Les Quarante-Cinq/64

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Calmann-Lévy (2p. 296-307).


LXIV

PRÉPARATIFS DE BATAILLE.


Le camp du nouveau duc de Brabant était assis sur les deux rives de l’Escaut ; l’armée, bien disciplinée, était cependant agitée d’un esprit d’agitation facile à comprendre.

En effet, beaucoup de calvinistes assistaient le duc d’Anjou, non point par sympathie pour le susdit duc, mais pour être aussi désagréables que possible à l’Espagne et aux catholiques de France et d’Angleterre ; ils se battaient donc plutôt par amour-propre que par conviction ou par dévouement, et l’on sentait bien que, la campagne une fois finie, ils abandonneraient le chef ou lui imposeraient des conditions.

D’ailleurs, ces conditions, le duc d’Anjou laissait toujours croire qu’à l’heure venue il irait au-devant d’elles. Son mot favori était : « Henri de Navarre s’est bien fait catholique, pourquoi François de France ne se ferait-il pas huguenot ? »

De l’autre côté, au contraire, c’est-à-dire chez l’ennemi, existaient, en opposition avec ces dissidences morales et politiques, des principes distincts, une cause parfaitement arrêtée, le tout parfaitement pur d’ambition et de colère.

Anvers avait d’abord eu l’intention de se donner, mais à ses conditions et à son heure ; elle ne refusait pas précisément François, mais elle se réservait d’attendre, forte par son assiette, par le courage et l’expérience belliqueuse de ses habitants ; elle savait d’ailleurs qu’en étendant le bras, outre le duc de Guise, en observation dans la Lorraine, elle trouvait Alexandre Farnèse dans le Luxembourg. Pourquoi, en cas d’urgence, n’accepterait-elle pas les secours de l’Espagne contre Anjou, comme elle avait accepté le secours d’Anjou contre l’Espagne ?

Quitte, après cela, à repousser l’Espagne après que l’Espagne l’aurait aidée à repousser Anjou.

Ces républicains monotones avaient pour eux la force d’airain du bon sens.

Tout à coup ils virent apparaître une flotte à l’embouchure de l’Escaut, et ils apprirent que cette flotte arrivait avec le grand amiral de France, et que ce grand amiral de France amenait un secours à leur ennemi.

Depuis qu’il était venu mettre le siège devant Anvers, le duc d’Anjou était devenu naturellement l’ennemi des Anversois.

En apercevant cette flotte, et en apprenant l’arrivée de Joyeuse, les calvinistes du duc d’Anjou firent une grimace presque égale à celle que faisaient les Flamands. Les calvinistes étaient fort braves, mais en même temps fort jaloux ; ils passaient facilement sur les questions d’argent, mais n’aimaient point qu’on vînt rogner leurs lauriers, surtout avec des épées qui avaient servi à saigner tant de huguenots au jour de la Saint-Barthélemy.

De là, force querelles qui commencèrent le soir même de l’arrivée de Joyeuse, et se continuèrent triomphalement le lendemain et le surlendemain.

Du haut de leurs remparts, les Anversois avaient chaque jour le spectacle de dix ou douze duels entre catholiques et huguenots. Les polders servaient de champ clos, et l’on jetait dans le fleuve beaucoup plus de morts qu’une affaire en rase campagne n’en eût coûté aux Français. Si le siège d’Anvers, comme celui de Troie, eût duré neuf ans, les assiégés n’eussent eu besoin de rien faire autre chose que de regarder faire les assiégeants ; ceux-ci se fussent certainement détruits eux-mêmes.

François faisait, dans toutes ces querelles, l’office de médiateur, mais non sans d’énormes difficultés ; il y avait des engagements pris avec les huguenots français : blesser ceux-ci, c’était se retirer l’appui moral des huguenots flamands, qui pouvaient l’aider dans Anvers.

D’un autre côté, brusquer les catholiques envoyés par le roi pour se faire tuer à son service, était pour le duc d’Anjou chose non-seulement impolitique, mais encore compromettante.

L’arrivée de ce renfort, sur lequel le duc d’Anjou lui-même ne comptait pas, avait bouleversé les Espagnols, et de leur côté les Lorrains en crevaient de fureur.

C’était bien quelque chose pour le duc d’Anjou que de jouir à la fois de cette double satisfaction. Mais le duc ne ménageait point ainsi tous les partis sans que la discipline de son armée en souffrît fort.

Joyeuse, à qui la mission n’avait jamais souri, on se le rappelle, se trouvait mal à l’aise au milieu de cette réunion d’hommes si divers de sentiments ; il sentait instinctivement que le temps des succès était passé. Quelque chose comme le pressentiment d’un grand échec courait dans l’air, et, dans sa paresse de courtisan comme dans son amour-propre de capitaine, il déplorait d’être venu de si loin pour partager une défaite.

Aussi trouvait-il en conscience et disait-il tout haut que le duc d’Anjou avait eu grand tort de mettre le siège devant Anvers. Le prince d’Orange, qui lui avait donné ce traître conseil, avait disparu depuis que le conseil avait été suivi, et l’on ne savait pas ce qu’il était devenu. Son armée était en garnison dans cette ville, et il avait promis au duc d’Anjou l’appui de cette armée ; cependant on n’entendait point dire le moins du monde qu’il y eût division entre les soldats de Guillaume et les Anversois, et la nouvelle d’un seul duel entre les assiégés n’était pas venue réjouir les assiégeants depuis qu’ils avaient assis leur camp devant la place.

Ce que Joyeuse faisait surtout valoir dans son opposition au siège, c’est que cette ville importante d’Anvers était presque une capitale : or, posséder une grande ville par le consentement de cette grande ville, c’est un avantage réel ; mais prendre d’assaut la deuxième capitale de ses futurs États, c’est s’exposer à la désaffection des Flamands, et Joyeuse connaissait trop bien les Flamands pour espérer, en supposant même que le duc d’Anjou prît Anvers, qu’ils ne se vengeraient pas tôt ou tard de cette prise, et avec usure.

Cette opinion, Joyeuse l’exposait tout haut dans la tente du duc, cette nuit même où nous avons introduit nos lecteurs dans le camp français.

Pendant que le conseil se tenait entre ses capitaines, le duc était assis ou plutôt couché sur un long fauteuil qui pouvait au besoin servir de lit de repos, et il écoutait, non point les avis du grand amiral de France, mais les chuchotements de son joueur de luth Aurilly.

Aurilly, par ses lâches complaisances, par ses basses flatteries et par ses continuelles assiduités, avait enchaîné la faveur du prince ; jamais il ne l’avait servi comme avaient fait ses autres amis, en desservant, soit le roi, soit de puissants personnages ; de sorte qu’il avait évité l’écueil où La Mole, Coconnas, Bussy et tant d’autres s’étaient brisés.

Avec son luth, avec ses messages d’amour, avec ses renseignements exacts sur tous les personnages et les intrigues de la cour, avec ses manœuvres habiles pour jeter dans les filets du duc la proie qu’il convoitait, quelle que fût cette proie, Aurilly avait fait, sous main, une grande fortune, adroitement disposée en cas de revers ; de sorte qu’il paraissait toujours être le pauvre musicien Aurilly, courant après un écu, et chantant comme les cigales, lorsqu’il avait faim.

L’influence de cet homme était immense parce qu’elle était secrète.

Joyeuse, en le voyant couper ainsi dans ses développements de stratégie et détourner l’attention du duc, Joyeuse se retira en arrière, interrompant tout net le fil de son discours. François avait l’air de ne pas écouter, mais il écoutait rééllement ; aussi cette impatience de Joyeuse ne lui échappa-t-elle point, et, sur-le-champ :

— Monsieur l’amiral, dit-il, qu’avez-vous ?

— Rien, Monseigneur ; j’attends seulement que Votre Altesse ait le loisir de m’écouter.

— Mais j’écoute, monsieur de Joyeuse, j’écoute, répondit allègrement le duc. Ah ! vous autres Parisiens, vous me croyez donc bien épaissi par la guerre de Flandre, que vous pensez que je ne puis écouter deux personnes parlant ensemble, quand César dictait sept lettres à la fois !

— Monseigneur, répondit Joyeuse en lançant au pauvre musicien un coup d’œil sous lequel celui-ci plia avec son humilité ordinaire, je ne suis pas un chanteur pour avoir besoin que l’on m’accompagne quand je parle.

— Bon, bon, duc ; taisez-vous, Aurilly.

Aurilly s’inclina.

— Donc, continua François, vous n’approuvez pas mon coup de main sur Anvers, monsieur de Joyeuse ?

— Non, Monseigneur.

— J’ai adopté ce plan en conseil, cependant.

— Aussi, Monseigneur, n’est-ce qu’avec une grande réserve que je prends la parole, après tant d’expérimentés capitaines.

Et Joyeuse, en homme de cour, salua autour de lui.

Plusieurs voix s’élevèrent pour affirmer au grand amiral que son avis était le leur.

D’autres, sans parler, firent des signes d’assentiment.

— Comte de Saint-Aignan, dit le prince à l’un de ses plus braves colonels, vous n’êtes pas de l’avis de M. de Joyeuse, vous ?

— Si fait, Monseigneur, répondit M. de Saint-Aignan.

— Ah ! c’est que, comme vous faisiez la grimace…

Chacun se mit à rire. Joyeuse pâlit, le comte rougit.

— Si monsieur le comte de Saint-Aignan, dit Joyeuse, a l’habitude de donner son avis de cette façon, c’est un conseiller peu poli, voilà tout.

— Monsieur de Joyeuse, repartit vivement Saint-Aignan, Son Altesse a eu tort de me reprocher une infirmité contractée à son service ; j’ai, à la prise de Cateau-Cambrésis, reçu un coup de pique dans la tête, et, depuis ce temps, j’ai des contractions nerveuses, ce qui occasionne les grimaces dont se plaint Son Altesse… Ce n’est pas, toutefois, une excuse que je vous donne, monsieur de Joyeuse, c’est une explication, dit fièrement le comte en se retournant.

— Non, Monsieur, dit Joyeuse en lui tendant la main, c’est un reproche que vous faites, et vous avez raison.

Le sang monta au visage du duc François.

— Et à qui ce reproche ? dit-il.

— Mais à moi, probablement, Monseigneur.

— Pourquoi Saint-Aignan vous ferait-il un reproche, monsieur de Joyeuse, à vous qu’il ne connaît pas ?

— Parce que j’ai pu croire un instant que M. de Saint-Aignan aimait assez peu Votre Altesse pour lui donner le conseil de prendre Anvers.

— Mais enfin, s’écria le prince, il faut que ma position se dessine dans le pays. Je suis duc de Brabant et comte de Flandre de nom, il faut que je le sois aussi de fait. Ce Taciturne, qui se cache je ne sais où, m’a parlé d’une royauté. Où est-elle, cette royauté ? dans Anvers. Où est-il, lui ? dans Anvers aussi, probablement. Eh bien, il faut prendre Anvers, et, Anvers pris, nous saurons à quoi nous en tenir.

— Eh ! Monseigneur, vous le savez déjà, sur mon âme ! ou vous seriez en vérité moins bon politique qu’on ne le dit. Qui vous a donné le conseil de prendre Anvers ? M. le prince d’Orange, qui a disparu au moment de se mettre en campagne ; M. le prince d’Orange, qui, tout en laissant Votre Altesse duc de Brabant, s’est réservé la lieutenance générale du duché ; le prince d’Orange, qui a intérêt à ruiner les Espagnols par vous, et vous par les Espagnols ; M. le prince d’Orange, qui vous remplacera, qui vous succédera, s’il ne vous remplace et vous succède déjà ; le prince d’Orange… Eh ! Monseigneur, jusqu’à présent, en suivant les conseils du prince d’Orange, vous n’avez fait qu’indisposer les Flamands. Vienne un revers, et tous ceux qui n’osent vous regarder en face courront après vous comme ces chiens timides qui ne courent qu’après les fuyards.

— Quoi ! vous supposez que je puisse être battu par des marchands de laine, par des buveurs de bière ?

— Ces marchands de laine, ces buveurs de bière ont donné fort à faire au roi Philippe de Valois, à l’empereur Charles V, et au roi Philippe II, qui étaient trois princes d’assez bonne maison, Monseigneur, pour que la comparaison ne puisse pas vous être trop désagréable.

— Ainsi vous craignez un échec ?

— Oui, Monseigneur, je le crains.

— Vous ne serez donc pas là, monsieur de Joyeuse ?

— Pourquoi donc n’y serais-je point ?

— Parce que je m’étonne que vous doutiez à ce point de votre propre bravoure, que vous vous voyiez déjà en fuite devant les Flamands ; en tous cas, rassurez-vous : ces prudents commerçants ont l’habitude, quand ils marchent au combat, de s’affubler de trop lourdes armures pour qu’ils aient la chance de vous atteindre, courussent-ils après vous.

— Monseigneur, je ne doute pas de mon courage ; Monseigneur, je serai au premier rang, mais je serai battu au premier rang, tandis que d’autres le seront au dernier, voilà tout.

— Mais enfin votre raisonnement n’est pas logique, monsieur de Joyeuse : vous approuvez que j’aie pris les petites places.

— J’approuve que vous preniez ce qui ne se défend point.

— Eh bien ! après avoir pris les petites places qui ne se défendaient pas, comme vous dites, je ne reculerai point devant la grande, parce qu’elle se défend, ou plutôt parce qu’elle menace de se défendre.

— Et Votre Altesse a tort : mieux vaut reculer sur un terrain sûr que de trébucher dans un fossé en continuant de marcher en avant.

— Soit, je trébucherai, mais je ne reculerai pas.

— Votre Altesse fera ici comme elle voudra, dit Joyeuse en s’inclinant, et nous, de notre côté, nous ferons comme voudra Son Altesse ; nous sommes ici pour lui obéir.

— Ce n’est pas répondre, duc.

— C’est cependant la seule réponse que je puisse faire à Votre Altesse.

— Voyons, prouvez-moi que j’ai tort ; je ne demande pas mieux que de me rendre à votre avis.

— Monseigneur, voyez l’armée du prince d’Orange, elle était vôtre, n’est-ce pas ? Eh bien, au lieu de camper avec vous devant Anvers, elle est dans Anvers, ce qui est bien différent ; voyez le Taciturne, comme vous l’appelez vous-même : il était votre ami et votre conseiller, non-seulement vous ne savez pas ce qu’est devenu le conseiller, mais encore vous croyez être sûr que l’ami s’est changé en ennemi ; voyez les Flamands : lorsque vous étiez en Flandre, ils pavoisaient leurs barques et leurs murailles en vous voyant arriver ; maintenant ils ferment leurs portes à votre vue et braquent leurs canons à votre approche, ni plus ni moins que si vous étiez le duc d’Albe. Eh bien ! je vous le dis : Flamands et Hollandais, Anvers et Orange n’attendent qu’une occasion de s’unir contre vous, et ce moment sera celui où vous crierez feu à votre maître d’artillerie.

— Eh bien ! répondit le duc d’Anjou, on battra du même coup Anvers et Orange, Flamands et Hollandais.

— Non, Monseigneur, parce que nous avons juste assez de monde pour donner l’assaut à Anvers, en supposant que nous n’ayons affaire qu’aux Anversois, et que tandis que nous donnerons l’assaut, le Taciturne tombera sur nous sans rien dire, avec ces éternels huit ou dix milles hommes, toujours détruits et toujours renaissants, à l’aide desquels depuis dix ou douze ans il tient en échec le duc d’Albe, don Juan Requesens et le duc de Parme.

— Ainsi, vous persistez dans votre opinion ?

— Dans laquelle ?

— Que nous serons battus ?

— Immanquablement.

— Eh bien ! c’est facile à éviter, pour votre part, du moins, monsieur de Joyeuse, continua aigrement le prince ; mon frère vous a envoyé vers moi pour me soutenir ; votre responsabilité est à couvert, si je vous donne congé en vous disant que je ne crois pas avoir besoin d’être soutenu.

— Votre Altesse peut me donner congé, dit Joyeuse ; mais, à la veille d’une bataille, ce serait une honte pour moi que l’accepter.

Un long murmure d’approbation accueillit les paroles de Joyeuse ; le prince comprit qu’il avait été trop loin.

— Mon cher amiral, dit-il en se levant et en embrassant le jeune homme, vous ne voulez pas m’entendre. Il me semble pourtant que j’ai raison, ou plutôt que, dans la position où je suis, je ne puis avouer tout haut que j’ai eu tort ; vous me reprochez mes fautes, je les connais : j’ai été trop jaloux de l’honneur de mon nom ; j’ai trop voulu prouver la supériorité des armes françaises, donc j’ai tort. Mais le mal est fait, en voulez-vous commettre un pire ? Nous voici devant des gens armés, c’est-à-dire devant des hommes qui nous disputent ce qu’ils m’ont offert. Voulez-vous que je leur cède ? Demain, alors, ils reprendront pièce à pièce ce que j’ai conquis ; non, l’épée est tirée, frappons, ou sinon nous serons frappés ; voilà mon sentiment.

— Du moment où Votre Altesse parle ainsi, dit Joyeuse, je me garderai d’ajouter un mot ; je suis ici pour vous obéir, Monseigneur, et d’aussi grand cœur, croyez-le bien, si vous me conduisez à la mort, que si vous me meniez à la victoire ; cependant… mais, non, Monseigneur.

— Quoi ?

— Non, je veux et dois me taire.

— Non, par Dieu ! dites, amiral ; dites, je le veux !

— Alors en particulier. Monseigneur.

— En particulier ?

— Oui, s’il plaît à Votre Altesse.

Tous se levèrent et reculèrent jusqu’aux extrémités de la spacieuse tente de François.

— Parlez, dit celui-ci.

— Monseigneur peut prendre indifféremment un revers que lui infligerait l’Espagne, un échec qui rendrait triomphants ces buveurs de bière flamands, ou ce prince d’Orange à double face ; mais s’accommoderait-il aussi volontiers de faire rire à ses dépens M. le duc de Guise ?

François fronça le sourcil.

— M. de Guise ? dit-il ; eh ! qu’a-t-il à faire dans tout ceci ?

— M. de Guise, continua Joyeuse, a tenté, dit-on, de faire assassiner Monseigneur ; si Salcède ne l’a pas avoué sur l’échafaud, il l’a avoué à la gêne. Or, c’est une grande joie à offrir au Lorrain, qui joue un grand rôle dans tout ceci, ou je m’y trompe fort, que de nous faire battre sous Anvers, et de lui procurer, qui sait ? sans bourse délier, cette mort d’un fils de France, qu’il avait promis de payer si cher à Salcède. Lisez l’histoire de Flandre, Monseigneur, et vous y verrez que les Flamands ont pour habitude d’engraisser leurs terres avec le sang des princes les plus illustres et des meilleurs chevaliers français.

Le duc secoua la tête.

— Eh bien, soit, Joyeuse, dit-il, je donnerai, s’il le faut, au Lorrain maudit la joie de me voir mort, mais je ne lui donnerai pas celle de me voir fuyant. J’ai soif de gloire, Joyeuse ; car, seul de mon nom, j’ai encore des batailles à gagner.

— Et Cateau-Cambrésis que vous oubliez, Monseigneur ; il est vrai que vous êtes le seul.

— Comparez donc cette escarmouche à Jarnac et à Moncontour, Joyeuse, et faites le compte de ce que je redois à mon bien-aimé frère Henri. Non, non, ajouta-t-il, je ne suis pas un roitelet de Navarre ; je suis un prince français, moi.

Puis se retournant vers les seigneurs qui, aux paroles de Joyeuse, s’étaient éloignés :

— Messieurs, ajouta-t-il, l’assaut tient toujours ; la pluie a cessé, les terrains sont bons, nous attaquerons cette nuit.

Joyeuse s’inclina.

— Monseigneur voudra bien détailler ses ordres, dit-il, nous les attendons.

— Vous avez huit vaisseaux, sans compter la galère amirale, n’est-ce pas, monsieur de Joyeuse ?

— Oui, Monseigneur.

— Vous forcerez la ligne, et ce sera chose facile, les Anversois n’ayant dans le port que des vaisseaux marchands ; alors vous viendrez vous embosser en face du quai. Là, si le quai est défendu, vous foudroierez la ville en tentant un débarquement avec vos quinze cents hommes. Du reste de l’armée je ferai deux colonnes, l’une commandée par M. le comte de Saint-Aignan, l’autre commandée par moi-même. Toutes deux tenteront l’escalade par surprise, au moment où les premiers coups de canon partiront. La cavalerie demeurera en réserve, en cas d’échec, pour protéger la retraite de la colonne repoussée. De ces trois attaques, l’une réussira certainement. Le premier corps établi sur le rempart tirera une fusée pour rallier à lui les autres corps.

— Mais il faut tout prévoir, Monseigneur, dit Joyeuse. Supposons ce que vous ne croyez pas supposable, c’est-à-dire que les trois colonnes d’attaque soient repoussées toutes trois.

— Alors nous gagnons les vaisseaux sous la protection du feu de nos batteries, et nous nous répandons dans les polders, où les Anversois ne se hasarderont point à nous venir chercher.

On s’inclina en signe d’adhésion.

— Maintenant, Messieurs, dit le duc, du silence. Qu’on éveille les troupes endormies, qu’on embarque avec ordre ; que pas un feu, pas un coup de mousquet ne révèlent notre dessein. Vous serez dans le port, amiral, avant que les Anversois se doutent de votre départ. Nous qui allons le traverser et suivre la rive gauche, nous arriverons en même temps que vous. Allez, Messieurs, et bon courage. Le bonheur qui nous a suivis jusqu’ici ne craindra point de traverser l’Escaut avec nous.

Les capitaines quittèrent la tente du prince, et donnèrent leurs ordres avec les précautions indiquées.

Bientôt toute cette fourmilière humaine fit entendre son murmure confus : mais on pouvait croire que c’était celui du vent, se jouant dans les gigantesques roseaux et parmi les herbages touffus des polders.

L’amiral s’était rendu à son bord.