Les Puritains d’Amérique/Chapitre I

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 11-21).
LES


PURITAINS D’AMÉRIQUE


OU


LA VALLÉE DE WISH-TON-WISH.


Elle est morte pour lui, morte pour tous, hélas !
Son luth nous reste seul, muet et solitaire :
Nous écoutons en vain, c’en est fait ! de ses pas
L’écho ne redit plus le bruit si doux naguère.

Rogers.




CHAPITRE PREMIER.

Je peux renoncer à ma main, mais non pas à ma foi.
Shakspeare.



C’est dans une époque reculée des annales américaines qu’il faut chercher les incidents sur lesquels se fonde cette histoire. Un demi-siècle s’était écoulé depuis qu’une colonie d’Anglais pieux et dévoués, fuyant la persécution religieuse, débarquèrent sur le roc de Plymouth. Eux et leurs descendants avaient déjà transformé bien des déserts immenses en de riches plaines et de riants villages. Les travaux des émigrants s’étaient arrêtés au pays qui borde la mer, car la proximité des eaux qui roulaient entre eux et l’Europe semblait leur dernier lien avec le pays de leurs pères et le séjour lointain de la civilisation ; mais le goût des entreprises, le désir de trouver des champs plus fertiles, et la tentation offerte par de vastes régions inconnues qui s’étendaient sur leurs frontières du nord et de l’ouest, engagèrent quelques aventuriers à pénétrer plus avant dans les forêts. Le lieu précis où nous désirons transporter l’imagination de nos lecteurs était occupé par un de ces établissements qu’on peut assez justement appeler les postes avancés de la civilisation dans sa marche conquérante.

On connaissait si peu alors les bornes du continent américain, que lorsque les lords Say-and-Seal et Brooke, réunis à quelques autres associés, obtinrent la concession du territoire qui compose aujourd’hui l’État de Connecticut, le roi d’Angleterre attacha son nom à une patente qui les constituait propriétaires d’une contrée qui devait s’étendre depuis les terres de l’Atlantique jusqu’à celles de la mer du Sud. Malgré l’apparente impossibilité de soumettre et même d’occuper un espace aussi immense, les émigrants de la colonie-mère de Massachusetts se trouvèrent disposés à commencer une expédition qui ressemblait à un des travaux d’Hercule, environ quinze ans après leur arrivée sur le roc de Plymouth. Le fort Say-Brooke, les villes de Windsor, Hartfort et New-Haven, s’élevèrent bientôt, et la petite communauté qui se forma alors avança dans sa carrière avec calme et prospérité. Ce fut un modèle d’ordre, de raison, de bonne conduite, et la ruche d’où un essaim de cultivateurs industrieux, éclairés, infatigables, s’élança vers une surface si étendue, qu’on supposerait qu’ils aspirent encore aujourd’hui à la possession de ces régions immenses que les lettres-patentes du roi d’Angleterre leur avaient octroyées.

Parmi les religionnaires que le dégoût ou la persécution avaient conduits à l’exil volontaire des colonies, les hommes distingués par leur caractère et leur éducation l’emportaient en nombre. De jeunes prodigues, des cadets de famille, des soldats sans emploi, des étudiants en droit, cherchèrent bientôt fortune et des aventures dans les provinces plus au sud, où les esclaves dispensaient du travail, et où une guerre conduite avec plus de vigueur et de politique encourageait l’ambition et donnait lieu à des scènes capables de flatter le penchant naturel de leurs imaginations et de leurs caractères. Ceux dont les habitudes étaient plus graves et les dispositions plus religieuses, trouvèrent un refuge dans les colonies de la Nouvelle-Angleterre. Là une multitude de citoyens transportèrent leur fortune et leur famille, et donnèrent au pays qu’ils choisirent une réputation d’intelligence et de grandeur morale qu’il a noblement conservée jusqu’à nos jours.

La nature de la guerre civile d’Angleterre avait enrôlé bien des hommes d’une piété sincère et profonde dans la profession des armes. Quelques-uns d’entre eux s’étaient retirés dans les colonies avant la crise des troubles de la mère-patrie ; d’autres s’embarquèrent pendant le cours de ces discordes civiles jusqu’à la restauration. À cette époque une foule de ceux qui étaient mécontents de la maison de Stuart vinrent chercher aussi la sécurité dans ces possessions lointaines.

Un soldat sombre et fanatique, nommé Heathcote, fut, parmi les émigrants de la première classe, un de ceux qui mirent de côté l’épée pour se charger des instruments nécessaires à l’industrie d’un pays nouveau. Jusqu’à quel point la possession d’une jeune femme influa-t-elle sur cette détermination, nous ne chercherons point à l’établir, quoique les traditions de l’histoire, que nous allons raconter, donnent lieu de supposer qu’il pensa que la tranquillité de son intérieur ne serait pas moins assurée dans les déserts du Nouveau-Monde que parmi les compagnons auxquels son premier état l’aurait certainement lié.

Ainsi que lui, sa femme était issue d’une de ces familles qui tirent leur origine de ces franklins[1] du temps des Édouard et des Henry, devenus possesseurs de terres héréditaires, lesquelles, par l’augmentation graduelle de leur valeur, les avaient élevés au rang de gentillâtres campagnards. Dans la plupart des autres États de l’Europe, ils auraient été rangés dans la classe de la petite noblesse. Le bonheur domestique du capitaine Heathcote reçut un coup fatal d’un événement qui semblait devoir l’augmenter. Le jour même de son débarquement sur la terre de l’exil si longtemps désirée, sa femme le rendit père d’un garçon dont la naissance lui coûta la vie. Plus âgé de vingt ans que sa femme, qui avait suivi sa fortune dans ces régions étrangères, l’ancien soldat avait toujours supposé que, suivant l’ordre naturel des choses, il paierait le premier sa dette à la nature. Le capitaine Heathcote, qui avait une foi vive à un monde meilleur, n’en entrevoyait la perspective qu’après une suite de jours heureux dans celui-ci. Mais si les calamités peuvent ajouter encore à la tristesse d’un caractère rendu déjà assez sombre par les subtilités des querelles des sectaires, celui du capitaine Heathcote n’était point d’une nature à être abattu par les vicissitudes humaines ; il continua de vivre utile aux autres, ferme dans sa foi, et modèle de force et de courage dans le chemin de la sagesse pour ceux dans le voisinage desquels il habitait, mais refusant par goût, et par cette indifférence que lui donnait naturellement la perte de son bonheur, de jouer, dans les affaires publiques du petit État dont il dépendait, le rôle auquel sa fortune et le rang qu’il occupait autrefois lui auraient permis d’aspirer. Il donna à son fils l’éducation que ses propres ressources et celles que la colonie de Massachusetts, encore dans l’enfance, purent lui procurer, et guidé par une piété avec laquelle il cherchait à se tromper lui-même, et dont nous n’avons aucun désir d’examiner le mérite, il avait pensé qu’il offrirait une preuve évidente de sa résignation aux volontés de la Providence en faisant publiquement baptiser son fils sous le nom de Content.[2] Le nom de baptême du capitaine Heathcote était Mark, comme avait été celui de ses ancêtres depuis deux ou trois siècles. Lorsqu’il s’abandonnait quelquefois à des pensées mondaines, ce qui arrive de temps en temps aux esprits les plus humbles, on l’entendait parler d’un sir Mark de sa famille qui avait figuré comme chevalier à la suite d’un roi qui fut un des plus grands guerriers de son pays natal.

Il y a lieu de croire que le génie du mal vit d’un œil jaloux et mécontent l’exemple de paix et de morale que les colons de la Nouvelle-Angleterre offraient au reste de la chrétienté. Des schismes, des disputes théologiques s’élevèrent parmi les émigrants eux-mêmes, et l’on voyait déjà des hommes qui avaient déserté le foyer de leurs pères pour chercher la tranquillité dans la religion, séparer leur fortune pour suivre sans crainte des doctrines particulières qui, dans leur présomption non moins que dans leur folie, étaient nécessaires pour rendre propice le Père tout-puissant et miséricordieux de l’univers. Si nous faisions un cours de théologie, une grave réflexion morale sur la vanité et sur l’absurdité de cette conduite trouverait ici avantageusement sa place.

Lorsque Mark Heathcote annonça à la communauté dont il avait fait partie pendant plus de vingt ans, qu’il avait l’intention pour la seconde fois d’élever ses autels dans le désert, afin que lui et les personnes de sa maison pussent honorer Dieu comme il leur semblait le plus convenable, cette nouvelle fut reçue avec un sentiment de tristesse mêlée d’effroi. Le zèle et l’esprit de secte furent momentanément oubliés pour faire place au respect et à l’attachement que le capitaine avait inspirés à son insu par l’égalité de son caractère, la sévérité de ses principes et ses pratiques religieuses. Les anciens de l’établissement s’expliquèrent franchement et charitablement avec lui, mais la voix de la conciliation se faisait entendre trop tard. Il écouta les raisonnements des ministres qui s’étaient rassemblés des diverses paroisses, dans un morne respect ; il se joignit à eux dans les prières qui furent faites à cette occasion pour demander les lumières et l’inspiration du ciel, avec la même ferveur qu’il portait toujours aux pieds du Tout-Puissant ; mais il le fit avec une disposition intérieure où entrait une fierté trop grande et une résolution trop positive pour ouvrir son cœur à cette sympathie et à cette charité qui caractérisent la morale si douce de l’Évangile, et qui devraient être l’étude de ceux qui font profession de suivre ses préceptes. Tout ce qui était de pure forme, tout ce qui était d’habitude fut observé, mais le dessein de l’obstiné sectaire resta inébranlable. Sa déclaration finale est digne d’être rapportée :

— Ma jeunesse fut perdue dans l’irréligion et l’ignorance, dit-il, mais dans mon âge mûr j’ai connu le Seigneur. Pendant près de quarante ans j’ai cherché la vérité ; ce temps s’est passé à alimenter mes lampes, de crainte de ressembler aux vierges folles de l’Écriture, et de ne point être préparé lorsque je serai appelé. Maintenant que mes reins sont ceints et que ma course est à moitié finie, deviendrai-je un apostat, falsifierai-je la parole de Dieu ? J’ai beaucoup souffert, vous le savez, en quittant la maison terrestre de mes pères ; j’ai affronté les dangers de la mer pour la foi ; et plutôt que de l’abandonner, je livrerai aux périls des déserts mon bien-être, mon enfant, et, si c’est le vœu de la Providence, mon existence elle-même.

Le jour du départ fut un jour de chagrin sincère et universel. Malgré l’austérité du caractère du vieux capitaine et la sévérité de son regard, sa charité avait démenti sa dureté apparente, et il avait semé autour de lui des bienfaits qu’il était impossible de mal interpréter. Le canton qu’il habitait n’a jamais passé pour fertile, et il n’y avait peut-être pas un des jeunes débutants dans cette culture ingrate qui n’eût à citer quelque secours généreux et secret sorti d’une main qui, aux yeux du monde, semblait fermée par une prudente économie. Aucun des fidèles des environs n’unissait son sort à celui d’une compagne par le mariage, sans recevoir de lui des preuves d’intérêt pour son bonheur temporel, plus évidentes que de vaines paroles.

Le matin du départ, lorsque les voitures chargées des meubles et des ustensiles de Mark Heathcote quittèrent sa porte et prirent la route qui devait les conduire du côté de la mer, tous les habitants de la contrée, à plusieurs milles de sa résidence, assistèrent à cet intéressant spectacle. L’adieu, comme il était ordinaire dans toutes les occasions solennelles, fut précédé par un hymne et une prière ; alors le sombre pèlerin, toujours si maître de lui-même, embrassa ses voisins avec un maintien où l’apparence du calme luttait fortement contre l’expression d’une émotion difficilement contenue. Les habitants de toutes les maisons qui se trouvaient sur la route avaient quitté leurs demeures pour échanger les bénédictions du départ. Plus d’une fois ceux qui guidaient les chevaux reçurent l’ordre de s’arrêter ; et tous ceux qui entouraient les voyageurs s’unissaient pour offrir au ciel une prière en faveur de celui qui s’éloignait et de ceux qu’il laissait derrière lui. On demandait brièvement les faveurs temporelles ; mais les supplications pour obtenir la lumière spirituelle étaient ferventes et souvent répétées. Ce fut de cette manière caractéristique qu’un des premiers émigrants du Nouveau-Monde se lança une seconde fois au milieu des scènes de souffrance, de privations et de dangers.

Vers le milieu du dix-septième siècle on ne voyageait pas en Amérique, et l’on ne pouvait pas transporter ses meubles et ses marchandises avec les mêmes facilités qu’aujourd’hui. Les routes étaient peu nombreuses et n’allaient pas loin ; les communications par eau étaient irrégulières, lentes et bien loin d’être commodes ; cependant comme une immense forêt s’élevait ainsi qu’une barrière entre la baie Massachusetts, que quittait Heathcote, et le lieu où il se rendait près de la rivière de Connecticut, il fut obligé d’adopter cette dernière manière de voyager. Mais un long intervalle s’écoula entre l’instant où il entreprit son voyage vers la côte et le temps où il lui fut possible de s’embarquer. Pendant cet intervalle, le capitaine Heathcote et sa maison séjournèrent parmi les esprits religieux de l’étroite péninsule, où existait déjà le germe d’une ville florissante, et où maintenant les clochers d’une cité noble et pittoresque s’élèvent au-dessus d’innombrables habitations.

Le fils du capitaine Heathcote ne quittait pas le lieu de sa naissance et la demeure où s’était écoulée sa jeunesse avec autant de soumission que son père à la voix du devoir. Il existait une jeune et belle Américaine, dans la ville nouvellement établie de Boston, dont l’âge, la situation, la fortune, et, ce qui était plus important encore, dont l’âme était en harmonie avec la sienne. Son image s’était volontiers mêlée aux saintes visions qu’une éducation religieuse offrait souvent à ses chastes pensées. Il n’est donc pas surprenant que le jeune homme eût été charmé d’un délai propice à ses désirs, et qu’il l’eût employé à réaliser son espoir. Il fut uni à la jeune et belle Ruth Harding une semaine seulement avant que son père partît pour son second pèlerinage.

Nous n’avons pas l’intention de nous appesantir sur les incidents du voyage. Quoique le génie d’un homme extraordinaire eût découvert le monde qui se peuplait alors d’êtres civilisés, la navigation à cette époque n’était pas dans un état brillant. Une traversée au milieu des bancs de sable du Nantuket présentait autant de dangers réels que de causes de terreur. Remonter le Connecticut lui-même était un exploit digne d’être mentionné. Les voyageurs débarquèrent enfin au fort anglais de Hartford, où ils s’arrêtèrent pendant une saison pour se procurer du repos et des encouragements spirituels. Mais la doctrine particulière à laquelle Mark Heathcote attachait tant d’importance était de nature à l’engager à s’éloigner davantage encore de la demeure des hommes. Accompagné par des serviteurs peu nombreux, il continua son expédition, et la fin de l’été le trouva encore une fois établi dans un domaine qu’il avait acquis avec les simples formes pratiquées dans les colonies, et au prix modique auquel on cédait alors à des particuliers la propriété de districts étendus.

L’amour des biens de ce monde, quoiqu’il existât certainement dans le cœur du Puritain, était loin d’être sa passion dominante.

Il était économe par habitude et par principes plutôt que par le désir d’augmenter ses richesses. Il se contenta d’acheter un domaine qui eût de la valeur plutôt par sa qualité et sa beauté que par son étendue. Plusieurs terrains semblables se trouvaient entre les établissements de Weathersfield et Hartford, et cette ligne imaginaire qui séparait les possessions de la colonie qu’il venait de quitter de celle dans laquelle il était venu se fixer. Il établit son séjour près des frontières septentrionales de cette dernière colonie. Ce lieu, avec le secours de quelques embellissements qui auraient pu être regardés comme objets de luxe dans un pays nouveau par ceux dont le goût n’était pas encore formé, mais dont le capitaine, malgré son abnégation de lui-même et les humbles habitudes de sa vie privée, se permettait encore la jouissance ; ce lieu, par sa beauté naturelle, le mouvement du terrain, l’eau et les bois, devint un séjour qui n’était pas moins agréable par son éloignement des tentations du monde que par ses charmes champêtres et pittoresques.

Après cet acte mémorable d’obéissance à la voix d’une conscience religieuse, les années s’écoulèrent tranquillement pour la famille exilée au milieu d’une prospérité négative. Les nouvelles du vieux monde ne parvenaient aux habitants de la plantation solitaire que lorsque les événements auxquels elles avaient rapport étaient oubliés partout ailleurs. Le tumulte et les guerres des colonies voisines ne venaient à leur connaissance qu’à des intervalles éloignés. Pendant ce temps les limites des établissements qui les environnaient s’étendaient graduellement, et les vallées commençaient à se défricher de plus en plus près des leurs. La vieillesse produisait peu à peu une impression visible sur la constitution de fer du capitaine, et les couleurs fraîches de la jeunesse et de la santé, qu’on voyait sur les joues de son fils lorsqu’il s’établit dans la forêt, étaient remplacées par le hâle que produisent l’exposition au grand air et le travail. Nous disons le travail, car indépendamment des habitudes et des opinions du pays, qui réprouvaient sévèrement la paresse, même dans ceux qui étaient favorisés par la fortune, les difficultés journalières de leur situation, la chasse, les longs et dangereux passages que le vétéran lui-même était souvent obligé de traverser dans la forêt environnante, justifient le terme dont nous nous sommes servis. Ruth était toujours éblouissante de fraîcheur et de jeunesse, quoique les anxiétés maternelles fussent venues promptement ajouter à ses autres causes de sollicitude. Pendant une saison entière aucun accident n’excita de vifs regrets parmi les exilés, sur la démarche qu’ils avaient faite, aucun ne donna de l’inquiétude pour l’avenir. Les habitants des frontières, car leur position dans le pays leur donnait droit à ce nom, apprirent l’étrange et terrible nouvelle du détrônement d’un roi, celle de l’interrègne, car c’est ainsi qu’un règne plein de vigueur et de prospérité est nommé, et la restauration du fils de celui qui est assez étrangement appelé martyr[3]. Mark Heathcote écoutait le récit de ces événements, si rares et si extraordinaires dans la fortune des rois, avec une soumission profonde et respectueuse à la volonté de celui aux yeux duquel les sceptres et les couronnes ne sont que les hochets les plus coûteux. Semblable à la plupart de ses compatriotes qui avaient cherché un refuge sur le continent occidental, ses opinions politiques, sinon entièrement républicaines, avaient un penchant à la liberté fortement en opposition à la doctrine des droits divins des monarques, quoiqu’il fût loin de partager les passions ambitieuses qui avaient peu à peu excité ceux qui approchaient le plus près du trône à perdre leur respect pour sa sainteté et à le souiller de sang. Lorsque les voyageurs errants, qui à de longs intervalles visitaient la plantation, parlaient du protecteur qui, pendant tant d’années, gouverna l’Angleterre avec un sceptre de fer, les yeux du vieillard s’animaient subitement et brillaient d’un vif intérêt. Une fois en causant, après la prière du soir, sur les vanités et les vicissitudes de cette vie, il avoua que cet homme extraordinaire qui était alors de fait, sinon de droit, assis sur le trône des Plantagenet, avait été le joyeux compagnon et l’irréligieux associé de bien des heures de sa jeunesse. Alors suivit un long et pieux discours improvisé sur la folie d’attacher ses affections aux choses de cette vie, et une louange détournée, mais suffisamment intelligible, sur la sagesse qui l’avait conduit à élever son tabernacle au milieu des déserts, au lieu de diminuer les chances d’une gloire éternelle en recherchant avec trop d’ardeur la possession des perfides vanités de ce monde.

Mais la douce Ruth elle-même, quoique peu habituée à l’observation, pouvait remarquer le feu des regards, le rapprochement des sourcils et l’altération subite des joues pâles et sillonnées de son beau-père lorsque les scènes meurtrières des guerres civiles devenaient le thème des discours du vieux soldat. Il y avait des moments où sa soumission religieuse, et nous avons presque dit ses préceptes religieux, étaient en partie oubliés, lorsqu’il expliquait à son fils attentif et à son petit-fils la nature de l’attaque, l’adresse et la dignité de la retraite. Dans de semblables moments, son bras encore nerveux eût volontiers brandi l’épée, afin d’instruire le dernier de la manière de s’en servir : et il passa bien de longues soirées d’hiver à montrer indirectement un art si peu en harmonie avec les préceptes de sa religion. Le pieux soldat n’oubliait cependant jamais de terminer son instruction en ajoutant sa prière ordinaire une défense à tous ses descendants de trancher la vie d’un être qui n’est pas préparé à mourir, à moins que ce ne fût pour défendre la foi, sa personne ou ses droits. Il faut convenir que la plus libérale interprétation de ces trois privilèges exceptés aurait laissé une matière suffisante pour exercer la subtilité d’un homme qui aurait eu du goût pour le métier des armes.

Néanmoins les exilés avaient peu d’occasions, dans leurs déserts et avec leurs paisibles habitudes, de mettre en pratique la théorie qu’ils avaient acquise grâce à de si nombreuses leçons. Les alarmes que causaient les Indiens étaient fréquentes, mais jusque-là elles n’avaient encore produit que de l’inquiétude dans l’esprit de la douce Ruth et de son jeune enfant. Il est vrai que les habitants de la vallée avaient entendu parler de voyageurs massacrés, de familles séparées par la captivité ; mais soit par un heureux hasard, soit par une grande vigilance de la part des planteurs qui étaient établis le long de cette frontière, on avait eu rarement peur du couteau et du tomahawk dans la colonie du Connecticut. Des menaces et des querelles dangereuses avec les Hollandais dans la province limitrophe de la Nouvelle-Hollande avaient été évitées par la sagesse et la modération des propriétaires des nouvelles plantations ; et quoique un chef indien guerrier et puissant tint les colonies voisines de Massachusetts et Rhode-Island dans un état de vigilance continuelle, grâce a la cause dont nous avons tout à l’heure fait mention, la crainte du danger s’était affaiblie dans l’esprit de ceux qui en étaient aussi éloignés que les individus qui composaient la famille de notre émigrant.

Les années s’écoulèrent dans cette tranquillité. Les déserts reculaient peu à peu devant l’habitation de la famille Heathcote, et ils possédèrent bientôt autant de commodités de la vie que leur séparation du reste du monde pouvait leur permettre d’en espérer.

Après cette explication préliminaire, nous promettons au lecteur une narration plus précise, et, nous l’espérons, plus intéressante des incidents d’une légende que trouveront peut-être trop simple ceux dont l’imagination aime à être excitée par des scènes tumultueuses ou appartenant à une position moins près de la nature.



  1. Propriétaires des terres libres.
  2. Contentement, satisfaction, résignation, dans le sens substantif, et content, satisfait et résigné, dans le sens adjectif.
  3. Ce jugement, sous la forme épigrammatique, de la révolution anglaise, paraîtra d’autant moins extraordinaire sous la plume d’un républicain, que le docteur Lingard lui-même prononce, dans son histoire récente, que Charles Ier méritait la mort. Ce n’est pas ici le lieu de relever ni l’historien ni le romancier.