Les Puritains d’Amérique/Chapitre VI

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 72-82).

CHAPITRE VI.


Mais, avec votre permission, je suis un officier de l’État, et je viens pour m’entendre avec vous.
ShakspeareCoriolan.



Malgré le regard scrutateur que l’agent de la couronne fixait alors sans contrainte sur le propriétaire de Wish-ton-Wish tandis que ce dernier lisait l’ordre qu’il avait sous les yeux, il lui était impossible de découvrir le moindre signe d’embarras sur les traits calmes du vieillard. Mark Heathcote maîtrisait depuis trop longtemps ses passions pour permettre que l’expression de son visage pût jamais trahir sa pensée, et il avait naturellement trop de force pour s’alarmer à l’apparence du danger. Présentant le parchemin à l’étranger, il dit à son fils avec la plus grande fermeté :

— Il faut ouvrir toutes les portes de Wish-ton-Wish. Voici un homme investi des pouvoirs du roi et peut-être de tous les secrets des habitations de la colonie.

Alors, se tournant avec dignité vers l’agent de la couronne, le vieillard ajouta : — Tu devrais commencer ton devoir de bonne heure, car nous sommes un grand nombre, et nous occupons un grand espace.

Le visage de l’étranger se couvrit d’une légère rougeur. Cette rougeur était-elle causée par la honte de la tâche qu’il avait acceptée ; ou par le ressentiment de cette manière indirecte de lui annoncer qu’on désirait être débarrassé le plus tôt possible de sa présence ? Cependant il ne montra aucune intention de se relâcher de la sévérité de ses ordres. Au contraire, rejetant ces manières réservées que la ruse, probablement, lui avait conseillé de prendre tandis qu’il sondait les opinions d’un homme si rigide, il montra subitement une humeur qui eût mieux convenu aux goûts de celui qu’il servait.

— Venez alors, dit le chef à ses compagnons en leur jetant un regard d’intelligence ; puisque les portes nous sont ouvertes, nous ferions peu d’honneur à notre politesse si nous refusions d’entrer. Le capitaine Heathcote a été soldat, et il sait comment excuser la liberté d’un voyageur. Je pense que celui qui a goûté les plaisirs des camps doit se fatiguer quelquefois de cette vie pastorale.

— Celui qui est ferme dans la foi ne se fatigue jamais ; quoique la route soit longue et le voyage pénible.

— Il est dommage que celui de la joyeuse Angleterre dans ces colonies ne soit pas plus court. Je n’ai pas la prétention d’instruire un gentilhomme qui est mon aîné, et qui probablement vaut mieux que moi ; mais l’occasion est tout dans la fortune de l’homme. Il est charitable de vous faire connaître, mon digne monsieur, que les opinions ont bien changé chez nous : il y a au moins douze mois entiers que je n’ai entendu une ligne des psaumes ou un verset de saint Paul mêlé dans la conversation ; ou du moins chez les gens qui veulent montrer de la circonspection.

— Ce changement dans le langage doit plaire à ton maître terrestre plus qu’à celui qui est dans le ciel, dit le vieillard avec une froide sévérité.

— Bien ! bien ! Afin que la paix existe entre nous, nous ne discuterons pas sur un texte de plus ou de moins ; pourvu que nous échappions au sermon.

Après avoir prononcé ces mots, l’étranger, ne se contraignant plus, se mit à rire aux éclats de ce qu’il venait de dire ; ses compagnons limitèrent avec un grand plaisir et avec très-peu de déférence pour le caractère de ceux sous le toit desquels ils se trouvaient.

Un point d’un rouge brillant se montra tout à coup sur la joue pâle du Puritain et disparut aussitôt, comme le reflet passager d’un jet de lumière. Le regard tranquille de Content lui-même s’enflamma à cette insulte ; mais, semblable à son père, l’habitude de l’abnégation de soi-même, une conscience qui ne sommeillait jamais et lui montrait ses propres imperfections, apaisèrent ce courroux momentané.

— Si tu es investi du pouvoir nécessaire qui te donne le droit de visiter les lieux secrets de notre habitation, fais ton devoir, dit Content avec un ton qui fit ressouvenir l’étranger que, tout porteur qu’il était d’un ordre du Stuart, il se trouvait à une extrémité du royaume où l’autorité du roi lui-même perdait un peu de sa valeur.

Affectant de s’apercevoir, ou peut-être s’apercevant réellement de son indiscrétion, l’étranger se disposa promptement à remplir sa mission.

— On pourrait nous épargner beaucoup d’embarras et de fatigues en assemblant tous les habitants de cette demeure dans un seul appartement, dit l’étranger. Le gouvernement de la mère patrie ne serait pas fâché de savoir ce que sont ses sujets dans ces régions éloignées. Tu as sans doute une cloche pour appeler tes gens à des heures désignées ?

— Nos serviteurs sont encore près de l’habitation, reprit Content ; si tu le désires, personne ne s’absentera pendant tes recherches.

Lisant dans le regard de l’étranger que le désir qu’il exprimait était sérieux, l’impassible colon se rendit à la grille, appliqua une conque à ses lèvres, et la fit retentir de ces sons entendus si souvent dans les forêts, et qui rappellent les familles dans leurs demeures, et sont également un signal de paix ou d’alarme. Ces sons ameutèrent tous les serviteurs dans la cour, où se trouvaient alors le Puritain et l’étranger, comme dans le lieu le plus convenable pour le dessein que ce dernier avait manifesté.

— Hallam, dit celui qui paraissait le chef, en s’adressant à un homme qui avait dû être, s’il ne l’était encore, quelque subalterne dans les armées de la couronne, car son costume annonçait un dragon mal déguisé ; Hallam, je te laisse pour entretenir cette digne assemblée. Tu peux employer le temps à discourir sur les vanités du monde, et personne n’en peut mieux parler que toi par expérience ; ou bien quelques mots sur la fermeté dans la foi auraient un grand poids en sortant de tes lèvres. Mais aie soin qu’aucun membre de ton troupeau ne s’égare ! Chacune de ces créatures doit rester immobile comme l’indiscrète compagne de Loth, jusqu’à ce que j’aie visité tous les lieux secrets de cette maison. Ainsi, mets ton esprit à l’œuvre, et montre ton habileté dans la conversation.

Après cette irrévérence injonction à son subordonné, l’orateur signifia au Puritain et à son fils qu’il allait avec les autres gens de sa suite procéder à l’examen de l’habitation.

Lorsque Mark Heathcote vit que l’étranger qui avait si brusquement interrompu les habitudes paisibles de sa famille se disposait à entrer dans la maison, il s’avança tranquillement devant lui, comme quelqu’un qui n’a rien à craindre, et d’un geste l’invita à le suivre. L’étranger, peut-être autant par habitude que par un dessein prémédité, jeta un regard licencieux sur les jeunes filles tremblantes, et jusque sur la modeste Ruth elle-même ; puis il suivit les pas de celui qui, sans hésiter, s’était offert à lui servir de guide.

Le motif de cette recherche resta secret entre ceux qui la firent et le Puritain, qui en avait probablement trouvé l’explication dans l’ordre qu’on lui avait mis sous les yeux. Il émanait d’une autorité reconnue, personne ne pouvait en douter ; avait-il rapport aux événements qui avaient produit un changement si subit dans les destinées de la mère-patrie ? chacun pensait que c’était une chose probable. Malgré l’apparent mystère de cet examen, la recherche n’en fut pas moins sévère. À cette époque, on n’élevait pas d’habitation de quelque importance qui ne contînt un endroit secret où des effets de quelque valeur et même des personnes pouvaient être cachés au besoin. Les étrangers montrèrent une grande connaissance de la nature et de la position ordinaire de ces lieux secrets. Pas un cabinet, pas un coffre, pas même un tiroir d’une certaine grandeur n’échappèrent à leur vigilance ; aucune planche ne rendait un son creux que le maître de la maison ne fût appelé pour en expliquer la cause. Une ou deux fois des morceaux de planche furent détachés avec violence, et les cavités qui se trouvaient au-dessous furent explorées avec une colère concentrée, qui augmentait à mesure que la recherche devenait de plus en plus infructueuse.

Les étrangers paraissaient irrités de leurs vaines recherches ; une heure du plus sévère examen ne leur fit rien trouver de ce qu’ils étaient vernis chercher. Ils avaient commencé leurs perquisitions avec une grande confiance dans le résultat qui s’ensuivrait ; on avait pu en juger par l’assurance du chef et aux allusions personnelles qu’il se permettait très-souvent sur la loyauté de la famille Heathcote. Mais lorsqu’il eut parcouru toute l’habitation, depuis les caves jusqu’aux greniers, son mécontentement devint si fort qu’il mit de côté l’espèce de réserve qu’il avait jusqu’alors qu’alors essayé de garder au milieu de sa légèreté.

— Vous n’avez rien vu, Hallam ? demanda le chef à celui qu’il avait laissé en sentinelle, lorsqu’il traversait la cour en revenant du dernier des bâtiments de l’intérieur ; ou les traces qui nous ont conduits jusqu’à cette habitation éloignée sont-elles fausses ? Capitaine Heathcote, vous avez vu que nous ne sommes pas ici sans une autorisation suffisante, et je puis aussi vous assurer que nous ne sommes pas venus sans une suffisante…

Mais s’arrêtant subitement comme s’il était sur le point de commettre une indiscrétion, l’étranger jeta un regard sur la forteresse, et demanda à quel usage elle était consacrée.

— C’est, comme tu le vois, un bâtiment élevé pour notre défense, répondit Mark, un bâtiment où, dans le cas d’invasion des sauvages, notre famille pourrait se réfugier.

— Ah ! ces citadelles ne me sont pas inconnues ; j’en ai vu quelques-unes pendant mon voyage, mais aucune d’une apparence militaire aussi formidable. C’est un soldat qui en est gouverneur, et elle pourrait soutenir un siège. Comme c’est une place forte, nous examinerons plus attentivement ses mystères.

L’étranger alors manifesta l’intention de terminer ses recherches par l’examen de cet édifice. Content, sans hésiter un seul instant, ouvrit la porte et l’invita à entrer.

— Sur la parole d’un homme qui, bien qu’engagé maintenant dans un service pacifique, fut un troupier dans son temps, ce ne serait point un jeu d’enfant que d’emporter cette tour sans artillerie. Si tes espions t’avaient annoncé notre approche, capitaine Heathcote, cette entrée eût été plus difficile pour nous qu’elle ne l’est maintenant. Voilà une échelle ! Où les moyens de monter se trouvent, il y a probablement quelque chose d’attaché au sommet ; je vais goûter de votre air de la forêt à un second étage.

— Vous trouverez l’appartement qui est au-dessus semblable à celui-ci, simplement pourvu de tout ce qui peut contribuer à la sûreté des habitants inoffensifs de cette demeure, dit Content, tandis qu’il plaçait tranquillement l’échelle devant la trappe, et qu’il montait lui-même à l’étage supérieur.

— Voilà des meurtrières pour les mousquets, s’écria l’étranger en regardant autour de lui d’une manière expressive, et un abri contre les balles de fusil. Tu n’as pas oublié ton art, capitaine Heathcote, et je m’estime fort heureux d’être entré dans ta forteresse par surprise, ou plutôt comme ami, puisque la paix n’a point encore été rompue entre nous. Mais pourquoi tant de meubles dans un lieu qui est si évidemment une place de guerre ?

— Tu oublies que des femmes et des enfants pourraient être conduits dans cette forteresse en cas d’attaque, répondit Content ; c’eût été montrer peu de sollicitude que de négliger ce qui pourrait être utile à leurs besoins.

— Les sauvages donnent-ils de l’inquiétude ? demanda l’étranger avec une certaine vivacité ; on nous a assuré dans la colonie qu’il n’y avait rien à craindre de ce côté.

— On ne peut préciser l’instant que des créatures guidées par leur sauvage nature choisissent pour se montrer. Les habitants des frontières ne doivent donc négliger aucune mesure de prudence.

— Écoute, interrompit l’étrangeté j’entends un bruit de pas au-dessus de nous. Ah ! notre chasse sera bonne à la fin ! Holà, maître Hallam ! s’écria l’étranger par une des ouvertures, laisse tes statues de sel se dissoudre, et viens à la tour : il y a de l’ouvrage pour un régiment, car nous connaissons bien la nature de ce que nous sommes venus chercher.

La sentinelle qui était dans la cour appela ses compagnons qui étaient dans les écuries, et ces hommes, se réjouissant ouvertement de cette espérance de succès dans une recherche qui leur avait déjà donné tant de peines inutiles pendant une longue journée et un voyage fatigant, se précipitèrent tous ensemble dans la forteresse.

— Maintenant, digne serviteur d’un gracieux souverain, dit le chef lorsqu’il vit qu’il était appuyé de ses compagnons armés, et parlant du ton d’un homme exalté par le succès, donnez-nous promptement les moyens de nous transporter à l’étage supérieur. J’ai trois fois entendu le pas d’un homme traversant l’appartement, quoique le bruit ait été léger ; les planches sont des indiscrètes, et vous ne leur avez pas fait leur leçon.

Content écouta sans s’émouvoir cette demande, qui équivalait à un ordre. Sans montrer aucune hésitation ni aucune crainte, il se disposa à obéir. Tirant l’échelle légère de la trappe qui était au-dessous de lui, il la plaça contre celle de l’étage supérieur. Il monta, et leva la porte ; alors il redescendit, indiquant par un geste que ceux qui désiraient monter en étaient les maîtres. Les étrangers se regardaient les uns les autres avec un air de doute ; les intérieurs ne semblaient point disposés à précéder leur chef, et ce dernier hésitait sur l’ordre de marche qu’il fallait suivre.

— N’y a-t-il pas d’autres moyens de monter que par cette étroite échelle ? demanda-t-il.

— Aucun : tu trouveras l’échelle sûre et peu difficile ; elle a été faite à l’usage des femmes et des enfants.

— Oui, murmura l’officier, mais vos femmes et vos enfants ne sont pas destinés à affronter le diable sous une forme humaine. Mes garçons, vos armes sont-elles en bon état ? nous aurons besoin de courage avant que d’attraper notre… Chut ! Par les droits divins de notre gracieux maître, il y a réellement quelqu’un qui marche là-haut. Écoute, mon ami, tu connais si bien le chemin que tu ne te refuseras pas à nous le montrer.

Content, qui ne permettait pas aux événements ordinaires de troubler le calme de son âme, obéit promptement et montra la route comme quelqu’un qui ne voit aucun motif de crainte. L’agent de la couronne s’élança derrière lui, ayant soin de s’en tenir aussi près que possible, et appelant ses compagnons, afin qu’ils ne perdissent point de temps à venir le soutenir. Ils montèrent à travers la trappe avec la même vivacité qu’ils auraient mise à escalader une brèche de muraille ; aucun des quatre ne se donna le temps de regarder autour de lui, jusqu’à ce que toute la petite armée fut rangée en bataille, chacun la main posée sur ses pistolets ou sur la poignée de son large sabre.

— Par le sombre visage de Stuart ! s’écria le principal personnage après avoir jeté dans la chambre un regard pour se convaincre de la vérité de ce qu’il voyait, il n’y a rien ici qu’un jeune sauvage sans armes.

— Croyais-tu trouver autre chose ? demanda Content toujours avec la même tranquillité.

— Ce que nous croyons trouver ici est suffisamment connu du vieux gentilhomme qui est en bas et de notre propre sagesse. Si tu doutes de nos droits à faire des recherches jusque dans vos propres cœurs, nous pouvons montrer nos ordres. Le roi Charles n’a aucun sujet d’être miséricordieux envers les habitants de ces colonies, qui prêtent une oreille trop attentive aux doléances hypocrites de loups couverts de la peau de mouton dont la vieille Angleterre est maintenant si heureusement débarrassée. Mais ta maison sera de nouveau fouillée depuis le faîte de tes cheminées jusqu’au fond de tes caves, à moins que tu ne renonces à ta fausseté rebelle au roi et à tes finesses, et que tu ne proclames la vérité avec la franchise d’un véritable Anglais.

— Je ne sais ce qu’on appelle la franchise d’un véritable Anglais, puisque la franchise ne peut être la vertu de tout un peuple, de tout un pays ; mais je sais fort bien que tromper est un vice, et que ce vice est peu mis en pratique dans cet établissement. J’ignore ce qu’on cherche, il ne peut donc exister aucune trahison de ma part.

— Tu entends, Hallam ; il raisonne sur un sujet qui a rapport à la paix et à la sûreté du roi ! s’écria le chef avec une arrogance qui augmentait à proportion de la colère que lui causait son manque de succès. Mais pourquoi ce garçon à peau rouge est-il prisonnier ? Oses-tu te constituer le souverain des natifs de ce continent, et as-tu des fers et des donjons pour ceux qui encourent ta disgrâce ?

— Ce jeune Indien est en effet captif, mais nous l’avons pris pour détendre notre vie ; du reste il n’a à se plaindre que de la perte de sa liberté.

— J’examinerai à fond ta conduite. Quoique je sois envoyé pour une autre affaire, je prends sur moi de protéger tout sujet opprimé de la couronne ; il peut en résulter des découvertes, Hallam, dignes d’être présentées au conseil lui-même.

— Tu trouveras ici peu de choses dignes d’occuper le temps et l’attention de ceux qui sont chargés des soins d’un royaume, reprit Content. Ce jeune païen a été surpris en embuscade près de notre habitation, la nuit dernière, et nous l’avons fait prisonnier afin qu’il n’aille pas raconter ce qu’il sait de notre position aux gens de sa tribu, qui sont sans doute cachés dans la forêt attendant une occasion favorable pour commettre le mal.

— Que veux-tu dire ? s’écria le chef avec précipitation ; ils sont cachés dans la forêt ?

— Nous ne pouvons en douter ; il serait étonnant qu’on eût trouvé un si jeune Indien loin des guerriers de sa tribu, surtout lorsque évidemment il était chargé de remplir le rôle d’espion.

— J’espère que tes gens ont une provision d’armes suffisante, et les munitions nécessaires ; j’espère aussi que les palissades sont solides et les poternes bien défendues.

— Nous veillons à notre sureté d’un œil diligent, car, nous autres habitants des frontières, nous savons trop bien qu’il n’y a de salut que dans une infatigable surveillance. Les jeunes gens ont gardé les portes jusqu’au jour, et nous avions l’intention d’aller à la découverte dans les bois vers le milieu de la journée afin de chercher les signes qui pourraient nous faire connaître le nombre et les desseins de ceux qui nous environnent, mais ton arrivée nous a appelés à remplir un autre devoir.

— Et pourquoi nous parles-tu si tard de cet incident ? demanda l’agent du roi en descendant promptement l’échelle. Ton projet est d’une grande prudence, et il ne faut pas tarder à l’exécuter. Je prends sur moi le droit de commander que tout soin sort apporté dans la défense des sujets de la couronne qui sont ici réunis. Nos coursiers sont-ils rassasiés, Hallam ? Le devoir, comme tu dis, est un maître auquel on ne peut résister, il nous rappelle dans le cœur de la colonie… Je voudrais qu’il nous montrât le plus tôt possible le chemin de l’Europe ! murmura le chef en touchant la terre. Allez veiller à ce que nos chevaux soient prêts à partir dans un instant, ajouta-t-il en s’adressant à ses compagnons.

Ces soldats, quoique gens de courage dans une guerre ordinaire et conduite suivant leurs habitudes, avaient, comme les autres hommes, la prudente frayeur d’un danger inconnu, et qui se présentait à eux sous un aspect terrible. Il existe une vérité bien connue, et qui a été prouvée par une expérience de deux siècles : c’est que le soldat européen, toujours disposé à avoir recours au terrible guerrier des forêts de l’Amérique, comme auxiliaire, a, dans presque toutes les occasions, montré les craintes les plus lâches et les plus ridicules lorsque la vengeance ou le hasard l’a rendu l’objet et non le spectateur de la cruelle guerre des sauvages. Pendant que Content envisageait le péril avec un si grand calme, les quatre étrangers semblaient en voir toute l’horreur sans connaître le moyen de l’éviter. Leur chef renonça promptement à l’insolence du pouvoir et au ton du mécontentement, pour prendre des manières polies ; et comme on voit souvent la politique changer subitement les sentiments de personnages d’une plus haute distinction, lorsque leur intérêt le leur conseille, on vit de même le langage de l’étranger prendre un caractère de courtoisie et de conciliation.

Il ne lorgna plus les servantes, il traita la maîtresse de la maison avec respect, et ne s’adressa plus au vieux Puritain qu’en lui témoignant la plus profonde vénération. Il prononça quelques mots en forme d’apologie sur les obligations désagréables du devoir, et sur les manières qu’il avait été utile d’affecter pour accomplir un dessein secret  ; mais ni Mark ni son fils ne parurent prendre assez d’intérêt à leur hôte pour lui donner la peine de répéter cette explication aussi maladroite qu’elle leur semblait inutile à ceux qui l’écoutaient.

Loin d’opposer un nouvel obstacle aux intentions de la famille, les étrangers invitèrent sérieusement les colons à ne point renoncer à visiter les bois. L’habitation devait être confiée pendant ce temps à la vigilance du vieux capitaine ; il garda sous ses ordres à peu près la moitié des valets, soutenus par les Européens, qui se placèrent, par un attachement d’instinct, sous la protection de la forteresse, leur chef déclarant et répétant, avec assez de vérité, que, bien qu’il fût prêt en tout temps à risquer sa vie en plaine, il avait toujours éprouvé une répugnance insurmontable à l’exposer au milieu des buissons. Content, accompagné par Ében Dudley, Reuben Ring et deux autres jeunes gens vigoureux et bien armés, quoique légèrement, quitta l’habitation et se dirigea vers la forêt. Ce petit détachement entra dans les bois par le point le plus proche, marchant avec une prudence que la nature du danger devait inspirer, et qu’une grande habitude pouvait seule diriger. La manière de faire cette recherche était aussi simple qu’elle promettait d’être efficace. Les batteurs d’estrade commencèrent un circuit autour de la partie défrichée, étendant leur ligne aussi loin qu’il était possible de le faire sans se séparer, et chacun deux portant toute son attention sur les signes qui eussent pu faire découvrir la trace et les réduits des dangereux ennemis qui, suivant toute probabilité, étaient cachés dans leur voisinage. Mais, de même que la recherche faite dans les bâtiments, pendant longtemps cette battue n’eut aucun résultat. Les colons avaient parcouru plusieurs milles, la moitié de leur tâche était remplie, et ils n’avaient trouvé aucun indice, excepté la trace des quatre étrangers et celle d’un seul cheval, le long d’un sentier conduisant à l’implantation, et par lequel était arrivé la veille l’inconnu qui avait disparu si promptement. Les valets de ferme traversèrent ce sentier presque en même temps, et ne firent aucun commentaire sur ces indices ; mais tout à coup une voix basse les appela. Ils reconnurent celle de Reuben Ring, et se réunirent auprès de lui.

— Voici d’autres traces laissées par un cheval qui s’éloignait de l’habitation, dit le valet au regard perçant ; celui qui le montait n’appartient point à la famille de Wish-ton-Wish, puisque son cheval avait des fers aux pieds, ce qui n’est jamais arrivé à aucun des nôtres.

— Nous suivrons cette piste, dit Content, qui aperçut aussitôt à des signes non équivoques qu’un animal avait traversé ce chemin quelques heures auparavant.

Leur recherche dura peu. À une faible distance de cet endroit, ils trouvèrent la carcasse d’un cheval mort ; il leur fut facile de reconnaître que l’avait été le propriétaire de ce malheureux animal. Quoique quelques bêtes féroces eussent déjà à moitié dévoré le cadavre, qui était encore frais, et dont le sang coulait encore, il était évident, par les restes d’un équipage usé autant que par la couleur et la taille de l’animal, que c’était celui qui avait été monté par l’étranger mystérieux, lorsque, après s’être mêlé aux prières de la famille de Wish-ton-Wish et avoir partagé son repas, il avait disparu d’une manière si subite et si étrange. Le sac de cuir, les armes qui avaient appelé l’attention du vieux capitaine, tout enfin, excepté une vieille selle, tout avait disparu ; mais ce qui restait encore était suffisant pour faire reconnaître l’animal.

— La dent du loup a passé par là, dit Ében Dudley en s’arrêtant pour examiner une blessure profonde dans le cou de l’animal, et ici la lame d’un couteau ; mais était-il tenu par la main d’une Peau Rouge ? Mes connaissances ne vont pas jusque-là.

Chaque individu se pencha sur la blessure ; mais les résultats de cette curiosité n’allèrent pas plus loin que lui prouver que c’était incontestablement le cheval de l’étranger qui avait perdu la vie. Quel avait été le sort de son maître ? Il était impossible de le savoir. Abandonnant cette recherche après un long et inutile examen, la petite troupe termina le circuit de la partie défrichée ; la nuit était proche avant que cette tâche fatigante fût achevée. Ruth était à la poterne, attendant avec impatience la retour de son mari ; elle vit sur son visage que s’il n’avait rien découvert qui pût augmenter les alarmes, il n’avait non plus obtenu aucun témoignage qui pût expliquer les doutes pénibles dont la tendre et sensible mère avait été tourmentée pendant tout le jour.