Les Quarante Médaillons de l’Académie/15

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XV

M. THIERS

La chimère d’un temps qui a un faible pour les Crispins et les Scapins, et qui jetterait des pierres dans le carrosse du grand cardinal de Richelieu ! M. Thiers est la nullité couronnée par cette grande bête d’Opinion publique. Homme politique nul, qui pouvait tout faire et qui n’a rien fait ; littérateur nul, malgré ses quarante volumes, critique d’art nul, âme nulle ! Pour toutes ces raisons, ministre, académicien et grand homme ! La nullité française s’adore dans ce parleur qui ne finit jamais, et l’admiration de la badauderie va si loin, que l’enrouement dont M. Thiers est affecté, pour sa peine de parler comme il parle, passe pour un ornement de plus de ce grand orateur ! M. Thiers ressemble à cette femme de Walter Scott, dans ses Chroniques de la Canongate qui au lieu d’avoir la langue attachée comme tout le monde, l’avait par en dessous, de manière que la langue pût remuer des deux bouts, comme le poisson dans l’eau ! Il a débuté comme journaliste au National, sous Carrel. Après la révolution de 1830, Carrel fut outrageusement nommé préfet de Grenoble, tandis que le petit camarade était nommé conseiller d’État et M. Thiers ministre. Ce fut là une des causes de la transformation du National, qui laissa allonger ses griffes républicaines et devint le National de 1834.

Je parlais plus haut de cette histoire de la Révolution, si facile à faire et qu’on lit n’importe par qui elle soit écrite. M. Thiers ne manqua point ce coche. Il fit la sienne ; mais il la fit sans un principe, une vue, une décision quelconque de l’esprit. Tour à tour matérialiste et spiritualiste, fataliste ou providentiel, homme de révolution ou de gouvernement. Pantin de chaque événement qui passe et qui, en passant, lui tire la ficelle qui le fait saluer. Niché sur les faits colossaux de ce temps, le petit homme a paru aussi grand que ces faits aux bourgeois, si forts en perspective ! M. Thiers fut une minute le ouistiti de Talleyrand, qui s’amusait de la vivacité de ce touche-à-tout, lequel parlait finances et peinture, de manière à être admiré du centre gauche. M. Thiers a écrit, en effet, des Salons, des Salons qui n’ont, pour pendants, que ceux de M. Guizot ! Rivalité nouvelle ! Il est curieux de voir à quel point ces aigles prétendus de la politique portent la myopie dans les arts ! Ils sont dignes de leur gouvernement.

Quand la révolution de 1848, qu’il n’a pas su prévoir et que ses fautes ont préparée, l’eut mis par terre, dans le ruisseau, sous la giffle du voyou, M. Thiers écrivit, rue de Poitiers, sous l’empire d’un mal de ventre affreux, son livre épeuré, inconsistant et mollasse de la Propriété. Enfin, monument de sa vie ! (se taira-t-il maintenant ?) il publia, volume par volume, son Histoire du Consulat et de l’Empire. Livre qui est loué, mais qui n’est pas jugé, et qui le sera un jour, et cruellement, par une Postérité inflexible. Vers la fin de l’ouvrage, l’orléaniste battu s’embusque comme le vil Pâris à la porte Scée, et tire sa flèche au tendon d’Achille. Le bonapartiste Thiers renie. Il refuse à l’empereur Napoléon le génie politique, et il l’intitule fou comme Alexandre ; car, dites-vous-le bien, vous qui aimez à rire, pour M. Thiers, ce Salomon de l’histoire, c’est un fou qu’Alexandre le Grand ! Pourquoi pas un fou… triquet ?… Pauvre petit M. Thiers ! Du reste, au point de vue des faits que M. Thiers aurait pu traiter avec exactitude, dans sa position et avec ses relations, cette Histoire du Consulat et de l’Empire ne peut être considérée que comme une fantaisie historique. Il n’y a point, il ne peut pas y avoir, dans les temps modernes, d’histoire, si elle n’indique ses sources, et si elle ne conduit par la main, à leurs bords, pour y puiser. M. Thiers a l’impertinence de garder le plus profond silence sur les siennes ; il se contente d’affirmer les faits… Mais quelle garantie nous donne-t-il de la science, de la solidité ou de la pureté de son renseignement ? Je voudrais bien aller voir, monsieur, si ce que vous me dites est vrai ?… Donnez-moi la clef de la bibliothèque et le titre du livre, et le numéro du carton où vous avez pris ce détail ?… Or, cette clef, qui est l’indication des sources, que tout historien qui veut sauver l’honneur de sa probité ne manque jamais de donner, M. Thiers ne la donne jamais. Et ceci restera terrible contre son histoire ! La Postérité, ce juge en dernier ressort, souffrira-t-elle ce que le plus petit juge sur son tribunal ne souffre pas ? Accueillera-t-elle des affirmations sans preuve, qui n’ont pas même l’autorité du caractère de celui qui les fait, ces affirmations ?… Quant au talent de peintre déployé dans cette histoire, où il en faudrait un sublime, figurez-vous le père Prudhomme, auquel, par parenthèse, M. Thiers ressemble par l’intérieur autant que par l’extérieur de la tête, figurez-vous le père Prudhomme voulant faire en parafe, dans un exemple d’écriture, la bataille d’Eylau, de Gros, le pathétique, et la magnifique Distribution des aigles de l’homérique David !

Eh bien ! — je me cogne contre un mur, — malgré tout, malgré la Postérité qui tend vers lui la main, à travers le temps, pour l’écraser sous son pouce, ce petit attrapeur de gloire, enfin attrapé, et pour qu’on n’en parle plus, M. Thiers fermera les yeux sous ses lunettes et mourra vespasiennement dans son fauteuil à l’Académie, couronné toujours du suffrage de cette vile multitude qui n’est pas que dans la rue et qui est incorrigible, et qui s’obstinera à l’appeler un grand historien !