Les Puritains d’Amérique/Chapitre XIII

La bibliothèque libre.
Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 144-154).

CHAPITRE XIII.


Tu es mon bon jeune homme, mon page ; je veux être ton maître. Viens avec moi, parle franchement.
ShakspeareCymbeline.



L’appartement dans lequel Ruth avait envoyé ses enfants était sous le toit, et, comme nous l’avons déjà dit, du côté du bâtiment faisant face au ruisseau qui coulait au bas de la montagne ; il avait une seule et longue fenêtre par laquelle on découvrait la forêt et les champs qui étaient de ce côté de la vallée. D’étroites ouvertures permettaient aussi d’apercevoir de petites portions de terrain qui se trouvaient plus en arrière. Outre la couverture des toits et la massive charpente des bâtiments, une cloison intérieure en bois protégeait ce lieu contre la plupart des dangers alors connus dans les guerres du pays. Pendant les premières années des enfants, cet appartement avait été leur chambre à coucher ; il ne fut abandonné que lorsque les bâtiments extérieurs, qui augmentèrent avec le temps autour du principal corps de logis, enhardirent la famille à se tenir pendant la nuit dans des appartements plus commodes, et qu’on ne croyait pas moins assurés contre toute surprise.

— Je sais que tu connais les obligations d’un guerrier, dit Ruth en conduisant le jeune Indien devant ses enfants ; tu ne me tromperas pas : la vie de ces êtres si chers est sous ta garde, veille sur eux, Miantonimoh, et le Dieu des chrétiens ne t’abandonnera pas dans les heures de danger !

Le jeune Indien ne répondit pas, mais la mère de famille prit pour gage de sa foi la douce expression qu’elle voyait sur son visage. Avec la délicatesse de ceux de sa race, il se retira à l’écart, afin que ceux qui étaient unis par des liens si tendres pussent se livrer sans contrainte à toute leur émotion. Ruth s’approcha de sa fille, et toute l’affection d’une mère brilla dans ses yeux.

— Je t’ordonne encore une fois, dit-elle, de ne point regarder avec trop de curiosité l’affreux combat qui peut avoir lieu vers la façade de notre habitation. Les païens sont réellement parmi nous avec des projets sanguinaires. Les jeunes et les vieux doivent maintenant montrer leur confiance dans la protection de notre maître, et le courage qui convient à des croyants.

— Et pourquoi, ma mère, demanda l’enfant, cherchent-ils à nous faire du mal ? leur en avons-nous jamais fait ?

— Je ne puis le dire. Celui qui a créé le monde nous l’a donné pour en jouir ; et la raison semblerait nous apprendre que si quelques parties de sa surface sont vides, celui qui en a réellement besoin peut les occuper.

— Le sauvage ! murmura l’enfant en se cachant le visage sur le sein de sa mère, ses yeux brillent comme l’étoile qui est suspendue au-dessus des arbres.

— Paix ! ma fille ! sa fierté s’imagine que sa race est injuriée.

— Sûrement, nous avons le droit d être ici ; j’ai entendu dire à mon père que lorsque le Seigneur me déposa pour la première fois dans ses bras, notre vallée était une forêt épaisse, et que ce n’est qu’avec beaucoup de travail qu’on l’a rendue ce qu’elle est.

— J’espère que nous en jouissons avec justice ! et cependant il paraît que le sauvage est prêt à contester nos droits.

— Où ces cruels ennemis habitent-ils ? ont-ils des vallées comme celles-ci, et les chrétiens vont-ils les attaquer au milieu de la nuit, pour répandre leur sang ?

— Ils ont des habitudes cruelles et sauvages, Ruth, et connaissent peu notre manière de vivre. La femme n’est point aimée parmi eux comme parmi le peuple de la race de ton père, car la force de corps y est plus respectée que de tendres liens.

La petite fille frémit, et lorsqu’elle s’approcha de nouveau du sein de sa mère, ce fut avec une affection filiale plus vive et un sentiment plus intime de la bonté de ses parents que son esprit enfantin n’avait pu le concevoir jusqu’alors. Après avoir cessé de parler, Ruth déposa le baiser d’adieu sur le front des deux petites filles, implora tout haut pour elles la bénédiction du ciel, et se détourna pour aller remplir d’autres devoirs qui ne demandaient pas moins de courage. Avant de quitter la chambre, elle s’approcha encore une fois de l’Indien, et, élevant la lumière à la hauteur de son visage calme, elle dit avec solennité :

— Je confie mes enfants à la protection du jeune guerrier !

Il répondit par un regard semblable aux autres, froid, sans être décourageant. Ruth, après avoir arrêté longtemps ses yeux sur ses enfants, se disposa à quitter la chambre, troublée par son incertitude sur les projets du gardien qu’elle laissait avec ses filles, et cependant espérant aussi que la bonté qu’elle avait montrée au jeune sauvage pendant sa captivité, ne resterait pas sans récompense. Sa main était posée sur la serrure pendant le moment d’indécision ; mais, se rappelant tout à coup le retour de l’Indien à l’habitation, et ses différentes actions qui justifiaient sa confiance, elle était sur le point de sortir lorsqu’un bruit affreux s’éleva dans les airs, et remplit la vallée de cris horribles et des hurlements que les sauvages font entendre au moment de l’attaque. Tirant le verrou, Ruth descendit en tressaillant, et, sans réfléchir plus longtemps, se rendit précipitamment à son poste, ne voyant plus que la nécessité de se montrer sur une nouvelle scène.

— Reste ferme aux palissades, Reuben Ring ! renverse sur leurs féroces compagnons les assassins qui s’approchent en rampant ! Les piques ! Ici, Dudley ; voilà une occasion de montrer ta valeur ! — Que le Seigneur ait pitié des âmes des ignorants païens ! Ces mots, mêlés au bruit de la mousqueterie, aux cris des guerriers, aux sifflements des balles et des flèches, frappèrent Ruth au moment où elle entrait dans la cour. La vallée était accidentellement éclairée par l’explosion des armes à feu, puis l’horrible bruit continuait au milieu d’une obscurité profonde. Heureusement, malgré cette affreuse confusion, les jeunes gens de la vallée étaient fermes à leurs postes. Une tentative d’escalader les palissades avait été déjà repoussée, et lorsqu’on eut reconnu la nature de deux ou trois ruses, la principale force de la garnison fut employée à résister à l’attaque.

— Au nom de celui qui est avec nous dans tous les dangers ! s’écria Ruth en s’avançant vers deux personnes qui étaient assez occupées d elles-mêmes pour ne pas s’apercevoir de son arrivée, dites-moi comment va le combat, où sont mon mari et mon fils ?… A-t-il plu à la Providence que quelqu’un de nos gens soit frappé ?

— Il a plu au diable, répondit Dudley avec un peu d’irrévérence pour un homme élevé à une aussi sévère école, d’envoyer une flèche indienne à travers ma manche et ma peau, dans le bras qui m’appartient ! Doucement, Foi ; ne crois pas, jeune fille, que la peau d’un homme soit comme celle d’un mouton, dont la toison peut-être enlevée à volonté ! je ne suis point une poule dans la mue, et cette flèche n’est point une plume de mon aile. Que le Seigneur pardonne au coquin qui m’a joué ce tour, ai-je dit ; j’ajoute amen, comme chrétien. Il aura aussi occasion d’obtenir miséricorde, car il n’a plus rien à espérer dans le monde. Maintenant, Foi, je reconnais que je suis redevable à ta bonté ; qu’il n’y ait plus de paroles mordantes entre nous. Ta langue est quelquefois plus piquante que la flèche d’un Indien.

— À qui la faute, si une vieille connaissance a quelquefois surveillé de trop près de nouvelles conversations ? tu sais que lorsqu’on me parle convenablement, il n’y a pas de fille dans la colonie capable de donner de plus douces réponses. Sens-tu de la douleur dans ton bras, Dudley ?

— Ce n’est pas chatouiller avec une paille que d’envoyer une flèche à pointe de caillou jusque dans l’os ! Je te pardonne tes conversations trop fréquentes avec le soldat ; et toutes les morsures de ta langue acérée, à la condition que…

— Hors d’ici, bavard ! tu causerais volontiers toute la nuit sous prétexte d’une écorchure, tandis que les sauvages sont à nos portes. Madame rendra un joli compte de tes actions, lorsque les autres jeunes gens auront repoussé les Indiens, et que tu te seras amusé au milieu des bâtiments !

Le pauvre Dudley était sur le point de maudire dans son cœur l’humeur versatile de sa maîtresse, lorsqu’un regard jeté sur lui à la dérobée lui apprit que des oreilles étrangères au sujet qu’ils traitaient allaient entendre leur conversation. Saisissant l’arme qu’il avait posée contre les murs de la forteresse, il passa près de la maîtresse de la maison, et quelques minutes après le bruit de sa voix et celui de son fusil se firent entendre au milieu du bruit général.

— A-t-il apporté des nouvelles des palissades ? répéta Ruth, trop contente de voir le jeune homme retourner à son poste pour arrêter sa course ; que dit-il de l’attaque ?

— Les sauvages ont souffert de leur témérité, et ont fait peu de mal à nos gens. Excepté cette masse d’homme qui s’est imaginé de placer son bras devant le passage d’une flèche, je crois que personne n’est blessé.

— Écoute ! ils se retirent ; les hurlements s’éloignent, et nos jeunes gens l’emporteront ! Va remplir ton devoir parmi les piles de bois, et prends garde qu’aucun espion ne se cache. Le Seigneur a eu pitié de nous dans sa miséricorde, et il est possible que ce malheur s’éloigne de nous.

L’oreille de Ruth ne l’avait pas trompée. Le tumulte de l’assaut reculait graduellement ; et bien que le feu des armes et le bruit que répétaient les échos de la forêt ne fussent pas moins fréquents, il était évident que le moment critique de l’attaque était déjà passé. Aux efforts que les sauvages venaient de faire pour emporter la place d’assaut succédèrent des moyens plus méthodiques, qui, bien moins effrayants en apparence, étaient peut-être plus favorables à leurs succès. Ruth profita d’un moment où les traits cessaient d’être lancés pour chercher ceux au sort desquels elle prenait un si vif intérêt.

— Aucun autre que le brave Dudley a-t-il été blessé dans l’attaque ? demanda l’épouse alarmée en passant rapidement auprès d’un groupe d’hommes aux visages noircis qui se consultaient sur le sommet de l’éminence ; quelqu’un a-t-il besoin des soins que la main d’une femme peut donner ? Heathcote n’est pas blessé !!!

— Un Dieu de miséricorde a veillé sur nous, car nous avons eu peu d’occasions de songer à notre sûreté. Je crains que quelques-uns de nos jeunes gens ne se soient pas mis à couvert autant que la prudence l’exigeait.

— L’étourdi Mark n’a point oublié mes avis ! Enfant, tu n’as pas perdu de vue ton devoir, qui était de suivre ton père.

— On voit peu et on pense peu aux Peaux Rouges lorsque les hurlements résonnent au milieu du bois des palissades, ma mère, répondit le jeune enfant en passant la main sur son front pour empêcher que les gouttes de sang qui le sillonnaient ne fussent aperçues. Je me suis toujours tenu près de mon père ; mais si c’est en avant ou par derrière, l’obscurité ne m’a pas permis d’en juger.

— Cet enfant s’est conduit comme un brave, dit l’étranger, et il a montré le métal des magasins de son grand-père… Ah ! qu’est-ce que je vois briller au milieu des hangars ! Une sortie serait peut être nécessaire pour sauver les greniers et les bestiaux !

— Aux granges ! aux granges ! crièrent deux jeunes gens par les différentes ouvertures.

— Le feu est aux bâtiments ! s’écria une des servantes qui remplissait le même devoir à l’abri de la maison. Une décharge générale suivit ces avertissements ; tous les fusils étaient dirigés vers la lumière brillant à une effrayante proximité des matières combustibles qui remplissaient la plupart des bâtiments extérieurs. Un cri sauvage et la disparition soudaine de la lumière annoncèrent que les planteurs avaient visé juste.

— Ceci ne doit pas être négligé, dit Content, dont la tranquillité avait cédé à l’imminence du danger. Mon père, s’écria-t-il à voix haute, il est temps d’user de toute notre force.

Un moment d’incertitude succéda à cet appel, et la vallée fut aussi soudainement éclairée que si elle eût été traversée par un torrent de fluide électrique. Une flamme s’élança du toit de la forteresse, et l’on entendit le bruit de la petite pièce d’artillerie qui pendant si longtemps s’était reposée en silence. Bientôt le sifflement du boulet résonna dans les hangars, et le bois fut abattu. On vit, à la lueur momentanée, cinquante figures sombres glisser à travers les bâtiments extérieurs, avec un effroi naturel à leur ignorance, et avec une agilité proportionnée à leur effroi. L’occasion était propice : Content fit un signe à Reuben Ring ; ils passèrent ensemble la poterne, et disparurent en se dirigeant vers les granges. Ce moment fut affreux pour Ruth, et il ne fut pas sans angoisses pour ceux dont la sensibilité était moins vive et moins excitée. Quelques secondes suffirent pour dissiper cette anxiété ; Content et son compagnon reparurent. Le craquement de la neige sous les pieds des animaux, le hennissement des chevaux, le beuglement des vaches au moment où les bestiaux effrayés se précipitaient dans les champs, apprirent le but de cette sortie dangereuse.

— Entrez, dit à voix basse Ruth, qui tenait la poterne de sa propre main ; entrez, pour l’amour du ciel ! Vous avez ouvert toutes les portes, afin qu’aucune créature vivante ne périsse dans les flammes ?

— Toutes, et ce n’était pas trop tôt. Vois, le feu reparaît encore.

Content avait raison de s’applaudir de son expédition, car, tandis qu’il parlait, des torches à moitié cachées, faites, comme à l’ordinaire, de sapin résineux, furent aperçues au milieu des champs, s’approchant des bâtiments extérieurs par une route indirecte, couverte, et qui pouvait protéger ceux qui les portaient contre le feu de la garnison. Les planteurs réunirent leurs efforts pour arrêter le danger. Les jeunes gens firent feu avec une grande activité, et plus d’une fois la citadelle du vieux Puritain envoya ses flots de flammes afin de repousser les assaillants. Quelques cris de désappointement et de douleur annonçaient le succès de ces décharges ; mais bien que la plupart de ceux qui s’approchaient des granges reculassent avec effroi, un d’entre eux, plus téméraire ou plus habitué à l’artillerie que ses compagnons, vint à bout d’effectuer son dessein. Le feu avait cessé, et les assiégés se félicitaient de leur succès, lorsqu’une lumière subite éclaira les champs, une flamme blanchâtre tourbillonna au-dessus du toit d’un grenier à blé, et enveloppa bientôt tout le bâtiment. Il n’existait aucun remède à ce malheur : les granges et les enclos, qui avaient été cachés jusqu’alors dans une obscurité profonde, furent au même instant illuminés, et celui qui eût voulu hasarder sa personne dans les limites de cette lueur éclatante eût payé de sa vie sa témérité. Les planteurs furent obligés de se réfugier sous l’ombre que projetait la montagne, et de chercher l’abri que pouvaient offrir ses fortifications, afin d’éviter les flèches ou les balles.

— Quel triste spectacle pour celui dont les moissons appartenaient à tous les hommes ! dit Content à sa compagne tremblante qui serrait son bras, tandis que la flamme, tourbillonnant dans les courants de l’air échauffé, balayait les toits d’un hangar et pénétrait dans la couverture en bois. La récolte de toute une saison est sur le point d’être réduite en cendre par le feu de ces maudits…

— Paix, Heathcote ! Qu’est-ce que la richesse en comparaison de ce qui nous reste ! Chasse ces plaintes de ton esprit, et bénis Dieu qui nous a laissé nos enfants et notre maison.

— Tu dis vrai, répondit le mari en essayant d’imiter la douce résignation de sa compagne. Que sont en effet les biens de ce monde comparés à la tranquillité d’esprit… Ah ! cette malheureuse bouffée de vent achève la perte de notre récolte, l’élément destructeur est dans le centre de nos greniers.

Ruth ne fit aucune réponse ; bien qu’elle fût moins attachée que son mari aux richesses temporelles, les effrayants progrès du feu l’alarmaient pour la sûreté personnelle de la famille. Les flammes avaient passé d’un toit à un autre, rencontrant partout les matières les plus combustibles ; les vastes granges, les hangars, les greniers, les étables et tous les bâtiments extérieurs étaient enveloppés d’un torrent de feu. Jusqu’à ce moment, l’incertitude et l’espérance d’un côté et l’appréhension de l’autre avaient rendu les deux partis spectateurs muets de cette scène ; mais des cris de triomphe proclamèrent bientôt l’enthousiasme avec lequel les Indiens contemplaient le succès de leur projet ; les hurlements succédèrent bientôt à ces cris de joie, et une troisième attaque commença.

Les assiégés et les assiégeants combattirent alors à la lueur d’une clarté moins pure que celle du soleil, mais presque aussi brillante. Stimulés par l’espérance du succès que leur promettait l’incendie, les sauvages se précipitèrent sur les fortifications avec plus d’audace qu’ils n’en montraient ordinairement dans leur manière prudente de faire la guerre. La montagne et les bâtiments qui s’y trouvaient placés jetaient une ombre obscure sur les champs ; du côté opposé aux flammes et à l’abri de cette ombre, la troupe cruelle des sauvages parvint jusqu’aux palissades avec impunité ; sa présence fut annoncée par les cris d’usage, car trop de regards curieux s’étaient attachés sur l’effrayant incendie pour avoir aperçu l’approche des Indiens, jusqu’au moment où leur audace était presque couronnée par le succès. Les planteurs se précipitèrent avec autant de promptitude aux fortifications ; la mousqueterie devenait inutile, les bois de charpente offrant une sécurité égale aux assiégeants et aux assiégés. C’était un combat d’homme à homme, dans lequel le nombre l’eût emporté si le parti le plus faible n’avait été sur la défensive. Les couteaux passaient rapidement à travers les morceaux de bois, et l’on entendait de temps en temps la décharge d’un fusil ou le sifflement d’une flèche.

— Tenez ferme aux palissades, jeunes gens, dit la voix sonore de l’étranger qui parlait au milieu de ce combat terrible avec cette tranquillité rassurante que la familiarité avec le danger peut seule inspirer. Tenez ferme aux palissades, elles sont imprenables. Ah ! c’était bien visé, ami sauvage, murmura-t-il entre ses dents en parant, non sans péril pour une de ses mains, un coup qui l’eût atteint à la gorge, tandis que de l’autre il saisissait le guerrier qui l’avait attaqué, et qu’avec la force d’un géant il attirait la poitrine nue de son adversaire à une ouverture entre les morceaux de bois, et lui enfonçait dans le corps son couteau jusqu’au manche. Les yeux de la victime roulèrent avec fureur dans leurs orbites ; cet lorsque la main de fer qui avait attaché le sauvage aux palissades, comme avec le secours d’une vis, abandonna sa proie, l’Indien tomba sans mouvement sur la terre. Cette mort fut suivie d’un cri douloureux, et les assaillants disparurent aussi promptement qu’ils s’étaient approchés.

— Dieu soit loué ! Nous devons nous réjouir de cet avantage ! dit Content, qui compta sa petite troupe avec anxiété lorsque tous ses serviteurs furent assemblés autour de lui sur la montagne, où, à la faveur de la clarté brillante, ils pouvaient surveiller les parties les plus exposées de leurs fortifications. Il ne manque personne, ajouta-t-il, mais je crains qu’un grand nombre n’ait souffert.

Le silence et l’occupation de ses auditeurs, dont la plupart étanchaient leur sang, étaient une réponse suffisante.

— Vois, mon père, dit le jeune Mark au coup d’œil rapide, il y a quelqu’un sur les palissades, près du guichet : c’est un sauvage ; ou bien est-ce un tronc d’arbre que j’aperçois plus bas dans les champs ?

Tous les yeux se portèrent sur la direction que le jeune Mark indiquait, et chacun vit quelque chose qui semblait penché sur un des morceaux de bois, et qui avait l’apparence d’une forme humaine. La partie des fortifications ou cette figure paraissait suspendue était plus obscure que le reste des palissades, et chacun présentait ses doutes sur la nature de cet objet.

— Qui escalade ainsi nos palissades ? s’écria Ében Dudley à voix haute, parlez, afin que nous ne fassions pas de mal à un ami.

Le bois lui-même n’est pas plus impassible que ne le fut l’objet sombre, jusqu’au moment où le bruit du fusil de Dudley fut entendu. Alors cet objet tomba sur la terre comme une masse insensible.

— Il est tombé comme un ours frappé au haut d’un arbre ; la vie était en lui, ou ma balle ne l’aurait pas renversé, s’écria Dudley un peu exalté du succès de sa tentative.

— Je veux aller en avant, et voir s’il est…

La bouche du jeune Mark fut fermée par la main de l’étranger, qui dit avec calme :

— Je veux aller moi-même connaître le sort de ce païen.

L’inconnu se disposait à avancer lorsque l’homme prétendu mort ou blessé se dressa sur ses pieds en poussant un cri qui fut répété par tous les échos de la forêt, et bondit vers le bâtiment en sautant avec autant de promptitude que de légèreté. Les planteurs envoyèrent deux ou trois balles de leur fusil sur la route mais sans succès apparent. Sautant de manière à éviter d’être atteint, le sauvage fit bientôt entendre un autre cri de triomphe, et disparut dans les angles de l’habitation. Ses cris furent compris ; car on entendit dans les champs des hurlements qui leur répondaient, et l’ennemi se rallia pour commencer une nouvelle attaque.

— Cet incident ne doit pas être négligé, dit celui qui, par son calme et son air d’assurance, plutôt que par le droit de commander, avait pris insensiblement une grande autorité dans les événements importants de la nuit. Un sauvage dans l’intérieur des murailles pourrait promptement être cause de la destruction de la garnison. La poterne pourrait être ouverte à l’ennemi et…

— Une triple serrure en défend l’entrée, interrompit Content ; la clé est cachée dans un lieu où d’autres que ceux qui composent notre maison ne pourraient la trouver.

— Et heureusement les moyens de passer le guichet particulier sont en ma possession, murmura l’étranger à voix basse. Jusque-là, tout est en ordre ; mais le feu ! le feu ! Les servantes doivent faire attention aux lumières, tandis que les jeunes gens resteront aux palissades, car l’assaut va recommencer.

En disant ces mots, l’étranger donna l’exemple du courage en retournant à son poste, où, soutenu par son compagnon, il continua à défendre l’approche des palissades, malgré une grêle de balles et de flèches, qui, bien que partant d’un point plus éloigné, n’étaient pas beaucoup moins dangereuses pour ceux qui étaient à découvert sur le côté de la montagne, que celles qui avaient été déjà dirigées contre la garnison.

Pendant ce temps, Ruth rassembla ses servantes, et se hâta d’accomplir le devoir qu’on lui avait prescrit. On jeta de l’eau sur tous les feux ; et comme l’incendie continuait toujours à donner plus de lumière qu’il n’était utile et sûr, on prit soin d’éteindre toutes les torches ou toutes les chandelles que, dans le premier moment d’effroi, on avait pu oublier dans les appartements nombreux de l’habitation principale et dans ses dépendances.