Les Pseudonymes du jour/Préface de la première édition

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E. Dentu, éditeur (p. i-viii).


PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION


L’accueil fait par le public aux deux premières publications dans les journaux des Pseudonymes du jour m’a encouragé à les réunir en volume. Il ne sera pas inutile d’initier les curieux à l’enfantement de ce livre.

Je m’amusai un jour à dévoiler, dans la Petite Revue, les pseudonymes nombreux de la Vie parisienne. Le Figaro vint ensuite, les Journaux étrangers, rédigés en français, — ou à peu près, — les Journaux politiques, les Revues, etc., etc.

Dès le début de ce travail, les communications m’arrivèrent de tous les côtés. Sans y penser, au jour le jour, j’enregistrais à bâtons rompus et je jetais à la brassée les pseudonymes que je recueillais au hasard, écrivains, dessinateurs, musiciens, comédiens, etc. Plus j’allais, plus les pseudonymes pleuvaient. Je finis par me passionner à cette chasse singulière à laquelle les journaux s’intéressaient. Je soutins des polémiques, tout en rectifiant les erreurs de détail qui m’étaient signalées.

Après une première publication dans la Petite Revue (1865), Gustave Bourdin me proposa de donner cette série dans le Figaro. Je réunis alors mes matériaux entassés pêle-mêle, en leur faisant subir un premier classement alphabétique par divisions de chapitres :

Dominos féminins. — Hommes de lettres. — Pavillons neutres. — Journaux étrangers. — Peintres, Dessinateurs et Sculpteurs. — Compositeurs et Musiciens. — Comédiens.

Cette seconde publication, classée, augmentée et épurée, me permit de me rendre compte de l’ensemble de mes recherches et des communications que j’avais fondues dans mon travail. En même temps, j’eus encore l’occasion de faire disparaître quelques erreurs de détail et de recueillir de nouveaux pseudonymes et d’intéressantes informations. En tête des séries du Figaro on lisait la note suivante :

« Ceci est un travail de curiosité littéraire. »

« Il fut un temps où les journaux représentaient une idée commune, un drapeau sous lequel les journalistes étaient groupés autour du rédacteur en chef, comme des soldats disciplinés obéissant au mot d’ordre de leur général. À part les anciens, qui pourrait aujourd’hui rappeler les noms des simples soldats ? Personne ne signait.

« La loi nouvelle, en exigeant la signature de tous les articles, changea les conditions de la presse et diminua l’influence qu’elle exerçait par l’union collective de ses membres et le prestige de l’inconnu. Toutefois, la loi reconnaissait à l’écrivain le droit de dissimuler sa personnalité sous le voile plus ou moins transparent du pseudonyme. Aussi, depuis cette époque, se sont-ils multipliés, surtout dans les journaux. On peut dire, à l’honneur des écrivains français, que si le pseudonyme est un masque, il est rarement une cuirasse. Le masque tombe et l’homme apparaît, soit en face du magistrat, soit en face d’un adversaire.

« Quels que soient les motifs qui déterminent le choix d’un pseudonyme, nous n’avons pas à nous en occuper ici. Il est des noms contre lesquels le public se cabre, qu’il ne veut point entendre, d’autres qui lui entrent dans les oreilles comme un accord parfait. Il faut donc considérer un nom de convention, un pseudonyme, comme une nécessité pour qui veut le lancer dans la circulation. On ne vient pas toujours au monde en s’appelant Voltaire[1] ou Rivarol. Ces noms-là n’existent pas, on les invente.

« Ainsi qu’il est dit en tête de cette introduction, le travail que nous publions aujourd’hui dans le Figaro est un travail de pure curiosité littéraire. Bien que nos recherches tendent à le compléter autant qu’il nous sera possible, nous préférerions une lacune à une divulgation qui pourrait être préjudiciable à quelqu’un. »


Un autre sujet m’avait aussi tenté, celui des Livres à clef. L’idée, qui n’est pas nouvelle, m’en était venue en indiquant les personnalités des Portraits parisiens de Charles Yriarte. Plus tard, j’y revenais dans une Chronique du Charivari :

« Ce serait une étude amusante et certainement digne de tenter un esprit curieux, que celle de dégager des romans modernes le côté autobiographique et d’ôter les masques plus ou moins transparents de leurs personnages. De ce nombre, les plus connus sont : Elle et Lui, de George Sand, Lui et Elle, de Paul de Musset, plusieurs personnages de Balzac, quelques-uns de Stendhal, etc., etc. Il est bon nombre de romans auxquels on peut appliquer ce mot : « Ne causez pas à dîner avec M. de Balzac, c’est un homme qui mettrait votre grand’mère en feuilleton. »

Je n’ai pas donné suite à ce projet, qui touche à des questions délicates, craignant d’en dire trop ou pas assez. Il faut reconnaître aussi que les types réels sont souvent présentés avec des traits étrangers. Le mélange de la réalité dans le fond et de la fiction dans les détails rend encore cette tâche plus difficile. L’auteur seul pourrait démêler la fable et la vérité de son œuvre, et encore serait-il peut-être souvent lui-même assez embarrassé.

Il n’est pas besoin, je suppose, d’établir la distinction entre un Nom d’artiste et un Pseudonyme. Il y a des noms d’artiste tellement connus que c’est le nom réel de l’auteur qui serait un pseudonyme. Gérard, Chevallier, de Noé ou d’Arnoult ne sont-ils pas des noms énigmatiques pour le public, qui connaît J.-J. Grandville, Gavarni, Cham et Bertall ? La jurisprudence elle-même confirme cette opinion.


Je dois répondre d’avance à une double observation qui se présente d’elle-même à l’esprit de ceux qui s’intéressent à ce travail :

Il y a des pseudonymes qui ne figurent pas dans cette galerie.

Les pseudonymes sont souvent dévoilés sans désignation des ouvrages et des journaux où ils ont été signés.

Je réponds à ces deux observations :

Je n’ai pas la prétention et il n’entre pas non plus dans ma pensée de faire un ouvrage complet sur les Pseudonymes. Je crois qu’une vie entière n’y suffirait pas, en considérant qu’il y a environ six cents journaux périodiques à Paris peuplés de pseudonymes, et qu’il s’en fonde tous les jours de nouveaux. D’après le relevé de la Liste générale des membres de la Société des Gens de lettres, publiée en 1865, on en compte plusieurs centaines. Quant à suivre la trace d’un pseudonyme à travers ses incarnations et ses pérégrinations, je déclare simplement cette tentative impraticable. Tel pseudonyme a abrité la personnalité de plusieurs écrivains différents et a traversé vingt journaux ; souvent même il passe à l’état de Pavillon neutre et tombe dans le domaine général.

Je me suis donc attaché à ne donner que ceux qui peuvent servir, à divers titres, aux recherches sur l’histoire de la littérature contemporaine. Ceux que je pourrai recueillir encore dans la suite seront publiés en supplément, soit qu’ils aient été omis dans cette édition, soit qu’ils se produisent après sa date.

J’ai dû aussi m’abstenir de certaines révélations. Les curieux ne me sauront pas bon gré, sans doute, de m’être volontairement privé de mon droit et d’un élément de succès. Je respecte trop les lettres, auxquelles j’ai l’honneur d’appartenir tout entier, je dois trop à la bienveillance et à l’amitié de mes confrères, qui m’en ont donné tant de marques, pour ne pas préférer un reproche au regret de blesser même un ennemi. Je n’insisterai pas sur ce point, et le public n’a pas à m’en tenir compte. En publiant ce travail de pure curiosité, je reste dans les strictes limites de la solidarité littéraire.

On trouvera peu de détails bibliographiques et biographiques. Presque tous les noms qui figurent dans cette galerie ont leur place marquée dans la Dictionnaire des Contemporains de M. G. Vapereau.


Je ne veux pas terminer sans remercier ici ceux qui m’ont facilité l’achèvement de ce livre par leurs communications, leurs avis et leurs observations. Je mentionnerai particulièrement mes confrères Albert de la Fizelière, Jules Claretie, Charles Monselet, Arthur Pougin, Georges Decaux, auxquels je dois de précieuses informations.


Lors de la publication première des Pseudonymes, Quérard, le savant auteur des Supercheries littéraires, et maître en la matière, exprima le désir de connaître l’auteur, et je lui rendis visite. Il allait donner la deuxième édition, entièrement refondue, des Supercheries littéraires, lorsque la mort interrompit son œuvre. J’ai pu avoir communication des premières feuilles du tome Ier, où j’ai lu dans l’Avertissement cette note qui me concerne :

« La Petite Revue, que publie le libraire Pincebourde (1863-1865, 6 vol. in-12), nous a fourni de piquantes révélations sur MM. les journalistes actuels de la petite presse ; nous en avons tiré, en outre, quelques autres renseignements sur des écrivains d’un ordre plus élevé ; ils ont eu souvent besoin de notre contrôle. »

Ce contrôle s’est fait de lui-même, par la double publication dans la Petite Revue et dans le Figaro. Depuis, le travail s’est complété. On trouvera sans doute dans les pseudonymes qu’il renferme plusieurs noms déjà dévoilés, mais assez connus pour être considérés comme tombés dans le domaine public. J’ignore si d’autres chercheurs auront l’idée d’exploiter une mine que je n’ai pas épuisée. Je dois les prévenir que le fond et l’ensemble de mes recherches ne sont pas des matériaux. Un très grand nombre des pseudonymes que j’ai publiés sont le fruit de mes investigations personnelles et de mes relations particulières avec les journaux et les écrivains ; bon nombre m’ont été fournis soit directement, soit par intermédiaire, de source pure, c’est-à-dire par les masques eux-mêmes qui m’ont dit leur nom. Je considère donc cette galerie, sauf ce qui peut être reconnu du domaine commun, comme ma propriété littéraire, dont la reproduction totale ou partielle ne peut avoir lieu légalement sans mon consentement.

Charles Joliet.


Janvier 1867.



  1. On n’est pas d’accord sur l’origine du pseudonyme de Voltaire. Est-ce le nom de Volterre, petit village, qui l’aura frappé par sa sonorité et sa désinvolture ? On a voulu y trouver l’anagramme de son nom, Arouet le jeune, Arouet l. j. En effet, en prenant l’u pour un v, et le j pour un i la combinaison est régulière, bien qu’un peu forcée.