Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse/IV

La bibliothèque libre.

IV

OÙ APPARAISSENT LES QUATRE CAVALIERS


Les jours qui suivirent, Jules et Argensola vécurent d’une vie enfiévrée par la rapidité avec laquelle se succédaient les événements. Chaque heure apportait une nouvelle, et ces nouvelles, presque toujours fausses, remuaient rudement l’opinion en sens contraires. Tantôt le péril de la guerre semblait conjuré ; tantôt le bruit courait que la mobilisation serait ordonnée dans quelques minutes. Un seul jour représentait les inquiétudes, les anxiétés, l’usure nerveuse d’une année ordinaire.

On apprit coup sur coup que l’Autriche déclarait la guerre à la Serbie ; que la Russie mobilisait une partie de son armée ; que l’Allemagne décrétait « l’état de menace de guerre » ; que les Austro-Hongrois, sans tenir compte des négociations en cours, commençaient le bombardement de Belgrade ; que Guillaume II, pour forcer le cours des événements et pour empêcher les négociations d’aboutir, faisait à son tour à la Russie une déclaration de guerre.

La France assistait à cette avalanche d’événements graves avec un recueillement sobre de paroles et de manifestations. Une résolution froide et solennelle animait tous les cœurs. Personne ne désirait la guerre, mais tout le monde l’acceptait avec le ferme propos d’accomplir son devoir. Pendant la journée, Paris se taisait, absorbé dans ses préoccupations. Seules quelques bandes de patriotes exaltés traversaient la place de la Concorde en acclamant la statue de Strasbourg. Dans les rues, les gens s’abordaient d’un air amical : il semblait qu’ils se connussent sans s’être jamais vus. Les yeux attiraient les yeux, les sourires se répondaient avec la sympathie d’une pensée commune. Les femmes étaient tristes ; mais, pour dissimuler leur émotion, elles parlaient plus fort. Le soir, dans le long crépuscule d’été, les boulevards s’emplissaient de monde ; les habitants des quartiers lointains affluaient vers le centre, comme aux jours des révolutions d’autrefois, et les groupes se réunissaient, formaient une foule immense d’où s’élevaient des cris et des chants. Ces multitudes se portaient jusqu’au cœur de Paris, où les lampes électriques venaient de s’allumer, et le défilé se prolongeait jusqu’à une heure avancée, avec le drapeau national flottant au-dessus des têtes parmi d’autres drapeaux qui lui faisaient escorte.

Dans une de ces nuits de sincère exaltation, les deux amis apprirent une nouvelle inattendue, incompréhensible, absurde : on venait d’assassiner Jaurès. Cette nouvelle, on la répétait dans les groupes avec un étonnement qui était plus grand encore que la douleur. « On a assassiné Jaurès ? Et pourquoi ? » Le bon sens populaire qui, par instinct, cherche une explication à tous les attentats, demeurait perplexe. Les hommes d’ordre redoutaient une révolution. Jules Desnoyers craignit un moment que les sinistres prédictions de son cousin Otto ne fussent sur le point de s’accomplir ; cet assassinat allait provoquer des représailles et aboutirait à une guerre civile. Mais les masses populaires, quoique cruellement affligées de la mort de leur héros favori, gardaient un tragique silence. Il n’était personne qui, par delà ce cadavre, n’aperçût l’image auguste de la patrie.

Le matin suivant, le danger s’était évanoui. Les ouvriers parlaient de généraux et de guerre, se montraient les uns aux autres leurs livrets de soldats, annonçaient la date à laquelle ils partiraient, lorsque l’ordre de mobilisation aurait été publié.

Les événements continuaient à se succéder avec une rapidité qui n’était que trop significative. Les Allemands envahissaient le Luxembourg et s’avançaient jusque sur la frontière française, alors que leur ambassadeur était encore à Paris et y faisait des promesses de paix.

Le 1er  août, dans l’après-midi, furent apposées précipitamment, çà et là, quelques petites affiches manuscrites auxquelles succédèrent bientôt de grandes affiches imprimées qui portaient en tête deux drapeaux croisés. C’était l’ordre de la mobilisation générale. La France entière allait courir aux armes.

— Cette fois, c’est fait ! dirent les gens arrêtés devant ces affiches.

Et les poitrines se dilatèrent, poussèrent un soupir de soulagement. Le cauchemar était fini ; la réalité cruelle était préférable à l’incertitude, à l’attente, à l’appréhension d’un obscur péril qui rendait les jours longs comme des semaines.

La mobilisation commençait à minuit. Dès le crépuscule, il se produisit dans tout Paris un mouvement extraordinaire. On aurait dit que les tramways, les automobiles et les voitures marchaient à une allure folle. Jamais on n’avait vu tant de fiacres, et pourtant les bourgeois qui auraient voulu en prendre un, faisaient de vains appels aux cochers : aucun cocher ne voulait travailler pour les civils. Tous les moyens de transport étaient pour les militaires, toutes les courses aboutissaient aux gares. Les lourds camions de l’intendance, pleins de sacs, étaient salués au passage par l’enthousiasme général, et les soldats habillés en mécaniciens qui manœuvraient ces pyramides roulantes, répondaient aux acclamations en agitant les bras et en poussant des cris joyeux. La foule se pressait, se bousculait, mais n’en gardait pas moins une insolite courtoisie. Lorsque deux véhicules s’accrochaient et que, par la force de l’habitude, les conducteurs allaient échanger des injures, le public s’interposait et les obligeait à se serrer la main. Les passants qui avaient failli être écrasés par une automobile riaient en criant au chauffeur : « Tuer un Français qui regagne son régiment ! » Et le chauffeur répondait : « Moi aussi, je pars demain. C’est ma dernière course. »

Vers une heure du matin, Jules et Argensola entrèrent dans un café des boulevards. Ils étaient fatigués l’un et l’autre par les émotions de la journée. Dans une atmosphère brûlante et chargée de fumée de tabac, les consommateurs chantaient la Marseillaise en agitant de petits drapeaux. Ce public un peu cosmopolite passait en revue les nations de l’Europe et les saluait par des rugissements d’allégresse : toutes ces nations, toutes sans exception, allaient se mettre du côté de la France. Un vieux ménage de rentiers à l’existence ordonnée et médiocre, qui peut-être n’avaient pas souvenir d’avoir jamais été hors de chez eux à une heure aussi tardive, étaient assis à une table près du peintre et de son ami. Entraînés par le flot de l’enthousiasme général, ils étaient descendus jusqu’aux boulevards « afin de voir la guerre de plus près ». La langue étrangère que parlaient entre eux ces voisins de table donna au mari une haute idée de leur importance.

— Croyez-vous, messieurs, leur demanda-t-il, que l’Angleterre marche avec nous ?

Argensola, qui n’en savait pas plus que son interlocuteur, répondit avec assurance :

— Sans aucun doute. C’est chose décidée.

— Vive l’Angleterre ! s’écria le petit vieux en sa mettant debout.

Et, sous les regards admiratifs de sa femme, il entonna une vieille chanson patriotique, en marquant par des mouvements de bras le rythme du refrain.

Jules et Argensola revinrent pédestrement à la rue de la Pompe. Au milieu des Champs-Elysées, ils rejoignirent un homme coiffé d’un chapeau à larges bords, qui marchait lentement dans la même direction qu’eux, et qui, quoique seul, discourait à voix presque haute. Argensola reconnut Tchernoff et lui souhaita le bonsoir. Alors, sans y être invité, le Russe régla son pas sur celui des deux autres et remonta vers l’Arc de Triomphe en leur compagnie. C’était à peine si Jules avait eu précédemment l’occasion d’échanger avec l’ami d’Argensola quelques coups de chapeau sous le porche ; mais l’émotion dispose les âmes à la sympathie. Quant à Tchernoff, qui n’était jamais gêné avec personne, il eut vis-à-vis de Jules absolument la même attitude que s’il l’avait connu depuis sa naissance. Il reprit donc le cours des raisonnements qu’il adressait tout à l’heure aux masses de noire végétation, aux bancs solitaires, à l’ombre verte trouée çà et là par la lueur tremblante des becs de gaz, et il les reprit à l’endroit même où il les avait interrompus, sans prendre la peine de donner à ses nouveaux auditeurs la moindre explication.

— En ce moment, grommela le Russe, ils crient avec la même fièvre que ceux d’ici ; ils croient de bonne foi qu’ils vont défendre leur patrie attaquée ; ils veulent mourir pour leurs familles et pour leurs foyers, que personne ne menace…

— De qui parlez-vous, Tchernoff ? interrogea Argensola.

— D’eux ! répondit le Russe en regardant fixement son interlocuteur, comme si la question l’eût étonné. J’ai vécu dix ans en Allemagne, j’ai été correspondant d’un journal de Berlin, et je connais à fond ces gens-là. Eh bien, ce qui se passe à cette heure sur les bords de la Seine se passe aussi sur les bords de la Sprée : des chants, des rugissements de patriotisme, des drapeaux qu’on agite. En apparence c’est la même chose ; mais, au fond, quelle différence ! La France, elle, ne veut pas de conquêtes : ce soir, la foule a malmené quelques braillards qui hurlaient « À Berlin ! ». Tout ce que la République demande, c’est qu’on la respecte et qu’on la laisse vivre en paix. La République n’est pas la perfection, je le sais ; mais encore vaut-elle mieux que le despotisme d’un monarque irresponsable et qui se vante de régner par la grâce de Dieu.

Tchemoff se tut quelques instants, comme pour considérer en lui-même un spectacle qui s’offrait à son imagination.

— Oui, à cette heure, continua-t-il, les masses populaires de là-bas, se consolant de leurs humiliations par un grossier matérialisme, vocifèrent : « À Paris ! À Paris ! Nous y boirons du champagne gratis ! » La bourgeoisie piétiste, qui est capable de tout pour obtenir une dignité nouvelle, et l’aristocratie, qui a donné au monde les plus grands scandales des dernières années, vocifèrent aussi : « À Paris ! À Paris ! », parce que c’est la Babylone du péché, la ville du Moulin-Rouge et des restaurants de Montmartre, seules choses que ces gens en connaissent. Quant à mes camarades de la Social-Démocratie, ils ne vocifèrent pas moins que les autres, mais le cri qu’on leur a enseigné est différent : « À Moscou ! À Saint-Pétersbourg ! Écrasons la tyrannie russe, qui est un danger pour la civilisation. »

Et, dans le silence de la nuit, Tchemoff eut un éclat de rire qui résonna comme un cliquetis de castagnettes. Après quoi, il poursuivit :

— Mais la Russie est bien plus civilisée que l’Allemagne ! La vraie civilisation ne consiste pas seulement à posséder une grande industrie, des flottes, des armées, des universités où l’on n’enseigne que la science. Cela, c’est une civilisation toute matérielle. Il y en a une autre, beaucoup meilleure, qui élève l’âme et qui fait que la dignité humaine réclame ses droits. Un citoyen suisse qui, dans son chalet de bois, s’estime l’égal de tous les hommes de son pays, est plus civilisé que le Herr Professor qui cède le pas à un lieutenant ou que le millionnaire de Hambourg qui se courbe comme un laquais devant quiconque porte un nom à particule. Je ne nie pas que les Russes aient eu à souffrir d’une tyrannie odieuse ; j’en sais personnellement quelque chose ; je connais la faim et le froid des cachots ; j’ai vécu en Sibérie. Mais d’une part, il faut prendre garde que, chez nous, la tyrannie est principalement d’origine germanique ; la moitié de l’aristocratie russe est allemande ; les généraux qui se distinguent le plus en faisant massacrer les ouvriers grévistes et les populations annexées sont allemands ; les hauts fonctionnaires qui soutiennent le despotisme et qui conseillent la répression sanglante, sont allemands. Et d’autre part, en Russie, la tyrannie a toujours vu se dresser devant elle une protestation révolutionnaire. Si une partie de notre peuple est encore à demi barbare, le reste a une mentalité supérieure, un esprit de haute morale qui lui fait affronter les sacrifices et les périls par amour de la liberté. En Allemagne, au contraire, qui a jamais protesté pour défendre les droits de l’homme ? Où sont les intellectuels ennemis du tsarisme prussien ? Les intellectuels se taisent ou prodiguent leurs adulations à l’oint du Seigneur. En deux siècles d’histoire, la Prusse n’a pas su faire une seule révolution contre ses indignes maîtres ; et, aujourd’hui que l’empereur allemand, musicien et comédien comme Néron, afflige le monde de la plus effroyable des calamités, parce qu’il aspire à prendre dans l’histoire un rôle théâtral de grand acteur, son peuple entier se soumet à cette folie d’histrion et ses savants ont l’ignominie de l’appeler « les délices du genre humain ». Non, il ne faut pas dire que la tyrannie qui pèse sur mon pays soit essentiellement propre à la Russie : les plus mauvais tsars furent ceux qui voulurent imiter les rois de Prusse. Le Slave réactionnaire est brutal, mais il se repent de sa brutalité, et parfois même il en pleure. On a vu des officiers russes se suicider pour ne point commander le feu contre le peuple ou par remords d’avoir pris part à des tueries. Le tsar actuellement régnant a caressé, dans un rêve humanitaire, la généreuse utopie de la paix universelle et organisé les conférences de la Haye. Le kaiser de la Kultur, lui, a travaillé des années et des années à construire et à graisser une effroyable machine de destruction pour écraser l’Europe. Le Russe est un chrétien humble, démocrate, altéré de justice ; l’Allemand fait montre de christianisme, mais il n’est qu’un idolâtre comme les Germains d’autrefois.

Ici Tchernoff s’arrêta une seconde, comme pour préparer ses auditeurs à entendre une déclaration extraordinaire.

— Moi, reprit-il, je suis chrétien.

Argensola, qui connaissait les idées et l’histoire du Russe, fit un geste d’étonnement. Tchernoff surprit ce geste et crut devoir donner des explications.

— Il est vrai, dit-il, que je ne m’occupe guère de Dieu et que je ne crois pas aux dogmes ; mais mon âme est chrétienne comme celle de tous les révolutionnaires. La philosophie de la démocratie moderne est un christianisme laïc. Nous les socialistes, nous aimons les humbles, les besogneux, les faibles ; nous défendons leur droit à la vie et au bien-être, comme l’ont fait les grands exaltés de la religion qui dans tout malheureux voyaient un frère. Il n’y a qu’une différence : c’est au nom de la justice que nous réclamons le respect pour le pauvre, tandis que les chrétiens réclament le respect au nom de la pitié. Mais d’ailleurs, les uns comme les autres, nous tâchons de faire que les hommes s’entendent afin d’arriver à une vie meilleure, que le fort fasse des sacrifices pour le faible, le riche pour le nécessiteux, et que finalement la fraternité règne dans le monde. Le christianisme, religion des humbles, a reconnu à tous les hommes le droit naturel d’être heureux ; mais il a placé le bonheur dans le ciel, loin de notre « vallée de larmes ». La révolution, et les socialistes qui sont ses héritiers, ont placé le bonheur dans les réalités terrestres et veulent que tous les hommes puissent obtenir ici-bas leur part légitime. Or, où trouve-t-on le christianisme dans l’Allemagne d’aujourd’hui ? Elle s’est fabriqué un Dieu à sa ressemblance, et, quand elle croit adorer ce Dieu, c’est devant sa propre image qu’elle est en adoration. Le Dieu allemand n’est que le reflet de l’État allemand, pour lequel la guerre est la première fonction d’un peuple et la plus profitable des industries. Lorsque d’autres peuples chrétiens veulent faire la guerre, ils sentent la contradiction qui existe entre leur dessein et les enseignements de l’Évangile, et ils s’excusent en alléguant la cruelle nécessité de se défendre. L’Allemagne, elle, proclame que la guerre est agréable à Dieu. Pour tous les Allemands, quelles que soient d’ailleurs les différences de leurs confessions religieuses, il n’y a qu’un Dieu, qui est celui de l’État allemand, et c’est ce Dieu qu’à cette heure Guillaume appelle « son puissant Allié ». La Prusse, en créant pour son usage un Jéhovah ambitieux, vindicatif, hostile au reste du genre humain, a rétrogradé vers les plus grossières superstitions du paganisme. En effet, le grand progrès réalisé par la religion chrétienne fut de concevoir un Dieu unique et de tendre à créer par là une certaine unité morale, un certain esprit d’union et de paix entre tous les hommes. Le Dieu des chrétiens a dit ; « Tu ne tueras pas ! », et son fils a dit : « Bienheureux les pacifiques ! » Au contraire, le Dieu de Berlin porte le casque et les bottes à l’écuyère, et il est mobilisé par son empereur avec Otto, Franz ou Wilhelm, qu’il les aide à battre, à voler et à massacrer les ennemis du peuple élu. Pourquoi cette différence ? Parce que les Allemands ne sont que des chrétiens d’hier. Leur christianisme date à peine de six siècles, tandis que celui des autres peuples européens date de dix, de quinze, de dix-huit siècles. À l’époque des dernières croisades, les Prussiens vivaient encore dans l’idolâtrie. Chez eux, l’orgueil de race et les instincts guerriers font renaître en ce moment le souvenir des vieilles divinités mortes et prêtent au Dieu bénin de l’Évangile l’aspect rébarbatif d’un sanguinaire habitant du Walhalla.

Dans le silence de la majestueuse avenue, le Russe évoqua les figures des anciennes divinités germaniques dont ce Dieu prussien était l’héritier et le continuateur. Réveillés par l’agréable bruit des armes et par l’aigre odeur du sang, ces divinités, qu’on croyait défuntes, allaient reparaître au milieu des hommes. Déjà Thor, le dieu brutal, à la tête petite, s’étirait les bras et empoignait le marteau qui lui sert à écraser les villes ; Wotan affilait sa lance, qui a pour lame l’éclair et pour pommeau le tonnerre ; Odin à l’œil unique bâillait de malefaim en attendant les morts qui s’amoncelleraient autour de son trône ; les Walkyries, vierges échevelées, suantes et malodorantes, galopaient de nuage en nuage, excitant les hommes par des clameurs farouches et se préparant à emporter les cadavres jetés comme des bissacs sur la croupe de leurs chevaux ailés.

Argensola interrompit cette tirade pour faire observer que l’orgueil allemand ne s’appuyait pas seulement sur cet inconscient paganisme, mais qu’il croyait avoir aussi pour lui le prestige de la science.

— Je sais, je sais ! répondit Tchernoff sans laisser à l’autre le temps de développer sa pensée. Les Allemands sont pour la science de laborieux manœuvres. Confinés chacun dans sa spécialité, ils ont la vue courte, mais le labeur tenace ; ils ne possèdent pas le génie créateur, mais ils savent tirer parti des découvertes d’autrui et s’enrichir par l’application industrielle des principes qu’eux-mêmes étaient incapables de mettre en lumière. Chez eux l’industrie l’emporte de beaucoup sur la science pure, l’âpre amour du gain sur la pure curiosité intellectuelle ; et c’est même la raison pour laquelle ils commettent si souvent de lourdes méprises et mêlent tant de charlatanisme à leur science. En Allemagne les grands noms deviennent des réclames commerciales, sont exploités comme des marques de fabrique. Les savants illustres se font hôteliers de sanatorium. Un Herr Professor annonce à l’univers qu’il vient de découvrir le traitement de la tuberculose, et cela n’empêche pas les tuberculeux de mourir comme auparavant. Un autre désigne par un chiffre le remède qui, assure-t-il, triomphe de la plus inavouable des maladies, et il n’y a pas un avarié de moins dans le monde. Mais ces lourdes erreurs représentent des fortunes considérables ; ces fausses panacées valent des millions à leur inventeur et à la société industrielle qui exploite le brevet, qui lance le produit sur le marché ; car ce produit se vend très cher, et il n’y a guère que les riches qui puissent en faire usage. Comme tout cela est loin du beau désintéressement d’un Pasteur et de tant d’autres savants qui, au lieu de se réserver le monopole de leurs découvertes, en ont fait largesse à l’humanité ! Pour ce qui concerne la science spéculative, les Allemands ne vivent guère que d’emprunts ; mais ils trouvent encore le moyen d’en tirer du bénéfice pour eux-mêmes. C’est Gobineau et Chamberlain, c’est-à-dire un Français et un Anglais, qui leur ont fourni les arguments théoriques par lesquels ils prétendent établir la supériorité de leur race ; c’est avec les résidus de la philosophie de Darwin et de Spencer que leur vieil Haeckel a confectionné le monisme, cette doctrine qui, appliquée à la politique, tend à consacrer scientifiquement l’orgueil allemand, et qui attribua aux Teutons le droit de dominer le monde parce qu’ils sont les plus forts.

— Il me paraît bien que vous avez raison, interrompit de nouveau Argensola. Mais pourtant la science moderne n’admet-elle pas, sous le nom de lutte pour la vie, ce droit de la force ?

— Non, mille fois non, lorsqu’il s’agit des sociétés humaines ! La lutte pour la vie et les cruautés qui lui font cortège sont peut-être, — et encore n’en suis-je pas bien sûr, — la loi d’évolution qui régit les espèces inférieures ; mais indubitablement ce n’est point la loi de l’espèce humaine. L’homme est un être de raison et de progrès, et son intelligence le rend capable de s’affranchir des fatalités du milieu, de substituer à la férocité de la concurrence vitale les principes de la justice et de la fraternité. Tout homme, riche ou pauvre, robuste ou débile, a le droit de vivre ; toute nation, vieille ou jeune, grande ou petite, a le droit d’exister et d’être libre. Mais la Kultur n’est que l’absolutisme oppressif d’un État qui organise et machinise les individus et les collectivités pour en faire les instruments de la mission de despotisme universel qu’il s’attribue sans autre titre que l’infatuation de son orgueil.

Ils étaient arrivés à la place de l’Étoile. L’Arc de Triomphe détachait sa masse sombre sur le ciel étoile. Les avenues qui rayonnent autour du monument allongeaient à perte de vue leurs doubles files de lumières. Les becs de gaz voisins illuminaient les bases du gigantesque édifice et la partie inférieure de ses groupes sculptés ; mais, plus haut, les ombres épaissies faisaient la pierre toute noire.

— C’est très beau, dit Tchernoif. Toute une civilisation qui aime la paix et la douceur de la vie a passé par là.

Quoique étranger, il n’en subissait pas moins l’attraction de ce monument vénérable, qui garde la gloire des ancêtres. Il ne voulait pas savoir qui l’avait édifié. Les hommes construisent, croyant concréter dans la pierre une idée particulière, qui flatte leur orgueil ; mais ensuite la postérité, dont les vues sont plus larges, change la signification de l’édifice, le dépouille de l’égoïsme primitif et en grandit le symbolisme. Les statues grecques, qui n’ont été à l’origine que de saintes images données aux sanctuaires par les dévots de ce temps-là, sont devenues des modèles d’éternelle beauté. Le Colisée, énorme cirque construit pour des jeux sanguinaires, et les arcs élevés à la gloire de Césars ineptes, représentent aujourd’hui pour nous la grandeur romaine.

— L’Arc de Triomphe, reprit Tchernoff, a deux significations. Par les noms des batailles et des généraux gravés sur les surfaces intérieures de ses pilastres et de ses voûtes, il n’est que français et il prête à la critique. Mais extérieurement il ne porte aucun nom ; il a été élevé à la mémoire de la Grande Armée, et cette Grande Armée fut le peuple même, le peuple qui fit la plus juste des révolutions et qui la répandit par les armes dans l’Europe entière. Les guerriers de Rude qui entonnent la Marseillaise ne sont pas des soldats professionnels ; ce sont des citoyens armés qui partent pour un sublime et violent apostolat. Il y a là quelque chose de plus que la gloire étroite d’une seule nation. Voilà pourquoi je ne puis penser sans horreur au jour néfaste où a été profanée la majesté d’un tel monument. À l’endroit où nous sommes, des milliers de casques à pointe ont étincelé au soleil, des milliers de grosses bottes ont frappé le sol avec une régularité mécanique, des trompettes courtes, des fifres criards, des tambours plats ont troublé le silence de cet édifice ; la marche guerrière de Lohengrin a retenti dans l’avenue déserte, devant les maisons fermées. Ah ! s’ils revenaient, quel désastre ! L’autre fois, ils se sont contentés de cinq milliards et de deux provinces ; aujourd’hui, ce serait une calamité beaucoup plus terrible, non seulement pour les Français, mais pour tout ce qu’il y a de nations honnêtes dans le monde.

Ils traversèrent la place. Arrivés sous la voûte de l’Arc, ils se retournèrent pour regarder les Champs-Elysées. Ils ne voyaient qu’un large fleuve d’obscurité sur lequel flottaient des chapelets de petits feux rouges ou blancs, entre de hautes berges formées par les maisons construites en bordure. Mais, familiarisés avec le panorama, il leur semblait qu’ils voyaient, malgré les ténèbres, la pente majestueuse de l’avenue, la double rangée des palais qui la bordent, la place de la Concorde avec son obélisque, et, dans le fond, les arbres du jardin des Tuileries : toute la Voie triomphale.

Tchernoff, Argensola et Jules prirent par l’avenue Victor-Hugo pour rentrer chez eux. Sous le porche, le Russe, qui devait remonter chez lui par l’escalier de service, souhaita le bonsoir à ses compagnons ; mais Jules avait pris goût à l’éloquence un peu fantasque de cet homme, et il le pria de venir à l’atelier pour y poursuivre l’entretien. Argensola n’eut pas de peine à lui faire accepter cette invitation en parlant de déboucher une certaine bouteille de vin fin qu’il gardait dans le buffet de la cuisine. Ils montèrent donc tous les trois à l’atelier par l’ascenseur et s’installèrent autour d’une petite table, près du balcon aux fenêtres grandes ouvertes. Ils étaient dans la pénombre, le dos tourné à l’intérieur de la pièce, et un énorme rectangle de bleu sombre, criblé d’astres, surmontait les toits des maisons qu’ils avaient devant eux ; mais, dans la partie basse de ce rectangle, les lumières de la ville donnaient au ciel des teintes sanglantes.

Tchernoff but coup sur coup deux verres de vin, en témoignant par des claquements de langue son estime pour le cru. Pendant quelques minutes, la majesté de la nuit tint les trois hommes silencieux ; leurs regards, sautant d’étoile en étoile, joignaient ces points lumineux par des lignes idéales qui en faisaient des triangles, des quadrilatères, diverses figures géométriques d’une capricieuse irrégularité. Parfois la subite scintillation d’un astre accrochait leurs yeux et retenait leurs regards dans une fixité hypnotique. Enfin le Russe, sans sortir de sa contemplation, se versa un troisième verre de vin et dit :

— Que pense-t-on là-haut des terriens ? Les habitants de ces astres savent-ils qu’il a existé un Bismarck ? Connaissent-ils la mission divine de la race germanique ?

Et il se mit à rire. Puis, après avoir considéré encore pendant quelques instants cette sorte de brume rougeâtre qui s’étendait au-dessus des toits :

— Dans quelques heures, ajouta-t-il sans la moindre transition, lorsque le soleil se lèvera, on verra galoper à travers le monde les quatre cavaliers ennemis des hommes. Déjà les chevaux malfaisants piaffent, impatients de prendre leur course ; déjà les sinistres maîtres se concertent avant de sauter en selle.

— Et qui sont ces cavaliers ? demanda Jules

— Ceux qui précèdent la Bête.

Cette réponse n’était pas plus intelligible que les paroles qui l’avaient précédée, et Jules pensa : « Il est gris. » Mais, par curiosité, il interrogea de nouveau :

— Et quelle est cette Bête ?

Le Russe parut surpris de la question. Il n’avait exprimé à haute voix que la fin de ses rêvasseries, et il croyait les avoir communiquées à ses compagnons depuis le début.

— C’est la Bête de l’Apocalypse, répondit-il.

Et d’abord il éprouva le besoin d’exprimer verbalement l’admiration que lui inspirait l’halluciné de Pathmos. À deux mille ans d’intervalle, le poète des visions grandioses et obscures exerçait encore de l’influence sur le révolutionnaire mystique, niché au plus haut étage d’une maison de Paris. Selon Tchernoff, il n’était rien que Jean n’eût pressenti, et ses délires, inintelligibles au vulgaire, contenaient la prophétique intuition de tous les grands événements humains.

Puis le Russe décrivit la Bête apocalyptique surgissant des profondeurs de la mer. Elle ressemblait à un léopard ; ses pieds étaient comme ceux d’un ours et sa gueule comme celle d’un lion ; elle avait sept têtes et dix cornes, et sur les cornes dix diadèmes, et sur chacune des sept têtes le nom d’un blasphème était écrit. L’évangéliste n’avait pas dit ces noms, peut-être parce qu’ils variaient selon les époques et changeaient à chaque millénaire, lorsque la Bête faisait une apparition nouvelle ; mais Tchernoff lisait sans peine ceux qui flamboyaient aujourd’hui sur les têtes du monstre : c’étaient des blasphèmes contre l’humanité, contre la justice, contre tout ce qui rend la vie tolérable et douce. C’étaient, par exemple, des maximes comme celle-ci :

« La force prime le droit. »

« Le faible n’a pas droit à l’existence. »

« Pour être grand il faut être dur. »

— Mais les quatre cavaliers ? interrompit Jules qui craignait de voir Tchernoff s’égarer dans de nouvelles digressions.

— Vous ne vous rappelez pas ce que représentent les cavaliers ? demanda le Russe.

Et, cette fois, il daigna rafraîchir la mémoire de ses auditeurs.

Un grand trône était dressé, et celui qui y était assis paraissait de jaspe, et un arc-en-ciel formait derrière sa tête comme un dais d’émeraude. Autour du trône, il y avait vingt-quatre autres trônes disposés en demi-cercle, et sur ces trônes vingt-quatre vieillards vêtus d’habillements blancs et couronnés de couronnes d’or. Quatre animaux énormes, couverts d’yeux et pourvus chacun de six ailes, gardaient le grand trône.

Et les sceaux du livre du mystère étaient rompus par l’agneau en présence de celui qui y était assis. Les trompettes sonnaient pour saluer la rupture du premier sceau ; l’un des animaux criait d’une voix tonnante au poète visionnaire : « Regarde ! » Et le premier cavalier apparaissait sur un cheval blanc, et ce cavalier tenait à la main un arc, et il avait sur la tête une couronne. Selon les uns c’était la Conquête, selon d’autres c’était la Peste, et rien n’empêchait que ce fût à la fois l’une et l’autre.

Au second sceau : « Regarde ! », criait le second animal en roulant ses yeux innombrables. Et du sceau rompu jaillissait un cheval roux, et le cavalier qui le montait brandissait au-dessus de sa tête une grande épée : c’était la Guerre. Devant son galop furieux la paix était bannie du monde et les hommes commençaient à s’exterminer.

Au troisième sceau : « Regarde ! », criait le troisième des animaux ailés. Et c’était un cheval noir qui s’élançait, et celui qui le montait tenait une balance à la main, pour peser les aliments des hommes : c’était la Famine.

Au quatrième sceau : « Regarde ! », criait le quatrième animal. Et c’était un cheval de couleur blême qui bondissait, et celui qui était monté dessus se nommait la Mort.

Et le pouvoir leur fut donné de faire périr les hommes par l’épée, par la faim, par la peste et par les bêtes sauvages.

Tchernoff décrivait ces quatre fléaux comme s’il les avait vus de ses yeux. Le cavalier du cheval blanc était vêtu d’un costume fastueux et barbare ; sa face d’Oriental se contractait atrocement, comme s’il se délectait à renifler l’odeur des victimes. Tandis que son cheval galopait, il tendait son arc pour décocher le fléau. Sur son épaule sautait un carquois de bronze plein de flèches empoisonnées par les germes de toutes les maladies.

Le cavalier du cheval roux brandissait son énorme espadon au-dessus de sa chevelure ébouriffée par la violence de la course ; il était jeune, mais ses sourcils contractés et sa bouche serrée lui donnaient une expression de férocité implacable. Ses vêtements, agités par l’impétuosité du galop, laissaient apercevoir une musculature athlétique.

Vieux, chauve et horriblement maigre, le troisième cavalier, à califourchon sur la coupante échine du cheval noir, pressait de ses cuisses décharnées les flancs maigres de l’animal et montrait l’instrument qui symbolise la nourriture devenue rare et achetée au poids de l’or.

Les genoux du quatrième cavalier, aigus comme des éperons, piquaient les flancs du cheval blême ; sa peau parcheminée laissait voir les saillies et les creux du squelette ; sa face de cadavre avait le rire sardonique de la destruction ; ses bras, minces comme des roseaux, maniaient une faux gigantesque ; à ses épaules anguleuses pendait un lambeau de suaire.

Et les quatre cavaliers entreprenaient une course folle, et leur funeste chevauchée passait comme un ouragan sur l’immense foule des humains. Le ciel obscurci prenait une lividité d’orage ; des monstres horribles et difformes volaient en spirales au-dessus de l’effroyable fantasia et lui faisaient une répugnante escorte. Hommes et femmes, jeunes et vieux fuyaient, se bousculaient, tombaient par terre dans toutes les attitudes de la peur, de l’étonnement, du désespoir ; et les quatre coursiers foulaient implacablement cette jonchée humaine sous les fers de leurs sabots.

— Mais vous allez voir, dit Tchernoff. J’ai un livre précieux où tout cela est figuré.

Et il se leva, sortit de l’atelier par une petite porte qui communiquait avec l’escalier de service, revint au bout de quelques minutes avec le livre. Ce volume, imprimé en 1511, avait pour titre : Apocalypsis cum figuris, et le texte latin était accompagné de gravures. Ces gravures étaient une œuvre de jeunesse exécutée par Albert Dürer, lorsqu’il n’avait que vingt-six ans. Et, à la clarté d’une lampe apportée par Argensola, ils contemplèrent l’estampe admirable qui représentait la course furieuse des quatre cavaliers de l’Apocalypse.


Les quatre cavaliers de l’Apocalypse - Albrecht Dürer - 1498