’action, par une énergie morale indomptable, ils n’ont jamais mieux payé d’audace, ils n’ont jamais imposé plus brutalement leur volonté, qu’à l’heure où leur situation semblait désespérée et leur autorité irrémédiablement compromise. Quelles qu’aient pu être leurs erreurs, quelque excès qu’on puisse reprocher à leur ardeur intempérante, quelque fondement que pussent avoir les résistances de leurs subordonnés, ils ont offert, dans toute sa grandeur, le spectacle de la force morale triomphante ; ils ont fait à l’action des volontés individuelles la part probablement la plus large qui puisse lui être réservée dans l’évolution des événemens humains. Langeron, qui était resté tout juste assez Français pour se vanter de ne pas savoir l’allemand, pouvait railler l’aspect abrupt et grossier de ces énergies. Le peuple dont elles ont fondé la grandeur a certainement le droit de les glorifier.


III. — LA KATZBACH. — LA POURSUITE DE BLÜCHER ET LA RETRAITE DE MACDONALD

Si les Français, après leur victoire de Goldberg, le 23, n’avaient point poussé plus vigoureusement leurs succès, ce n’était point seulement défaut d’énergie. Les instructions de l’Empereur ne prescrivaient à Macdonald qu’une offensive très réservée, plutôt destinée à contenir l’ennemi qu’à le briser. Un incident malheureux empira d’ailleurs la situation. L’Empereur, laissant Macdonald à la tête de l’armée, avait voulu lui en faciliter le commandement. Il avait rappelé Ney, supposant que le prince de la Moskowa ne serait point, pour le duc de Tarente, un subordonné docile. Ney comprit que ses troupes étaient rappelées en même temps que lui-même, et de Liegnitz, où il occupait, en pointe sur la gauche, une situation fort menaçante pour les Prussiens, il mit le 3e corps en retraite sur Dresde, dégarnissant fort mal à propos l’aile gauche de l’armée. Ce faux mouvement, que Macdonald appelait « une cruelle méprise, » contribua à arrêter les progrès des Français, après leur succès du 23.

Le 24, dès le lendemain de sa défaite à Goldberg, Blücher avait connu le départ de l’Empereur. Le mouvement du 3e corps le porta à croire que les Français se retiraient. Il donna aussitôt à son armée à demi dissoute, à ses chefs de corps récalcitrans, l’ordre de se porter en avant. Macdonald au contraire laissa passer dans une inaction relative les journées du 24 et du 25. Ce fut seulement le 26 au matin qu’il distribua ses ordres de mouvement. Il croyait pousser encore devant lui l’ennemi qu’il avait défait le 23 autour de Goldberg.

Ainsi chacune des armées s’avançait, croyant trouver en face d’elle un adversaire en retraite, et marchait, sans s’en douter, au-devant d’un choc décisif. Mais Macdonald s’y exposait dans les conditions les plus défectueuses. Le 3e corps, retardé par le malentendu qui s’était tardivement dissipé, se trouvait encore trop éloigné pour prendre une part effective à l’action. Macdonald, loin de grouper ses forces comme le lui avait prescrit Napoléon, les avait fractionnées dans un terrain coupé d’obstacles matériels, de montagnes, de rivières, que les pluies diluviennes de ces derniers jours d’août grossissaient d’heure en heure et transformaient en obstacles infranchissables. Blücher était en pays ami, mieux renseigné, mieux servi aussi par une cavalerie active et mobile. Il avait, lui aussi, arrêté ses ordres de marche, le 26 à onze heures, dans l’ignorance des mouvemens de l’ennemi. Mais des services d’avant-postes, son avant-garde, le renseignèrent à midi, avant la rencontre. Il apprit que les Français s’avançaient en colonnes nombreuses et put prendre ses dispositions pour les recevoir.

Le champ de bataille de la Katzbach est limité au Nord par la rivière qui a donné son nom à la journée et dont le cours est dirigé à peu près de l’Est à l’Ouest. A l’Ouest, le champ de bataille est borné par un affluent de la Katzbach par la Wüthende Neisse, qui coule du Sud au Nord. C’est dans l’angle formé par les deux rivières, sur la rive droite de la Katzbach et de la Wüthende Neisse, sur le plateau qui occupe cet angle, que s’est décidé le sort de la journée.

Toutefois en dehors de cet angle, de l’autre côté de la Wüthende Neisse et sur la rive gauche, le corps de Langeron, séparé du reste de l’armée de Silésie, devait recevoir, dans une action très isolée du reste de la bataille, le choc du 5e corps français commandé par Lauriston.

Sur la rive droite de la Wüthende Neisse, sur le terrain de la rencontre décisive, les corps de York et de Sacken allaient se trouver en face du 11e corps et de la cavalerie de Sébastiani.

Le 3e corps français, commandé par Souham depuis le départ de Ney, était au nord de la Katzbach, sur la rive gauche, au-delà de Liegnitz. Obligé de faire un long détour pour franchir la Katzbach, il parut sur le champ de bataille plus tard que ne l’attendait Macdonald, trop tard pour exercer une action réelle, assez tard pour ne pas être irrémédiablement entraîné dans la déroute.

L’action décisive se déroula entre les corps de York et de Sacken, groupés sur le plateau dans les positions que Blücher leur avait assignées à la nouvelle de l’attaque des Français, — et le 11e corps appuyé de la cavalerie de Sébastiani qui gravissait, non sans difficulté, les pentes abruptes, qui conduisent du lit du torrent sur le plateau. On n’y montait que par des chemins encaissés, détrempés par la pluie, sortes de défilés presque infranchissables. Macdonald paraît avoir eu l’intention, lorsqu’il reconnut la difficulté du terrain, de s’arrêter, de retourner en arrière. Mais l’étroitesse du passage ne lui permettait même point de revenir sur ses pas. Après avoir franchi, non sans désordre, les défilés et gravi, non sans difficultés, les pentes abruptes qui dominent le torrent, les bataillons de la division Charpentier, qui marchaient les premiers, se déployèrent à droite, et la cavalerie de Sébastiani s’étendit successivement sur la gauche. En face des bataillons Charpentier, se trouvaient, sur la gauche de Blücher, les brigades prussiennes d’York.

Les récits prussiens ont conservé le souvenir des premières rencontres de la division Charpentier avec les troupes prussiennes. C’est d’abord l’avant-garde prussienne, portée le matin dans la vallée et qui se retire sous la poussée des Français en regagnant le gros du corps. « L’ennemi nous croyait en retraite, » écrit le major Hiller qui la commandait, « et nous poursuivait de ses quolibets. Il se développa rapidement, poussa une masse de tirailleurs. Mais, en raison de la pluie qui commençait, leur feu fit peu d’effet. Trois des quatre batteries qui successivement avaient débouché du défilé commencèrent à tirer vivement sur nous. Quelques boulets qui atteignirent le bataillon de landwehr von Kempsky, — c’était celui d’Oppeln, — y mit le désordre. Il ne fut bientôt plus qu’une masse débandée, qui fit mine de se jeter sur les autres bataillons. Le brave Kempsky se donna avec moi toutes les peines du monde pour retenir le bataillon qui n’était formé que de grossiers paysans de la Haute-Silésie. Nous n’y réussîmes que lorsque j’eus fait braquer les canons sur eux, en leur donnant ma parole d’honneur que je ferais tirer. La menace eut son effet et le bataillon reprit si bonne attitude qu’une grenade étant tombée dans ses rangs, et ayant abîmé quatorze hommes, il demeura néanmoins en bon ordre. Aucun homme ne pouvait tirer, et cependant le carré tint ferme, même lorsque la cavalerie l’entoura complètement. Le bataillon de landwehr Seydlitz (de Schweidnitz) a tenu durant tout le combat en bon ordre comme un vieux bataillon. »

C’étaient là les combats d’avant-garde. On nous décrit ensuite la première rencontre de l’infanterie française de la division Charpentier avec le gros du corps prussien. Les Français sont montés sur le plateau ; les Prussiens voient devant eux trois bataillons en carré et quatre pièces d’artillerie. La première ligne, le second bataillon du régiment de Brandebourg en tête, — c’était un régiment de ligne, — s’avance contre les carrés français, recevant le feu de l’artillerie. « Ce qui tombait, tombait, le reste avançait, » écrit un officier du régiment. « Arrivés à portée de fusil, nous doublâmes le pas, nous abaissâmes nos armes, et nous abordâmes à la baïonnette, avec des hurrahs terribles, le carré du milieu, un carré de grenadiers français. Le carré se tenait ferme comme un mur. Nous approchâmes à deux pas. Un instant nos hommes se tinrent en face des Français et, des deux côtés, on se regarda. Nous autres officiers, nous criâmes : « Allez, allez. » Les soldats retournèrent leurs fusils et se mirent à frapper à coups de crosse. Le carré fut bientôt entouré à droite et à gauche, attaqué de toutes parts. Il n’y avait plus de quartier. En dix minutes, le carré fut à terre et transformé en pyramide, 150 hommes sortirent vivans du tas de cadavres, on les fit prisonniers. » Mais le premier élan des bataillons français n’avait pas été arrêté seulement par les résistances de l’infanterie prussienne. L’intervention de l’artillerie du corps de Sacken, que le général russe avait mise en action dès l’apparition de la division Charpentier sur le plateau, avait puissamment contribué à faciliter la résistance du corps de York.

Les Prussiens ont moins complaisamment décrit l’épisode qui suivit ces premières rencontres. Leur cavalerie de réserve, conduite par leurs chefs de cavalerie les plus célèbres, par Katzeler et par Jurgasz, crut le moment venu de compléter les premiers succès de l’infanterie. Elle s’engagea tout entière ; mais elle se heurta à la cavalerie de Sébastiani, qui la repoussa dans le désordre le plus complet. Un combat de cavalerie long et acharné s’engagea alors. « J’ai tenu six heures, » écrivait Sébastiani, « sous une canonnade horrible et devant des forces sans aucune espèce de proportion avec les miennes. Nous avons toujours chargé aux cris répétés de : Vive l’Empereur ! » Et le chef du 2e corps de cavalerie n’était pas seul à rendre hommage à ses troupes. Le 2 septembre, après la retraite, Lauriston écrivait à l’Empereur : « La cavalerie du 2e corps est bonne, elle a fait le 26 des choses que l’on aurait à peine attendues de vieux cavaliers. » La cavalerie prussienne, rejetée avec perte, dut venir s’abriter derrière les carrés de l’infanterie de York. « Pourvu, » disait Jurgasz, « que le général ne voie pas cette cochonnerie. »

Mais tandis que la cavalerie du corps prussien subissait cet échec, Blücher portait son armée en avant. Le corps russe de Sacken marqua son offensive. Blücher lui-même prit la tête de la cavalerie russe, à laquelle il agrégea les restes de la cavalerie prussienne. Et, dans un dernier effort, la charge de ces masses énormes brisa la résistance des Français. La retraite prit bientôt l’aspect d’une déroute. L’artillerie française était restée sur le plateau, à sa position de batterie, enfoncée dans les terres ; toute l’armée dévalait pêle-mêle, dans un désordre inexprimable, les défilés qu’elle avait si péniblement franchis le matin ; elle trouvait, au bas des pentes, les ponts emportés ; les torrens grossis par les pluies engloutissaient les fuyards. En vain, les troupes du 3e corps avaient franchi la Katzbach et s’étaient montrées sur le plateau à la fin de la journée ; elles s’étaient heurtées aux troupes victorieuses de Sacken. En vain, le corps de Lauriston avait poussé devant lui le corps de Langoron, qui s’était mollement défendu, ayant jugé de son côté qu’il n’y avait pas lieu de livrer bataille. Macdonald dut donner le soir à Lauriston l’ordre de battre en retraite.

La journée de la Katzbach a eu des conséquences considérables. Mais la rencontre en elle-même ne fut point, parmi les combats livrés par l’armée de Silésie dans la seconde quinzaine d’août, l’une des plus meurtrières. Elle n’avait coûté au corps prussien que 874 hommes tués ou blessés. Il fallut tous les efforts d’imagination et la propagande de Gneisenau pour en faire une grande victoire. Muffling lui-même protestait contre ces exagérations, et appréciait d’une façon plus modeste « la rencontre sur le plateau, » dont les exaltés de l’état-major silésien amplifiaient sans mesure les proportions.

Les troupes russes de Sacken avaient eu dans le succès une part prépondérante. Il reçut, sur le champ de bataille même, le témoignage de Blücher, et le lendemain, le 27, il fut l’objet d’une manifestation flatteuse. Passant à cheval le long du corps prussien formé en colonne, il fut accueilli par le hurrah des troupes. Le rapport officiel rédigé par l’état-major silésien était, à l’égard des Russes, d’une reconnaissance moins expansive. Sacken et ses officiers pensèrent qu’il ne rendait pas suffisamment justice à leurs efforts. Et afin d’effacer cette fâcheuse impression, Blücher baptisa, le 30 août, sa victoire, pour faire honneur au corps russe de Sacken, du nom de la Katzbach. A la première heure les Prussiens lui avaient donné le nom de la Wüthende Neisse dont leurs troupes avaient occupé les rives. « Il nous sied, » écrivait Gneisenau dont la modestie n’était pas le fort, « d’être modestes après avoir été si longtemps malheureux. »

Mais si la journée du 26 n’avait pas été des plus meurtrières, elle eut, par les événemens qui suivirent, pour les troupes de Macdonald, les conséquences les plus funestes. La crise que traversa, après la rencontre de la Katzbach, après le 26 août, l’armée française placée sous les ordres de Macdonald, rappelle trait pour trait celle qu’avait franchie trois jours plus tôt, le 23, après le combat de Goldberg, l’armée de Silésie vaincue et battant en retraite. Mais, après Goldberg, l’énergie du dernier effort manqua aux Français ; leurs ennemis évitèrent le dernier abandon, réussirent à se ressaisir Après la Katzbach, au contraire, l’armée de Blücher victorieuse poussa sa pointe jusqu’à l’épuisement de ses forces, et le ressort manqua aux malheureuses divisions françaises qui se ruinèrent, sans retour possible, dans l’eau des torrens et la boue des chemins. Et à quelques jours d’intervalle, dans deux situations exactement semblables mais renversées, on saisit, par la différence des résultats, l’action des forces morales, — la réaction des nations européennes résolues à s’affranchir, — l’épuisement de l’effort gigantesque qui avait porté la France victorieuse aux contins de l’Europe.

L’armée française avait à traverser, dans sa retraite, successivement la Katzbach, le Bober et le Queiss. Soixante-douze heures de pluies continuelles avaient fait déborder toutes les rivières et emporté à peu près tous les ponts.

Le 3e corps et la cavalerie de Sébastiani avaient repassé assez facilement la Katzbach à Kroitsch. Ils se retirèrent en faisant bonne contenance, offrirent le 30, au passage du Bober à Bunzlau quelque résistance aux troupes qui les poursuivaient, et se retirèrent sans se désorganiser sur le Queiss. Lauriston écrivait, le 2 septembre, à l’Empereur : « Le 3e corps est encore sain et vigoureux en hommes et en choses. »

Mais les autres corps ne franchirent point aussi facilement les obstacles naturels que leur opposaient les lignes successives des torrens débordés. Le 11e corps, celui de Macdonald, qui avait supporté le principal effort de la journée du 26, en était sorti dans le plus grand désordre. Le 5e corps, celui de Lauriston, qui avait lutté avec succès, le 26, contre le corps de Langeron, commença sa retraite, dans la nuit du 26 au 27, avec assez de régularité. Les deux corps, le 11e et le 5e, franchirent la Katzbach à Goldberg. Entre la Katzbach et le Bober, le 5e corps encore assez intact tenta d’arrêter à Pilgramsdorf, le 27, la poursuite de Langeron. Il n’y réussit pas, perdit son artillerie embourbée et s’y désorganisa entièrement. Les débris du 11e et du 5e corps purent cependant franchir le Bober à Lowenberg, et poursuivre leur retraite. Mais les hommes qui en masse avaient quitté leur corps, les détachemens isolés qui s’étaient égarés, tous ceux qui n’étaient point venus, à la première heure, chercher les seuls passages demeurés libres, errèrent à l’aventure, emprisonnés entre les rivières infranchissables, cherchant un passage qu’ils ne trouvaient plus, et tombèrent successivement aux mains de l’ennemi. Ce fut le sort de la malheureuse division Puthod, que Napoléon avait prescrit à Macdonald de détacher au loin sur sa droite et qui fut prise tout entière.

Ces journées désastreuses coûtèrent à l’armée de Macdonald plus de 30000 hommes. Les épreuves matérielles, plus encore que l’échec du 26, y portèrent la démoralisation à son comble. Dès le 27 août, à deux heures de l’après-midi, Macdonald écrivait de Goldberg au major général : « Le général Lauriston vient d’être informé qu’un seul régiment de hussards a suffi pour faire débander 14 bataillons. Le soldat est dégoûté par les marches et le mauvais temps, et découragé parce qu’il ne peut se servir du feu de son arme. » Et le même jour, à sept heures du soir, la déroute atteignant Löwenberg, le commandant d’armes de cette place écrivait[2] : « Depuis hier soir sur les neuf heures (c’est-à-dire le jour même de la Katzbach) sont arrivés ici, venant de Goldberg, quantité de militaires épouvantés et fuyards annonçant un mauvais résultat de l’affaire d’hier après-midi. Je les fis chasser et leur donnai l’ordre de retourner promptement sur leurs pas. J’ai donné la consigne aux postes de ne plus les laisser entrer. Ils font le tour de la ville ; j’ai placé un poste au pont pour leur en empêcher le passage ; ils ont passé les gués plus haut ou plus bas et ont évité mes gardes. »

Même au 3e corps, qui n’avait point été engagé à fond le 26, l’état des troupes n’était point satisfaisant. Macdonald mandait le 29, de Bunzlau où il s’était rendu : « Nos troupes sont dans un état pitoyable, percées de la pluie pendant quatre-vingts heures consécutives, marchant dans la boue jusqu’à mi-jambe et traversant des torrens débordés. Dans cet état, les généraux en chef ne peuvent empêcher que le soldat ne cherche un abri, son fusil lui étant inutile. »

Et, le 27 août, Puthod, qui allait être pris avec sa division deux jours plus tard, mais qui n’avait pas encore eu affaire à l’ennemi, adressait à Lauriston un rapport que les cosaques interceptèrent et qui fortifia la confiance de Blücher et de Gneisenau. « J’ai la douleur de vous rendre compte, » écrivait-il, « que les trois quarts des soldats, malgré mes efforts, malgré ceux des chefs et des officiers, se jettent dans les bois et dans les maisons, et que ni les menaces, ni les coups ne peuvent rien ; ils répondent qu’ils aiment mieux encore être pris que périr de misère. Le cœur me saigne, je suis au désespoir, et je n’en ferai pas moins mon devoir avec honneur jusqu’au bout. »

Après la perte de la division Puthod, Macdonald avait évacué la ligne du Bober. Il s’était retiré sur le Queiss, et, le 31 août, il écrivait de Lauban : « Il nous est déjà rentré 7 à 8 000 hommes ; il faut qu’il y en ait encore plus du double jusqu’à Dresde. Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’il n’y a ni terreur, ni crainte ; le soldat cherchait des abris ; en cela il imitait trop bien l’exemple de ses officiers. »

Mais Macdonald n’avait pu tenir même sur le Queiss ni sur la Neisse, et c’était de Nostitz, se dirigeant vers In Sprée, qu’il écrivait, le 2 septembre, au major général : « Je dois déclarer que la tiédeur des chefs, l’indiscipline, le maraudage, le manque d’armes pour peut-être dix mille hommes, et de munitions de guerre sont autant de motifs qui doivent déterminer Sa Majesté à rapprocher d’elle son armée, à l’effet de lui donner une plus forte constitution et de retremper tous les esprits. »


Les épreuves qui accablaient les Français n’étaient point épargnées aux troupes de l’armée de Silésie qui les poursuivaient. Elles y produisaient des effets analogues. Seulement, là, la vigueur du commandement à tous ses degrés, le sentiment du succès, conservaient intacte l’énergie du petit noyau d’hommes qui ne succombaient pas à l’excès de la fatigue ou des épreuves. Surtout, la solidité éprouvée des troupes russes maintenait intacte la charpente de l’armée de Silésie. Si le corps russe de Sacken avait assuré à Blücher la victoire de la Katzbach, le corps russe de Langeron, ménagé davantage par la prudence parfois excessive de son chef, permit seul de donner à la poursuite assez d’activité pour ruiner les corps français, détruire leur matériel, et capturer la division Puthod. Ce sont les troupes russes de Langeron qui ont désorganisé le 27, à Pilgramsdorf, une grande partie du 5e corps, et qui, le 29, en avant de Löwenberg, ont fait prisonnières les troupes de Puthod.

Quant au corps prussien, il n’était plus en état de participer utilement à la poursuite. Ce n’était pas faute d’en avoir reçu de l’état-major l’ordre pressant. A peine abrité de la pluie, à Brechtelshof, dans la nuit qui suivit la bataille, Blücher avait expédié ses rapports au grand quartier général et, aussitôt après, dans la nuit du 26 au 27, il avait fait parvenir à York l’ordre de se mettre en marche à deux heures du matin et de franchir la Katzbach à Kroïtsch avec son avant-garde, la brigade de Horn, et la cavalerie de réserve. York déclara une fois de plus que « Messieurs de Gneisenau et de Müffling n’avaient pas la moindre idée des mouvemens d’une armée. » Et, une fois de plus, Gneisenau incrimina le mauvais vouloir et l’esprit d’opposition de York. L’ordre était inexécutable. La Katzbach montait sans cesse sous la pluie qui continuait ; les ponts étaient recouverts d’eau. Il était impossible d’y passer en pleine nuit, même pour dés troupes qui eussent été en meilleur état que celles de York. Demeurés toute la nuit sans bois, sans paille, sans pain, trempés jusqu’aux os sous une pluie diluvienne et sous le vent du Nord, les Prussiens étaient dans l’état le plus pitoyable. Les régimens, les landwehrs surtout, fondaient avec une rapidité sans précédens. Dans le régiment de landwehr de la brigade Hünerbein, le premier bataillon se réduisit dans la nuit qui suivit la Katzbach de 577 hommes à 271, et le lendemain à 180. Le second bataillon avait pu, dans une de ses attaques, ramasser les souliers et les manteaux des Français tués ; il ne perdit que 54 hommes. Mais le troisième bataillon passa dans la nuit de 510 hommes à 202 et le quatrième, qui n’avait pas vu le feu, de 625 à 407.

Le 27 août, au point du jour, Horn avec l’avant-garde de York franchit la Katzbach à Kroïtsch avec trois régimens d’infanterie, la cavalerie de réserve, et deux batteries. L’infanterie passa ayant de l’eau jusqu’à la poitrine, la cavalerie à la nage, l’artillerie dans l’eau qui recouvrait le pont. York, avec le reste du corps, tenta en vain de franchir la rivière ; il n’y put réussir. Il fit savoir à Blücher qu’il ne pouvait exécuter ses ordres, reçut, rédigées de la main de Gneisenau, les remontrances les plus désobligeantes, et demeura toute la journée immobilisé sur la rive droite. Le 28, au matin, il se résolut à se diriger sur Goldberg pour tenter le passage. Il y arriva à dix heures du soir, mais au prix d’une désorganisation à peu près complète.

Le 29 août, Horn, qui menait l’avant-garde et avait de son côté suivi l’ennemi jusqu’à Bunzlau, faisait son rapport. Les majors Reibnitz et Kottulinzky, des bataillons de landwehr, lui déclarèrent que leurs bataillons ne comptaient plus que 100 hommes, et encore tellement épuisés de faim et de fatigue qu’ils ne pouvaient plus marcher. Il avait laissé ces deux bataillons à Haynau en leur recommandant de rassembler les traînards de la landwehr « Je crois, » dit-il, « qu’un grand nombre de landwehriens, poussés par la faim, sont rentrés chez eux. Deux cents pains de dix livres, c’est tout ce que j’ai pu trouver dans la ville et dans la contrée. »

Le gros du corps prussien était dans le même état. Il manquait de munitions et manquait totalement de vivres. Les quatre bataillons de landwehr de la 2e brigade qui avaient 2 200 hommes au début des hostilités, n’en comptaient plus que 320 le 28 au matin. Ils se trouvèrent sans chef dans la nuit du 27 au 28. Les hommes n’avaient pas mangé. On leur distribua de l’eau-de-vie, qui, dans l’état où ils étaient, les acheva.

York, le 29 août, se déclarait impuissant à rien entreprendre. Il résumait la situation de son corps d’armée. Les landwehrs de la brigade de Horn étaient à moitié dissoutes. Celles de la 8e brigade, de la brigade Hünerbein, marchaient pieds nus et fondaient d’heure en heure. Il avait fallu renvoyer celles de la 2e brigade, du prince de Mecklenburg, en arrière pour les réorganiser. La brigade Steinmetz avait dû laisser en arrière un bataillon de landwehr. Gneisenau avait donné l’ordre d’habiller les landwehriens avec les effets des 2 000 prisonniers français qui se trouvaient à Goldberg. Mais l’officier qui conduisait les prisonniers avait reculé devant cette inhumanité et refusé de les dépouiller sans un ordre de Blücher. Le même jour encore, le 29, York écrivait de Leisersdorf à Blücher : « J’ai le regret de vous faire savoir qu’en raison du mauvais temps et de l’habillement extraordinairement défectueux de la landwehr, les landwehrs, celles de la brigade du prince de Mecklenburg surtout, commencent à se dissoudre. Soit par épuisement, soit par mauvaise volonté, les hommes restent par centaines en arrière, et, comme nous n’avons pas de moyens d’action sur les derrières, ils peuvent ou se disperser ou rentrer chez eux. »

Lorsqu’on fit le compte des effectifs, on trouva que le 1er septembre, après une campagne de dix-huit jours, le corps prussien de York était tombé de 38 221 combattans à 25 296. Les landwehrs surtout étaient terriblement réduites. Sur 13 369 hommes il n’en restait plus que 6 277. Plus de la moitié de l’effectif, 7 092 hommes avaient disparu. Les bataillons de ligne avaient moins perdu. Il leur manquait un quart de l’effectif, 4 040 hommes sur 16 747.

L’état-major silésien, dans l’enthousiasme communicatif du succès, célébrait l’ardeur des troupes prussiennes, et glorifiait la vigueur de leur patriotisme. Hiller écrivait, le soir de la Katzbach, que les troupes prussiennes, dans leurs souffrances sans nom, conservaient le meilleur moral. Elles donnaient cours, en composant des chants grossiers, à leur haine contre les Français. Le 29 au soir, Gneisenau, après avoir décrit les souffrances des troupes, entonnait un chant d’allégresse. « Le soldat supporte toutes ces misères sans murmurer, même avec gaieté. Vive le roi ! Son trône est fondé à nouveau et nous laisserons à nos enfans l’indépendance nationale. »

Tout n’était point sincère dans ces manifestations, et l’on y retrouverait sans peine l’arrière-pensée politique d’exciter ou d’entretenir l’enthousiasme en le célébrant. Gneisenau, fort expert aussi dans ce genre de manœuvres, avait pris ses précautions pour que la gloire de l’armée de Silésie et des armes prussiennes, et même ses propres mérites, ne fussent pas tenus sous le boisseau. Ce n’était pas par amitié pour Munster, ou par prévenance pour le prince régent d’Angleterre, qu’il se mettait, le soir même de la bataille, à peine descendu de cheval et abrité de la pluie, à écrire au ministre hanovrien de Londres, le récit détaillé et bien mis en valeur, des événemens de la journée. Il recommandait à son correspondant de ne point garder pour lui ses confidences, d’en faire usage pour rectifier les versions erronées qui risquaient de circuler, et de les confier aux voix de la renommée, c’est-à-dire aux gazettes anglaises. Munster ne demandait pas mieux que de mettre, en tant qu’il dépendait de lui, la presse anglaise au service de la bonne cause. Il y faisait imprimer les lettres de Gneisenau. Tout au plus s’excusait-il auprès de son correspondant d’en avoir supprimé les réflexions désobligeantes pour Langeron, que Gneisenau n’avait pu se tenir d’y insérer.

Il faut, de ces manifestations triomphantes, rapprocher les documens positifs qui établissent que, ni en haut lieu, ni à l’état-major silésien même, on n’était fort rassuré sur la solidité et sur la fidélité des landwehrs silésiennes. Le 31 août, un ordre de cabinet suspendit l’article 18 du code de justice militaire dans la Haute-Silésie, « dans cette province qui se distingue d’une façon si fâcheuse par son manque d’attachement à la patrie, » en raison des progrès de la désertion dans cette région. Et, symptôme frappant de la persistance des anciennes mœurs en contraste flagrant avec l’esprit d’une armée nationale, l’ordre de l’armée du 7 septembre prescrivit que les landwehriens fatigués seraient rafraîchis de trente coups de bâton. Ce ne fut pas, dit-on, la seule manifestation du même genre.

Il y avait quelques excès, certainement, et de l’ingratitude même dans les inquiétudes qui se manifestaient aussi brutalement. Les désertions des landwehriens avaient leur excuse. Beaucoup d’entre eux, après avoir pris quelque repos, revinrent d’eux-mêmes, sans se douter, paraît-il, qu’ils eussent rien fait de répréhensible. L’effectif des landwehrs au corps d’York, qui était tombé à 6 277 hommes, au 1er septembre, était remonté quatorze jours plus tard à 8 540 hommes. Les bataillons qui s’étaient dissous dans la poursuite de la fin d’août se réorganisèrent. Le bataillon Brixen, celui qui, dans la nuit du 26, avait perdu 200 hommes sans s’être battu, se retrouva, le 4 septembre, à l’avant-garde près de Hochkirch ; et le 30, à Bunzlau, Horn réussit à forcer avec ses landwehrs épuisées, après trois attaques assez pénibles, le passage du pont sur le Bober. Ce qui demeure, c’est que le corps prussien n’avait eu qu’une part restreinte dans la victoire de la Katzbach, et n’en prit pour ainsi dire point à la poursuite qui désorganisa l’armée de Macdonald.

Lorsqu’on rapproche sa situation de celle du corps de Lauriston dans les journées qui suivirent la « rencontre sur le plateau, » il semble que poursuivans et poursuivis soient dans le même état de désorganisation. Les épreuves sont les mêmes, l’état des troupes est aussi pitoyable dans la poursuite que dans la retraite. D’où vient donc que le succès fut d’un côté et le désastre de l’autre ? Il serait sans doute injuste de négliger, comme le font volontiers les historiens prussiens, l’élément considérable de succès qu’apportaient à Blücher la résistance et la solidité des vieilles troupes russes. Il serait également injuste de méconnaître que la cause principale du désastre des Français a été dans la différence de l’état moral des deux armées, dans la vigueur indomptable, dans la confiance inébranlable de cet état-major silésien, où la Prusse a cherché, — non sans raison, — comme la synthèse de son esprit national.


Mais cette énergie n’allait pas sans une brutalité qui dépassait les bornes : ce n’était pas seulement cet esprit querelleur, ce défaut de formes, cette grossièreté de relations que raillait Langeron. C’était quelque chose de plus et quelque chose de pis. Les édits qui avaient organisé le landsturm au printemps de 1813, contenaient des prescriptions barbares. Les lettres par lesquelles Blücher et Gneisenau prescrivaient au gouverneur de la Silésie de sonner les cloches et de convoquer le landsturm au lendemain de la Katzbach, éveillaient comme un écho de cette inhumanité. Ce n’était point seulement pour ramasser les prisonniers français que Gneisenau faisait convoquer le landsturm et soulever la population : c’était aussi pour les massacrer.

L’on pourrait croire, à lire les lettres qu’il adressait à Munster en Angleterre, et où il lui annonçait ces nouvelles, qu’il s’agissait d’une exagération littéraire ou d’une manifestation romantique, si l’on n’avait la preuve qu’à cette férocité d’imagination correspondait bien une barbarie réelle.

Dans une lettre qu’il adresse au comte Munster, de Löwenberg, le 30 août, et où il lui rend compte des combats qui se poursuivaient, à cette heure même, autour de Bunzlau, Gneisenau écrit : « En ce moment même, se livre à Bunzlau un violent combat. On se dispute le passage du pont. L’ennemi a mis le feu au village de Tillerdorf. Le général prussien Horn a donné l’ordre de ne pas faire de prisonniers, mais de les rejeter dans les flammes du village en feu. » Ce n’est pas la seule fois que l’acharnement d’une lutte ait entraîné de semblables horreurs : on les a rarement vu prescrire avec ce sang-froid, et raconter avec ce calme, par celui sous les ordres duquel elles s’accomplissaient. Même dans la correspondance de Napoléon, les manifestations les plus intempérantes de sa volonté débridée ont laissé peu de traces pareilles.

Ce fut seulement le 1er septembre que Blücher et Gneisenau consentirent à relâcher les instances dont ils harcelaient les corps engagés dans la poursuite des Français. Les troupes eurent un jour de repos et furent invitées à célébrer solennellement des actions de grâces. York qui, dans ses résistances hargneuses de vieux soldat, ne manquait pas de finesse, et qui retrouvait dans le succès quelques éclairs de bonne humeur, reçut avec surprise l’ordre du quartier général : « Un jour de repos et des prières ? » dit-il, « nous avons sûrement reçu des coups. » Et, de fait, l’état-major silésien venait de recevoir la nouvelle de la victoire remportée à Dresde, le 27, par Napoléon.


GODEFROY CAVAIGNAC.


  1. Mémoires inédits du comte de Langeron, dont l’original est conservé aux Archives du ministère des Affaires étrangères sous le titre : Journal des campagnes faites au service de la Russie par le comte de Langeron, général en chef.
  2. Archives historiques du ministère de la Guerre.