Les Puritains d’Amérique/Chapitre XXIV

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 279-292).

CHAPITRE XXIV.


Les choses dont nous parlons ont-elles réellement existé, ou bien avons-nous mangé de cette racine malsaine qui surprend la raison ?
ShakspeareMacbeth.



Une heure après, la scène se présenta sous un aspect différent. Des bandes d’ennemis, que dans les guerres du monde civilisé on eût appelées des partis d’observation, rôdaient sur les bords de la forêt les plus voisins du village, et les planteurs, toujours sous les armes, se postèrent au milieu des bâtiments ou se maintinrent au pied des palissades.

Quoique l’occupation d’assembler tous les objets utiles ne fut pas encore terminée, lorsque les premières terreurs eurent disparu, les propriétaires du hameau commencèrent à se confier de nouveau dans leur habileté pour résister à leurs ennemis. Les femmes mêmes parcouraient la rue du village avec une plus grande assurance, et il y avait dans la contenance des hommes armés un air de détermination qui devait en effet imposer à leurs assaillants indisciplinés.

Mais la maison, les bâtiments extérieurs et tous les objets de commodité domestique qui contribuaient, il y avait si peu de temps, à l’aisance de la famille Heathcote, étaient entièrement au pouvoir des Indiens. Les volets ouverts, les portes, les meubles à moitié détruits ou répandus çà et là, l’air de dévastation, et l’abandon général de la propriété, proclamaient le succès et le désordre d’un assaut. Cependant l’œuvre de destruction et le pillage ne fut pas consommé, quoiqu’on pût voir de temps en temps quelque guerrier dérober, suivant le goût de son humeur sauvage, des effets appartenant aux habitants de la maison. Le pillage avait été arrêté, et les passions furieuses des vainqueurs apaisées par une autorité invisible et extraordinaire. Ces hommes qui venaient de se livrer à toute la férocité de leur caractère, furent subitement retenus, sinon calmes ; et, au lieu de satisfaire la soif de vengeance qui accompagne ordinairement leurs triomphes, les Indiens erraient au milieu des bâtiments et dans les terres environnantes dans un sombre silence qui prouvait leur soumission.

Les principaux chefs de l’incursion, et les chrétiens qui avaient survécu à leur défaite, étaient rassemblés sous le portique de la maison. Ruth, pâle, souffrante, affligée plutôt pour les autres que pour elle-même, était un peu à l’écart, soutenue par Marthe et la jeune servante que la fatalité avait retenue à la maison dans ce jour de désastre. Content, l’étranger et Mark étaient à quelque distance ; leurs mains étaient liées. Seuls ils avaient survécu à toute cette troupe qu’ils avaient si récemment conduite au combat. Les cheveux blancs et les infirmités du Puritain lui épargnèrent la même humiliation. Le seul être d’origine européenne qui fût encore présent, était Whittal Ring. Cet idiot marchait lentement au milieu des prisonniers ; quelquefois d’anciens souvenirs et une espèce de sympathie aux souffrances de ses compatriotes animaient ses traits ; plus souvent il tourmentait les malheureux captifs, leur reprochant l’injustice de leur race envers son peuple adoptif.

Les chefs du parti victorieux étaient assis au centre du portique, engagés, suivant toute apparence, dans de graves délibérations. Comme ce conseil était peu nombreux, il était évident que les hommes d’une haute importance pouvaient seuls y être admis. Les chefs d’un rang inférieur, mais d’un grand nom dans les limites bornées de ces simples tribus, conversaient par groupes au milieu des arbres, ou marchaient dans la cour à une distance respectueuse du conseil de leurs supérieurs.

L’œil le moins exercé eût reconnu facilement celui sur lequel le poids de toute l’autorité était tombé. Le guerrier couvert d’un turban, dont nous avons déjà parlé, occupait le centre du groupe dans l’attitude calme et digne d’un Indien qui écoute ou qui donne des avis. Son fusil était porté par un des gens de sa suite, mais son couteau et sa hache ornaient sa ceinture. Il avait jeté une légère couverture, ou, comme on pourrait plus justement l’appeler, une robe de drap écarlate sur son épaule gauche, d’où elle tombait avec grâce en draperie, laissant le bras droit entièrement libre, et une partie de sa large poitrine exposée aux regards ; de dessous ce manteau le sang coulait lentement goutte à goutte, teignant le plancher sur lequel le chef était debout. La contenance de ce guerrier était grave, quoiqu’il y eût dans ses yeux une vivacité qui annonçait une grande activité d’esprit, non moins que l’inquiétude et le soupçon. Une personne habile à lire dans l’expression de sa physionomie aurait pu découvrir qu’une nuance de mécontentement combattait l’empire que le chef avait sur lui-même, et qui était devenu inhérent à sa nature.

Les deux sauvages les plus voisins de ce chef étaient des hommes qui, comme lui, avaient passé le milieu de la vie, dont le maintien et l’expression avaient aussi les mêmes rapports, quoique moins fortement marqués. Ils ne montraient pas non plus ces signes de mécontentement qui accidentellement éclataient dans les yeux de celui dont l’esprit si habile à se contraindre ne pouvait pas toujours maîtriser ses regards. Un de ces chefs parlait, et, par la direction qu’avaient prise ses yeux, on pouvait s’apercevoir que le sujet de son discours était un quatrième chef que son éloignement empêchait de comprendre ce qui était dit. Dans la personne du dernier chef le lecteur reconnaîtra le jeune homme qui s’était arrêté devant Mark, et dont le rapide mouvement sur le flanc de la troupe de Dudley avait chassé les colons des prairies. L’éloquente expression de ses traits, la tension de ses nerfs, la contraction de ses muscles, avaient disparu ; elles étaient remplacées par le calme particulier qui distingue le guerrier indien dans ses moments d’inaction, comme il montre la courtoisie de celui qui a été instruit à l’école d’une vie plus policée. D’une main il s’appuyait légèrement sur son mousquet, tandis que l’autre, qui pendait à son côté, tenait une courroie de nerf de daim à laquelle était suspendu un tomahawk d’où découlaient des gouttes de sang. Sa personne ne portait point d’autre vêtement que celui dans lequel il avait combattu ; mais, plus heureux que son compagnon en autorité, il n’avait aucune blessure.

Les traits et les formes de ce jeune guerrier auraient pu représenter le modèle de la beauté indienne. Ses membres étaient arrondis, et remarquables par une excessive agilité.

Il y avait, dans l’attitude droite et le regard noble de l’Indien, une grande ressemblance avec la statue de l’Apollon Pythien, tandis que par l’ampleur de sa poitrine il rappelait la statue de Bacchus. Ce rapport avec une divinité dont l’image est peu capable d’éveiller de nobles sentiments n’avait rien de désagréable, car il servait en quelque sorte à adoucir l’expression sévère de toute sa personne et l’éclat d’un regard qui avait quelque chose de celui de l’aigle, et qui eût exprimé trop peu de sympathie pour les faiblesses humaines. Cependant le jeune chef était moins remarquable par cette ampleur particulière de la poitrine, fruit ordinaire de l’infection, d’une nourriture abondante et d’une exemption totale de travail, que ne l’étaient la plupart de ceux qui conféraient en secret près de lui ou se promenaient dans les environs des bâtiments. Chez lui, c’était plutôt un avantage qu’un défaut ; et malgré l’apparente austérité que l’habitude, et peut-être le caractère aussi bien que le rang, avaient placée sur ses traits il y avait sous cette large poitrine un cœur capable d’être ému par les malheurs d’autrui. Dans l’occasion présente, ses regards errants, quoique pleins d’éloquence, étaient adoucis par une expression qui trahissait l’étonnement et le trouble de son esprit. La conférence des trois chefs était terminée, et le guerrier couvert d’un turban s’avança vers les captifs comme un homme dont la décision vient d’être arrêtée. Au moment où le chef redoutable s’approcha, Whittal se retira, se glissant à côté du jeune guerrier d’une manière qui annonçait une grande familiarité et peut-être une grande confiance. Une pensée subite parut alléger les réflexions de ce dernier. Il conduisit l’idiot à l’extrémité du portique, lui parla bas et rapidement en lui indiquant la forêt ; et lorsqu’il vit que son messager traversait les champs de toute la vitesse de sa course, il vint avec une dignité calme se placer au centre du groupe, s’approchant tellement de son ami, que les plis de sa draperie écarlate touchaient à son bras. Jusqu’à ce moment le silence n’avait point été interrompu ; lorsque le grand-chef vit le jeune homme s’approcher, il jeta un regard d’hésitation sur ses amis ; mais rappelant bientôt son premier calme, il prit la parole :

— Homme de plusieurs hivers, dit-il dans un anglais assez intelligible quoiqu’il trahît une difficulté dans la prononciation que nous n’essaierons pas d’imiter, pourquoi le grand esprit a-t-il fait la race semblable à celle des loups affamés ? pourquoi les visages pâles ont-ils l’estomac d’un, busard, le gosier d’un chien de chasse et le cœur d’un daim ? Tu as vu bien des fois la neige se fondre, tu as vu planter de jeunes arbres. Dis-moi pourquoi l’esprit des Yengeeses est-il si vaste qu’il embrasse toute l’étendue qui est entre le soleil levant et le soleil couchant ? Parle, car nous voudrions savoir la raison pour laquelle des bras si longs se trouvent sur de si petits corps ?

Les événements de la journée avaient été de nature à réveiller toute l’ancienne énergie du Puritain ; il avait élevé son esprit vers Dieu dans la matinée, avec la ferveur qui lui était ordinaire, surtout le jour du sabbat. L’assaut de sa maison l’avait trouvé résigné à supporter toutes des calamités terrestres, et bien que ces circonstances eussent ranimé des sentiments qui ne peuvent jamais être bien éteints dans un homme auquel les usages militaires avaient été si familiers, son courage avait été surpassé par sa soumission et sa patience. Encore maîtrisé par ces influences, il répondit avec une austérité qui égalait la gravité de l’Indien :

— Le Seigneur nous a livrés entre les mains de païens, dit-il, et cependant son nom sera béni sous mon toit. Du mal résultera le bien, et de ce triomphe de l’ignorant naîtra une victoire éternelle !

Le chef regarda attentivement l’orateur, dont la taille courbée, le visage vénérable, les longues boucles de cheveux blancs, et l’enthousiasme qui brillait dans des regards que l’âge n’avait point encore glacés, prêtait à sa personne un caractère qui la rendait supérieure à toute faiblesse humaine. Courbant la tête avec un respect superstitieux, il se tourna gravement vers ceux qui, paraissant animés de sentiments plus humains, étaient des sujets plus convenables pour les desseins qu’il méditait.

— L’esprit de mon père est fort, dit-il, mais son corps est semblable à une branche de ciguë desséchée ! Ce fut avec ces douces paroles qu’il commença les remarques suivantes : — Qu’est-ce que veut dire cela ? ajouta-t-il, regardant avec sévérité les trois personnes qu’il avait rencontrées naguère au milieu du combat. Voici des hommes blancs comme la fleur du cornouiller, et cependant leurs mains sont si sombres que je ne puis les voir !

— Elles ont été noircies par la fatigue, dit Content, qui savait s’exprimer dans le langage figuré du peuple dont il était prisonnier. Nous avons travaillé afin que nos femmes et nos enfants pussent manger.

— Non, le sang des hommes rouges a changé leur couleur.

— Nous avons pris la hache afin de conserver la terre que le Grand-Esprit nous a donnée, : ne voulant pas que nos chevelures soient desséchées à la fumée d’un wigwam. Un Narragansett cacherait-il ses armes, et lierait-il ses mains si le cri de guerre résonnait à ses oreilles ?

Lorsque Content fit allusion à la propriété de la vallée, le sang se porta aux joues du guerrier avec une telle force qu’elles en parurent plus brunes encore ; mais saisissant la poignée de sa hache avec une espèce de convulsion, il continua d’écouter, comme habitué à se vaincre lui-même.

— Qu’est-ce qu’un homme rouge peut voir ? répondit-il en montrant le verger avec un sombre sourire, et exposant, par le mouvement de la draperie écarlate, à l’instant où il levait son bras, deux ou trois trophées sanglants attachés à sa ceinture. Nos oreilles sont ouvertes. Nous écoutons pour entendre de quelle manière les terres de chasse des Indiens sont devenues champs labourés des Yengeeses. Que mes hommes sages écoutent, afin de devenir plus adroits quand les neiges pèseront sur leurs têtes. Les hommes pâles ont un secret pour faire que le noir paraisse blanc !

— Narragansett…

— Wampanoag ! interrompit le chef avec l’air de hauteur que prend un Indien pour s’identifier à la gloire de son peuple. Puis, jetant un regard de douceur au jeune guerrier qui était à son côté, il ajouta promptement avec le ton d’un courtisan : — C’est très-bien, Narragansett ou Wampanoag, Wampanoag ou Narragansett : les hommes rouges sont frères et amis. Ils ont brisé les barrières qui les séparaient de leurs terres de chasse, ils ont nettoyé les épines du sentier de leur village. Qu’as-tu à dire au Narragansett ? il n’a pas encore fermé son oreille.

— Wampanoag, puisque tel est le nom de ta tribu, répondit Content, tu entendras que ce que ma conscience dicte est un langage qui peut être prononcé. Le Dieu des Anglais est le Dieu des hommes de tous les rangs et de tous les temps… Les auditeurs indiens secouèrent la tête, à l’exception du plus jeune chef, dont les yeux ne changèrent point de direction ; tandis que Content parlait, chaque mot semblait entrer profondément dans son esprit. — En défi de ces signes de blasphème, ajouta Content, je proclame le pouvoir de celui que je sers ! Mon Dieu est ton Dieu, et maintenant il observe mes actions et pénètre jusque dans le fond de nos cœurs. Le ciel au-dessus de nos têtes est son trône, et cette terre son marche-pied ! Je ne prétends point pénétrer dans ses sacrés mystères, ni proclamer la raison pour laquelle la moitié des hommes, son plus bel ouvrage, est depuis si longtemps plongée dans cette profonde ignorance, dans ces abominations païennes dans lesquelles mes pères l’ont trouvée ; pourquoi les échos de ces montagnes ne répétèrent jamais des cantiques de louanges, ou pourquoi les vallées ont été muettes si longtemps. Ce sont des vérités cachées dans le secret de ses desseins, et elles ne seront peut-être pas connues avant que ces desseins soient accomplis. Mais l’Esprit grand et juste a conduit ici les hommes remplis de l’amour de la vérité et du désir de propager leur foi, tandis que la conscience de leurs propres transgressions les courbe dans une profonde humilité jusqu’à la poussière. Tu nous accuses de convoiter tes terres et d’être corrompus par les richesses ; cela vient de ton ignorance de ce qui a été abandonné afin que l’esprit des hommes religieux pût conserver. Lorsque les Yengeeses vinrent dans ce désert, ils laissèrent derrière eux tout ce qui peut plaire à l’œil, satisfaire les sens et remplir les désirs du cœur humain, dans le pays de leurs pères : quelque belle que soit la nature dans les autres pays ; il n’y a rien d’aussi excellent que ce qu’ont quitté les pèlerins de ce désert. Dans cette île favorisée, la terre succombe sous l’abondance de ses productions ; ses parfums flattent l’odorat, et l’œil n’est jamais lassé de contempler ses charmes. Non, les hommes à visage pâle ont abandonné leur patrie et toutes les douceurs de l’existence pour servir leur Dieu, et non pas par l’instigation d’un esprit avide ou pour de coupables vanités.

Content s’arrêta, car l’esprit par lequel il était animé l’écartait insensiblement de son sujet ; ses vainqueurs conservaient la gravité décente avec laquelle un Indien écoute toujours un discours jusqu’à ce qu’il soit terminé. Alors le grand-chef ou Wampanoag, ainsi qu’il s’était proclamé lui-même, posa légèrement son doigt sur l’épaule de son prisonnier, et lui demanda :

— Pourquoi le peuple des Yengeeses s’est-il engagé dans un sentier perdu ? Si le pays qu’il a quitté est agréable, leur Dieu ne peut-il pas l’entendre du wigwam de ses pères ? Vois ; si nos arbres ne sont que des buissons, laisse-les à l’homme rouge, il trouvera de la place sous leurs branches pour reposer à l’abri de leur ombre. Si nos rivières sont étroites, c’est parce que l’Indien, est petit ; si les montagnes sont basses et les vallées rétrécies, les jambes de mon peuple sont fatiguées de la chasse, et il les traverse plus aisément. Ce que le Grand-Esprit a fait pour les hommes rouges, les hommes rouges doivent donc le garder. Ceux dont la peau ressemble à la lueur du matin doivent retourner vers le soleil levant, d’où ils sont venus pour nous nuire.

Le chef parlait avec calme, mais comme un homme habitué aux subtilités de la controverses suivant les usages du peuple auquel il appartenait.

— Dieu l’a décrété autrement, répondit Content ; il a conduit ses serviteurs jusqu’ici, afin que l’encens de sa louange s’élève du désert.

— Votre esprit est un méchant esprit, et vos oreilles ont été trompées. Le conseil qui dit à vos jeunes gens d’aller si loin n’était pas prononcé par la voix du Manitou ; il vient de la langue d’un esprit qui aime à voir le gibier rare et les squaws affamées. — Allez, vous suivez le moqueur, ou vos mains ne seraient pas aussi sombres.

— Je ne sais pas quelles injures ont pu être faites aux Wampanoags par des hommes d’un méchant esprit, car il y en a de tels, même dans la demeure des mieux disposés ; mais aucun mal n’a jamais été fait par ceux qui habitent dans ma maison. Un prix a été payé pour ces terres, et l’abondance de cette vallée est le résultat de beaucoup de fatigues et de travaux. Tu es un Wampanoag, et tu sais que les terres de chasse de ta tribu ont été regardées comme sacrées par mon peuple ; les barrières ne sont-elles pas encore où leurs mains les avaient placées, afin que même le sabot d’un cheval ne foulât pas le grain ; et lorsque l’Indien vint demander justice contre le bœuf qui avait marché sur ses terres, ne la lui a-t-on pas accordée ?

— Le daim ne goûte pas l’herbe à sa racine ; il se nourrit des feuilles des arbres ; il ne s’arrête pas pour manger ce qui se trouve sous ses pieds ; l’épervier regarde-t-il le mousquite ? son œil est trop grand, il peut voir un oiseau. Va… lorsque le daim a été tué, les Wampanoags renversent les barrières de leurs propres mains. Un rusé visage pâle a fait la barrière ; et si elle empêche le cheval d’entrer, elle empêche aussi l’Indien de sortir. Mais l’esprit d’un guerrier est trop grand, il ne veut point être parqué comme les animaux.

Un murmure de satisfaction se fit entend parmi les sauvages lorsque le chef proféra cette réponse.

— Le pays de ta tribu est bien éloigné, reprit : Content, et je ne veux pas prendre sur ma conscience de dire si l’on a consulté la justice ou l’injustice dans le partage des terres. Mais, dans cette vallée, a-t-on-jamais fait du tort à l’homme rouge ? Quand l’Indien a-t-il demandé de la nourriture, et ne l’a-t-il pas obtenue ? S’il a en soif, le cidre lui a été prodigué ; s’il avait froid, il trouvait un siège près du foyer ; et cependant il y a une raison pour laquelle la hache est dans ma main, et qui a conduit mon pied sur le sentier de la guerre. Pendant plusieurs saisons nous avons, vécu en paix sur des terres achetées des hommes rouges et des hommes blancs. Mais, bien que le soleil fût pur pendant si longtemps, les nuages s’amassèrent à la fin. Une nuit sombre couvrit la vallée ; les Wampanoags, la mort et le feu, entrèrent ensemble dans ma demeure. Nos jeunes gens furent tués, et… nos cœurs furent péniblement affectés.

Content s’arrêta, car sa voix devenait tremblante, et ses yeux avaient jeté un regard sur le visage pâle et abattu de celle qui s’appuyait sur le bras de son fils. Le jeune chef écoutait avec une profonde attention. Tandis que Content parlait, son corps était un peu penché en avant, et toute son attitude offrait celle qu’on prend involontairement lorsqu’on écoute des paroles d’un grand intérêt.

— Mais le soleil se leva de nouveau, dit le grand chef, montrant dans tout l’établissement des preuves non équivoques de prospérité, et jetant en même temps un regard inquiet et soupçonneux sur son plus jeune compagnon. Le matin fut clair, quoique la nuit eût été si sombre. L’adresse d’un visage pâle sait comment faire croître le blé sur un roc. L’Indien insensé mange des racines lorsque la récolte manque et que le gibier devient rare.

— Dieu cessa d’être en colère, répondit Content avec douceur, et croisant ses bras de manière à montrer qu’il désirait ne plus parler.

Le grand-chef allait continuer, lorsque son jeune compagnon posa un doigt sur son épaule nue, et, par un signe, indiqua qu’il souhaitait avoir une communication secrète avec lui. Le premier acquiesça avec respect à cette demande, quoiqu’on pût apercevoir que l’expression des traits du jeune homme lui causait quelque inquiétude, et qu’il cédait avec répugnance, sinon avec dégoût. Mais la contenance du jeune homme était ferme, et il eût fallu une hardiesse plus qu’ordinaire pour refuser une demande faite d’un ton aussi positif. Le plus âgé des chefs s’adressa au guerrier qui était à son côté en lui donnant le nom d’Annawon, et, par un geste d’une dignité si naturelle qu’il aurait pu convenir à un courtisan, il annonça au jeune chef qu’il était prêt à le suivre. Malgré le respect naturel des sauvages pour l’âge, les Indiens, en reculant pour livrer passage au jeune homme, proclamèrent par leur respect que le mérite ou la naissance, ou peut-être l’un et l’autre, le rendaient l’objet d’une distinction personnelle qui surpassait celle qu’on montrait en général aux hommes de son âge. Les deux chefs quittèrent le portique avec la légèreté d’un pied chaussé par le moccasin.

La marche de ces graves guerriers vers un terrain qui se trouvait sur le derrière de la maison mérite d’être rapportée, parce qu’elle caractérise leurs habitudes.

L’un et l’autre gardèrent le silence ; aucun d’eux ne témoigna la moindre impatience de pénétrer dans les pensées de son compagnon ; et ils ne manquèrent ni l’un ni l’autre à ces légères attentions de politesse qui rendaient le chemin plus commode et le pied plus sûr. Ils avaient atteint le sommet de l’élévation que nous avons si souvent nommée avant de se croire assez éloignés pour commencer un discours qui ne devait point frapper de profanes oreilles. Lorsqu’ils furent sous le verger odoriférant qui croissait sur la montagne, le plus âgé s’arrêta, et jetant autour de lui un de ces regards prompts et presque imperceptibles par lesquels un Indien ne manque jamais de reconnaître sa position, comme si c’était par instinct, il prit la parole. Leur discours eut lieu dans le dialecte de leur race. Mais comme il n’est pas probable que beaucoup de personnes parmi celles qui liront cette histoire pussent le comprendre si nous avions recours au langage dans lequel il nous a été transmis, nous essaierons de le traduire en anglais aussi littéralement que le sujet l’exige, et que le génie des deux langues pourra le permettre.

— Que veut avoir mon frère ? dit le plus âgé, prononçant ces paroles d’une voix basse, et d’un ton amical et même affectueux ; qu’est-ce qui trouble le grand sachem des Narragansetts ? Son esprit semble inquiet. Je crois qu’il se montre devant ses yeux des choses que ne peut apercevoir celui dont la vue commence à être fatiguée. Contemple-t-il l’esprit du brave Miantonimoh, qui mourut comme un chien sous les coups des lâches Pequots et des Yengeeses menteurs ? ou bien son cœur se gonfle-t-il par l’impatience de voir les chevelures des traîtres visages pâles pendues à sa ceinture ? Parle, mon fils, la hache est depuis longtemps enterrée dans le sentier entre nos villages, et tes paroles entreront dans les oreilles d’un ami.

— Je ne vois point l’esprit de mon père, répondit le jeune sachem ; il est loin d’ici, dans les forêts du guerrier juste. Mes yeux sont trop faibles pour voir par-dessus tant de montagnes, à travers tant de rivières. Il chasse le daim sur des terres où il n’y a point de ronces ; il n’a pas besoin des yeux du jeune homme pour lui indiquer sur quel chemin la piste conduit. Pourquoi regarderais-je le lieu où le Pequot et les visages pâles ont pris la vie ? Le feu qui a dévoré cette montagne a noirci la place, et je ne puis plus y voir la trace du sang.

— Mon fils est sage ; son adresse est au-dessus de ses hivers ! Ce qui fut vengé une fois est oublié. Il ne voit pas plus loin que six lunes. Les guerriers des Yengeeses vinrent dans ces villes assassiner les vieilles femmes, tuer les filles des Narragansetts, et allumer le feu avec les os des hommes rouges. Je vais maintenant fermer mes oreilles, car les gémissements de ceux qui furent ainsi massacrés rendent mon âme malade.

— Wampanoag, répondit le jeune homme avec le regard ardent d’un aigle, et posant sa main sur sa poitrine, la nuit où la neige fut rougie du sang de mon peuple est ici ! et cependant mon esprit est obscurci. Aucun homme de ma race n’a regardé depuis la place où les huttes des Narragansetts étaient élevées, et cependant elle n’a jamais été cachée à notre vue. Depuis ce temps nous avons voyagé dans les bois, portant sur nos épaules tout ce qui nous avait été laissé, excepté notre chagrin, que nous portons dans notre cœur.

— Pourquoi mon frère est-il troublé ? Il y a bien des crânes parmi son peuple ; et regarde, son tomahawk est très-rouge ! Que sa colère s’apaise jusqu’à la nuit, et nous teindrons nos haches d’une couleur encore plus foncée. Je sais qu’il est pressé ; mais notre conseil dit qu’il vaut mieux attendre les ténèbres, car l’adresse des visages pâles est trop forte pour les mains de nos jeunes gens.

— Quand un Narragansett fut-il lent à s’élancer après que le cri fut proféré ? Quel est celui qui ne s’arrête pas lorsque les hommes à cheveux blancs disent : — C’est mieux ! j’aime votre conseil, il est plein de sagesse. Cependant un Indien n’est qu’un homme ! Peut-il combattre avec le dieu des Yengeeses ? il est trop faible. Un Indien n’est qu’un homme, quoique sa peau soit rouge.

— Je regarde dans les nuages, aux arbres et parmi les maisons, dit le plus âgé des chefs, affectant de regarder avec curiosité les différents objets qu’il venait de nommer ; mais je ne puis pas voir le blanc Manitou. Les hommes pâles lui parlaient lorsque notre cri de guerre s’est élevé dans les champs, et il ne les a pas entendus. Va, mon fils a frappé leurs guerriers d’une main ferme ; a-t-il oublié de compter combien moururent parmi les arbres dont les boutons sont parfumés ?

— Metacom, reprit le sachem des Narragansetts, avançant avec prudence vers son ami, et parlant à voix basse, comme s’il craignait quelque auditeur invisible, tu as mis la haine dans le sein des hommes rouges, mais peux-tu les rendre plus adroits que les esprits ? La haine est très-forte, mais l’adresse a les bras plus longs. Regarde, ajouta t-il en levant les doigts de ses deux mains devant les yeux de son compagnon attentif, dix neiges sont tombées et se sont fondues depuis qu’il y avait ici une hutte de visages pâles sur cette montagne. Conanchet était alors un enfant ; sa main n’avait encore frappé que des daims ; son cœur était plein de désirs ; le jour il pensait aux crânes des Pequots, pendant la nuit il entendait les dernières paroles de Miantonimoh. Quoique tué par les lâches Pequots et les Yengeeses, le père venait le soir dans son Wigwam pour parler à son fils. L’enfant de tant de grands sachems grandit-il ? son bras devient-il fort ? disait-il ; son pied est-il léger, son œil prompt, son cœur vaillant ? Conanchet sera-t-il comme ses pères ? Quand le jeune sachem des Narragansetts sera-t-il un homme ? Pourquoi parlerais-je à mon frère de ses visites ? Metacom a souvent vu la longue suite des chefs Wampanoags dans son sommeil ; les braves sachems entrent souvent dans le cœur de leurs fils.

Philippe, dont l’esprit était noble, quoique rusé, frappa lourdement sa main contre sa poitrine nue, et répondit :

— Ils sont toujours ici. Metacom n’a d’autre âme que l’esprit de ses pères.

— Lorsqu’il était las de garder le silence, Miantonimoh parlait à haute voix, continua Conanchet après qu’une pause aussi longue que l’exigeait la politesse eut succédé aux paroles emphatiques de son compagnon. Il ordonna à son fils de se lever et d’aller parmi les Yengeeses, afin qu’il revînt avec des crânes pour les suspendre dans son Wigwam ; car les yeux du chef mort n’aimaient pas à voir la place aussi vide. La voix de Conanchet était alors trop faible pour le feu du conseil ; il ne dit rien et alla seul. Un méchant esprit le fit tomber entre les mains des visages pâles ; il fut captif pendant bien des lunes. Ils l’enfermèrent dans une cage comme une panthère apprivoisée ; c’était ici. La nouvelle de son malheur passa de la bouche des jeunes Yengeeses jusqu’aux chasseurs, et des chasseurs elle vint aux oreilles des Narragansetts. Mon peuple avait perdu son sachem, il vint le chercher. Metacom, l’enfant avait senti le pouvoir du Dieu des Yengeeses ; son esprit devenait faible, il pensait moins à la vengeance. L’ombre de son père ne venait plus pendant la nuit. Conanchet entendait de fréquentes conversations avec le dieu inconnu, et les paroles de ses ennemis étaient douces. Il chassa avec eux. Lorsqu’il trouva la trace de ses guerriers dans le bois, son esprit fut troublé, car il connaissait leurs desseins ; cependant il vit l’esprit de son père et attendit. Le cri de guerre fût proféré cette nuit-là. Beaucoup moururent, et les Narragansetts prirent des crânes. Tu vois cette hutte de pierre sur laquelle le feu a passé ; il y avait au-dessus une place construite avec ruse, et les hommes pâles s’y rendirent pour défendre leur vie ; mais le feu brilla, et leurs espérances furent renversées. L’âme de Conanchet fut émue à ce spectacle, car il y avait beaucoup d’honnêteté dans leurs cœurs ; quoique leur peau fût blanche, ils n’avaient pas assassiné son père. Mais on ne pouvait commander aux hommes, et ce lieu devint comme les charbons du lieu du conseil lorsqu’il est désert, tout fut réduit en cendres. Si l’esprit de Miantonimoh se réjouit, ce fut bien ; mais l’âme de son fils était oppressée. La faiblesses empara de lui, et il ne pensa plus à se vanter de ses exploits au poste de guerre.

— Ce feu effaça les taches de sang de la plaine des sachems.

— Il les effaça. Depuis ce temps, je n’ai plus vu la trace du sang de mon père. Des têtes à cheveux blancs et des enfants étaient au milieu de ce feu ; et lorsque le toit tomba, il ne resta plus rien que des charbons. Cependant ceux qui se trouvaient dans la maison consumée par les flammes sont encore ici.

L’attentif Metacom tressaillit, et jeta un regard rapide au milieu des ruines.

— Mon fils voit-il des esprits dans les airs ? demanda-t-il avec vivacité.

— Non, ils vivent. L’homme dont les cheveux sont blancs est celui qui communiquait si souvent avec son Dieu. Le plus âgé des chefs, qui portait des coups si fermes à nos jeunes gens, était alors aussi captif dans la hutte. Celui qui t’a parlé, et celle qui semble encore plus pâle que le reste de sa race, moururent cette nuit-là, et cependant ils sont maintenant ici ! Même le brave jeune homme qu’il fut si difficile de vaincre ressemble à un enfant qui était dans le feu. Les Yengeeses communiquent avec des dieux inconnus, ils ont trop d’adresse pour un Indien !

Philippe écouta cette étrange histoire comme un être élevé dans les superstitions pouvait le faire, et néanmoins il ressentait dans cette occasion un penchant à l’incrédulité qui était excité par un insurmontable désir de détruire une race abhorrée.

Il l’avait emporté dans les conseils de sa nation sur des craintes semblables, causées par la croyance du pouvoir surnaturel exercé en faveur de ses ennemis ; mais jamais encore des faits aussi imposants n’avaient été présentés à son esprit par une autorité aussi irrécusable. Les fières résolutions et la sagesse expérimentée de ce chef furent ébranlées par un tel témoignage, et il y eut un instant où l’idée d’abandonner ses desseins prit possession de son cœur. Mais, fidèle à lui-même et à sa cause, une seconde pensée l’affermit dans ses premiers projets, quoiqu’elle ne pût faire cesser ses doutes.

— Que désire Conanchet ? dit-il ; deux fois ses guerriers ont pénétré dans cette vallée, et deux fois le tomahawk de ses jeunes gens est devenu plus rouge que la tête du pivert des bois. Le feu n’était pas un bon feu. Le tomahawk tuera plus sûrement. Si la voix de mon père n’avait pas dit à ses guerriers : Ne touchez pas les crânes des prisonniers, il ne pourrait pas dire maintenant : Cependant ils sont encore ici !

— Mon esprit est troublé, ami de mon père. Qu’ils soient questionnés avec artifice, afin que la vérité soit connue.

Metacom réfléchit un instant ; et souriant avec affectation à son compagnon ému, il fit signe à un jeune homme qui se promenait dans les champs d’approcher. Ce jeune guerrier fut chargé d’amener les captifs sur la montagne, après quoi les deux chefs marchèrent çà et là en silence, réfléchissant l’un et l’autre à ce qui venait de se passer, suivant leurs différents caractères et les sentiments dont ils étaient animés.