Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse/XI

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XI

LA GUERRE


Le sénateur Lacour, un soir qu’il dînait chez Marcel Desnoyers, dit à son ami :

— Ne vous plairait-il pas d’aller voir votre fils au front ?

Le personnage était très tourmenté de ce que son héritier, rompant le réseau protecteur des recommandations dont l’avait enveloppé la prudence paternelle, servait maintenant dans l’armée active et, qui pis est, sur la première ligne ; et il s’était mis en tête de rendre visite au nouveau sous-lieutenant, ne fût-ce que pour inspirer aux chefs plus de considération à l’égard d’un jeune homme dont le père avait la puissance d’obtenir une autorisation si rarement accordée. Or, comme Jules appartenait au même corps d’armée que René, Lacour avait pensé à faire profiter Marcel de l’occasion : Marcel accompagnerait Lacour en qualité de secrétaire. Même si les deux jeunes gens étaient dans des secteurs éloignés l’un de l’autre, cela ne serait pas un empêchement : en automobile, on parcourt vite de longues distances. Le prétexte officiel du voyage était une mission donnée au sénateur pour se rendre compte du fonctionnement de l’artillerie et de l’organisation des tranchées.

Il va de soi que Marcel accepta avec joie la proposition de son illustre ami, et, quelques jours plus tard, malgré la mauvaise volonté du ministre de la Guerre qui se souciait peu d’admettre des curieux sur le front, Lacour obtint le double permis.

Le lendemain, dans la matinée, le sénateur et le millionnaire gravissaient péniblement une montagne boisée. Marcel avait les jambes protégées par des guêtres, la tête abritée sous un feutre à larges bords, les épaules couvertes d’une ample pèlerine. Lacour le suivait, chaussé de hautes bottes et coiffé d’un chapeau mou ; mais il n’en avait pas moins endossé une redingote aux basques solennelles, afin de garder quelque chose du majestueux costume parlementaire, et, quoiqu’il haletât de fatigue et suât à grosses gouttes, il faisait un visible effort pour ne point se départir de la dignité sénatoriale. À côté d’eux marchait un capitaine qui, par ordre, leur servait de guide.

Le bois où ils cheminaient présentait une tragique désolation. Il s’y était pour ainsi dire figé une tempête qui tenait le paysage immobile dans des aspects violents et bizarres. Pas un arbre n’avait gardé sa tige intacte et son abondante ramure du temps de paix. Les pins faisaient penser aux colonnades de temples en ruines ; les uns dressaient encore leurs troncs entiers, mais, décapités de la cime, ils étaient comme des fûts qui auraient perdu leurs chapiteaux ; d’autres, coupés a mi-hauteur par une section oblique en bec de flûte, ressemblaient à des stèles brisées par la foudre ; quelques-uns laissaient pendre autour de leur moignon déchiqueté les fibres d’un bois déjà mort. Mais c’était surtout dans les hêtres, les rouvres et les chênes séculaires que se révélait la formidable puissance de l’agent destructeur. Il y en avait dont les énormes troncs avaient été tranchés presque à ras de terre par une entaille nette comme celle qu’aurait pu produire un gigantesque coup de hache, tandis qu’autour de leurs racines déterrées on voyait les pierres extraites des entrailles du sol par l’explosion et éparpillées à la surface. Çà et là, des mares profondes, toutes pareilles, d’une régularité quasi géométrique, étendaient leurs nappes circulaires. C’était de l’eau de pluie verdâtre et croupissante, sur laquelle flottait une croûte de végétation habitée par des myriades d’insectes. Ces mares étaient les entonnoirs creusés par les « marmites » dans un sol calcaire et imperméable, qui conservait le trop-plein des irrigations pluviales.

Les voyageurs avaient laissé leur automobile au bas du versant, et ils grimpaient vers les crêtes où étaient dissimulés d’innombrables canons, sur une ligue de plusieurs kilomètres. Ils étaient obligés de faire cette ascension à pied, parce qu’ils étaient à portée de l’ennemi : une voiture aurait attiré sur eux l’attention et servi de cible aux obus.

— La montée est un peu fatigante, monsieur le sénateur, dit le capitaine. Mais courage ! Nous approchons.

Ils commençaient à rencontrer sur le chemin beaucoup d’artilleurs. La plupart n’avaient de militaire que le képi ; sauf cette coiffure, ils avaient l’air d’ouvriers de fabrique, de fondeurs ou d’ajusteurs. Avec leurs pantalons et leurs gilets de panne, ils étaient en manches de chemise, et quelques-uns d’entre eux, pour marcher dans la boue avec moins d’inconvénient, étaient chaussés de sabots. C’étaient de vieux métallurgistes incorporés par la mobilisation à l’artillerie de réserve ; leurs sergents avaient été des contre-maîtres, et beaucoup de leurs officiers étaient des ingénieurs et des patrons d’usines.

On pouvait arriver jusqu’aux canons sans les voir. À peine émergeait-il d’entre les branches feuillues ou de dessous les troncs entassés quelque chose qui ressemblait à une poutre grise. Mais, quand on passait derrière cet amas informe, on trouvait une petite place nette, occupée par des hommes qui vivaient, dormaient et travaillaient autour d’un engin de mort. En divers endroits de la montagne il y avait, soit des pièces de 75, agiles et gaillardes, soit des pièces lourdes qui se déplaçaient péniblement sur des roues renforcées de patins, comme celles des locomobiles agricoles dont les grands propriétaires se servent dans l’Argentine pour labourer la terre.

Lacour et Desnoyers rencontrèrent dans une dépression du terrain plusieurs batteries de 75, tapies sous le bois comme des chiens à l’attache qui aboieraient en allongeant le museau. Ces batteries tiraient sur des troupes de relève, aperçues depuis quelques minutes dans la vallée. La meute d’acier hurlait rageusement, et ses abois furibonds ressemblaient au bruit d’une toile sans fin qui se déchirerait.

Les chefs, grisés par le vacarme, se promenaient à côté de leurs pièces en criant des ordres. Les canons, glissant sur les affûts immobiles, avançaient et reculaient comme des pistolets automatiques. La culasse rejetait la douille de l’obus, et aussitôt un nouveau projectile était introduit dans la chambre fumante.

En arrière des batteries, l’air était agité de violents remous. À chaque salve, Lacour et Desnoyers recevaient un coup dans la poitrine ; pendant un centième de seconde, entre l’onde aérienne balayée et la nouvelle onde qui s’avançait, ils éprouvaient au creux de l’estomac l’angoisse du vide. L’air s’échauffait d’odeurs acres, piquantes, enivrantes. Les miasmes des explosifs arrivaient jusqu’au cerveau par la bouche, les oreilles et les yeux. Près des canons, les douilles vides formaient des tas. Feu !… Feu !… Toujours feu !

— Arrosez bien ! répétaient les chefs.

Et les 75 inondaient de projectiles le terrain sur lequel les Boches essayaient de passer.

Le capitaine, conformément aux ordres reçus, expliqua au sénateur la manœuvre de ces pièces. Mais, comme le véritable but du voyage était pour Lacour de voir son fils René, et comme René était attaché au service de la grosse artillerie, l’examen des 75 ne se prolongea pas longtemps et les visiteurs se remirent en route sous la conduite de leur guide. Par un petit chemin qu’abritait une arête de la montagne, ils arrivèrent en trois quarts d’heure sur une croupe où plusieurs pièces lourdes étaient en position, mais distantes les unes des autres ; et le capitaine recommença de donner au sénateur les explications officielles.

Les projectiles de ces pièces étaient de grands cylindres ogivaux, emmagasinés dans des souterrains. Les souterrains, nommés « abris », consistaient en terriers profonds, sortes de puits obliques que protégeaient en outre des sacs de pierre et des troncs d’arbre. Ces abris servaient aussi de refuge aux hommes qui n’étaient pas de service.

Un artilleur montra à Lacour deux grandes bourses de toile blanche, unies l’une à l’autre et bien pleines, qui ressemblaient à une double saucisse : c’était la charge d’une de ces pièces. La bourse que l’on ouvrit laissa voir des paquets de feuilles couleur de rose, et le sénateur et son compagnon s’étonnèrent que cette pâte, qui avait l’aspect d’un article de toilette, fût un terrible explosif de la guerre moderne.

Un peu plus loin, au point culminant de la croupe, il y avait une tour à moitié démolie. C’était le poste le plus périlleux de tous, celui de l’observateur. Un officier s’y plaçait pour surveiller la ligne ennemie, constater les effets du tir et donner les indications qui permettaient de le rectifier.

Près de la tour, mais en contre-bas, était situé le poste de commandement. On y pénétrait par un couloir qui conduisait à plusieurs salles souterraines. Ce poste avait pour façade un pan de montagne taillé à pic et percé d’étroites fenêtres qui donnaient de l’air et de la lumière à l’intérieur. Comme Lacour et Desnoyers descendaient par le couloir obscur, un vieux commandant chargé du secteur vint à leur rencontre. Les manières de ce commandant étaient exquises ; sa voix était douce et caressante comme s’il avait causé avec des dames dans un salon de Paris. Soldat à la moustache grise et aux lunettes de myope, il gardait en pleine guerre la politesse cérémonieuse du temps de paix. Mais il avait aux poignets des pansements : un éclat d’obus lui avait fait cette double blessure, et il n’en continuait par moins son service. « Ce diable d’homme, pensa Marcel, est d’une urbanité terriblement mielleuse ; mais n’importe, c’est un brave. »

Le poste du commandant était une vaste pièce qui recevait la lumière par une baie horizontale longue de quatre mètres et haute seulement d’un pied et demi, de sorte qu’elle ressemblait un peu à l’espace ouvert entre deux lames de persiennes. Au-dessous de cette baie était placée une grande table de bois blanc chargée de papiers. En s’asseyant sur une chaise près de cette table, on embrassait du regard toute la plaine. Les murs étaient garnis d’appareils électriques, de cadres de distribution, de téléphones, de très nombreux téléphones pourvus de leurs récepteurs.

Le commandant offrit des sièges à ses visiteurs avec un geste courtois d’homme du monde. Puis il étendit sur la table un vaste plan qui reproduisait tous les accidents de la plaine, chemins, villages, cultures, hauteurs et dépressions. Sur cette carte était tracé un faisceau triangulaire de lignes rouges, en forme d’éventail ; le sommet du triangle était le lieu même où ils étaient assis, et le côté opposé était la limite de l’horizon réel qu’ils avaient sous les yeux

— Nous allons bombarder ce bois, dit le commandant en montrant du doigt l’un des points extrêmes de la carte.

Puis, désignant à l’horizon une petite ligne sombre :

— C’est le bois que vous voyez là-bas, ajouta-t-il. Veuillez prendre mes jumelles et vous distinguerez nettement l’objectif.

Il déploya ensuite une photographie énorme, un peu floue, sur laquelle était tracé un éventail de lignes rouges pareil à celui de la carte.

— Nos aviateurs, continua-t-il, ont pris ce matin quelques vues des positions ennemies. Ceci est un agrandissement exécuté par notre atelier photographique. D’après les renseignements fournis, deux régiments allemands sont campés dans le bois. Vous plaît-il que nous commencions le tir tout de suite, monsieur le sénateur ?

Et, sans attendre la réponse du personnage, le commandant envoya un signal télégraphique. Presque aussitôt résonnèrent dans le poste une quantité de timbres dont les uns répondaient, les autres appelaient. L’aimable chef ne s’occupait plus ni de Lacour ni de Desnoyers ; il était à un téléphone et il s’entretenait avec des officiers éloignés peut-être de plusieurs kilomètres. Finalement il donna l’ordre d’ouvrir le feu, et il en fit part au personnage.

Le sénateur était un peu inquiet : il n’avait jamais assisté à un tir d’artillerie lourde. Les canons se trouvaient presque au-dessus de sa tête, et sans doute la voûte de l’abri allait trembler comme le pont d’un vaisseau qui lâche une bordée. Quel fracas assourdissant cela ferait !… Huit ou dix secondes s’écoulèrent, qui parurent très longues à Lacour ; puis il entendit comme un tonnerre lointain qui paraissait venir des nuées. Les nombreux mètres de terre qu’il avait au-dessus de sa tête amortissaient les détonations : c’était comme un coup de bâton donné sur un matelas. « Ce n’est que cela ? » pensa le sénateur, désormais rassuré.

Plus impressionnant fut le bruit du projectile qui fendait l’air à une grande hauteur, mais avec tant de violence que les ondes descendaient jusqu’à la baie du poste. Ce bruit déchirant s’affaiblit peu à peu, cessa d’être perceptible. Comme aucun effet ne se manifestait, Lacour et Marcel crurent que l’obus, perdu dans l’espace, n’avait pas éclaté. Mais enfin, sur l’horizon, exactement à l’endroit indiqué tout à l’heure par le commandant, surgit au-dessus de la tache sombre du bois une énorme colonne de fumée dont les étranges remous avaient un mouvement giratoire, et une explosion se produisit pareille à celle d’un volcan.

Quelques minutes plus tard, toutes les pièces françaises avaient ouvert le feu, et néanmoins l’artillerie allemande ne donnait pas encore signe de vie.

— Ils vont répondre, dit Lacour.

— Cela me paraît certain, acquiesça Desnoyers.

Au même instant, le capitaine s’approcha du sénateur et lui dit :

— Vous plairait-il de remonter là-haut ? Vous verriez de plus près le travail de nos pièces. Cela en vaut la peine.

Remonter alors que l’ennemi allait ouvrir le feu ? La proposition aurait paru intempestive au sénateur si le capitaine n’avait ajouté que le sous-lieutenant Lacour, averti par téléphone, arriverait d’une minute à l’autre. Au surplus, le personnage se souvint que les militaires étaient déjà peu disposés à faire grand cas des hommes politiques, et il ne voulut pas leur fournir l’occasion de rire sous cape de la couardise d’un parlementaire. Il rajusta donc gravement sa redingote et sortit du souterrain avec Marcel.

À peine avaient-ils fait quelques pas, l’atmosphère se bouleversa en ondes tumultueuses. Ils chancelèrent l’un et l’autre, tandis que leurs oreilles bourdonnaient et qu’ils avaient la sensation d’un coup asséné sur la nuque. L’idée leur vint que les Allemands avaient commencé à répondre. Mais non, c’était encore une des pièces françaises qui venait de lancer son formidable obus.

Cependant, du côté de la tour d’observation, un sous-lieutenant accourait vers eux et traversait l’espace découvert en agitant son képi. Lacour, en reconnaissant René, trembla de peur : l’imprudent, pour s’épargner un détour, risquait de se faire tuer et s’offrait lui-même comme cible au tir de l’ennemi !

Après les premiers embrassements, le père eut la surprise de trouver son fils transformé. Les mains qu’il venait de serrer étaient fortes et nerveuses ; le visage qu’il contemplait avec tendresse avait les traits accentués, le teint bruni par le grand air. Six mois de vie intense avaient fait de René un autre homme. Sa poitrine s’était élargie, les muscles de ses bras s’étaient gonflés, une physionomie mâle avait remplacé la physionomie féminine de naguère. Tout dans la personne du jeune officier respirait la résolution et la confiance en ses propres forces.

René ne fit pas moins bon accueil à Desnoyers qu’à son père, et il lui demanda avec un tendre empressement des nouvelles de sa fiancée. Quoique Chichi écrivît souvent à son futur, il était heureux d’entendre encore parler d’elle, et les détails familiers que Marcel donnait sur la vie de la jeune fille apportaient pour ainsi dire à l’amoureux le parfum de l’aimée.

Ils s’étaient retirés tous les trois un peu à l’écart, derrière un rideau d’arbres où le vacarme était moins violent. Après chaque tir, les pièces lourdes laissaient échapper par la culasse un petit nuage de fumée qui faisait penser à celle d’une pipe. Les sergents dictaient des chiffres communiqués par un artilleur qui tenait à son oreille le récepteur d’un téléphone. Les servants, exécutant l’ordre sans mot dire, touchaient une petite roue, et le monstre levait son mufle gris, le portait à droite ou à gauche avec une docilité intelligente. Le tireur se tenait debout près de la pièce, prêt à faire feu. Cet homme devait être sourd : pour lui, la vie n’était qu’une série de saccades et de coups de tonnerre. Mais sa face abrutie ne laissait pas d’avoir une certaine expression d’autorité : il connaissait son importance ; il était le serviteur de l’ouragan ; c’était lui qui déchaînait la foudre.

— Les Allemands tirent, dit l’artilleur qui était au téléphone, près de la pièce la plus rapprochée du sénateur et de son compagnon.

L’observateur placé dans la tour venait d’en donner avis. Aussitôt le capitaine chargé de servir de guide au personnage avertit celui-ci qu’il convenait de se mettre en sûreté. Lacour, obéissant à l’instinct de la conservation et poussé aussi par son fils qui lui faisait hâter le pas, se réfugia avec Marcel à l’entrée d’un abri ; mais il ne voulut pas descendre au fond du refuge souterrain : désormais la curiosité l’emportait chez lui sur la crainte.

En dépit du tintamarre que faisaient les canons français, Lacour et Desnoyers perçurent l’arrivée de l’invisible obus allemand. Le passage du projectile dans l’atmosphère dominait tous les autres bruits, même les plus voisins et les plus forts. Ce fut d’abord une sorte de gémissement dont l’intensité croissait et semblait envahir l’espace avec une rapidité prodigieuse. Puis ce ne fut plus un gémissement ; ce fut un vacarme qui semblait formé de mille grincements, de mille chocs, et que l’on pouvait comparer à la descente d’un tramway électrique dans une rue en pente, au passage d’un train rapide franchissant une station sans s’y arrêter. Ensuite l’obus apparut comme un flocon de vapeur qui grandissait de seconde en seconde et qui avait l’air d’arriver tout droit sur la batterie. Enfin une épouvantable explosion fit trembler l’abri, mais mollement, comme s’il eût été de caoutchouc. Cette première explosion fut suivie de plusieurs autres, moins fortes, moins sèches, qui avaient des modulations sifflantes comme un ricanement sardonique.

Lacour et Desnoyers crurent que le projectile avait éclaté près d’eux, et, lorsqu’ils sortirent de l’abri, ils s’attendaient à voir une sanglante jonchée de cadavres. Ce qu’ils virent, ce fut René qui allumait tranquillement une cigarette, et, un peu plus loin, les artilleurs qui travaillaient à recharger leur pièce lourde.

— La « marmite » a dû tomber à trois ou quatre cents mètres, dit René à son père.

Toutefois le capitaine, à qui son général avait recommandé de bien veiller à la sécurité du personnage jugea le moment venu de lui rappeler qu’ils avaient encore un long trajet à parcourir et qu’il était temps de se remettre en route. Lacour, qui maintenant se sentait courageux, aurait voulu rester encore ; mais René, à cause du duel d’artillerie qui s’engageait, était obligé de rejoindre son poste sans retard. Le père n’insista point pour prolonger l’entrevue ; il serra son fils dans ses bras, lui souhaita bonne chance, et, sous la conduite du capitaine, redescendit la montagne en compagnie de Desnoyers,

L’automobile roula tout l’après-midi sur des chemins encombrés de convois qui la forçaient souvent à faire halte. Elle passait entre des champs incultes sur lesquels on voyait des squelettes de fermes ; elle traversait des villages incendiés qui n’étaient plus qu’une double rangée de façades noires, avec des trous ouverts sur le vide.

À la tombée du jour, ils croisèrent des groupes de fantassins aux longues barbes et aux uniformes bleus déteints par les intempéries. Ces soldats revenaient des tranchées, portant sur leurs sacs des pelles, des pioches et d’autres outils faits pour remuer la terre : car les outils de terrassement avaient pris une importance d’armes de combat. Couverts de boue de la tête aux pieds, tous paraissaient vieux, quoique en pleine jeunesse. Leur joie de revenir au cantonnement après une semaine de travail en première ligne, s’exprimait par des chansons qu’accompagnait le bruit sourd de leurs sabots à clous.

— Ce sont les soldats de la Révolution ! disait le sénateur avec emphase. C’est la France de 1792 !

Les deux amis passèrent la nuit dans un village à demi ruiné, où s’était établi le commandement d’une division. Le capitaine qui les avait accompagnés jusqu’alors, prit congé d’eux. Ce serait un autre officier qui, le lendemain, leur servirait de guide.

Ils se logèrent à l’Hôtel de la Sirène, vieille bâtisse dont le pignon avait été endommagé par un obus. La chambre occupée par Desnoyers était contiguë à celle où avait pénétré le projectile, et le patron voulut faire voir les dégâts à ses hôtes, avant que ceux-ci se missent au lit. Tout était déchiqueté, plancher, plafond, murailles ; des meubles brisés gisaient dans les coins ; des lambeaux de papier fleuri pendaient sur les murs ; un trou énorme laissait apercevoir le ciel et entrer le froid de la nuit. Le patron raconta que ce ravage avait été causé, non par un obus allemand, mais par un obus français, au moment où l’ennemi avait été chassé hors du village, et, en disant cela, il souriait avec un orgueil patriotique :

— Oui, c’est l’œuvre des nôtres. Vous voyez la besogne que fait le 75 ! Que pensez-vous d’un pareil travail ?

Le lendemain, de bonne heure, ils repartirent en automobile. Ils laissèrent derrière eux des dépôts de munitions, passèrent les troisièmes positions, puis les secondes. Des milliers et des milliers de soldats s’étaient installés en pleins champs. Ce fourmillement d’hommes rappelait par la variété des costumes et des races les grandes invasions historiques. Et pourtant ce n’était pas un peuple en marche : car l’exode d’un peuple traîne derrière lui une multitude de femmes et d’enfants. Il n’y avait ici que des hommes, rien que des hommes.

Toutes les espèces d’habitations inventées par l’humanité depuis l’époque des cavernes, étaient utilisées dans ces campements. Les grottes et les carrières servaient de quartiers ; certaines cabanes rappelaient le rancho américain ; d’autres, coniques et allongées, imitaient le gourbi arabe. Comme beaucoup de soldats venaient des colonies et que quelques-uns avaient fait du négoce dans les contrées du nouveau monde, ces gens, quand ils s’étaient vus dans la nécessité d’improviser une demeure plus stable que la tente de toile, avaient fait appel à leurs souvenirs, et ils avaient copié l’architecture des tribus avec lesquelles ils s’étaient trouvés en contact. Au surplus, dans cette masse de combattants, il y avait des tirailleurs marocains, des nègres, des Asiatiques ; et, loin des villes, ces primitifs semblaient grandir en importance, acquérir une supériorité qui faisait d’eux les maîtres des civilisés.

Le long des ruisseaux s’étalaient des linges blancs mis à sécher par les soldats. Malgré la fraîcheur du matin, des files d’hommes dépoitraillés s’inclinaient sur l’eau pour de bruyantes ablutions, suivies d’ébrouements énergiques. Sur un pont, un soldat écrivait une lettre en se servant du parapet comme d’une table. Les cuisiniers s’agitaient autour des chaudrons fumants. Un léger arôme de soupe matinale se mêlait au parfum résineux des arbres et à l’odeur de la terre mouillée.

Les bêtes et le matériel de la cavalerie et de l’artillerie étaient logés dans de longs baraquements de bois et de zinc. Les soldats étrillaient et ferraient en plein air les chevaux au poil luisant, que la guerre de tranchée maintenait dans un état de paisible embonpoint.

— Ah ! s’ils avaient été à la bataille de la Marne ! dit Desnoyers à Lacour.

Depuis longtemps ces montures jouissaient d’un repos ininterrompu. Les cavaliers combattaient à pied, faisant le coup de feu avec les fantassins, de sorte que leurs chevaux s’engraissaient dans une tranquillité conventuelle et qu’il était même nécessaire de les mener à la promenade pour les empêcher de devenir malades d’inaction devant le râtelier comble.

Plusieurs aéroplanes prêts à prendre leur vol étaient posés sur la plaine comme des libellules grises, et beaucoup d’hommes se groupaient à l’entour. Les campagnards convertis en soldats considéraient avec admiration les camarades chargés du maniement de ces appareils et leur attribuaient un pouvoir un peu semblable à celui des sorciers des légendes populaires, à la fois vénérés et redoutés par les paysans.

L’automobile s’arrêta près de quelques maisons noircies par l’incendie.

— Vous allez être obligés de descendre, leur dit le nouvel officier qui les guidait. On ne peut faire qu’à pied le petit trajet qui nous reste à faire. Lacour et Desnoyers se mirent donc à marcher sur la route ; mais l’officier les rappela.

— Non, non, leur dit-il en riant. Le chemin que vous prenez serait dangereux pour la santé. Mais voici un petit chemin où nous n’aurons pas à craindre les courants d’air.

Et il leur expliqua que les Allemands avaient des retranchements et des batteries sur la hauteur, à l’extrémité de la route. Jusqu’au point où les voyageurs étaient parvenus, le brouillard du matin les avait protégés contre le tir de l’ennemi ; mais, un jour de soleil, l’apparition de l’automobile aurait été saluée par un obus.

Ils avaient devant eux une immense plaine où l’on ne voyait âme qui vive, et cette plaine présentait l’aspect qu’en temps ordinaire elle devait avoir le dimanche, lorsque les laboureurs se tenaient chez eux. Çà et là gisaient sur le sol des objets abandonnés, aux formes indistinctes, et on aurait pu les prendre pour des instruments agricoles laissés sur les guèrets, un jour de fête ; mais c’étaient des affûts et des caissons démolis par les projectiles ou par l’explosion de leur propre chargement.

Après avoir donné ordre à deux soldats de se charger des paquets que Desnoyers avait retirés de l’automobile, l’officier guida les visiteurs par une sorte d’étroit sentier où ils étaient obligés de marcher à la file. Ce sentier, qui commençait derrière un mur de brique, allait s’abaissant dans le sol en pente douce, de sorte qu’ils s’y enfoncèrent d’abord jusqu’aux genoux, puis jusqu’à la taille, puis jusqu’aux épaules ; et finalement, absorbés tout entiers, ils n’eurent plus au-dessus de leurs têtes qu’un ruban de ciel.

Ils avançaient dans le boyau d’une façon étrange, jamais en ligne droite, toujours en zigzags, en courbes, en angles. D’autres boyaux non moins compliqués s’embranchaient sur le leur, qui était l’artère centrale de toute une ville souterraine. Un quart d’heure se passa, une demi-heure, une heure entière, sans qu’ils eussent fait cinquante pas de suite dans la même direction. L’officier, qui ouvrait la marche, disparaissait à chaque instant dans un détour, et ceux qui venaient derrière lui étaient obligés de se hâter pour ne point le perdre. Le sol était glissant, et, en certains endroits, il y avait une boue presque liquide, blanche et corrosive comme celle qui découle des échafaudages d’une maison en construction.

L’écho de leurs pas, le frôlement de leurs épaules contre les parois de terre, détachaient des mottes et des cailloux. Quelquefois le fond du sentier s’exhaussait et les visiteurs s’exhaussaient avec lui. Alors un petit effort suffisait pour qu’ils pussent voir par-dessus les crêtes, et ce qu’ils voyaient, c’étaient des champs incultes, des réseaux de fils de fer entrecroisés. Mais la curiosité pouvait coûter cher à celui qui levait la tête, et l’officier ne permettait pas qu’ils s’arrêtassent à regarder.

Desnoyers et Lacour tombaient de fatigue. Étourdis par ces perpétuels zigzags, ils ne savaient plus s’ils avançaient ou s’ils reculaient, et le changement continuel de direction leur donnait presque le vertige.

— Arriverons-nous bientôt ? demanda le sénateur.

L’officier leur montra un clocher mutilé, dont la pointe se montrait par-dessus le rebord de terre et qui était à peu près tout ce qui restait d’un village pris et repris maintes fois,

— C’est là-bas, répondit-il.

S’ils eussent fait le même trajet en ligne droite, une demi-heure leur aurait suffi ; mais, continuellement retardés par les crochets et les lacets de cette venelle profonde, ils avaient en outre à subir les obstacles de la fortification de campagne ; souterrains barrés par des grilles, cages de fils de fer tenues en suspens, qui obstrueraient le passage quand on les ferait choir, tout en permettant aux défenseurs de tirer à travers le treillis.

Ils rencontraient des soldats qui portaient des sacs, des seaux d’eau, et qui disparaissaient soudain dans les tortuosités des ruelles transversales. Quelques-uns, assis sur des tas de bois, souriaient en lisant un petit journal rédigé dans les tranchées. Ces hommes s’effaçaient pour laisser passer les visiteurs, et une expression de curiosité se peignait sur leurs faces barbues. Dans le lointain crépitaient des coups secs, comme s’il y avait eu au bout de la voie tortueuse un polygone de tir ou qu’une société de chasseurs s’y exerçât à abattre des pigeons.

Lorsqu’ils furent parvenus aux tranchées du front, leur guide les présenta au lieutenant-colonel qui commandait le secteur. Celui-ci leur montra les lignes dont il avait la garde, comme un officier de marine montre les batteries et les tourelles de son cuirassé.

Ils visitèrent d’abord les tranchées de seconde ligne, les plus anciennes : sombres galeries où les meurtrières et les baies longitudinales ménagées pour les mitrailleuses ne laissaient pénétrer que des filets de jour. Cette ligne de défense ressemblait à un tunnel coupé par de courts espaces découverts. On y passait alternativement de la lumière à l’obscurité et de l’obscurité à la lumière, avec une brusquerie qui fatiguait les yeux. Dans les espaces découverts le sol était plus haut, et des banquettes de planches, fixées contre les parois, permettaient aux observateurs de sortir la tête ou d’examiner le paysage au moyen du périscope. Les espaces protégés par des toitures servaient à la fois de batteries et de dortoirs.

Ces sortes de casernements avaient été d’abord des tranchées découvertes, comme celles de première ligne. Mais, à mesure que l’on avait gagné du terrain sur l’ennemi, les combattants, obligés de vivre là tout un hiver, s’étaient ingéniés à s’y installer avec le plus de commodité possible. Sur les fossés creusés à l’air libre ils avaient mis en travers les poutres des maisons ruinées ; puis sur les poutres, des madriers, des portes, des contrevents ; puis sur tout ce boisage, plusieurs rangées de sacs de terre ; et enfin, sur les sacs de terre, une épaisse couche d’humus où l’herbe poussait, donnant au dos de la tranchée un paisible aspect de prairie verdoyante. Ces voûtes de fortune résistaient à la chute des obus, qui s’y enterraient sans causer de grands dégâts. Quand une explosion les disloquait trop, les habitants troglodytes en sortaient la nuit, comme des fourmis inquiétées dans leur fourmilière, et reconstruisaient vivement le « toit » de leur logis.

Ces réduits se ressemblaient tous pour ce qui était de la construction. La face extérieure était toujours la même, c’est-à-dire percée de meurtrières où des fusils étaient braqués contre l’ennemi, et de baies horizontales pour le tir des mitrailleuses. Les vigies, debout près de ces ouvertures, surveillaient la campagne déserte comme les marins de quart surveillent la mer de dessus le pont. Sur les faces intérieures étaient les râteliers d’armes et les lits de camp : trois files de bancasses faites avec des planches et pareilles aux couchettes des navires. Mais il y avait au contraire beaucoup de variété dans l’ornementation de chaque réduit, et le besoin qu’éprouvent les âmes simples d’embellir leur demeure s’y manifestait de mille manières. Chaque soldat avait son musée fait d’illustrations de journaux et de cartes postales en couleur. Des portraits de comédiennes et de danseuses souriaient de leur bouche peinte sur le papier glacé et mettaient une note gaie dans la chaste atmosphère du poste.

Tout était propre, de cette propreté rude et un peu gauche que les hommes réduits à leurs seuls moyens peuvent entretenir sans assistance féminine. Les réduits avaient quelque chose du cloître d’un monastère, du préau d’un bagne, de l’entrepont d’un cuirassé. Le sol y était plus bas de cinquante centimètres que celui des espaces découverts qui les faisaient communiquer les unes avec les autres. Pour que les officiers pussent passer sans monter ni descendre, de grandes planches formaient passerelle d’une porte à l’autre. Lorsque les soldats voyaient entrer le chef du secteur, ils s’alignaient, et leurs têtes se trouvaient à la hauteur de la ceinture de l’officier qui était sur la passerelle.

Il y avait aussi des pièces souterraines qui servaient de cabinets de toilette et de sentines pour les immondices ; des salles de bain d’une installation primitive ; une cave qui portait pour enseigne : Café de la Victoire ; une autre garnie d’un écriteau où on lisait : Théâtre. C’était la gaîté française qui riait et chantait en face du danger.

Cependant Marcel était impatient de voir son fils. Le sénateur dit donc un mot au lieutenant-colonel qui, après un effort de mémoire, finit par se rappeler les prouesses du sergent Jules Desnoyers.

— C’est un excellent soldat, certifia-t-il au père. En ce moment il doit être de service à la tranchée de première ligne. Je vais le faire appeler.

Marcel demanda s’il ne leur serait pas possible d’aller jusqu’à l’endroit où se trouvait son fils ; mais le lieutenant-colonel sourit. Non, les civils ne pouvaient visiter ces fossés en contact presque immédiat avec l’ennemi et sans autre défense que des barrages de fils de fer et des sacs de terre ; la boue y avait parfois un pied d’épaisseur, et l’on n’y avançait qu’en se courbant, pour éviter de recevoir une balle. Le danger y était continuel, parce que l’ennemi tiraillait sans cesse.

Effectivement les visiteurs entendirent au loin des coups de fusil, auxquels, jusqu’alors, ils n’avaient pas fait attention.

Tandis que Marcel attendait Jules, il lui semblait que le temps s’écoulait avec une lenteur désespérante. Cependant le lieutenant-colonel avait fait arrêter ses visiteurs près de l’embrasure d’une mitrailleuse, en leur recommandant de se tenir de chaque côté de la baie, de bien effacer leur corps, d’avancer prudemment la tête et de regarder d’un seul œil. Ils aperçurent une excavation profonde dont ils avaient devant eux le bord opposé. À courte distance, plusieurs files de pieux, disposés en croix et réunis par des fils de fer barbelés, formaient un large réseau. À cent mètres plus loin, il y avait un autre réseau de fils de fer.

— Les Boches sont là, chuchota le lieutenant-colonel.

— Où ? demanda le sénateur.

— Au second réseau. C’est celui de la tranchée allemande. Mais il n’y a rien à craindre : depuis quelque temps ils ont cessé d’attaquer de ce côté-ci.

Lacour et Desnoyers éprouvèrent une certaine émotion à penser que les ennemis étaient si près d’eux, derrière cette levée de terre, dans une mystérieuse invisibilité qui les rendait plus redoutables. S’ils allaient bondir hors de leurs tanières, la baïonnette au bout du fusil, la grenade à la main, ou armés de leurs liquides incendiaires et de leurs bombes asphyxiantes ?

De cet endroit, le sénateur et son ami percevaient plus nettement que tout à l’heure la tiraillerie de la première ligne. Les coups de feu semblaient se rapprocher. Aussi le lieutenant-colonel les fit-il partir brusquement de leur observatoire : il craignait que la fusillade ne se généralisât et n’arrivât jusqu’au lieu où ils étaient. Les soldats, avec la prestesse que donne l’habitude, et avant même d’en avoir reçu l’ordre, s’étaient rapprochés de leurs fusils braqués aux meurtrières.

Les visiteurs se remirent en marche. Ils descendirent dans des cryptes qui étaient d’anciennes caves de maisons démolies. Des officiers s’y étaient installés en utilisant les débris trouvés dans les décombres. Un battant de porte posé sur deux chevalets de bois brut formait une table. Les plafonds et les murs étaient tapissés avec de la cretonne envoyée des magasins de Paris. Des photographies de femmes et d’enfants ornaient les parois, dans les intervalles que laissait libres le métal nickelé des appareils télégraphiques et téléphoniques. Marcel vit sur une porte un Christ d’ivoire jauni par les années, peut-être par les siècles, sainte image transmise de génération en génération et qui devait avoir assisté à maintes agonies. Sur une autre porte, il vit un fer à cheval percé de sept trous. Les croyances religieuses flottaient partout dans cette atmosphère de péril et de mort, et en même temps les superstitions les plus ridicules y reprenaient une force nouvelle sans que personne osât s’en moquer.

En sortant d’une de ces cavernes, Marcel rencontra celui qu’il attendait. Jules s’avançait vers lui en souriant, les mains tendues. Sans ce geste, le père aurait eu de la peine à reconnaître son fils dans ce sergent dont les pieds étaient deux boules de terre et dont la capote effilochée était couverte de boue jusqu’aux épaules. Après les premiers embrassements, il considéra le soldat qu’il avait devant lui. La pâleur olivâtre du peintre avait pris un ton bronzé ; sa barbe noire et frisée était longue ; il avait l’air fatigué, mais résolu. Sous ces vêtements malpropres et avec ce visage las, Marcel trouva Jules plus beau et plus intéressant qu’à l’époque où celui-ci était dans toute sa gloire mondaine.

— Que te faut-il ?… Que désires-tu ?… As-tu besoin d’argent ?…

Le père avait apporté une forte somme pour la donner à son fils. Mais Jules ne répondit à cette offre que par un geste d’indifférence. Dans la tranchée l’argent ne lui servirait à rien.

— Envoie-moi plutôt des cigares, dit-il. Je les partagerai avec mes camarades.

Tout ce que sa mère lui expédiait, — de gros colis pleins d’exquises victuailles, de tabac et de vêtements, — il le distribuait à ses camarades, qui pour la plupart appartenaient à des familles pauvres et dont quelques-uns étaient seuls au monde. Peu à peu, sa munificence s’était étendue de son peloton à sa compagnie, de sa compagnie à son bataillon tout entier. Aussi Marcel eut-il le plaisir de surprendre dans les regards et dans les sourires des soldats qui passaient à côté d’eux les indices de la popularité dont jouissait son fils.

— J’ai prévu ton désir, répondit Marcel.

Et il indiqua les paquets apportés de l’automobile.

Marcel ne se lassait pas de contempler ce héros, dont Argensola lui avait raconté les prouesses avec plus d’éloquence que d’exactitude.

— Tu ne te repens pas de ta décision ? Tu es content ?

— Oui, mon père, je suis content.

Et Jules, avec simplicité, sans jactance, expliqua les raisons de son contentement. Sa vie était dure, mais semblable à celle de plusieurs millions d’hommes. Dans sa section, qui ne se composait que de quelques douzaines de soldats, il y en avait de supérieurs à lui par l’intelligence, par l’instruction, par le caractère, et ils supportaient tous valeureusement la rude épreuve, récompensés de leurs peines par la satisfaction du devoir accompli. Quant à lui-même, jamais, en temps de paix, il n’avait su comme à présent ce que c’est que la camaraderie. Pour la première fois il goûtait la satisfaction de se considérer comme un être utile, de servir effectivement à quelque chose, de pouvoir se dire que son passage dans le monde n’aurait pas été vain. Il était un peu honteux de ce qu’il avait été autrefois, lorsqu’il ne savait comment remplir le vide de son existence et qu’il dissipait ses jours dans une oisiveté frivole.

Maintenant il avait des obligations qui absorbaient toutes ses forces, il collaborait à préparer pour l’humanité un heureux avenir, il était vraiment un homme.

— Lorsque la guerre sera finie, conclut-il, les hommes seront meilleurs, plus généreux. Le danger affronté en commun a le pouvoir de développer les plus nobles vertus. Ceux qui ne seront pas tombés sur les champs de bataille, pourront faire de grandes choses… Oui, oui, je suis content.

Il demanda des nouvelles de sa mère et de Chichi. Il recevait d’elles des lettres presque quotidiennes ; mais cela ne suffisait pas encore à sa curiosité. Il rit en apprenant la vie large et confortable que menait Argensola. Ces petits détails l’amusaient comme des anecdotes plaisantes, venues d’un autre monde.

À un certain moment, le père crut remarquer que Jules devenait moins attentif à la conversation. Les sens du jeune homme, affinés par de perpétuelles alertes, semblaient mis en éveil par quelque phénomène auquel Marcel n’avait prêté encore aucune attention. C’était la fusillade qui s’étendait de proche en proche et devenait plus nourrie. Jules reprit le fusil qu’il avait appuyé contre la paroi de la tranchée. Dans le même instant, un peu de poussière sauta par-dessus la tête de Marcel et un petit trou se creusa dans la terre.

— Partez, partez ! dit Jules en poussant son père et Marcel.

Ils se firent de brefs adieux dans un réduit, et le sergent courut rejoindre ses hommes.

La fusillade s’était généralisée sur toute la ligne. Les soldats tiraient tranquillement, comme s’ils accomplissaient une besogne ordinaire. Ce combat se reproduisait chaque jour, sans que l’on pût dire avec certitude de quel côté il avait commencé ; il était la conséquence naturelle du contact de deux forces ennemies.

Le lieutenant-colonel, craignant une attaque allemande, congédia ses visiteurs, et l’officier qui les accompagnait les ramena à leur automobile.