Les Pères de l’Église/Tome 1/Notice sur saint Justin

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NOTICE SUR SAINT JUSTIN.


Parmi les défenseurs de la religion chrétienne, saint Justin occupe une des premières places, soit à cause de l’ancienneté de ses écrits, soit à cause du nombre et de la grandeur de ses travaux. Les différentes circonstances de sa vie nous sont presque totalement inconnues. On s’accorde assez généralement à fixer l’époque de sa naissance à l’an 103. Il fut élevé dans la religion païenne et non dans la religion juive, comme le prétendent quelques savants ; lui-même a pris soin de nous en instruire dans son exhortation aux gentils qui commence par ces mots : « Ne pensez pas, ô Grecs ! que ce soit sans de puissants motifs que j’ai quitté le culte de vos dieux. »

Il naquit à Sichem, aujourd’hui Naplouse, en Palestine. Nous ne savons rien de ses premières années. Arrivé à l’adolescence, un amour ardent de l’étude le porta vers la philosophie. Cette science, après avoir été longtemps cultivée dans la Grèce, jetait encore quelque éclat à Alexandrie. Saint Justin alla donc en Égypte ; et là, il assistait aux leçons des stoïciens, des péripatéticiens et des pythagoriciens. Mais aucun d’eux ne put le satisfaire : l’ignorance des premiers, l’avarice des seconds, et les retards que les disciples de Pythagore voulurent apporter à son impatience, par l’étude des mathématiques, l’éloignèrent de leurs écoles sans lui ôter sa soif d’étude. Il ne lui restait plus que la philosophie de Platon : saint Justin s’y porta avec ardeur et y fit des progrès étonnants. Le mysticisme répandu dans cette doctrine s’empara de lui ; il réforma ses mœurs, redoubla ses études à mesure que la philosophie de Platon prenait de l’ascendant dans son cœur, et en vint en peu de temps à ne pas douter que la science et la perfection, qui chaque jour le rapprochaient de Dieu, ne tarderaient pas à le lui faire voir face à face. Dans cette espérance, il fuyait les villes et recherchait les solitudes où il pouvait se livrer à ses contemplations. Un jour qu’il se trouvait dans la campagne, il se croyait seul, mais il se trouva en présence d’un vieillard que ses cheveux blancs et son air de bonté rendaient vénérable. Ils lièrent conversation, et ils en vinrent à parler de la philosophie dont saint Justin portait l’habit. Cet événement, si ordinaire et de si peu d’importance en lui-même, décida de son avenir. La Providence se sert des moindres causes pour amener à elle ceux qui doivent servir à l’accomplissement de ses desseins. Ce vieillard était un Chrétien qui, animé du désir de donner un enfant de plus à l’Église naissante, lui prouva le néant de toutes les philosophies et de toutes les religions humaines, et lui dit qu’il n’y avait qu’une religion émanée de Dieu, la religion chrétienne ; qu’une philosophie raisonnable, celle que contenaient les livres des Hébreux. Saint Justin, qui ne demandait qu’à s’instruire, se mit à les lire avec avidité. Les saintes vérités répandues dans les divines Écritures lui apparurent bientôt, et, une année après cette rencontre, il reçut le baptême et confessa la religion de Jésus-Christ. Il étudia encore longtemps après sa conversion, se fortifia dans la connaissance des Écritures ; puis plein du désir de gagner à Dieu des âmes engagées dans l’idolâtrie, comme il l’avait été lui-même, il parcourut l’Égypte, l’Asie mineure, l’Italie, prêchant la parole sainte et faisant baptiser de nombreux néophytes. Il s’arrêta enfin à Rome, où il ouvrit une école de philosophie chrétienne, où se porta une foule d’auditeurs. Il s’attacha plusieurs disciples. Les épîtres qu’il a adressées aux hommes influents d’alors témoignent qu’il jouissait d’une grande considération. Il avait vainement tenté d’amener à la foi un philosophe de la secte appelée cynique ; à plusieurs reprises il l’avait confondu, lorsque sa bouche s’élevait pour décrier le nouveau culte, et devant le peuple assemblé il avait démasqué ses mœurs dissolues et impies. Ce philosophe qui se nommait Crescent, pour en tirer vengeance, l’accusa devant Rustique, préfet de Rome ; et quoiqu’alors aucun édit n’existât contre les Chrétiens, saint Justin fut martyrisé l’année 167, sous Marc-Aurèle, peu de temps après Polycarpe. Saint Justin a écrit beaucoup d’ouvrages : un petit nombre est parvenu jusqu’à nous, et les fragments que citent saint Irenée et quelques autres docteurs, des ouvrages que nous n’avons plus, nous en font vivement regretter la perte. Son premier discours fut adressé aux Grecs, peu de jours après sa conversion : il y expose les motifs qui l’ont porté à changer de culte. Dans un second discours, il passe en revue tous les divers systèmes des plus anciens philosophes ; et les comparant avec les dogmes de la religion du Christ, il fait voir les contradictions qui règnent dans les premiers, l’excellence et l’harmonie inséparables des seconds. Ce discours est surtout remarquable par les connaissances en histoire et en philosophie que saint Justin développe et qu’il fait servir à ses preuves. Dans l’écrit qui porte le titre de Livre de la monarchie, il rassemble une foule de citations tirées des plus célèbres poëtes et des philosophes, et prouve par elles l’unité de Dieu, professée par ces mêmes poëtes et ces mêmes philosophes. Il composa encore un autre écrit, appelé Dialogue avec le Juif Tryphon. Il débute dans cet ouvrage par nous apprendre comment s’est opérée sa conversion, puis il entre dans la discussion des dogmes des Israélites et des Chrétiens. Il expose les pratiques des uns et des autres ; il prouve la divinité du Messie : il déroule une série de quatre mille ans de prédictions, remontant aux premiers âges du monde, et annonçant à tous les hommes, qui naissent avec la tache du péché originel, qu’un Sauveur va venir sur la terre pour les racheter de la mort. Il s’élève contre la circoncision et les autres pratiques des Juifs, qui avaient été ordonnées à cette nation lorsque Dieu la choisit pour son peuple et lui donna un signe qui l’empêchât de se confondre avec les autres hommes : signe inutile aujourd’hui, parce que cette nation déicide a été maudite, et que les prophéties sur Jérusalem s’accomplissent tous les jours. Enfin, par ces mêmes prophéties, dont il montre l’entière exécution, il prouve la vocation des gentils à la religion chrétienne.

Saint Justin expose nettement son sujet, le divise clairement, le discute avec force ; les traits sublimes d’éloquence se pressent sous sa plume, et ses paroles inspirées portent la persuasion dans le cœur de ceux qui ne se laissent pas dominer par la prévention. Mais l’œuvre qui a le plus contribué à faire donner à saint Justin le titre glorieux de docteur de l’Église, c’est sa double apologie en forme de supplique : la première adressée à Tite-Antonin le pieux, la seconde à Marc-Aurèle et à Lucius Verus. Les persécutions qu’on dirigeait alors contre les Chrétiens en furent la cause. Dans toutes deux, il venge les Chrétiens, par un tableau succinct et rapide de leurs mœurs et de leur doctrine, des attaques injurieuses et des accusations d’impiété, d’intempérance et d’athéisme que les païens suscitaient contre eux. Ses efforts furent couronnés de succès, d’après les lettres de l’empereur qu’il cite à la fin de sa première apologie, et dans lesquelles Antonin et Marc-Aurèle mandent à leurs préfets de faire cesser à Rome et en Asie les persécutions contre les Chrétiens qui n’auraient à répondre que de leur religion. On place encore parmi ses œuvres une épître à Diognète, qui paraîtrait antérieure aux écrits de ce Père, mais qui n’est ni moins belle ni moins précieuse à la religion. Ce qui distingue saint Justin, nous l’avons dit, ce sont la simplicité et la précision ; il répudie tous les ornements de la diction, il néglige l’art d’assembler des phrases qui charment l’oreille, il le dit lui-même : « Pourquoi chercher à plaire, quand on est vrai ? » Mais il ravit par la lucidité avec laquelle il présente la vérité. On découvre toujours plus en lui le philosophe que l’orateur. Mais ce qu’on admire dans ce saint Père, c’est une connaissance parfaite de l’histoire passée et présente, c’est une science approfondie et raisonnée de la philosophie païenne, c’est l’art avec lequel il la dépouille des dogmes qu’elle avait puisés dans les livres des Hébreux, c’est le talent avec lequel il la fait servir à l’avantage du Christianisme, c’est la justesse avec laquelle il tire ses conclusions. Ce qui fait sa principale force, c’est qu’il ne se hasarde jamais seul ; il s’appuie toujours sur une citation des livres saints. De là vient la multitude de citations de la Bible répandues dans ses livres. Ce qu’il faut le plus admirer dans saint Justin, c’est l’exactitude remarquable avec laquelle il parle de nos mystères ; c’est lui qui a le mieux exprimé le dogme de la Trinité, et depuis les Pères qui l’ont suivi, les Athénagore, les Tertullien n’ont fait que reproduire les arguments dont il s’est servi.