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Les Quatre Fils Aymon (théâtre)

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Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Les quatre fils Aymon.
Michel Lévy frères (p. 1-29).

THÉÂTRE CONTEMPORAIN ILLUSTRÉ
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS — PARIS rue vivienne, 2 bis.
LES QUATRE FILS AYMON
LÉGENDE FANTASTIQUE EN CINQ ACTES,
PRÉCÉDÉE D’UN PROLOGUE
par
MM. ANICET BOURGEOIS et MICHEL MASSON
représentée pour la première fois, à paris,
sur le théâtre de l’ambigu-comique, le 29 décembre 1849.

DISTRIBUTION DE LA PIÈCE
CHARLEMAGNE.
MM. Verner.
MAUGIS.
Arnault.
RICHARD,
RENAUD,
ROLAND,
RAOUL,
les quatre fils Aymon.
Chily.
Fechter.
Machanette.
Emmanuel.
AMAURY.
L. Mourot.
GRIFFON, valet des quatre fils Aymon.
Laurent.
ABOUL-MULEY, cadi.
Coquet.
MOZOUL, marchand d’esclaves.
Stainville.
GURTH.
Bousquet.
ANSELME, prieur.
Monet.
GONTRAN, écuyer.
Thiéry.
UN VIEILLARD.
Bard.
ÉLOI.
Francisque.
LE COMTE BAUDOUIN.
Martin.
BERTHOLD.
Loisier.
ÉVRARD.
Lavergne.
BARABAS, personnage muet.
Langlois.
LANDRY.
Alsère.
ODETTE.
Mmes Naptal-Arnault.
LA COMTESSE DE BEUVES.
Lemaire.
EDWIGE, fille de Maugis.
Mésanges.
LE DÉMON DE LA GUERRE.
J. Anaïs.
LE DÉMON DE L’AMOUR.
Adalbert.
LE DÉMON DE L’IVRESSE.
Bousquet.
LE DÉMON DU JEU.
Fanny.
MAGUELONNE.
Sylvain.
GILBERTE.
Clotilde.




PROLOGUE


Dans la campagne. — À droite, au quatrième plan, un petit appentis à jour formé par quatre futs d’arbre qui soutiennent un toit en joncs. — Sous cet abri un autel rustique, fait de mousse et de fleurs et orné de symboles religieux, simples comme l’autel. Deux marches de pierre brute sont devant l’autel. — À gauche, au deuxième plan, la poterne d’un château ; plus loin une tour.

Scène I.

LE PÈRE ANSELME, ÉLOI, GILBERTE,
Paysans et Paysannes.
(Au lever du rideau, Gilberte et Éloi en mariés sont à genoux au pied de l’autel et devant le père Anselme qui bénit leur mariage. Les invités sont groupés vers la chapelle.)
LE PÈRE ANSELME.

Au nom du Tout-Puissant, cejourd’hui, veille de Notre-Dame d’août de l’an huit cent du Christ, toi, Éloi le fauconnier, toi, Gilberte l’herbagère, tous deux serfs et vassaux du seigneur Maugis, je vous déclare, devant Dieu et devant les hommes, unis en mariage. (Il unit leurs mains et les bénit.)

CHŒUR DES ASSISTANTS.

Sainte vierge, couronne
Notre espoir et leurs vœux ;
À ces deux époux donne
Seigneur, des jours heureux.

Les époux se lèvent, le père Anselme descend de l’autel.
ÉLOI.

Quel beau jour, ma Gilberte !

GILBERTE.

Jour de bénédiction, mon Éloi !

LE PÈRE ANSELME.

Triste date, pourtant… anniversaire de deuil !

ÉLOI.

Qu’est-ce que vous dites donc là, père Anselme ?

LE PÈRE ANSELME.

La vérité… il y a vingt ans à pareil jour, une jeune fille de ce village… fiancée comme Gilberte à celui qu’elle aimait… comme Gilberte fraîche et jolie, sortait de la chapelle avec son mari… Tous deux ainsi que vous rêvaient un long avenir de bonheur… Tout à coup, Josseline fut prise d’un mal étrange et terrible… elle pâlit, chancela, nous dit adieu et tomba morte.

GILBERTE.

Pauvre Josseline… mourir le jour de ses noces

ÉLOI.

Subitement… c’est bien singulier… il devait y avoir du sortilége là-dedans.

LE PÈRE ANSELME.

Il faut bien le croire, car ce malheur fut suivi d’un événement plus surprenant encore… Suivant l’usage, le bouquet virginal avait été placé sur le sein de Josseline pour être enseveli avec elle… Douze jeunes filles entouraient son lit funèbre… la morte ne resta pas seule un moment… pas un étranger ne pénétra dans sa chambre, et cependant durant la nuit, son bouquet virginal disparut sans qu’aucune de celles qui accomplissaient la sainte veillée des morts eût pu voir comment et par qui il avait été enlevé.

GILBERTE.

Et vous dites que cette histoire-là est arrivée dans ce village ?

LE PÈRE ANSELME.

Ici même… il y a vingt ans jour pour jour… Les anciens du pays doivent se rappeler cette date… c’est celle de la dernière visite que le comte Maugis, notre seigneur, fit à son château… Arrivé le matin même, il partit le soir, et depuis ce temps il n’est pas revenu.

ÉLOI.

Parce que son service le retient à la cour de Charlemagne.

GILBERTE.

Le seigneur Maugis est un digne seigneur… de plus il est mon parrain, car c’est en son nom que messire Raimbaut, son écuyer, m’a tenu sur les fonts baptismaux… quel honneur pour moi ! filleule d’un seigneur qu’on dit être le plus savant homme de France.

LE PÈRE ANSELME.

Savant… ce n’est pas un crime… mais Dieu veuille qu’il ne soit pas aussi, comme on le suppose, un peu nécromancien, ainsi que son père, qui autrefois, dans ce château, a donné asile à l’enchanteur Merlin.

ÉLOI.

Tout ça effraie, attriste Gilberte, et finirait par nous faire oublier que cette journée doit être consacrée tout entière à la joie, au bonheur, à l’amour.

GILBERTE.

Et d’abord à la danse ; une bonne fête doit toujours commencer par là.

LE PÈRE ANSELME.

Je vous retrouverai à la ferme, mes enfants.

ÉLOI.

Oui, pour bénir le repas de noces et en prendre votre part.

GILBERTE.

Dansons.

LES JEUNES FILLES.

Dansons… (Elles vont se placer pour la danse, le père Anselme se dispose à sortir. Un bruit de cor se fait entendre. Moment de silence.)

ÉLOI.

Qui peut venir au château ?

GILBERTE.

Ça doit être un grand personnage, puisqu’on l’annonce au son du cor.

LE PÈRE ANSELME, revenant.

C’est le seigneur Maugis.

GILBERTE.

Mon parrain !

ÉLOI.

Notre maître… qu’il soit le bien arrivé…

LE PÈRE ANSELME, à part.

Comme il y a vingt ans… un jour de mariage… c’est étrange ! (Les paysans se rendent au devant de Maugis en criant.) Vive monseigneur ! (Maugis paraît.)


Scène II.

Les Mêmes, MAUGIS.
MAUGIS.

On vous avait donc informés de mon arrivée que vous voilà tous en habits de fête ?

LE PÈRE ANSELME.

Il s’agit d’un mariage, monseigneur.

MAUGIS.

Un mariage ? (À part.) Mes calculs ne m’avaient pas trompé. Et qui se marie ?

GILBERTE, s’avançant.

C’est moi, monseigneur… Gilberte, votre filleule. Vous ne me connaissez pas… mais ça n’empêche pas que vous ne soyez mon parrain… c’est écrit sur le livre de la paroisse, et messire Rimbaut y a mis sa croix.

MAUGIS.

La charmante enfant !

ÉLOI, riant.

La vaniteuse !… Elle compte, je parie, sur un présent de noces…

MAUGIS.

En effet, je t’en dois un. (À part.) Allons, il le faut ! (Haut.) Gilberte, prends cet anneau et porte-le pour l’amour de moi… (Il le lui donne.)

GILBERTE.

Toujours, mon parrain. (Elle passe à son doigt l’anneau que Maugis lui a donné. Soudain elle tressaille et pousse un cri léger.) Ah !

LE PÈRE ANSELME.

Qu’avez-vous, Gilberte ?

GILBERTE.

Rien… un éblouissement… c’est passé.

MAUGIS.

Ma présence a interrompu vos jeux… Reprenez-les ; je vous quitte pour me rendre au château.

ÉLOI.

Nous vous reverrons, monseigneur.

GILBERTE.

Oui… il faut nous permettre de venir demain vous apporter nos plus belles fleurs.

MAUGIS.

Je vous le permets. (À part.) Elle parle de demain ! pauvre petite !… si jeune, tant de confiance dans l’avenir… tant d’espoir de bonheur !… c’est dommage… (Il se dirige vers le)

LES PAYSANS.

Vive monseigneur !

Le théâtre change et représente l’intérieur d’une tour gothique. Au troisième plan, à droite et à gauche, une porte en fer dans un pan coupé. Au fond, le mur est couvert d’une tapisserie.


Scène III.

MAUGIS, puis UN VIEILLARD.
MAUGIS, entrant par la droite, il va à la porte qui est à gauche.

Au nom des pouvoirs souverains du sang de l’homme et du feu de la terre, porte d’airain, ouvre-toi. (La porte s’ouvre et laisse voir une chambre obscure dans laquelle est assis un vieillard à longue barbe blanche. Il tient sa main droite appuyée sur un livre couleur de feu. Le livre est posé sur ses genoux.)

LE VIEILLARD.

Toi qui viens troubler ma solitude, que veux-tu ?

MAUGIS.

Consulter le livre de l’enchanteur Merlin ton maître qui t’en a fait le dépositaire et le gardien.

LE VIEILLARD.

Et de quel droit y viens-tu puiser la science interdite aux profanes ?

MAUGIS.

Vois sur ma main gauche cette trace de feu, signe visible de l’initiation aux mystères… et maintenant, lève-toi, vieillard, et obéis.

LE VIEILLARD, se levant et descendant en scène.

Bien, je te reconnais à présent… Tu te nommes Maugis, nous nous sommes vus une fois déjà dans cette tour.

MAUGIS.

Il y a vingt ans, je suis venu alors demander aux secrets que recèle ton livre une vengeance qui semblait impossible.

LE VIEILLARD.

Tu aimais une jeune fille.

MAUGIS.

Clotilde d’Apremont… elle m’était promise par son père… ce mariage réalisait mes rêves d’ambition. La veille du jour fixé pour notre union, Clotilde disparut du manoir paternel et toutes les recherches pour découvrir sa retraite furent vaines. Ce que la puissance humaine ne pouvait faire, ma haine le demanda à la magie ; versé dans la science mystérieuse des nombres, mes calculs cabalistiques m’apprirent que dans cette tour où mon aïeul abrita jadis l’enchanteur Merlin, vivait un homme qui, depuis un siècle, gardait le livre du puissant magicien et je vins ici pour le consulter.

LE VIEILLARD.

Mais ce livre impénétrable pour tous, ne devait s’ouvrir qu’à une condition…

MAUGIS.

Quelque terrible qu’elle fût, je l’accomplis et je connus enfin la retraite de Clotilde et le nom de mon heureux rival…

LE VIEILLARD.

Il se nommait Aymon, comte de Beuves.

MAUGIS.

Aymon paya de sa vie le bonheur d’être aimé de Clotilde et de lui avoir donné son nom… Ce n’était pas assez de sa mort pour assouvir ma colère… j’appelai à mon aide l’ouragan, la peste et le feu du ciel… Obéissant à ma voie, ils dévastèrent les domaines et anéantirent la fortune de celle qui m’avait dédaigné… Clotilde retirée dans son vieux manoir de Beuves y pleure depuis vingt ans son bonheur et sa richesse perdus.

LE VIEILLARD.

Est-ce encore un projet de vengeance qui t’amène ?

MAUGIS.

Non, c’est une idée ambitieuse, folle pour tout autre, mais qu’avec le secours de ce livre je veux accomplir !

LE VIEILLARD.

Instruis-moi de ton dessein, je te dirai si tu peux tenter de le réaliser…

MAUGIS.

Charlemagne m’a jadis dépossédé de ma principauté ; mon front, qui devait porter une couronne, s’est courbé sous la main de fer de l’invincible roi des Francs… Mais sous sa pourpre Charlemagne cache une douleur. Dans l’intérêt de sa politique et de sa puissance, il dut, il y a seize ans, répudier la fille du roi des Lombards pour épouser la princesse Hildegarde… De cette première union brisée, naquit une fille que sa mère mit au monde au moment où elle quittait la France pour aller mourir sur une terre étrangère… Charlemagne apprit que cette enfant avait suivi sa mère au tombeau ; il le crut du moins, grâce aux soins de la princesse Hildegarde, intéressée à propager ce mensonge… celle-ci craignait qu’il ne préférât le fruit de son premier mariage aux enfants qui naîtraient d’elle… Il y a trois mois Hildegarde fut atteinte d’une maladie mortelle… Elle fit alors appeler son royal époux et lui avoua qu’elle l’avait trompé, que la jeune fille dont il déplorait encore la perte avait été enlevée par ses ordres, mais que ne pouvant se résoudre à ordonner sa mort, elle l’avait fait perdre ; la reine mourante ajouta que cette enfant, si elle existait encore, pourrait être retrouvée à l’aide d’un scapulaire qu’elle portait au cou… Charlemagne aussitôt donna des ordres pour faire chercher sa fille et promit la plus magnifique récompense à qui rendrait la jeune princesse à son amour paternel…

LE VIEILLARD.

Et tu veux mériter cette récompense ?

MAUGIS.

Je veux plus encore… Moi aussi je suis père… Charlemagne en me dépouillant de ma couronne a fait descendre à l’état de vassale ma fille Edwige, qui devait être souveraine… Résigné pour moi, mais ambitieux pour elle, il faut, pour me venger de mon insolent vainqueur, que ma fille doive à Charlemagne lui-même une puissance supérieure à celle que j’aurais pu lui léguer… Je veux donc savoir où existe l’enfant qu’Hildegarde a fait perdre, lui ravir le scapulaire, témoignage évident de son identité, la mettre dans l’impossibilité d’être jamais reconnue, et lui substituer ma propre fille… Voilà le rêve qu’a formé mon orgueil de père… Le livre que tu gardes, vieillard, me fournira le moyen d’en faire une réalité…

LE VIEILLARD.

Oui, la révélation que tu demandes est écrite dans ce livre… mais tu sais à la lueur de quelle flamme on peut lire ces caractères invisibles à la lueur du jour…

MAUGIS.

À la flamme d’un bouquet de fiancée morte le jour même de son mariage…

LE VIEILLARD.

Il y a vingt ans, une fiancée mourut le jour de ton arrivée ici ; grâce à son bouquet virginal brûlé sur ce trépied, tu connus le nom de ton rival et la retraite de Clotilde…

MAUGIS.

Prépare le feu magique, et aujourd’hui comme il y a vingt ans, ce que je veux savoir me sera révélé…

LE VIEILLARD.

Comment cela ?

MAUGIS.

Ce matin, au moment où j’arrivais au château, une jeune fille venait de recevoir la bénédiction nuptiale…

LE VIEILLARD.

Eh bien ?

MAUGIS.

Regarde !


Scène IV.

Le fond du théâtre s’ouvre et découvre une petite chambre gothique formant chapelle funéraire. Gilberte morte est étendue sur un lit virginal ; quatre jeunes filles vêtues de blanc veillent et prient auprès d’elle. On voit sur le sein de Gilberte son bouquet de fiancée. Maugis étend la main vers ce tableau, le bouquet disparaît tout à coup pour reparaître aussitôt dans la main de Maugis. Le fond du théâtre se referme.

Scène V.

LE VIEILLARD, MAUGIS.
LE VIEILLARD.

Jette à présent dans le feu magique le bouquet de la fiancée.

MAUGIS jette le bouquet dans le foyer du trépied, soudain une flamme diversement nuancée s’élève et éclaire l’intérieur de la tour d’un jour fantastique.
LE VIEILLARD, qui a ouvert le livre, lit.

Cette jeune fille que tu cherches existe… elle se nomme Odette, elle ignore sa naissance et habite la ferme du val des Roses…

MAUGIS.

Bien, j’irai.

LE VIEILLARD, continuant à consulter le livre.

Oh ! prends garde, Maugis… je vois un obstacle… partout et toujours le même qui se présente devant toi…

MAUGIS.

Un obstacle… quel est-il ?

LE VIEILLARD, lisant.

Quatre épées !

MAUGIS.

Quelles mains les tiennent ?

LE VIEILLARD, de même.

Chacune de ces mains porte un anneau, et sur chacun de ses anneaux, qu’enrichit une pierre précieuse, est gravé un lion menaçant…

MAUGIS.

Les armes du comte Aymon !… mais il est mort ; quels autres ennemis ai-je donc à combattre ?

LE VIEILLARD, consultant toujours le livre.

Ils se nomment Renaud, Richard, Raoul et Roland, fils de Clotilde et de Robert Aymon…

MAUGIS.

Les fils de mon rival… malédiction sur eux ! ils mourront comme leur père !

LE VIEILLARD, lisant.

Vain espoir, Maugis ; car il est écrit que tu ne peux les atteindre ni par le feu, ni par le poison, ni par le fer…

MAUGIS.

Comment les vaincre, alors ?

LE VIEILLARD, de même.

Par leurs passions.

MAUGIS.

Quelles sont-elles ?

LE VIEILLARD.

Renaud rêve la gloire par les armes, Roland le bonheur par l’amour, Richard veut le devoir au hasard de la fortune, et Raoul le demande aux joies de l’ivresse… Maintenant, tu sais tout ce que je puis te dire, adieu ! (Le vieillard a fermé le livre, il est remonté vers la chambre qu’il habite, la porte de fer se referme sur lui et la flamme s’éteint.)


Scène VI.

MAUGIS, seul.

Fils maudits d’un rival détesté, qu’entre vous et moi la lutte commence… Démon de la guerre, démon du jeu, démon de l’ivresse, démon de l’amour… sortez des entrailles de la terre et traversez l’espace pour venir à moi… Maugis le nécromancien vous l’ordonne !…


Scène VII.

MAUGIS, LES QUATRE DÉMONS.
(Maugis a tracé avec une baguette magique un cercle autour de lui ; bientôt quatre trappes s’ouvrent, on voit paraître les quatre démons évoqués par Maugis. Ces quatre démons sont représentés par quatre femmes jeunes et belles qui portent chacune les attributs de la passion dont elle est l’image. Le démon de l’ivresse est une bacchante tenant une riche et vaste coupe d’or ; le démon du jeu tient un cornet d’or et des dés ; le démon de la guerre porte une épée ; le démon de l’amour est une femme à demi vêtue, et que recouvre à peine un voile. Chacun de ces démons porte au front un cercle d’or, au milieu de ce cercle une aigrette scintillante.)
MAUGIS, aux quatre démons groupés autour de lui.

Puissances destructives de l’homme, je vous livre les fils du comte Robert Aymon… Démon de la guerre, à toi Renaud ; démon du jeu, à toi Richard ; démon de l’amour, à toi Roland ; démon de l’ivresse, à toi Raoul !… Vous jurez de les perdre ?…

LES QUATRE DÉMONS.

Nous le jurons !

(Groupe, tableau ; le rideau baisse.)



ACTE I.


La galerie de pierre d’un cloître. — Au fond, le mur de clôture et la grande porte ouvrant sur la campagne. À droite, le dortoir des voyageurs. — À gauche, entrée de l’intérieur du couvent.


Scène I.

GURTH, AMAURY.
(Le jour commence à poindre. Gurth, couché par terre, est endormi la tête appuyée sur une pierre. Amaury, en costume de cavalier, paraît sur le mur du fond.)
AMAURY, appelant à voix basse.

Gurth Gurth ! c’est moi… j’attends… je puis être vu… ouvre-moi vite la porte du cloître… Eh bien ! il ne m’entend pas… je suis perdu si les frères me surprennent ainsi !… À tout prix il faut rentrer… allons… (Il descend par le mur dans le cloître.) M’y voici… et personne heureusement n’était là pour me dénoncer au supérieur… Mais où est-il donc ce fidèle serviteur qui m’attend d’ordinaire… (Il aperçoit Gurth.) Ah ! le voilà ! il dort… pauvre serf de l’abbaye… soumis aux plus rudes travaux, parfois à des traitements cruels, il aura cédé à la fatigue… ses forces épuisées ont trahi son dévouement… mais son intérêt et le mien exigent que je le réveille… (Il se penche vers Gurth.) Gurth, voici le jour, tu n’as plus le droit de dormir…

GURTH, se réveillant à demi.

Qui m’appelle ?

AMAURY.

Quelqu’un qui ne te trahira pas ; car il a besoin aussi de ta discrétion…

GURTH, ouvrant les yeux avec surprise.

Est-il possible ? c’est vous, frère Amaury… vous dans le cloître… Et comment êtes-vous rentré ?

AMAURY.

Par escalade, j’ai franchi le mur…

GURTH.

Au risque de vous tuer ? (S’agenouillant.) Punissez-moi, mon devoir était de veiller… Misérable que je suis, j’expose vos jours, moi qui vous dois les miens !…

AMAURY.

Ce sommeil t’était nécessaire, comme à moi mon absence de cette nuit… mais l’heure du repos est passée ainsi que celle du bonheur… Esclaves tous deux, reprenons, toi ta chaîne, moi ma robe de novice.

GURTH, prenant une robe cachée sous la pierre.

La voici… elle était bien cachée…

AMAURY, passant la robe aidé par Gurth.

Oh ! je puis compter sur toi, je le sais.

GURTH.

La torture même ne m’arracherait pas votre secret !

AMAURY.

S’il était connu, il faudrait expier comme un crime cet amour sans espoir, tourment et bonheur de ma vie…

GURTH.

Ainsi, cette nuit encore vous l’avez vue ?

AMAURY.

J’ai entendu sa voix du moins… et j’ai emporté du val des Roses un précieux trésor.

GURTH.

Un trésor !

AMAURY, lui montrant un scapulaire.

Ce scapulaire qui a senti battre le cœur de mon Odette… (Le contemplant.) Gage innocent de sa naïve confiance, reçois pour elle ce baiser, doux comme sa pensée, pur comme son âme !… (Le bruit d’une cloche de fer se fait entendre, Amaury serre vivement le scapulaire dans son sein.)

GURTH.

Vous êtes rentré à temps, frère Amaury… les portes vont s’ouvrir, et c’est vous qui êtes de garde aujourd’hui pour recevoir les voyageurs et les pèlerins…

AMAURY.

Je le sais… Mais encore un service, mon bon Gurth… rends-toi vite à la lisière du bois voisin, tu trouveras mon cheval Bayard, attaché à l’endroit accoutumé… noble animal ! il a bravement couru… fais-lui une bonne litière, car il a grand besoin de repos…

GURTH.

Soyez tranquille ! (Il va ouvrir la porte du fond et sort après avoir laissé entrer des voyageurs et des pèlerins ; en même temps d’autres voyageurs, marchands, hommes d’armes et religieux qui ont passé la nuit dans le cloître, sortent du parloir et se dirigent vers le fond. Deux frères du cloître suivis de serviteurs arrivent de la gauche dans la galerie et font disposer des escabeaux et des tables.)


Scène II.

AMAURY, VOYAGEURS, puis RENAUD.
AMAURY, à ceux qui partent.

Un heureux voyage, mes frères ! (À ceux qui entrent.) Soyez tous les bienvenus !

RENAUD.

Merci, pour ma part, jeune homme au capuchon… Bien que le sanctuaire du calme et de la paix ne soit pas l’asile qui me convienne le mieux, c’est pourtant chez vous que je m’arrêterai, si toutefois votre monastère a pour nom Saint Julien des Bois…

AMAURY.

C’est ainsi qu’il se nomme, sire chevalier…

RENAUD.

Fort bien… mon cheval en ce cas peut rester à l’écurie où je viens de lui faire donner pitance…

AMAURY, lui montrant les tables servies et les voyageurs qui s’y installent.

C’est l’heure du premier repas… si vous voulez prendre une place à table…

RENAUD, montrant à gauche une table vide.

Une place ! mieux que cela… je retiens cette table tout entière et ces quatre escabeaux… oui, il me faut quatre places…

AMAURY.

Il sera fait ainsi que vous le désirez, messire… bien qu’une table et quatre siéges ce soit trop pour un seul…

RENAUD.

Nous sommes quatre…

AMAURY.

C’est différent ; où sont vos compagnons ?

RENAUD.

Mes frères, voulez-vous dire… Depuis tantôt cinq ans que nous nous sommes séparés pour chercher fortune et renom en courant les aventures, je n’ai pas eu de leurs nouvelles… ils ignorent aussi ce que je suis devenu…

AMAURY.

Et vous les attendez aujourd’hui ?

RENAUD.

Aujourd’hui… Quand nous partîmes, notre mère nous fit promettre de revenir près d’elle le jour de la Notre-Dame d’août de l’an 800… afin de rentrer ensemble au manoir paternel, mes frères et moi, nous nous sommes donné rendez-vous dans ce cloître… Je suis arrivé avant l’heure convenue, mais quand le soleil marquera cette heure au cadran de pierre… j’en réponds, mes frères seront ici… Pardon, mon jeune religieux, plus je vous regarde et mieux je crois reconnaître ; mais oui, par saint Renaud mon patron, je ne me trompe pas !… Vous aussi, vous devez avoir un frère, et celui-là, j’en suis sûr, est votre jumeau…

AMAURY.

Vous faites erreur, messire ; Dieu n’a pas donné à ma mère d’autre fils que moi…

RENAUD.

Alors, c’est donc vous-même que j’ai rencontré il y a une heure ?

AMAURY, troublé.

Moi !

RENAUD.

Vous n’étiez pas alors dans les murs de ce cloître, vous chevauchiez à travers bois, et si rapidement que vous avez failli renverser de cheval un voyageur qui se reposait d’une longue route en suivant au pas son chemin…

AMAURY, à part.

Il m’a reconnu !

RENAUD.

Le voyageur rudement heurté vous a crié : halte ! en mettant la main sur son épée… et vous, sans daigner tourner la tête vers lui, mais reprenant de plus belle votre course, vous avez riposté par ces insolentes paroles : Tant pis pour vous, messire ; que ne vous rangiez-vous !… Or, ce voyageur c’était moi… mes frères ne sont pas arrivés, j’ai quelques instants à moi, je ne puis mieux les employer qu’à vous demander raison de l’insulte !…

AMAURY.

Vous ne vous plaindriez pas plus longtemps de l’offense s’il m’était permis de la réparer les armes à la main ; mais l’habit que je porte m’ôte le droit de répondre à votre défi…

RENAUD.

C’est juste… alors, mon frère, quand on a pris un tel habit… on y conforme son langage, et l’on ne s’expose pas à des rencontres comme la nôtre en courant les champs, lestement vêtu, comme un damoiseau qui cherche aventure… Pardieu ! je suis tenté de m’adresser à votre supérieur pour savoir si telle est la règle du couvent… auquel cas je me fais moine !

AMAURY.

Vous pouvez me perdre, messire, en révélant notre rencontre… la justice du cloître est terrible… mais dussé-je même trouver la mort au retour, je recommencerai demain mon voyage de cette nuit !

RENAUD.

Mon frère, vous êtes amoureux !

AMAURY.

Oh ! silence !

RENAUD.

Oh ! rassurez-vous ! quand j’aurai votre secret nous serons deux à le garder…

AMAURY.

Ce secret, vous l’avez deviné ; celle que j’aime, simple fille des champs, je l’ai vue dans une chapelle de village aux dernières fêtes de Pâques fleuries, et depuis ce temps c’est son image qui se place devant mes yeux quand je suis en prière… c’est son nom qui sans cesse revient sur mes lèvres quand j’appelle ici la bénédiction du Seigneur !…

RENAUD.

Voilà une dévotion qui ne vous mènera pas tout droit en paradis !…

AMAURY.

J’ignore ce que la volonté du ciel me réserve, mais châtiment ou clémence, j’accepte aveuglément mon sort… maintenant surtout que je suis aimé !

RENAUD.

On vous aime malgré votre état, mon frère ?

AMAURY.

Elle ignore qui je suis, elle ne le saura jamais !

RENAUD.

Qu’espérez-vous alors ?

AMAURY.

M’échapper du couvent, comme la nuit dernière, à l’aide d’un cheval rapide… parvenir auprès d’elle, lui dire un mot d’amour et rapporter dans ma sainte prison un souvenir pour tout le jour, une espérance pour le soir !

RENAUD.

Ma discrétion vous est acquise en échange de votre amitié que je vous demande… Comment vous nommez-vous ?

AMAURY.

Amaury le Haudouin.

RENAUD, lui tendant la main.

À dater de ce jour, vous avez pour ami Renaud fils d’Aymon ! (Ils se prennent la main.)


Scène III.

Les Mêmes, ROLAND et RAOUL.
(Roland et Raoul, qui ont paru pendant ces derniers mots, s’avancent.)
ROLAND.

Dites aussi Roland !

RAOUL.

Et Raoul ! car les amis de notre frère Renaud sont les nôtres.

RENAUD.

Raoul ! Roland ! j’étais bien sûr de leur exactitude !

GURTH, paraissant.

Le supérieur demande le frère Amaury…

AMAURY.

Je me rends à ses ordres…

RENAUD.

Au revoir donc, Amaury ; si je ne dois plus vous serrer la main aujourd’hui, comptez bien que plus tard je viendrai savoir la fin de l’aventure… vous me la direz…

AMAURY, affectueusement.

On dit tout à son ami ! (Il sort avec Gurth.)


Scène IV.

RENAUD, RAOUL et ROLAND, puis GRIFFON.
(Pendant cette scène, les voyageurs et les pèlerins se lèvent de table et disparaissent peu à peu ; les serviteurs du cloître enlèvent les tables et les escabeaux.)
RENAUD, leur prenant la main.

Mes braves frères ! après cinq ans, quelle joie de se retrouver !

ROLAND.

À l’heure précise, Raoul et moi nous nous sommes rencontrés devant cette porte…

RAOUL.

Arrivant tous deux, lui de l’orient, moi de l’ouest, et au même moment quittant l’étrier pour mettre pied à terre…

RENAUD.

Par malheur tous les fils du comte Aymon ne sont pas également fidèles à leur parole ; nous ne sommes que trois ici…

RAOUL.

Le cheval de Richard va peut-être moins vite que les nôtres.

GRIFFON, entrant chargé d’un bagage.

Le cheval de sire Richard, messeigneurs, c’est lui en personne qui a l’honneur de vous saluer… mon maître n’a pas avec lui d’autre animal que moi…

RENAUD.

Eh ! c’est notre fidèle Griffon !… quand je dis fidèle, le drôle qui se devait à nous tous, nous a abandonnés tous les trois…

GRIFFON.

Pour suivre le quatrième… Écoutez donc, j’appartiens à la famille, c’est vrai, mais chacun des frères allant d’un côté différent… il fallait bien faire un choix, à moins de me couper en quatre… Et qu’auriez-vous fait du quart d’un Griffon ? j’ai préféré me conserver tout entier et me choisir un maître.

RENAUD.

Et tu as suivi Richard ?

GRIFFON.

Par dévouement… pour moi… j’aime passionnément le repos, la vie tranquille… Je me suis dit : avec sire Renaud, qui a toujours le fer en main, il y a à recevoir plus de horions que de gages ; sire Raoul se querelle souvent après boire, et les coups de bouteille ne valent pas mieux que les coups d’épée… quant au chevalier Roland, il se peut qu’il rencontre un jour quelque jaloux brutal qui se venge sur le valet des prouesses amoureuses du maître… Donc, la prudence m’ordonne de suivre sire Richard… le jeu est un goût sédentaire et peu bruyant que l’on satisfait sur place, en lieu clos, frais l’été, chaud l’hiver…

RENAUD.

Puissamment raisonné…

GRIFFON.

Au contraire, messeigneurs, je déraisonnais ; on ne peut pas toujours aimer, toujours se battre, ni toujours boire… mais, hélas ! on joue toujours… on n’a jamais ni repos ni trêve ; courir le jour, veiller la nuit ; aujourd’hui rouler sur l’or, demain n’avoir pas un manteau pour deux… malade d’indigestion quand on gagne, mourant de faim quand on perd, et sire Richard perd souvent… Voilà pourquoi je reviens si maigre et si chétif, voilà pourquoi de serf que j’étais, je suis devenu bête de somme… (Il laisse tomber son bagage et s’assied dessus.)

RAOUL.

Mais tu ne nous a pas dit si Richard allait venir ?

RENAUD.

Nous l’attendons, où est-il ?


Scène V.

Les Mêmes, RICHARD.
RICHARD.

Me voici, frères… il n’est que l’heure… C’est une justice à rendre à Griffon, la bonne bête a bien galopé…

GRIFFON.

La bête… c’est de moi qu’il parle.

RENAUD.

Mais pourquoi faire porter à ce garçon le harnais et la selle ?

RICHARD.

Parce que je n’ai joué que le cheval…

ROLAND.

Et tu l’as perdu ?

RICHARD.

On n’a pas toujours du bonheur…

RAOUL.

En ce cas je te prendrai en croupe sur mon brave normand le joyeux…

RICHARD.

Impossible, mon bon Raoul ; le joyeux ne t’appartient plus… je l’ai joué aussi…

RENAUD.

Qu’importe, c’est assez de deux chevaux pour quatre ; Raoul et Richard auront la même monture et Roland et moi nous chevaucherons ensemble…

RICHARD.

Un instant ! vous ne supposez pas que je me sois laissé dépouiller sans vouloir prendre ma revanche… je l’ai demandée et obtenue, j’ai offert de jouer vos deux chevaux, mes frères… J’avais le pressentiment que j’allais réparer mes pertes… on apporte des dés, je joue avec confiance et…

RAOUL, RENAUD, ROLAND.

Et…

RICHARD.

Je perds vos deux chevaux… Va, Griffon, l’écuyer de mon adversaire attend les chevaux des fils Aymon…

GRIFFON, se levant.

On va les lui livrer… Encore un peu il m’aurait joué moi-même…

RICHARD.

Pardieu, oui… j’en ai eu l’idée… contre un âne… il t’aurait remplacé avec avantage.

GRIFFON.

Oh ! je l’aurais plaint, l’âne !… (Il sort.)


Scène VI.

RENAUD, RICHARD, ROLAND, RAOUL.
ROLAND.

Enfin ! nous voilà réunis !

RAOUL.

Et certains d’arriver ensemble au château de nos ancêtres !…

RICHARD.

Grâce aux caprices de la fortune, c’est à pied que nous ferons notre entrée triomphale, c’est triste…

RENAUD.

L’essentiel est de ne pas manquer à notre promesse envers la comtesse Aymon…

ROLAND.

Pour la tenir cette promesse, si vous saviez, frères, quelle charmante occasion j’ai perdue !

RAOUL.

Et moi donc !

RICHARD.

Et moi !

RENAUD.

Et moi ! mais puisque chacun de nous a fait un sacrifice, dis-nous le tien, Roland, tu jugeras des nôtres…

ROLAND.

Une suite de hasards amoureux m’avait conduit dans la ville de Constantin… une belle et noble dame, la princesse Irène, sévère, impitoyable pour tous, allait s’humaniser pour moi… le rendez-vous était pour le lendemain… un voile d’azur semé d’étoiles d’argent me devait être envoyé comme signal de l’heure désirée… mais un message de ma mère m’a rappelé notre serment et je suis parti sans attendre l’envoi du voile d’Irène…

RAOUL.

Moi, j’étais en pays vignoble, dans le royaume de Bourgogne ; faisant grande chère au couvent de Saint-Patrice… défié par le père Chrysostôme, le roi des buveurs, je devais le soir même vider avec lui le formidable hanap qui tient deux fois la grande mesure royale… mais le matin de ce beau jour, à moi aussi est arrivé un message de notre mère… alors je suis parti sans attendre la fameuse coupe d’or qu’on devait m’envoyer comme un défi et que j’aurais eu tant de plaisir à vider d’un seul trait !…

RENAUD.

Vous n’avez à regretter qu’une conquête amoureuse et qu’une orgie… moi, c’est une plus noble lutte que j’ai sacrifiée au devoir filial… Admis à la cour du grand Alfred d’Angleterre, j’avais eu l’honneur d’être défié par lui… de ma victoire dépendait ma réception parmi les chevaliers de la Table ronde… dans trois jours devait avoir lieu cette passe d’arme solennellement annoncée… Tous les héros dont la jalouse Angleterre s’enorgueillit, toutes les nobles et belles dames dont elle se pare, auraient assisté au combat, applaudi au triomphe !… Être envié des plus braves, couronné par la plus belle aux yeux de tout un peuple ! Voilà ce que je rêvais, frères, et pour ce jour, cette heure, cet instant de suprême joie, j’aurais donné tout mon sang ! car après moi, je laissais un peu de gloire à vous, à ma mère, à la France ! Mais rappelé comme vous par la comtesse Aymon, j’ai dû renoncer à paraître au tournoi…

RICHARD.

Ivresse de l’amour, du vin et de la gloire, tout cela n’est que fumée… et je comprends qu’on y renonce… mais l’or, chose matérielle et solide… l’or qui brille aux yeux et sonne aux oreilles, voilà ce qu’il est pénible de lâcher quand on le tient, et je tenais la fortune ! La fortune que j’aurais mise aux pieds de notre mère qui nous attend pauvre et délaissée, dans son vieux manoir de Beuves… la fortune que j’aurais partagée avec vous, frères, ou plutôt que je vous aurais abandonnée tout entière ; car le bonheur au jeu est une inépuisable mine d’or, il fait en quelques heures d’un mendiant un homme riche, c’est-à-dire un homme tout-puissant… On résiste à l’épée, quelque jeune que soit le bras qui la tienne… on ne résiste pas à l’or… Amour, grandeurs, gloire même, tout est à vendre ici-bas à qui peut le payer ! De l’or, beaucoup d’or, et j’achète le monde !… Ah ! mes amis ! pourquoi la lettre de notre mère est-elle venue sitôt dans la capitale de la Lombardie… quelle superbe partie j’avais engagée avec l’argentier de Ravenne !

RAOUL.

Quelle joie j’aurais eu à vider le hanap du père Chrysostôme !

ROLAND.

Quel doux moment je passais auprès de la princesse Irène !

RENAUD.

Quel honneur de vaincre en champ clos Alfred d’Angleterre ! (En ce moment paraissent au fond quatre pages ; ils portent chacun une aigrette de couleur différente, qui doit les faire reconnaitre pour les quatre démons évoqués par Maugis, dans la tour de l’enchanteur Merlin.)


Scène VII.

Les Mêmes, LES QUATRE DÉMONS.
LE DÉMON DE L’AMOUR, à part.

À moi Roland !

LE DÉMON DE L’IVRESSE, idem.

À moi Raoul !

LE DÉMON DE LA GUERRE, idem.

À moi Renaud !

LE DÉMON DU JEU, idem.

À moi Richard !

RENAUD.

Mais laissons là les regrets, ne pensons qu’au devoir…

RICHARD.

Pour le mieux remplir, oublions tout le reste !

RAOUL et ROLAND.

Oublions ! (Pendant ce qui précède, chacun des démons s’est approché de celui des frères qu’il a désigné.)

LE DÉMON DE L’AMOUR, à Roland.

Vous ne pouvez pas oublier la princesse Irène…

LE DÉMON DE L’IVRESSE, à Raoul.

Vous devez vous souvenir du père Chrysostôme…

LE DÉMON DU JEU, à Richard.

Je vous suis envoyé par l’argentier de Ravenne.

LE DÉMON DE LA GUERRE, à Renaud.

Salut à vous, sire Renaud, au nom d’Alfred d’Angleterre !

ROLAND.

Elle m’a suivi ? (Le page fait un signe affirmatif.)

RAOUL.

Il m’attend, ce bon père ? (Même signe par l’autre page.)

RICHARD.

L’argentier serait là ? (Même signe.)

RENAUD.

Il vient me provoquer jusqu’ici ! (Idem.)

RICHARD.

Ma foi, la tentation est grande !

RAOUL.

Pour ma part, je n’y résiste pas !

ROLAND.

Quelques heures de retard ne sont pas un crime…

RENAUD.

Soit ! que chacun de nous réponde au défi… aujourd’hui la gloire !

ROLAND.

Le bonheur !

RAOUL.

La fortune ! Demain nous verrons notre mère !

RENAUD, aux quatre démons.

Gentils messagers, marchez, nous vous suivons !

LES QUATRE DÉMONS.

Venez ! venez ! (À part.) Ils sont à nous !


Scène VIII.

Les Mêmes, AMAURY, suivi de GURTH ;
un peu après, GRIFFON.
(Amaury paraît au moment où les quatre frères se disposent à sortir.)
AMAURY.

C’est vous que je cherchais, messires ; je viens de la part du supérieur vous annoncer une grave et douloureuse nouvelle.

LES FRÈRES.

À nous ?

AMAURY.

Va trouver les fils de la comtesse Aymon, m’a-t-il dit, et presse leur départ ; il faut qu’ils arrivent avant la fin du jour au manoir de Beuves s’ils veulent retrouver leur mère vivante encore.

TOUS LES QUATRE.

Notre mère !… Oh ! partons à l’instant !

LE DÉMON DE LA GUERRE.

Comment répondrons-nous à ceux qui nous envoient ?

RICHARD.

Par notre refus… On peut tout perdre en ce monde, excepté la bénédiction d’une mère. (Les démons remontent vers le fond.)

RENAUD.

Dépossédés de nos montures, pourrons-nous arriver à temps ?

RICHARD.

Oh ! si je n’avais pas perdu !

ROLAND.

Si tu n’avais pas joué.

RAOUL.

Le mal est fait.

RENAUD.

Et nul ne peut le réparer… En route !

AMAURY.

Un moment, messires ; vous m’avez nommé votre ami, je vous viendrai en aide… privé de mon cheval Bayard, je ne pourrai aller ce soir près de celle que j’aime ; mais je sais que c’est une douleur éternelle de n’avoir pas reçu le dernier embrassement de sa mère… Je vous cède Bayard ; Gurth amène-le à l’instant. (Gurth sort.)

GRIFFON, reparaissant et à lui-même.

J’ai vu le dortoir du couvent, les lits sont mollets… je vais donc me reposer.

RICHARD, à Griffon.

Nous allons partir.

GRIFFON, effrayé.

Hein ?

RAOUL.

Mais vous n’avez parlé que d’un cheval et nous sommes quatre.

AMAURY.

Il vous portera tous les quatre.

RENAUD.

Je le connais, il est bon.

ROLAND.

Et les bagages ?

GRIFFON.

Ah ! oui, les bagages.

RICHARD.

Griffon n’est-il pas là ?

GRIFFON.

Toujours Griffon !… J’avais raison de dire que je plaindrais un âne. (Il ramasse les bagages.)

GURTH, au fond, amenant le cheval.

Quand vos seigneuries voudront, Bayard est prêt.

AMAURY.

Au revoir, mes amis, bon courage. Dieu ne permettra pas que vous arriviez trop tard.

RENAUD.

Les fils Aymon n’oublieront jamais Amaury le Haudouin.

LE DÉMON DU JEU.

Ils nous échappent.

LE DÉMON DE LA GUERRE.

Nous les retrouverons… (Les quatre démons s’éloignent à droite et à gauche. Les fils Aymon, précédés de Griffon, se dirigent vers le fond où est le cheval, ils se disposent à monter. — Le rideau baisse pour se relever presque aussitôt. — Le théâtre représente la cour d’honneur d’un château gothique. Une chapelle à droite. Du même côté, au cinquième plan, la poterne et le pont levis ; il est baissé. À gauche, l’entrée du bâtiment d’habitation.)


Scène IX.

LA COMTESSE CLOTILDE, GONTRAN, Deux autres Écuyers, un Page et deux Femmes, des valets. (La Comtesse, pâle et souffrante, est assise dans un fauteuil et regarde vers la campagne.)
GONTRAN, à la Comtesse.

C’est peut-être une imprudence… madame la comtesse, de venir dans l’état de faiblesse où vous êtes, vous asseoir à cette place ; le vent est bien froid et souffle fort.

LA COMTESSE.

Si mes fils arrivaient, je les verrais plus tôt, et j’aurai si peu de temps à les voir !

GONTRAN.

Espérez, noble mère, espérez… (Bruit de fanfare au loin.) Écoutez, madame ; ce bruit, j’en réponds, annonce le retour des fils de mon maître.

LA COMTESSE, se ranimant.

Oh ! s’il était vrai ! (La fanfare se rapproche.)

GONTRAN, qui a été regarder vers la poterne.

Oui, vous dis-je, ce sont eux.

LA COMTESSE.

Merci, mon Dieu, je pourrai les bénir.


Scène X.

Les Mêmes, HOMMES D’ARMES, PAYSANS, puis RENAUD, RICHARD, ROLAND et RAOUL. (La marche continue. La Comtesse, soutenue par ses femmes, se tient debout ; les paysans arrivent en criant : Les voici !… Ils précèdent et suivent les quatre fils Aymon qui sont portés par le cheval Bayard. Les hommes d’armes se rangent au fond. Les quatre fils disparaissent un moment et rentrent après avoir mis pied à terre.)
LA COMTESSE.

Fils de mon noble époux, béni soit votre retour. (Épuisée par cet effort, elle se rassied.)

LES QUATRE FILS.

Salut à vous, ma mère. (Ils viennent tous quatre s’agenouiller auprès d’elle.)

LA COMTESSE.

Merci, mon Dieu, qui me donnez à ma dernière heure une suprême joie… mes fils… vous voilà tous les quatre près de moi, beaux et hardis, comme était votre père. Approchez encore, que mes yeux affaiblis vous puissent mieux voir, que ma voix éteinte déjà arrive jusqu’à vous.

RENAUD.

Bonne mère ! Dieu vous conservera à notre amour.

LA COMTESSE.

Je bénis sa miséricorde qui me fait vivre jusqu’à ce jour… Je vous ai revus, mes fils, je mourrai heureuse. Car j’emporterai dans la tombe votre serment d’accomplir la sainte tâche que je vais vous léguer.

RICHARD.

Quelle qu’elle soit, ma mère, nous l’accomplirons.

LA COMTESSE.

J’en suis sûre.

RICHARD.

Que devons-nous faire ?

RAOUL.

Parlez.

LA COMTESSE.

Quand vous aurez fermé mes yeux, rendez-vous ensemble à la métairie du Val des Roses… Là vous trouverez une jeune orpheline qui se nomme Odette… je ne puis vous dire à qui elle appartient… je l’ignore moi-même… Mais rappelez-vous bien que c’est pour vous un devoir de la protéger… Vous ne la rendrez qu’à Dieu, à un époux ou à son père… Voici mon chapelet pour elle.

RENAUD.

Il lui sera fidèlement remis, ma mère.

RICHARD.

Et quant à cette jeune Odette… nous ne la rendrons qu’à Dieu !…

ROLAND.

À un époux.

RAOUL.

Ou à son père.

LA COMTESSE.

Maintenant pour vous, qui êtes aventureux et que des périls surnaturels menaceront peut-être… pour vous, mes fils, voici quatre anneaux. Si quelque jour vous vous trouviez l’un ou l’autre, dans un de ces dangers contre lesquels tout courage humain est impuissant, jetez l’un de ces anneaux en invoquant mon nom, votre ange gardien me le rapportera au ciel, et par mes prières j’obtiendrai peut-être votre salut… À toi cette émeraude, Renaud ; Richard, prends ce rubis ; ce diamant pour toi, Roland… que cette topaze brille à ton doigt, Raoul. (Elle distribue les quatre anneaux. Chacun des fils porte respectueusement le sien à ses lèvres et le passe à son doigt.)

RENAUD, se levant.

Mère, ce que vous avez dit nous le ferons… sur terre nous protégerons l’orpheline.

RICHARD, de même.

Au ciel nous invoquerons votre nom.

ROLAND, de même.

Nous le jurons par vous.

RAOUL, de même.

Par notre père.

TOUS LES QUATRE.

Par vous, par notre père.

LA COMTESSE.

Ce serment que je reçois, venez le renouveler devant Dieu, et que devant Dieu aussi votre mère puisse vous bénir.

GONTRAN.

Ouvrez la chapelle et faites passage. (Les quatre fils Aymon soulèvent le siége sur lequel leur mère est assise et le transportent, ils se dirigent vers la chapelle.)

LES PAYSANS.

Vivent les fils Aymon !



ACTE II.


Un bâtiment à jour, donnant sur un champ de roses. — Porte à droite et à gauche.


Scène I.

LANDRY, GRIFFON.
GRIFFON, à l’entrée, au fond, s’adressant à Landry qui affûte sa faux.

Ainsi, bonhomme, c’est ici la métairie du val des Roses… et c’est vous qu’on appelle maître Landry ?… vous en êtes bien sûr ?

LANDRY.

Mais oui, très-sûr, mon petit gars.

GRIFFON.

Très-bien, voilà mon affaire !

LANDRY.

Et que me veux-tu ?

GRIFFON.

À vous rien, rien !

LANDRY.

Et c’est pour ça que tu me déranges ?

GRIFFON.

C’est plutôt moi qui me suis dérangé… car vous êtes resté chez vous, tandis qu’il m’a fallu tricoter des jambes pendant six grandes lieues… vrai, elles sont trop longues… on devrait les couper en deux, je n’aurais eu que la moitié de chemin à faire… non, au fait… dans ce cas-là on compterait douze lieues… ça m’aurait fait le double… eh bien ! non… ça ne changerait pas la distance… c’est toujours la même chose… seulement vous demeurez trop loin… voilà !

LANDRY.

Enfin, qui t’amène ?

GRIFFON.

D’abord je vous préviens que vous aurez une surprise… et elle aussi !

LANDRY.

Qui ça, elle ?…

GRIFFON.

Une jeune orpheline, sans parents, à qui vous servez de mère.

LANDRY.

Ah ! bon… la petiote.

GRIFFON.

On ne m’a pas dit la petiote, on m’a dit Odette.

LANDRY.

Odette ou la petiote… ça revient au même… c’est un nom que je lui ai donné.

GRIFFON.

Ah !… eh bien ! il n’est pas joli… j’aime mieux Odette… je viens pour elle… de la part de sa protectrice.

LANDRY.

De la part de la comtesse ?… mais on assure dans le pays quel est morte depuis huit jours…

GRIFFON.

Justement… c’est pour ça qu’ils vont arriver ici tous les quatre !

LANDRY.

Hein ? les quatre qui ?

GRIFFON.

Qu’appelez-vous quatre qui ?… apprenez, maroufle, que je parle des quatre fils Aymon ?… Ah ça, vous ne comprenez donc rien ?

LANDRY.

Tu ne t’expliques pas.

GRIFFON.

Arrangez-vous pour les recevoir… ils vous feront l’honneur de passer la nuit chez vous… et moi aussi !

LANDRY.

Je vais bien vite préparer la plus belle chambre de la métairie… il n’y a que la mienne.

GRIFFON.

Nous la choisissons… pendant ce temps-là, faites-moi parler à mam’selle Odette !

LANDRY.

La petiote ? elle n’est pas ici… tu la trouveras aux environs, dans les champs… occupée à tresser des couronnes pour la Vierge… elle ne sait pas faire autre chose… (Il entre à gauche.)

GRIFFON, un moment seul.

Aux environs… c’est un peu vague, cette adresse-là… c’est égal… nous disons : une jeunesse qui fait des couronnes… qui s’appelle Odette… et qui répond au nom de petiote… je la reconnaîtrai en cherchant bien… voyons… de quel côté aller… parbleu, à droite. (Il va pour sortir en courant et se heurte contre un mendiant qui entre.)

LE MENDIANT, levant son bâton.

Maudit étourneau !

GRIFFON, esquivant le coup.

Décidément j’aime mieux prendre à gauche. (Griffon sort par la gauche, le Mendiant s’assure s’il est sorti et quitte son attitude courbée ; on reconnaît Maugis.)


Scène II.

MAUGIS, seul.

Imprudente vivacité !… avec tout autre que ce jeune manant, elle aurait pu me compromettre… Observe-toi, Maugis !… que ton ambition paternelle abaisse un moment ton orgueil… oui, gardons l’humble attitude, l’aspect souffrant et résigné du pauvre qui mendie… jusqu’au moment où le précieux scapulaire d’Odette tombera enfin en mon pouvoir… Si je ne puis l’obtenir par la ruse, ce signe visible auquel Charlemagne doit reconnaître sa fille, que la violence alors me vienne en aide… oh ! malgré ces quatre épées dont la prédiction me menace… j’aurai le scapulaire. (Apercevant Odette qui paraît au fond.) Ah ! cette jeune fille !… c’est elle !… c’est Odette !…


Scène III.

MAUGIS, ODETTE. (À l’aspect d’Odette, Maugis a repris son apparence de mendiant. Odette arrive par le fond, et tout en continuant à avancer vers la métairie, elle cueille ça et là des roses qu’elle ajoute à une couronne déjà commencée.)
ODETTE, à elle-même, entrant dans la métairie.

« Et à chaque fois que le doux ami lui disait : Je pars, la jeune fille laissait tomber une larme, que Dieu tout aussitôt changeait en une belle perle d’Orient ; il revint et partit tant et tant souvent le doux ami, qu’au bout de l’an, la jeune fille était si riche, qu’avec ces larmes changées en perles, elle put le racheter d’esclavage… et lui donner un grand royaume… » Elle est jolie la légende de la mignonne aux belles larmes… je viens de l’apprendre… je la dirai ce soir à mon inconnu… je la lui dirai… s’il vient…

MAUGIS, s’avançant d’un ton humble.

Que le Seigneur vous exauce, mon enfant.

ODETTE.

Un pauvre ?… et je ne le voyais pas !… Pardon, bon vieillard, Vous vous adressez mal… mes dons ne vous enrichiront guère… je ne suis pas la maîtresse de céans… rien de ce qu’il y a ici n’est à moi… mais les couronnes que je tresse m’appartiennent, on me les achète toujours… voici ma plus belle… vous direz que c’est Odette du val des Roses qui l’a faite, on vous en donnera un denier !

MAUGIS.

Voilà qui est d’un bien bon cœur, ma fille !…

ODETTE.

Oh ! c’est un peu aussi par intérêt… on dit que l’aumône porte bonheur quand on a un vœu à faire.

MAUGIS.

Et vous en avez un !

ODETTE.

La chanson du ménétrier dit qu’à seize ans, cœur de fille a toujours quelque chose à demander à la Vierge… et j’ai seize ans, mon père.

MAUGIS.

Ce vœu, par hasard, ne se rapporterait-il pas à certain scapulaire, que vous cachez précieusement là ?

ODETTE.

Comment savez-vous ?

MAUGIS.

Oh ! mon enfant, les mendiants sont comme les bergers un peu sorciers par état.

ODETTE, se reculant.

Sorciers !

MAUGIS.

Soyez sans peur ; dans la divination tout n’est pas maléfice… il y a aussi l’illumination céleste qui nous éclaire… en voulez-vous une preuve ?… confiez-moi pour un moment ce scapulaire que vous gardez si bien, et tout ce que vous voulez savoir je vous le dirai.

ODETTE.

Il serait possible !

MAUGIS, avec insinuation.

Donnez vite, et le sort que Dieu vous garde vous sera révélé. Eh bien ! vous hésitez encore.

ODETTE.

Non, je refuse…

MAUGIS.

Comment ?…

ODETTE.

Certes il est un secret qui m’intéresse et que j’ai grande envie de connaître.

MAUGIS.

Je… vous le dirai…

ODETTE.

Non, plutôt garder mon ignorance que d’avoir par sorcellerie la révélation que j’espère obtenir par la prière.

MAUGIS.

Allons, c’est bien… c’est très-bien, mon enfant… et je vous félicite de n’avoir pas succombé…

ODETTE.

Vous me trompiez donc ?

MAUGIS, avec solennité.

Odette, je voulais éprouver ta piété… maintenant, je le vois, elle est aussi forte que sincère… elle sera récompensée.

ODETTE.

Ainsi… vous espérez comme moi que le vœu de mon cœur sera réalisé ?

MAUGIS.

Le vœu d’une jeune fille, mon enfant, n’est jamais mieux exaucé que quand elle le forme elle-même, en un temps bien choisi et devant un autel, où Dieu se plaît d’ordinaire à faire descendre sa bénédiction… Pour cela, une merveilleuse occasion se présente… crains de la laisser échapper.

ODETTE.

Oh ! si cela dépend de moi…

MAUGIS.

À l’ermitage de Sainte-Rosalie, qui est au bas de ce village, dans le fond du chemin creux, un pieux missionnaire est venu prêcher la neuvaine.

ODETTE.

Oui, je sais, le père Anselme, du cloître de Saint-Julien des Bois.

MAUGIS.

C’est ce soir que la neuvaine expire…

ODETTE.

Mais non, ce n’est que demain.

MAUGIS.

C’est ce soir, te dis-je… je veux t’accompagner, Odette… ta charité envers moi te portera bonheur, car je suspendrai ta couronne devant l’autel et j’implorerai avec toi sainte Rosalie !

ODETTE, mettant une cape pour sortir.

J’ai bonne confiance… la sainte ne peut rien refuser aux prières d’une jeune fille et d’un vieillard… je saurai le secret.

MAUGIS, à part.

Les fils du comte Aymon arriveront trop tard.

ODETTE, allant prendre le bras du vieillard.

Hâtons-nous ! (Tous deux se disposent à sortir, Renaud, Richard, Raoul et Roland paraissent, ils s’arrêtent à l’entrée de la métairie.)


Scène IV.

Les Mêmes, RENAUD, RICHARD, RAOUL, ROLAND.
RICHARD, arrêtant Maugis.

Un moment.

MAUGIS, à part.

Oh ! les quatre épées !

ROLAND.

Salut à la gentille Odette.

RAOUL.

À l’orpheline du val des Roses.

RICHARD.

Nous venons à vous, jeune fille, au nom de la comtesse Aymon.

RENAUD.

Voici son chapelet qu’en mourant elle vous a légué.

ODETTE, prenant le chapelet.

Que dites-vous, messires… dame Clotilde, la bonne comtesse, n’est plus ?

RICHARD.

Mais la protection qu’elle vous accordait lui survit en nous… nous sommes ses fils.

ODETTE.

Ah ! je dois prier pour elle !

MAUGIS, vivement.

Oui, à Sainte-Rosalie, ma fille… je vous attends.

RENAUD.

Il n’est plus temps ce soir… comme nous passions devant l’ermitage, on éteignait les derniers cierges… maintenant la chapelle est fermée et la route est déserte.

RICHARD.

D’ailleurs, Odette, nous avons à vous parler.

MAUGIS.

Je veux savoir… (Haut.) Voici la brune qui tombe, il me faudrait aller loin pour trouver un abri… me permettez-vous de faire ici mon repas du soir ?

ODETTE.

Volontiers, pauvre vieillard… tenez, placez-vous là !… voici du pain de blé noir… et la cruche d’hydromel… buvez… mangez… (Elle le fait asseoir dans un coin et lui donne du pain, une cruche et un gobelet.)

ROLAND, la suivant du regard en parlant à ses frères.

Des yeux divins !… la voix d’un ange !… une taille de reine !

RAOUL.

Et un bon cœur… elle donne à boire !

RICHARD.

Ah ! s’il ne fallait que la gagner au jeu !

RENAUD.

Ou la conquérir par l’épée ! Mais c’est folie de penser à nous la disputer ; rappelons-nous le vœu de notre mère… Odette nous appartient à tous quatre, mais seulement à titre de sœur.

ODETTE, aux quatre frères.

C’est au nom de la comtesse que vous voulez me parler ; messeigneurs… ses volontés sont ma loi ! j’attends avec respect ce que vous avez à me dire !

RICHARD.

Odette, une autre existence va commencer pour vous !

ODETTE.

Pour moi ?

RENAUD.

Oui, à notre âge la vie active est un devoir ; nous ne pouvons toujours habiter le val des Roses, et tel est l’ordre de notre mère, partout où nous serons, vous devez être avec nous.

ODETTE.

Moi, vous suivre… messires… et comment, à quel titre ?

ROLAND.

À titre d’amis.

RAOUL.

Mieux que cela, à titre de frères.

ODETTE.

Pardonnez-moi le trouble et l’inquiétude qui m’agitent, je Vous sais nobles, messeigneurs, et c’est bien glorieux à moi… d’être nommée votre sœur… mais pauvre et timide fillette, qui jusqu’à présent ai vécu dans cette campagne isolée… je ne puis pas me faire tout de suite à l’idée de vous avoir pour confidents de mes pensées… pour compagnons de mon existence… oh ! ne vous en tâchez pas, j’ai foi en votre honneur… ce n’est pas la peur qui me tient, c’est l’étonnement qui m’a saisie.

RICHARD.

Si pour vous, Odette, c’est chose étrange que cette vie en commun avec quatre cavaliers courant les aventures, pour nous c’est chose nouvelle que la garde d’une jeune fille… mais votre confiance et notre bonne volonté aidant… nous accomplirons sans dommage notre pieuse mission.

ODETTE.

Et cette mission ?

RENAUD.

C’est de ne vous rendre qu’à Dieu… à un époux ou à votre père…

ODETTE.

Mon père, je ne le connaîtrai jamais.

RAOUL.

Voulez-vous être à Dieu ?

ODETTE.

Je crois que le couvent me fait peur !

ROLAND.

Alors c’est donc un mari que vous voudriez ?

ODETTE, baissant les yeux.

Peut-être…

RICHARD.

Ah ! vous doutez.

ODETTE, franchement.

Non, j’en suis sûre…

RICHARD.

Dans ce cas, mon enfant, il y a ici pour vous un époux trois frères, désignez-vous-même le mari.

ODETTE.

Mon choix est fait… je reste votre sœur… à tous les quatre…

RAOUL.

Ainsi, ni l’un ni l’autre.

ODETTE.

J’aime.

RENAUD.

Qui cela ?

ODETTE.

Je l’ignore !

RICHARD.

Comment !

ODETTE.

Celui dont je suis la promise est un être mystérieux qui m’apparaît la nuit… Appartient-il au ciel ou à la terre… voilà le secret que je voulais aller demander à sainte Rosalie…

RENAUD.

Mais c’est un misérable séducteur qui mérite notre colère.

RICHARD.

Nous vous vengerons, Odette.

ODETTE.

Oh ! ne lui en veuillez pas… rien n’est plus pur que son amour, je le jure par mon scapulaire que l’autre soir je lui ai donné.

MAUGIS, qui a écouté, à part.

Le scapulaire est en d’autres mains… ma science me dira maintenant à qui je dois le reprendre. (Il sort furtivement.)


Scène V.

Les Mêmes, excepté MAUGIS.
RENAUD.

Mais enfin… cet être mystérieux… cet amant inconnu qui vient du paradis… ou de l’enfer… où vous apparaît-il ?…

ODETTE.

Dans la petite grange que j’habite, et seulement quand la nuit est bien tombée… S’il doit venir, la lueur d’un feu follet que j’aperçois poindre dans la campagne, m’annonce sa visite ; alors j’éteins ma lumière, et bientôt il est près de moi… je l’entends… car je ne connais que sa voix, mais elle est si douce, si persuasive, qu’auprès de lui, moi, toujours si craintive, eh bien, je n’ai pas peur… c’est lui qui tremble au contraire… et par timidité, sans doute, il m’a fait promettre de ne jamais lui demander d’où il vient, surtout de ne point chercher à connaître son visage.

RICHARD.

Voilà, ma foi, un soupirant de singulière espèce… (À demi-voix.) Ce garçon-là doit être très-laid… (Haut.) Et pensez-vous qu’il revienne bientôt ?

ODETTE.

Je ne l’attends jamais… je l’espère toujours.

RENAUD.

Mais si nous vous emmenons, Odette, vous serez séparés.

ODETTE.

Non, car il saura bien me retrouver partout !

ROLAND.

Mais qu’attendez-vous de cet amour ?

ODETTE.

Rien que le bonheur d’entendre mon inconnu, puisque je ne dois pas le voir.


Scène VI.

Les Mêmes, GRIFFON, puis LANDRY.
GRIFFON, arrivant.

Je disais bien, elle doit être ici !

RICHARD.

Et d’où viens-tu ?

GRIFFON.

De chercher dans tous les champs de roses, pour mieux mettre la main sur m’amzelle Odette !

ODETTE.

Mais c’est moi… qui suis Odette… nous nous sommes rencontrés sur la route.

GRIFFON.

Je sais bien… je me disais ça doit être elle, mais je pouvais me tromper aussi… et dans le doute… j’ai toujours cherché. (À Landry.) Voilà mes maîtres, manant.

LANDRY, entrant.

Vous, mes jeunes seigneurs, chez moi…

RICHARD.

Brave Landry… vous arrivez bien, car voici la nuit venue ainsi que l’heure du repos…

LANDRY.

Votre chambre est prête… Odette, allume les branches de mélèze pour éclairer nos hôtes !

RENAUD.

Ce soin ne la regarde pas… nous vous conterons cela, Landry ; mais à partir de ce jour Odette n’est plus servante.

GRIFFON.

Elle est bien trop gentille pour ça… Attendez, je vais allumer. (Il disparaît un moment et revient après avec des éclats de mélèze allumés.)

LES QUATRE FILS AYMON, à Odette.

Bonsoir, sœur.

ODETTE.

À demain, mes frères !

GRIFFON.

Voilà les flambeaux ! (Il les distribue.)

LANDRY.

Mes jeunes seigneurs, votre chambre est par ici ! (Il entre à gauche.)

ODETTE.

Ma grange de ce côté.

RICHARD, bas à ses frères.

À l’avenir, l’un ou l’autre de nous veillera chaque nuit.

RENAUD.

Pendant celle-ci, nous veillerons tous les quatre !

GRIFFON, à lui-même.

Ah ! comme je vas bien dormir !

RICHARD, bas à Griffon.

Tu ne te coucheras pas.

GRIFFON, avec effroi.

Hein !

LES QUATRE FILS, remontant vers le fond ainsi que Griffon.

Nous veillerons !

ODETTE, à elle-même, entrant à droite.

Viendra-il ?

(Le théâtre change et représente une petite grange formant chambre rustique de jeune fille ; au fond, un lit de mousse et de joncs ; à gauche, une fenêtre ouvrant sur la campagne ; à droite, une porte.)


Scène VII.

ODETTE, seule ; elle entre, tenant le flambeau de mélèze, qu’elle vient poser dans la cavité d’une souche de bois.

Ils sont bons et braves, les fils de ma protectrice… mais pourquoi vouloir changer mon existence ?… peut-elle être plus belle… dans l’humble condition pour laquelle je suis née, le ciel m’apporte des joies que n’ont pas mes compagnes… l’isolement, il est vrai, m’attristait autrefois… mais à présent, je ne suis plus seule… sa pensée habite avec moi… c’est devant la croix de ce chapelet, que ce soir je veux prier pour lui… et aussi un peu pour moi… (Elle commence à se déshabiller.) Oui, avant de m’endormir, voilà ce que je dirai à Dieu… « Seigneur, Vous-êtes l’auteur des innocentes amours… le mien est votre ouvrage, il ne peut vous offenser… Si je dois partir demain, faites que celui que j’aime me retrouve bientôt… et que je puisse encore entendre sa voix… » Attachons le chapelet au plus bel endroit de ma chambre, près de cette fenêtre d’où j’aperçois son signal… (Voyant poindre une clarté.) Oh ! la lumière, la lumière du feu follet… elle approche !… il va venir… il va venir… (Elle éteint vivement l’éclat de mélèze, il fait nuit complète sur le théâtre ; regardant vers la fenêtre.) La lueur qui marque son chemin, marche encore… mais elle suit ce soir des détours inaccoutumés… enfin elle avance… pourquoi s’arrête-t-elle ?… elle a disparu ! (On entend pousser un cri.) Mais d’où vient ce cri ?… j’ai peur ! (On entend un cliquetis d’armes.) Le bruit des armes, maintenant ; que se passe-t-il donc ?… Ah ! je veux… je veux tout savoir. (Elle ouvre la porte et va pour sortir ; au même moment Renaud et Richard, éclairés par Raoul et Roland, entrent soutenant un cavalier blessé ; ils ont tous quatre l’épée nue à la main.)


Scène VIII.

ODETTE, ROLAND, RAOUL, RICHARD, RENAUD, AMAURY, blessé.
ROLAND, entrant le premier.

Par ici… par ici, nous aurons du secours !

ODETTE.

Mon Dieu ! que s’est-il donc passé ?…

RAOUL.

Parbleu… un meurtre, rien que ça… ils étaient dix contre un homme.

RICHARD, aidant Renaud à asseoir Amaury.

Et voilà la victime…

ODETTE, n’osant le regarder.

Grand Dieu ! si c’était !… (Regardant.) Qu’il est gentil !

RENAUD, contemplant Amaury.

Mais je le reconnais, c’est notre ami du cloître de Saint-Julien des Bois.

RAOUL, ROLAND et RICHARD.

Amaury !

ODETTE, à elle-même.

Il ne m’a pas dit son nom !

RICHARD.

Un moment plus tard, il expirait sous les coups de ses meurtriers.

RENAUD, qui a examiné la blessure d’Amaury.

Le fer a glissé… je m’y connais, la blessure est légère.

RICHARD.

En effet, il rouvre les yeux !

RENAUD.

Il a serré ma main !

RAOUL.

Il va parler.

AMAURY, avec un soupir.

Odette !

ODETTE.

Sa voix !… c’est sa voix… c’est lui !… ah ! quel bonheur que ce soit lui !…

ROLAND.

Qu’avez-vous donc, Odette… ce jeune homme ?…

ODETTE.

C’est lui !…

RENAUD.

C’était Amaury ! mais vous ne pouvez aimer cet homme !

AMAURY, bas et revenant à lui.

Par pitié… mon ami, mon sauveur, ne me trahissez pas !… (Haut.) Je ne dois plus revoir Odette !

ODETTE.

Que dit-il ?…

AMAURY.

Plus que jamais, nous voilà séparés !…

ODETTE.

Par ceux qui vous ont frappé peut-être… par vos ennemis !…

AMAURY.

Ces ennemis qui m’attendaient dans l’ombre… sont les vôtres, Odette.

ODETTE.

Les miens ?…

AMAURY.

Oui, c’est contre eux que j’ai voulu défendre votre scapulaire, qu’ils m’ont arraché.

RENAUD.

C’est pour un scapulaire qu’ils ont mis si lâchement vos jours en péril… Quel intérêt pouvaient-ils donc avoir à s’en emparer ?

AMAURY.

Quel intérêt !… sachez tous un secret que moi-même je n’ai découvert que ce soir, et qu’en toute hâte, je venais vous révéler, Odette… Ce scapulaire renfermait caché sous une sainte image, un parchemin…

ODETTE.

Oui, et sur ce parchemin il y avait des caractères… mais personne ici ne sait lire.

AMAURY.

J’ai déchiffré ces caractères tracés d’une main tremblante, et voilà ce que j’ai lu : « J’atteste devant Dieu, que celle qui porte cette médaille et cette chaîne… est la fille de Charlemagne… et je signe, moi, Théodora de Ravenne, sa mère… »

ODETTE.

Qu’entends-je !

LES QUATRE FILS AYMON.

La fille de Charlemagne !

ODETTE.

Oh ! c’est impossible !

AMAURY.

Ces caractères tracés par la main de votre mère, je les ai lus !

RENAUD.

Et les mots écrits sur le parchemin sont bien ceux que vous avez dits ?

RICHARD.

Vous le jurez !

AMAURY, étendant la main vers Odette.

Je le jure sur le salut de son âme.

RICHARD.

C’est bien…

AMAURY.

Mais cette preuve que portait Odette, ce scapulaire qu’elle m’avait donné, je ne l’ai plus, ils me l’ont pris, vous dis-je !…

ROLAND.

Dieu, qui veut le triomphe de la vérité, y suppléera.

RAOUL.

S’il nous vient en aide, le vœu de la comtesse Aymon sera bientôt exaucé !

RICHARD.

Salut à vous, fille de Charlemagne ! (Il s’agenouille ainsi que ses frères devant Odette.)

RENAUD.

Nous vous rendrons à votre père !

(Le théâtre change et représente la salle d’honneur du château de Maugis, fermée au fond par une boiserie à panneaux sculptés. À droite et à gauche, du premier au troisième plan, portes garnies de riches portières. La première conduit aux appartements intérieurs, l’autre ouvre sur la galerie qui mène à l’extérieur. Au premier plan, de chaque côté, une porte plus petite. Au fond, sur un pupitre, un livre ouvert dont les pages sont blanches.)

Scène IX.

LE COMTE BAUDOUIN et sa Suite, MAUGIS, EDWIGE, Dames, Pages.
MAUGIS, à Baudouin.

Vous savez maintenant, noble comte, comment la jeune princesse dont Charlemagne, votre maître et le mien, déplorait la perte, a été miraculeusement retrouvée par moi, dans l’humble condition où le malheur l’avait placée. Ce scapulaire, qui ne la quitta jamais, vous garantit la fidélité de mes paroles.

LE COMTE.

Béni soit Dieu, qui a dirigé vos recherches. (Lui présentant un parchemin.) Voici, seigneur Maugis, le message royal qui me donne à moi, Baudouin, comte d’Auvergne et l’un des douze pairs du royaume, la glorieuse mission de ramener à mon souverain, celle que vos soins lui ont enfin rendue. (À Edwige.) Noble dame, nous avons une longue route à parcourir, et vous comprenez l’impatience d’un père ; il faut donc hâter notre départ.

EDWIGE.

Messire comte, avant de partir, laissez-moi dire un dernier adieu à celui à qui je dois tout… (À Maugis.) Mon protecteur… mon ami… (à voix basse.) mon père !

MAUGIS, bas à Edwige.

Notre vengeance s’accomplit, Edwige… tu porteras une couronne.

EDWIGE, bas.

Celle qui m’attend n’a pas encore touché mon front… et malgré moi, j’éprouve un sentiment de terreur… Si la vérité allait être connue !

MAUGIS, de même.

Rassure-toi. (Lui montrant le livre à droite.) Tu vois ces pages blanches… si quelque malheur nous menaçait, elles se couvriraient aussitôt de caractères symboliques, lisibles pour moi seul… rien n’a paru, nous n’avons rien à redouter.

LE COMTE, qui a donné des ordres.

Vos équipages sont prêts et l’escorte vous attend… à moi l’honneur de vous donner la main.

EDWIGE, à Maugis.

Nous nous reverrons bientôt.

MAUGIS.

À la cour de Charlemagne, madame. (Il s’incline. — Le comte Baudouin prend la main d’Edwige et sort avec toute sa suite.)


Scène X.

MAUGIS, seul. (Après la sortie d’Edwige, il jette de loin les yeux sur le livre ouvert et aperçoit des caractères symboliques.)

Ah ! le livre a parlé !… c’était donc un pressentiment et non pas une vaine terreur qui la faisait trembler… Sachons maintenant quel péril ces caractères magiques viennent me révéler. (Il lit sur le livre.) « Le secret du scapulaire est connu, Amaury le Haudouin l’avait découvert, il en a instruit Odette et ses protecteurs… En ce moment la véritable fille de Charlemagne est en route pour Paris avec les quatre fils Aymon. » (À lui-même.) Malheur sur nous, s’ils arrivent les premiers ! (Continuant à se parler, comme s’il lisait sur le livre.) Non, rien encore n’est désespéré… sur ce livre, je suis leur itinéraire, comme s’ils marchaient sous mes yeux… en vain dans leur défiance, ils abandonnent la route frayée et prennent des chemins inconnus, je les vois, ils obéissent involontairement à la puissance infernale dont je dispose… elle les attire vers ma demeure… ils y viennent… les voilà !… le livre de l’enchanteur Merlin l’a dit : c’est par leurs passions que je puis les vaincre… ils ne sortiront pas d’ici ! (Maugis disparaît par la droite, au moment où Griffon entre, introduit par les Démons vêtus en pages.)


Scène XI.

GRIFFON, LES QUATRE DÉMONS.
LE DÉMON DE LA GUERRE.

Entrez, bel écuyer… n’ayez pas peur.

LE DÉMON DU JEU.

Oui, laissez-vous conduire par le hasard qui vous amène.

LE DÉMON DE L’AMOUR.

Je suis là pour vous répondre d’un aimable accueil.

LE DÉMON DE L’IVRESSE.

Et moi d’un excellent souper.

GRIFFON.

Ils sont charmants !… je vous crois, mes gentils pages… la maison doit être bonne… rien qu’en y entrant, la joie m’a pris au cœur… et pendant que vous me parlez, je me sens tout gaillard… il me vient dans l’esprit un chaos d’idées très agréables… je ne sais pas ce que j’ai, mais ça me divertit beaucoup.

LE DÉMON DE L’IVRESSE, à ses compagnons.

C’est notre influence qu’il subit.

LE DÉMON DE L’AMOUR, de même.

Il faut nous en amuser !

LE DÉMON DE LA GUERRE, frappant sur l’épaule de Griffon.

Aurions-nous par hasard des idées belliqueuses ?…

GRIFFON, fièrement.

Ah ! mais oui, j’en ai… j’en ai de féroces… oh !… oh !…

LE DÉMON DE L’AMOUR, lui caressant le menton.

Mais n’avons-nous que de celles-là, séduisant écuyer ?

GRIFFON, amoureusement.

Ah ! mais non… j’en ai aussi d’autres… (Il soupire.) Ah !… (À part.) Qu’est-ce qui me prend donc ?… mon cœur palpite et mon sein s’agite.

LE DÉMON DU JEU, lui prenant la main.

Serions-nous amoureux ?

GRIFFON.

Oui !… Voilà ce que j’étais !… car à présent, je ne pense qu’à une chose… à faire fortune !

LE DÉMON DE L’IVRESSE, lui frappant sur l’épaule.

Et quand cela ?

GRIFFON.

Après boire… ventre de biche ! après boire… mais quand mes maîtres auront soupé… Vous m’avez assuré qu’on leur accorderait l’hospitalité pour cette nuit.

LE DÉMON DE LA GUERRE.

Ils peuvent disposer de cette salle… c’est ici que notre maître reçoit d’ordinaire les voyageurs.

GRIFFON.

C’est que nous ne sommes pas des voyageurs ordinaires… nous escortons une princesse, rien que ça… je ne vois pas où elle pourra reposer son auguste personne.

LE DÉMON DE L’AMOUR, ouvrant la première porte à gauche.

Dans cette chambre… on ne saurait trouver un lit meilleur ; celui-là a été fait par la main de l’Amour.

GRIFFON.

Eh bien ! s’il en a fait deux, l’Amour… je retiens l’autre… car c’est drôle les idées qui m’arrivent… je n’en ai jamais eu comme ça.

LE DÉMON DE L’IVRESSE, s’approchant de lui.

As-tu donc sommeil ?

GRIFFON, qui a ressenti l’influence.

Non, j’ai soif.

LE DÉMON DE LA GUERRE, approchant à son tour.

À la bonne heure… je disais aussi l’écuyer de quatre héros doit être infatigable.

GRIFFON, subissant l’autre effet.

Oui, mes maîtres sont des braves, mais il ne faudrait pas non plus m’échauffer les oreilles… Oh ! je voudrais qu’on me cherchât querelle… qu’on me marchât sur quelque chose !

LE DÉMON DE L’AMOUR, passant près de lui.

On s’en garderait bien, mon valeureux champion ; d’ailleurs… ce n’est ni le lieu, ni le moment d’une lutte.

GRIFFON, autrement influencé.

La nuit, on ne se bat pas d’ordinaire… la nuit on est toujours d’accord ! (Avec passion.) Au fait… il doit y avoir de jolies femmes ici !

LE DÉMON DU JEU, passant auprès de Griffon.

Tu crois ?

GRIFFON, changeant de ton.

Je parie n’importe quoi !… à quoi joue-t-on ?…

LES QUATRE DÉMONS, le touchant en même temps.

À tout ce que tu voudras.

GRIFFON, recevant à la fois les quatre secousses.

Hein !… oh !… bah !… tiens, tiens !…

LES QUATRE DÉMONS.

Nous sommes prêts.

GRIFFON.

Nous verrons ça plus tard… voici mes maîtres avec la jeune princesse.

LE DÉMON DE L’IVRESSE.

Au revoir, joyeux compagnon.

LE DÉMON DE LA GUERRE.

Bouillant écuyer !

LE DÉMON DU JEU.

Superbe adversaire !

LE DÉMON DE L’AMOUR.

Adorable Griffon.

GRIFFON.

Au revoir, mes gentils pages !

LES QUATRE DÉMONS.

Nous nous retrouverons.

GRIFFON.

Je l’espère bien… (À lui-même,) Décidément, ils sont très-aimables. (Les pages sortent à droite ; Odette, Renaud, Richard, Raoul et Roland entrent par la gauche.)


Scène XII.

ODETTE, RENAUD, RICHARD, RAOUL, ROLAND, GRIFFON.
RICHARD.

Voilà, sur ma foi, un château étrangement gardé.

RENAUD.

Toutes les portes ouvertes, et pas une figure humaine à qui parler.

RAOUL.

C’est un désert… Nous souperons mal.

ROLAND.

Et notre sœur Odette n’aura pas un chevet où reposer sa tête.

GRIFFON.

Vous vous trompez, messeigneurs… j’ai vu les pages de la maison, des petits jeunes gens avenants au possible… Voici la chambre pour mam’selle la princesse Odette !… Quant au souper, je n’ai, je crois, qu’à le commander… Je vais chercher la cuisine.

RENAUD.

Demande une pièce de venaison.

GRIFFON.

Bon… une hure de sanglier.

RICHARD.

Un oiseau de haute volière.

GRIFFON.

Très-bien… un paon rôti.

ROLAND.

Quelque chose de piquant et de sucré.

GRIFFON.

Parfait… tartelette anisée au citron.

RAOUL.

Et surtout du vin.

GRIFFON.

Suresnes, côte d’en bas, c’est le meilleur cru. (Il sort.)


Scène XIII.

Les Mêmes, excepté GRIFFON.
RENAUD.

En vérité, Odette, nous manquons aux lois de la galanterie. Roland aurait dû nous le rappeler.

ODETTE.

Mais en quoi donc, mes frères ?

RICHARD.

Renaud a raison… Nous commandons le souper sans vous avoir consultée… Nous le pardonnerez-vous ?

ODETTE, souriant.

Non, car je suis très-mécontente.

RAOUL.

En vérité ?

ODETTE.

Ce n’est pas ici que j’aurais voulu m’arrêter.

RENAUD.

Mais où donc ?

ODETTE.

À Paris !

RICHARD.

Vous n’y pensez pas !… Nous avons encore pour trois grands jours de marche.

ODETTE.

Oh ! J’aurais marché !

RENAUD.

Au fait, c’est possible, car délicate et mignonne comme vous êtes, vous avez entrepris ce voyage et vous le poursuivez avec une énergie qui tient du miracle… Au besoin, c’est vous qui nous donneriez du courage.

ODETTE, gaiement.

Pourquoi pas… La force qui vient du cœur s’épuise moins que les autres.

ROLAND.

C’est aussi le cœur qui nous mène, Odette.

ODETTE.

Oh ! je le sais… mais pas assez vite.

RENAUD.

Vous désirez voir s’accomplir vos rêves d’ambition ?

ODETTE.

Non, mais se réaliser une espérance d’amour.

ROLAND.

Vous pensez donc encore à ce pauvre Amaury ?

ODETTE, avec franchise.

Toujours… Quand il nous a quittés pour retourner au cloître de Saint-Julien, il m’a dit tristement adieu, et moi j’ai répondu en souriant au revoir !… Savez-vous pourquoi j’étais presque gaie au moment de notre séparation ?… C’est que je me suis rappelé alors la légende de la jeune fille dont les larmes se changeaient en perles… La pauvre mignonne racheta son ami d’esclavage… Amaury est esclave aussi… Mais pour le sauver, je n’aurais pas besoin de pleurer, moi… Le roi Charlemagne est tout-puissant, et le roi Charlemagne est mon père !… Vous voyez bien qu’il faut que nous arrivions vite à Paris.

RICHARD.

Qui, avant que ceux qui ont enlevé le scapulaire à notre ami aient eu le temps de rien entreprendre contre vous.

RENAUD.

Mais pour que le voyage de la journée soit meilleur, il faut se résigner au repos de la nuit.

ODETTE, avec une soumission enjouée.

C’est bien, mes frères… on se résigne ; mais je ne vous promets pas de dormir… Je rêverais peut-être que je suis arrivée, et j’aurais trop de regrets au réveil… Ma chambre est par là, m’a-t-on dit ?

ROLAND.

Avant de vous y laisser seule, nous voulons savoir si elle n’a point d’autre issue.

RENAUD.

Et rassurés sur ce point, c’est devant cette porte que nous passerons la nuit.

RICHARD.

Au point du jour nous vous avertirons du départ.

ODETTE.

Pardonnez-moi, mes frères, mais je crois que l’amour veille encore mieux que l’amitié !… Bonsoir ; à demain de bien bonne heure. (Elle entre dans la chambre avec les quatre fils Aymon. — À peine Odette et ses quatre frères ont-ils disparu, qu’une table servie et garnie de flambeaux monte de dessous, ainsi que quatre siéges à dossier.)


Scène XIV.

GRIFFON, entrant par la droite et regardant en arrière.

J’ai beau regarder, appeler, personne ne répond… Elles sont gaies, les cuisines du château !… Pas une étincelle dans les cheminées… Tout est mort, tout est vide… Je n’ai trouvé que le bonnet d’un marmiton… impossible de souper avez ça. (Il se retourne et aperçoit la table.) Ah ! mon Dieu !… mais c’est servi !… (S’approchant de la table.) Voilà mon paon avec sa queue… (Il flaire le vin.) Mon suresne du bas de la côte… tartelette anisée. (Il goûte.) Elle est au citron !… C’est à en perdre la tête !… Et ma hure aussi !… je tiens ma hure ! (Renaud, Raoul, Richard et Roland sortent de la chambre.) Votre souper est servi, messires… Je vas chercher le mien… Il faudra bien que je trouve la cuisine. (Il sort.)


Scène XV.

RENAUD, ROLAND, RAOUL et RICHARD.
RENAUD.

Rien à craindre pour elle !

RAOUL.

En ce cas, soupons… Diable ! l’hospitalité est magnifique ici !…

RICHARD.

Il faut y faire honneur. À table !

ROLAND.

À table ! et que notre première santé soit pour Odette. (Ils se placent chacun à l’un des coins de la table, Renaud et Richard à l’avant-scène, Roland et Raoul au fond.)

RAOUL, qui a versé du vin dans les verres, se levant.

À notre sœur !

LES TROIS AUTRES.

À notre sœur ! (À peine ont-ils vidé leurs verres, qu’ils semblent frappés de stupeur et se regardent.)

RENAUD, à Richard.

Qu’as-tu donc ?

RICHARD.

Mais toi-même ?

ROLAND.

Tu faiblis, Raoul.

RAOUL.

Tu pâlis, Roland.

TOUS LES QUATRE, en même temps.

Trahison ! trahison ! (Ils tombent sur leurs sièges dans l’attitude du sommeil.)


Scène XVI.

(Le feu des flambeaux pâlit ; un page paraît : c’est le Démon du jeu. Il vient agiter un cornet à jouer, dans lequel il y a des dés, aux oreilles de Richard, qui rouvre les yeux, mais paraît sous l’empire d’une hallucination.)
LE DÉMON DU JEU.

Richard ! l’argentier de Ravenne, mon maître, vous attend et vous défie.

RICHARD.

Moi ?… mais où est-il ?

LE DÉMON DU JEU.

Là ! (La boiserie du fond s’ouvre ; on voit dans la salle de marbre d’un palais italien, une table, autour de laquelle sont des joueurs, et l’argentier de Ravenne qui remuent de l’or.)

LE DÉMON DU JEU.

Venez ! venez !…

RICHARD, après un moment d’hésitation.

De l’or !… de l’or !… Je laisse auprès d’Odette, Renaud, Raoul et Roland ; je puis répondre au défi du Lombard ! Je vais prendre une belle revanche. (Il suit le page qui l’entraîne ; en même temps qu’il se dirige vers le fond, un homme, exactement vêtu comme Richard et assis sur un siége dans l’attitude du sommeil, monte du dessous et se trouve à la place de Richard, qui disparaît. La boiserie se referme.)


Scène XVII.

(Alors vient un autre page, le Démon de la guerre ; il s’approche de Renaud.)
LE DÉMON DE LA GUERRE, à demi-voix, à Renaud.

Alfred d’Angleterre soutient que Renaud est un lâche.

RENAUD, se levant comme par l’effet d’une commotion soudaine.

Un lâche !… Qui a osé dire cela ?

LE DÉMON DE LA GUERRE, désignant le fond.

Celui qui est là. (La boiserie s’est rouverte ; le fond représente un site sauvage ; éclairé par la lune. Un chevalier de haute taille, l’épée à la main, semble attendre son adversaire.)

RENAUD, au Démon.

Marche devant moi. (Regardant vers la table.) C’est assez de mes trois frères pour protéger Odette. (Il suit résolument le page, et, ainsi que Richard, il est remplacé à la table par un homme vêtu comme lui et endormi comme il l’était. La boiserie se referme.)


Scène XVIII.

Le troisième Page a paru : c’est le Démon de l’ivresse ; il tient à la main une coupe d’or, et vient à Raoul.
LE DÉMON DE L’IVRESSE.

Raoul, le buveur invincible, voici l’heure de vider le hanap du couvent !

RAOUL, sortant à demi du sommeil léthargique.

Je suis toujours prêt, mon gentil page… Mais le père Chrysostôme n’est pas ici…

LE DÉMON.

Il est venu… il est là. (La boiserie disparaît. Le fond a pris l’aspect d’un cellier dans lequel est un gros moine, à face réjouie, qui tient le hanap et attend son convive.)

RAOUL.

Oui… c’est bien lui…

LE DÉMON.

Est-ce que le défi te fait peur ?

RAOUL.

Il ne sera pas dit que Raoul a reculé ! Je ne crains rien pour Odette ; Renaud, Richard et Roland sont là ! (Raoul suit le Page qui l’attire, et, de même que pour les autres, sa place est prise à la table par un personnage en tout semblable à lui. Le fond a disparu sous la boiserie qui s’est refermée.)


Scène XIX.

Enfin le quatrième Page, le Démon de l’amour, portant un voile d’azur semé d’étoiles d’argent, vient, par un baiser sur le front, réveiller Roland.
ROLAND, s’éveillant.

Quelle douce émotion !

LE DÉMON DE L’AMOUR.

C’est le pressentiment du bonheur… Reconnais-tu ce voile ?…

ROLAND.

Celui d’Irène ?…

LE DÉMON DE L’AMOUR.

Tais-toi… L’Amour veut du mystère ; viens… viens sans bruit.

ROLAND.

Où veux-tu me conduire ?…

LE DÉMON DE L’AMOUR.

Près d’elle ! (Le fond, qui s’est rouvert, laisse voir le magnifique jardin d’un palais byzantin que l’on aperçoit au fond. La princesse Irène, enveloppée de gaze, est à demi couchée sur un banc de gazon ; deux jeunes esclaves grecques sont auprès d’elle.)

ROLAND.

Je cède à l’enivrement qui m’attire… Richard, Raoul, Renaud, veillez bien sur Odette. (Entraîné par le Page, il entre dans le jardin qui se referme aussitôt, et un quatrième simulacre des fils Aymon remplace Roland à la table. Le jour commence à poindre. La salle a repris son premier aspect.)


Scène XX.

ODETTE, sortant de sa chambre ;
LES QUATRE FAUX AYMON.
ODETTE.

Le jour est venu… À ses premières lueurs nous devions nous mettre en route… et ils dorment… ils dorment encore !… J’étais bien sûre que je serais éveillée la première. Allons, mes frères, il est temps de partir !… (Les quatre faux Aymon se lèvent, leurs manteaux enveloppent une partie de leur visage ; il fait d’ailleurs à peine jour. Odette se place au milieu d’eux, et ils sortent tous les cinq ; mais en marchant, la jeune fille les regarde avec une sorte d’inquiétude.)


Scène XXI.

Un rideau de nuages s’élève au premier plan. — On voit, dans le vague de la brume, les quatre fils Aymon entraînés par les quatre Démons auxquels ils obéissent involontairement. Bientôt le rideau de vapeurs se dissipe ; le théâtre change et représente l’immensité de la mer. Les flots envahissent le théâtre jusqu’à l’avant-scène ; quatre rochers battus de toutes parts par les vagues, rongés dans leur partie inférieure et terminés en pointe, se font face obliquement deux à deux comme des caps qui se menacent et tendent à se réunir. — La mer est houleuse, la nuit obscure.

Scène XXII.

LES QUATRE DÉMONS, LES QUATRE FILS AYMON.
(On voit, sur chacun des rochers, paraître l’un des quatre Démons, attirant l’un des frères qui suit son guide involontairement et comme soumis à une puissance surhumaine.)
LE DÉMON DE LA GUERRE, sur le premier rocher à droite.

Viens, Renaud !

LE DÉMON DU JEU, sur le premier rocher à gauche.

Suis-moi, Richard !

LE DÉMON DE L’IVRESSE, sur le deuxième rocher à gauche.

Par ici, Raoul !

LE DÉMON DE L’AMOUR, sur le deuxième rocher à droite.

Courage, Roland ! Pour eux maintenant le réveil et la mort.

(Quand les Démons sont arrivés à l’extrémité des quatre rochers, ils poussent un éclat de rire et disparaissent tout à coup.)
RENAUD, parvenu à l’extrémité et reculant devant les flots.

C’est un rêve !

RICHARD, de même.

Où suis-je donc ?

RAOUL, de même.

L’abîme est devant moi…

ROLAND, de même.

Il va m’engloutir !

RENAUD.

Où nous a-t-on conduits ?

RICHARD.

À la mort !

TOUS LES QUATRE.

Oui… à la mort !

RENAUD.

Mon Dieu, si nous devons mourir ici, qu’une dernière fois… encore, je puisse embrasser mes frères.

RICHARD.

L’abîme nous sépare.

RAOUL.

Le flot monte !

ROLAND.

Il va nous entraîner !

RENAUD.

Ma mère, ma mère, priez pour nous ! (Chacun son épée à la main, la tend vers le rocher qui lui fait face. — Alors comme si l’arme qu’ils tiennent tendue avait la puissance attractive de l’aimant, on voit peu à peu les quatre rochers se mouvoir et marcher l’un vers l’autre. Leurs pointes finissent par se réunir, elles ne forment plus qu’un seul roc, au sommet duquel les quatre frères se tiennent embrassés. La marée continue à monter.)

RICHARD.

La marée monte toujours !

RAOUL.

Nous sommes perdus, frères !

RENAUD.

Tout courage humain serait impuissant ici ! Que l’anneau de notre mère nous sauve ! (Il jette sa bague.)

(Tout à coup la mer devient plus calme, la lune brille au ciel, et le rocher en se développant représente un navire qui vogue emmenant les quatre fils Aymon.)
TOUS QUATRE.

Merci, ma mère, merci !



ACTE III.


Le théâtre représente une galerie du palais de Charlemagne.


Scène I.

MAUGIS, LE COMTE BAUDOUIN, EDWIGE, Pages, Dames, Chevaliers, Gardes et Peuple, puis LE MAIRE DU PALAIS, CHARLEMAGNE, L’ABBÉ ALCUIN, Les Grands Vassaux de la Couronne.
(Des gardes arrivent, ils font ranger et maintiennent le peuple, qui précède le cortège. Ensuite Edwige paraît accompagnée du comte Baudouin et de Maugis, précédée par des Pages et suivie de ses Dames. Quand le cortège est entré, des Pages du roi et le Maire du Palais arrivent par la droite.)
LE MAIRE DU PALAIS.

Le roi !

EDWIGE, bas à Maugis.

Charlemagne !… Oserai-je soutenir ses regards ?

MAUGIS.

Courage, Edwige, nous n’avons plus à craindre un seul de nos ennemis ; notre secret est avec eux dans la tombe. (Charlemagne en costume royal paraît entouré de ses grands vassaux et suivi de l’abbé Alcuin.)

CHARLEMAGNE.

Soyez les bien-venus, vous qui me ramenez celle que mon cœur attendait.

EDWIGE, se prosternant.

Sire !

CHARLEMAGNE, la relevant.

L’enfant de Théodora !… celle que j’ai tant regrettée !… je la retrouve enfin !…

MAUGIS.

Oui, seigneur, voilà votre fille.

UNE VOIX, au fond.

Cet homme a menti ! (Mouvement de surprise.)

UNE AUTRE VOIX, à droite.

Il a menti !

UNE AUTRE VOIX, à gauche.

Il a menti !

UNE QUATRIÈME VOIX, au fond.

Il a menti !

MAUGIS.

Qui ose dire cela ?

LES QUATRE FILS AYMON, sortant de la foule et s’avançant la main étendue.

Moi !


Scène II.

Les Mêmes, RENAUD, RICHARD, RAOUL, ROLAND.
MAUGIS, à part.

Eux ?… vivants !…

EDWIGE, de même.

Nous sommes perdus !

CHARLEMAGNE.

Qui êtes-vous ?

RICHARD.

Quatre frères, unis par le cœur comme par le sang.

RAOUL.

Soutiens de la faiblesse, appuis de l’innocence.

ROLAND.

Ennemis du mensonge et de la déloyauté.

RENAUD.

Enfin, nous sommes les quatre fils Aymon !

CHARLEMAGNE.

Aymon !… Votre père, je m’en souviens, était l’honneur de la chevalerie… si les paroles que vous avez proférées étaient tombées de ses lèvres, je l’aurais cru sans preuves… mais avec vous, jeunes gens, il n’en est pas ainsi, et quand vous venez briser dans mon cœur la joie paternelle qui le remplissait, j’ai le droit de douter.

MAUGIS.

Douter de leur mensonge… vous ne le pouvez pas devant une preuve irrécusable… celle qui est rendue à votre tendresse ne porte-t-elle pas le scapulaire qui pouvait seul la faire reconnaître ?

EDWIGE, détachant le scapulaire et le présentant à Charlemagne.

Le voici… il renferme encore la lettre de Théodora… ma mère.

RENAUD.

Ce scapulaire a été volé !

ROLAND.

Il tenait à une chaîne qu’on a brisée pour s’emparer de ce précieux indice.

RAOUL.

Mais cette autre moitié de la chaîne, tombée dans la lutte, n’a pas été perdue !

RICHARD, présentant à Charlemagne un fragment de chaîne.

La voici… rapprochez la brisure, sire, et comparez les anneaux.

CHARLEMAGNE.

En effet… entre ces deux accusations de mensonge, comment savoir où est la vérité ?…

RENAUD.

Il faut en croire ceux qui ont affronté les périls pour venir vous la dire. Ceux qui, échappés d’un piége infernal, braveraient mille fois la mort pour retrouver la noble fille confiée à leur amitié fraternelle, à leur honneur.

ROLAND.

Nous venions à Paris, vous demander justice, quand de toutes parts nous avons entendu dire que la fille de Charlemagne allait être présentée à son père.

RAOUL.

Alors, croyant que celle que nous devions protéger avait aussi échappé à la trahison qui nous poursuit, nous avons redoublé de vitesse pour rejoindre notre sœur d’adoption.

RICHARD.

C’est seulement en arrivant au palais, en pénétrant dans cette salle, que nous avons acquis la certitude qu’on vous trompait… Cette femme n’est pas de votre sang… c’est la complice de cet homme… de cet homme qui, je le répète, a menti.

CHARLEMAGNE.

N’avez-vous donc pas une parole pour vous défendre, Maugis ?

RENAUD.

Maugis, l’ennemi de notre père. Je demande contre lui le jugement de Dieu !

MAUGIS.

Je l’accepte avec joie… Ordonnez le champ clos… c’est là que je me défendrai.

CHARLEMAGNE.

C’est une preuve que je veux, et non pas un combat… (Aux fils Aymon.) Où est celle que vous prétendez être ma fille ?

RICHARD.

Nous vous l’amenions… on nous en a séparés… on nous l’a prise.

CHARLEMAGNE.

Et vous n’espérez plus la retrouver, sans doute ?

RENAUD.

Si fait ! nous la retrouverons, si elle existe encore, dussions-nous pour cela aller au bout du monde !

CHARLEMAGNE.

Quel terme fixez-vous à vos recherches ?

RICHARD.

Il ne nous faut qu’un jour, si le ciel nous protége… S’il veut nous éprouver, nous demandons un an.

CHARLEMAGNE.

Et quel gage me laisserez-vous de votre retour, si je vous accorde le délai d’un an pour tenir cette promesse ?

MAUGIS.

Si j’étais convaincu de mensonge… Charlemagne me demanderait ma vie, en réparation du crime dont on m’accuse… C’est la vie de mes calomniateurs qu’il me faudra, s’ils ne peuvent justifier leur imposture… Au nom de la justice, qui doit venger mon honneur, je réclame des otages.

CHARLEMAGNE.

C’est ton droit… et mon devoir est de te les accorder… J’ordonne donc que deux des accusateurs de Maugis seront gardés étroitement et à vue, jusqu’au retour de leurs deux frères… Et pour que ces derniers trouvent partout aide et protection… écrivez, Alcuin, que c’est en mon nom qu’ils remplissent leur mission… Afin que nul n’en doute, je scellerai la cédule du pommeau de mon épée. (Alcuin, qui porte au côté l’encrier et la plume, écrit la cédule sur un bouclier, tenu par deux hommes d’armes.)

MAUGIS, à part.

Ils ne m’échapperont pas tous du moins.

CHARLEMAGNE, aux fils Aymon.

Songez que les deux frères qui vont rester répondront de la parole des autres. Si dans un an, à pareil jour, ceux qui seront désignés pour partir ne sont pas revenus, soit pour me ramener celle qu’ils disent être ma fille, soit pour reconnaître qu’ils ont menti et calomnié, alors les otages seront livrés à Maugis… Qui de vous veut répondre pour ses deux frères ?

LES QUATRE FILS AYMON.

Choisissez !

CHARLEMAGNE, désignant Raoul et Roland.

Toi… et toi… vous êtes mes otages.

RAOUL.

Vous avez en vos mains la vie de Raoul.

ROLAND.

Et celle de Roland ! (Alcuin, qui a fini d’écrire, présente le parchemin à Charlemagne. Les deux soldats s’agenouillent en présentant le bouclier, sur lequel est la cédule. Charlemagne la scelle avec le pommeau de son épée.)

CHARLEMAGNE.

Pendant l’année qui va s’écouler, celle que j’ai nommée aujourd’hui ma fille sera conduite dans un couvent, pour y attendre le jour de la justice.

EDWIGE, bas à Maugis.

Hélas !

MAUGIS, bas.

Après l’épreuve, la couronne !

CHARLEMAGNE, donnant la cédule à Renaud.

Partez maintenant, et si vous avez dit vrai… ne revenez pas sans ma fille !

LES QUATRE FILS AYMON, se tendant la main.

Mon frère !

RAOUL.

Dans un an !

ROLAND.

À pareil jour.

RICHARD.

Nous viendrons dégager notre parole.

RENAUD.

L’imposture sera punie.

RICHARD.

Ou nous serons morts ! (Ils s’embrassent.)

Tableau. — Le rideau baisse ; puis se relève bientôt sur un décor qui représente le port d’Aigues-Mortes. Du deuxième au troisième plan à gauche, une maison de pêcheur assez élevée ; çà et là, des rochers ; au fond, la mer. Il fait nuit encore, une brume épaisse voile l’horizon.


Scène III.

BERTHOLD, ÉVRARD.
Berthold est en scène, il semble veiller à ce qui se passe en mer. — Bientôt arrive Évrard.
BERTHOLD.

Eh bien ?…

ÉVRARD.

Elle est embarquée et la galère va mettre à la voile. Les envoyés du calife, qui retournent à Bagdad, m’ont royalement payé la belle captive que nous leur avons livrée.

BERTHOLD.

Nous ne jouirions pas longtemps de notre fortune, si le seigneur Maugis venait à découvrir que nous avons laissé vivre celle qu’il avait condamnée.

ÉVRARD.

Comment le saura-t-il jamais ? Elle n’a passé qu’une nuit dans une maison habitée, celle-ci.

BERTHOLD.

La pauvre veuve qui occupe cette masure avec son enfant, paraissait prendre intérêt à la captive…

ÉVRARD.

Nous pouvons partir sans crainte… si quelque indice y est resté, j’ai pris mes précautions, on ne l’y trouvera pas ! (Berthold et Évrard sortent par la droite.)


Scène IV.

RICHARD, GRIFFON, entrant par le premier plan gauche, un peu après RENAUD, venant par la droite.
RICHARD, à Griffon qui paraît accablé de sommeil.

Arrive donc, détestable marcheur… tu dors debout !

GRIFFON.

C’est vrai ; mais je ne vous cache pas que j’aimerais mieux dormir assis… pour couché je n’en parle pas, j’en ai perdu l’habitude, depuis que j’ai quitté cet infernal château où j’ai très-bien soupé, mais affreusement dormi… j’avais le cauchemar, je voyais danser devant moi des piles d’or, des bouteilles pleines, des épées hors de leur fourreau, des femmes idem… Ah ! où vais-je reposer ma tête !… (Il va s’asseoir au fond et s’endort.)

RICHARD.

Laissons-le dormir… en allant de ce côté, je dois rencontrer mon frère… (Il va vers la droite, Renaud paraît.)

RENAUD.

Ah ! te voilà !

RICHARD.

Je ne sais rien de plus, j’arrive à l’instant…

RENAUD.

Les seuls pêcheurs que j’aie rencontrés débarquaient après trois jours passés en mer, ils n’ont pu me donner aucun renseignement sur celle que nous cherchons…

RICHARD.

Ici s’arrête notre espérance, et cependant le voyage avait bien commencé, j’aurais parié…

RENAUD.

Tu paries toujours…

RICHARD.

Je gagne quelquefois… et le moyen, d’ailleurs, de ne pas croire d’abord aux succès de nos recherches… conduits par Griffon, à l’endroit où il avait vu renverser Odette par les lâches assassins couverts d’habits semblables aux nôtres, n’avons-nous pas trouvé quelques grains du chapelet d’Odette… Ainsi, plus de doute, Griffon ne s’était pas trompé… c’était bien que notre jeune compagne était tombée… mais aucune trace de sang, rien qui pût faire supposer qu’un meurtre avait été commis… Odette nous était ra vie, c’était vrai… mais puisqu’elle vivait nous devions la retrouver…

RENAUD.

Mais de quel côté diriger nos pas ?… aucun indice ne nous montrait le chemin… que Dieu nous conduise !… avons-nous dit alors, et nous avons pris une route au hasard !

RICHARD.

C’était la bonne…

RENAUD.

Oui, car à quelque distance, un mendiant nous aborda en nous priant de lui acheter des grains que nous reconnûmes : ils avaient aussi appartenu à Odette… le ciel nous avait bien inspirés, nous étions sur la trace…

RICHARD.

Et depuis ce moment, nous ne la perdîmes plus… peu à peu et de distance en distance, nous avons retrouvé tous les grains de ce chapelet qu’Odette semble avoir semés sur son chemin, pour guider ses libérateurs… nous sommes arrivés ainsi jusqu’à l’embranchement de deux routes qui conduisent également à Aigues-Mortes…

RENAUD.

Mais là, plus de traces, plus d’indice, plus d’espoir !

RICHARD.

Et devant nous, l’immensité de la mer, qui ne garde rien du sillon creusé par le passage de l’homme !

RENAUD.

Et pourtant nos frères sont condamnés si nous laissons passer le terme fatal !…

RICHARD.

Notre honneur est perdu si nous ne ramenons pas Odette à son père !… (Depuis un moment, une épaisse fumée s’échappe de la maison, puis la flamme jaillit.)


Scène V.

Les Mêmes, MAGUELONNE.
MAGUELONNE, sortant de la maison.

Au secours ! le feu ! le feu !

GRIFFON, se réveillant en sursaut.

Qu’est-ce qui brûle ?

RICHARD.

Cette maison est à vous, brave femme ?

MAGUELONNE.

Et dans cette maison… là-haut, dans cette chambre, est mon enfant qui va périr !… mon enfant que je n’ai pu sauver, car l’escalier est en flammes !… Oh ! messeigneurs ! sauvez, sauvez mon fils, ou j’irai mourir avec lui !…

RENAUD.

Nous vous le rendrons, pauvre mère ! (Il s’élance.)

RICHARD.

Oui, nous vous le rendrons !

GRIFFON.

Où allez-vous, messire ?

RICHARD, gaîment.

C’est une partie comme une autre et j’ai du bonheur au jeu !

(Il s’élance à la suite de Renaud. — L’incendie est devenu plus violent, des pêcheurs sont accourus, ils vont pénétrer dans la maison, mais un pan de muraille s’écroule, ils reculent. Maguelonne est tombée à genoux. L’ouverture que le feu vient de faire à la maison permet de voir à l’intérieur Richard et Renaud qui s’entr’aident pour descendre du premier étage un jeune enfant qu’ils apportent bientôt à sa mère, ivre d’admiration et de bonheur.)

RICHARD, sautant à terre, au moment où le toit s’écroule.

Sainte Vierge il était temps !

RENAUD.

Nous avions promis de vous rendre votre enfant ; avec l’aide de Dieu, nous vous avons tenu parole !

MAGUELONNE.

Pourquoi ne puis-je vous prouver ma reconnaissance que par mes bénédictions et mes larmes !… mais Maguelonne est si pauvre !… (Comme frappée d’un souvenir.) Ah ! (Elle détache de son cou une petite croix et la présente aux deux frères.) Tenez… tenez ! prenez cette croix, elle vous portera bonheur !

RICHARD.

Cette croix, je la reconnais !

RENAUD.

C’est celle du chapelet d’Odette !

RICHARD.

Comment est-elle entre vos mains ?

MAGUELONNE.

Elle m’a été donnée…

RENAUD.

Par qui ?

MAGUELONNE.

Par une jeune fille.

RICHARD.

Quand ?

MAGUELONNE.

Cette nuit, ici, chez moi…

RENAUD.

Mais cette jeune fille ?…

MAGUELONNE.

Vient de s’embarquer sur un navire que montaient des infidèles… les envoyés du calife de Bagdad…

RICHARD.

Oh ! c’est elle ! c’est Odette… mais ce navire ?… (En ce moment, la brume se dissipe et les premiers rayons du soleil dorent à l’horizon les voiles de la galère qui emmène Odette.)

MAGUELONNE, montrant le navire.

Le voilà…

RENAUD.

Une barque pour Dieu ! une barque ! tout ce que nous possédons pour une barque !

MAGUELONNE.

Vous aurez la meilleure marcheuse du port d’Aigues-Mortes, vous qui m’avez rendu mon enfant ! (Aux pêcheurs.) N’est-ce pas, vous autres ?

LES PÊCHEURS.

Oui, oui, une barque à la mer !

GRIFFON.

Ah ! bon ! il ne manquait plus que la mer… moi qui suis malade sur une marre…

RENAUD.

Nous suivrons Odette, nous l’atteindrons !

RICHARD.

Oui ! fût-elle au bout du monde ! (Une barque a été amenée par les pêcheurs, Renaud, Richard et Griffon s’y placent. Tous les pêcheurs les saluent, Maguelonne à genoux semble prier pour les voyageurs.)

Le théâtre change et représente un site sauvage. À droite, une tombe musulmane, dite marabout.

Scène VI.

ZAOR, QUATRE MUSULMANS.
ZAOR, aux Musulmans ; ils arrivent par la droite.

Je vous l’atteste, amis, je l’ai vu sortir de Bagdad, il faut absolument qu’il passe près de la grotte du prophète… nous y serons… une fois maîtres de lui, nous le traînerons ici… devant ce marabout. Allons l’attendre. (Ils sortent à gauche, au deuxième plan, en même temps que par la droite, au premier plan, entrent Richard, Renaud et Griffon.)


Scène VII.

RENAUD, RICHARD, GRIFFON.
RENAUD.

Si tu m’en crois, Richard, nous nous arrêterons ici.

RICHARD.

Comme tu voudras… Est-ce aussi ton avis, maître Griffon ?

GRIFFON, chargé d’un bagage.

Mon avis ! je n’ai plus la force de vous le donner.

RENAUD.

Encore Griffon qui murmure… nous avons beau changer de pays, il ne change pas d’humeur… c’est toujours la même complainte…

GRIFFON.

Parce que c’est toujours la même fatigue… c’est-à-dire, il y a quelque chose de plus… Ça tient sans doute à la qualité des bêtes de somme du climat que nous visitons… En Europe, on me chargeait comme un âne… ici, c’est comme un chameau.

RICHARD.

Mets ton fardeau par terre.

GRIFFON, le jetant et s’asseyant dessus.

Au fait ! il est bien mieux comme ça ! et moi aussi.

RENAUD.

Diable de pays chaud, les nuits y sont de glace.

RICHARD.

J’aperçois quelques étincelles au pied de cet arbre… C’est un feu allumé par des voyageurs sans doute.

RENAUD.

En rapprochant ces brins de bois, nous le ranimerons… (Il rapproche du pied les broussailles.)

RICHARD, qui a ramassé quelques feuilles.

Tiens, mets-y aussi ces feuilles sèches… allons… souffle… Griffon.

GRIFFON.

Du souffle… je ne sais pas s’il m’en reste… (Il se couche par terre et souffle sur le feu. Les feuilles et le bois s’enflamment.) Si, j’en ai encore, mais je n’ai plus que ça. (Renaud et Richard se sont placés près du feu.)

RENAUD.

Attendons ici le retour de l’aube, puisque ces pèlerins musulmans nous ont assuré qu’on n’ouvrait les portes de Bagdad qu’à la sixième heure du jour.

RICHARD.

Nous sommes bien sûrs maintenant d’atteindre le but de notre voyage ; le chef des pèlerins qui a quitté Bagdad, hier au soir, m’a dit y avoir vu entrer la caravane que nous suivions de loin… elle s’est logée au grand caravansérail, près de la mosquée d’Aly.

RENAUD.

Ainsi, nous reverrons Odette… Avec la cédule de Charlemagne, nous obtiendrons qu’elle nous soit rendue… Et avant que l’année soit écoulée, nous serons en France, nous aurons rendu la liberté à nos frères.

RICHARD.

Ah ! je voudrais déjà me remettre en route.

GRIFFON.

Moi pas… à moins qu’on ne voyage assis.

RENAUD.

Pauvre garçon ! rassure-toi, nous sommes au terme de nos épreuves.

RICHARD.

Peu s’en est fallu que nous ne succombions à la dernière… arrivés sur cette terre d’Orient… quelques heures après Odette, nous n’avons pu qu’à distance, suivre la caravane dont elle faisait partie et qui l’emmenait à Bagdad.

RENAUD.

Nous allions l’atteindre, quand le vent du désert nous a surpris.

GRIFFON.

Un joli petit zéphyr qui dérange les montagnes de place.

RICHARD.

Nos malheureux chevaux avaient péri dans la tempête de sable… Il ne nous restait plus que Griffon pour porter nos bagages.

GRIFFON.

J’en ai laissé.

RENAUD.

Le simoun nous enveloppait, il menaçait de nous ensevelir, quand tu t’es rappelé, frère, le secours miraculeux qu’une fois déjà nous avons dû au talisman que nous a légué notre mère.

RICHARD.

Devant ces flots de poussière enflammée, comme autrefois contre ceux de l’Océan, le courage humain était impuissant à nous sauver ; il fallait bien demander secours à l’anneau protecteur… Je te voyais près de mourir… moi-même j’étais expirant ; alors je me suis écrié : Sauve-nous, ma mère ! En même temps je lançai ma bague vers le ciel, et le tourbillon furieux l’emporta avec mon cri de détresse.

RENAUD.

Et le miracle s’est renouvelé, frère !… Aussitôt le vent cessa de mugir, le sable de nous brûler, et un passage s’ouvrit devant nous, chemin frayé par la main de Dieu même, qui bénissait la pieuse confiance des fils de Clotilde Aymon.

GRIFFON.

Saint Bonaventure y a bien été pour quelque chose.

RICHARD.

Tu crois ?…

GRIFFON.

Si je crois ! oui, j’y crois… C’est toujours à lui que je m’adresse dans les moments difficiles… Et grâce à vous, je lui ai procuré de l’occupation ; il ne doit plus savoir où donner de la tête.

RENAUD.

Ainsi, encore un danger de surmonté, un obstacle de vaincu.

RICHARD.

Dieu fasse que ce soit le dernier, car toi et moi nous n’avons plus d’anneau.

GRIFFON.

Moi j’ai toujours saint Bonaventure.

RENAUD.

Oui, nos talismans sont épuisés ; mais nous sommes dans les états d’Haraoun-al-Raschid, prince magnanime, dit-on ; il doit bien nous accueillir… nous venons lui rendre, au nom de Charlemagne qu’il admire, la visite de ses ambassadeurs.

RICHARD.

Tu as raison, il nous doit une réception magnifique.

RENAUD.

Il nous fera les honneurs d’un tournoi, peut-être !

GRIFFON.

Et de son sérail aussi… Voilà où j’aimerais à me reposer.

RICHARD.

J’espère bien m’asseoir au jeu du calife… Si j’allais lui gagner sa couronne !

RENAUD.

Je l’aurais, cette couronne, que je l’échangerais volontiers contre une gourde d’eau fraîche… Je meurs de soif.

RICHARD.

Les musulmans bâtissent toujours leurs tombes près de quelque source… Cherche, Griffon ; il doit y avoir de ce côté un puits ou une fontaine… Cherche.

GRIFFON.

Il faut me lever ?

RENAUD.

Sans doute.

GRIFFON, se levant.

Je ne sais plus où sont mes jambes. (Il sort.)


Scène VIII.

RENAUD, RICHARD.
RICHARD.

Si c’est comme ambassadeurs que nous nous présentons au calife, l’état de nos habits va donner une pauvre idée de la magnificence de celui qui nous envoie.

RENAUD.

Le terrible accident du désert expliquera notre dénûment… Il suffira, pour preuve de notre mission, de présenter à Haraoun la cédule de Charlemagne… Tu as conservé le précieux parchemin ?

RICHARD.

J’aurais perdu la vie plutôt que de m’en séparer. (Il le tire de son sein.) Le voici.

RENAUD.

En quelques mains que soit tombée Odette, le calife est tout-puissant, il nous la fera rendre dès qu’il aura lu cet écrit.

RICHARD.

Oui, car il n’y a pas à douter de son authenticité ; il a été scellé avec l’épée de Charlemagne. (Il ouvre le parchemin.) Ah ! mon Dieu !…

RENAUD.

Qu’as-tu donc ?

RICHARD.

Regarde !… Oh ! c’est impossible !… (Il approche le parchemin de la lueur de la flamme pour mieux voir.) Rien !… il n’y a plus rien !…

RENAUD.

Les caractères écrits par Alcuin, l’empreinte du sceau royal, tout a disparu !


Scène IX.

Les Mêmes, GRIFFON, arrivant tout effaré.
GRIFFON, d’une voix étouffée.

Messires !… messires !…

RENAUD.

Eh bien ?

RICHARD.

Tu as trouvé ?

GRIFFON, tremblant.

Rien.

RENAUD.

Pourquoi revenir alors ?

GRIFFON.

Parce que j’ai aperçu une demi-douzaine de bandits acharnés après un pauvre vieillard.

RICHARD.

Il fallait nous appeler.

GRIFFON.

Je n’avais plus de voix ; mais j’ai retrouvé des jambes.

RENAUD.

Allons à son secours.

GRIFFON.

C’est inutile… ils l’amènent de ce côté… Tenez, les voilà.

RICHARD, à Renaud qui veut s’élancer.

Arrête !… Dans la situation où nous nous trouvons, la prudence est nécessaire… Avant de nous engager dans une rencontre périlleuse, observons.

RENAUD.

Mais s’ils veulent tuer ce vieillard ?

RICHARD, entraînant Renaud derrière le marabout.

Nous serons là, Renaud.

GRIFFON, se cachant derrière Richard et Renaud.

Saint Bonaventure entendra encore parler de moi aujourd’hui.


Scène X.

Les Mêmes, derrière le marabout, ZAOR et les Quatre Musulmans, entraînant UN VIEILLARD.
LE VIEILLARD.

Misérables ! je vous ai dit mon nom et vous ne reculez pas devant le crime !…

ZAOR.

Ton nom, c’est ton arrêt !… Tu vois cette tombe ?

LE VIEILLARD.

C’est celle de Giafar le Barmécide.

ZAOR.

Oui, de Giafar, injustement mis à mort… C’est au pied de cette tombe que tu vas mourir. (Il fait chanceler le vieillard, qui tombe un genou en terre.)

LE VIEILLARD, renversé et menacé par les poignards.

Si Giafar fut coupable, le prophète m’enverra des défenseurs.

RENAUD, se montrant et mettant l’épée à la main.

Non pas le prophète, mais Dieu lui-même !

RICHARD, paraissant aussi l’épée hors du fourreau.

Arrière ! lâches meurtriers ! arrière ! (Les Musulmans, épouvantés, s’enfuient.)

GRIFFON, à part, s’est jeté à genoux en marmottant très-vite.

Saint Bonaventure, combats pour moi, mon bon petit saint Bonaventure !


Scène XI.

RENAUD, RICHARD, LE VIEILLARD, GRIFFON.
LE VIEILLARD.

Grâces vous soient rendues, vaillants étrangers.

RENAUD.

À l’avenir, vieillard, gardez-vous de voyager seul ; vous ne sortiriez pas toujours aussi heureusement d’une mauvaise rencontre.

LE VIEILLARD.

Pour que je puisse conserver le souvenir de mes libérateurs, dites-moi, de grâce, à qui je dois ce secours inespéré.

RICHARD, avec assurance.

Nous sommes deux ambassadeurs du roi Charlemagne, et nous nous rendons à la cour du calife Haraoun !

LE VIEILLARD, d’un air de doute.

Des ambassadeurs ?…

RENAUD.

Ne pouvons-nous savoir aussi qui vous êtes ?

LE VIEILLARD.

Un marchand de Bagdad, qui s’estimerait heureux de pouvoir reconnaître dignement le service que vous lui avez rendu.

GRIFFON, bas.

Messire Richard ?

RICHARD.

Hein ?

GRIFFON.

Si vous lui demandiez un chameau… il m’aiderait un peu.

LE VIEILLARD.

Je me rendais à mon habitation d’été ; mais j’en suis loin encore.

RICHARD.

Nous allons être forcés de vous quitter.

RENAUD.

Il faut que nous soyons à Bagdad à l’ouverture des portes.

LE VIEILLARD.

C’est fâcheux, attendu que deux épées comme les vôtres sont bonne compagnie en voyage.

RENAUD.

Une seule suffira, je vous accompagnerai.

GRIFFON, à lui-même.

Ah ! nous allons rester. (Il s’assied.)

RICHARD.

Debout, Griffon.

GRIFFON.

Hein ?… pourquoi ?…

RICHARD.

Nous allons à Bagdad.

RENAUD.

Nous nous retrouverons demain, mon frère.

RICHARD.

Au caravansérail de la mosquée d’Aly. (Renaud et le vieillard sortent par la droite, Richard et Griffon par la gauche.)

(Le théâtre change et représente la galerie d’un caravansérail ouverte au fond sur une rue de Bagdad. — À droite, au premier plan, une porte drapée par une tapisserie qui ferme l’entrée d’une salle intérieure.)

Scène XII.

Marchands, Voyageurs, MOSOUL, Un Muet,
puis RICHARD et GRIFFON.
(Ça et là, dans la cour, quelques voyageurs et marchands assis par groupes de deux ou trois personnes causent en fumant. Mosoul, le marchand d’esclaves, sort de la salle à droite ; il est suivi d’un Muet noir qui pose un coussin à terre et donne à Mosoul sa pipe. Le marchand d’esclaves s’assied devant sa porte. Alors arrivent Griffon et Richard venant de la gauche. Ils portent le turban et la robe des musulmans, elle est fermée par une ceinture et cache leurs vêtements européens.)
RICHARD.

Voyons si de ce côté et à la faveur de ce costume nous serons plus heureux.

GRIFFON.

Il est gentil le costume, la coiffure surtout ! il me semble que j’ai la tête dans un obélisque !

RICHARD.

Renaud n’arrive pas… ce vieillard l’aura emmené bien loin peut-être… N’importe ! avec ou sans mon frère… je saurai bien reconquérir celle que nous avons juré de ramener en France…

GRIFFON.

Prenez garde de vous embarquer dans quelque mauvaise affaire… songez que vous n’êtes pas seul.

RICHARD.

J’y songe aussi… et je compte bien sur toi.

GRIFFON.

Sur moi !… mais au contraire, mon cher maître… soyez prudent à cause de moi.

RICHARD.

Allons donc !… tu y mets de la modestie ; au moment du danger, ton courage éclatera tout à coup, et tu te montreras digne de nous.

GRIFFON.

Vous croyez ?…

RICHARD.

J’en suis sûr.

GRIFFON, à part.

Bonaventure fera là un grand miracle.

RICHARD, examinant Mosoul.

Je reconnais cet homme… c’est ce marchand d’esclaves à qui appartient Odette.

GRIFFON.

Et vous croyez qu’il aura la petitesse de la vendre, elle, une princesse ?

RICHARD.

Parbleu… ces mécréants-là font argent de tout.

GRIFFON.

Vendre une femme !… quelle horreur !… l’acheter… je ne dis pas. Oh ! mon beau pays de France, quand te reverrai-je ?… Depuis la bastonnade qu’on a donnée devant moi au domestique d’un vieux juif qui doit être empalé ce matin, je sens que je ne pourrais pas m’acclimater ici.

RICHARD, qui a réfléchi, à lui-même.

Elle est là… il faut que je la voie. (Il va vers la droite.)

MOSOUL, se levant.

On n’entre pas.

RICHARD.

Comment !… n’es-tu pas Mosoul, le marchand d’esclaves, et n’est-ce pas là ton bazar ?

MOSOUL.

Sans doute… mais c’est égal, on n’entre pas. Le règlement du cadi ne permet pas qu’on voie les esclaves avant l’heure du marché et autre part que sur la place.

RICHARD.

Pourtant si je veux acheter…

MOSOUL, le toisant.

Vous !

GRIFFON, à part.

Il nous reste six sous parisis… on ne doit pas avoir quelque chose de bien joli avec ça.

RICHARD.

Prends garde ! tu vas peut-être perdre une bonne occasion !

MOSOUL.

J’en doute.

RICHARD.

Tu dis cela à cause de la simplicité de mon costume. (Confidentiellement.) Mosoul, est-ce qu’il n’y a pas à Bagdad comme partout, des amateurs très riches, mais pleins de prudence, qui, de peur de donner l’éveil aux concurrents, envoient des gens pauvrement vêtus pour faire leurs emplettes ?

MOSOUL.

Oui, il y en a… par exemple, notre illustre cadi lui-même, le seigneur Aboul-Muley.

GRIFFON, à part.

Mulet !… quel nom oriental !

RICHARD.

Le connais-tu ?

MOSOUL.

Parfaitement… je l’ai même fait prévenir en secret de mon arrivée.

RICHARD.

Eh bien… c’est lui qui m’envoie.

MOSOUL.

C’est singulier… par discrétion il ne devait m’adresser qu’un de ses muets.

RICHARD.

Un muet… (montrant Griffon) il m’a accompagné… le voici. Approche, muet !

GRIFFON, se récriant.

Moi !

RICHARD, bas.

Tais-toi donc ! (Haut.) Muet, explique à l’honnête marchand la mission dont m’a chargé l’illustre Aboul-Muley. (Griffon embarrassé multiplie ses gestes sans y attacher aucun sens.)

RICHARD.

Vous voyez !

MOSOUL.

Oui… oui… je comprends.

GRIFFON, à part, surpris.

Il comprend !

MOSOUL.

Votre maître voudrait une jolie fille pour lui gratter la plante des pieds et lui chasser les mouches.

GRIFFON, à lui-même, scandalisé.

Chasse-mouche ! la fille de Charlemagne !…

MOSOUL, à Richard.

Vous dites ?…

RICHARD.

Que je peux entrer… car tu n’as rien à refuser à celui qui m’envoie.

MOSOUL.

C’est vrai.

RICHARD, à Griffon.

Reste là, muet !

MOSOUL, faisant signe au noir qui s’avance, lui dit à part, en lui montrant Griffon.

Ce garçon est comme toi, privé de la parole, tu le comprendras facilement… interroge-le pour savoir jusqu’à quel prix son maître consentirait à payer une esclave. (À Richard.) La cloche du marché va sonner, venez vite si vous voulez faire votre choix d’avance !… (À Griffon et au Nègre.) Nous vous laissons ensemble.

RICHARD.

Causez, mes enfants, causez. (Il entre à droite avec Mosoul.)


Scène XIII.

LES MARCHANDS et VOYAGEURS, au fond ; GRIFFON, LE NÈGRE.
GRIFFON, à lui-même.

Parler à un muet… c’est embarrassant !… (Le Nègre lui fait des signes de tête engageants et rit.) — Il est très-laid, mais il a l’air bon enfant. Il s’agit de causer… (Mimant et traduisant au public chacun de ses gestes.) Toi… écoute-moi… (Le Nègre exprime qu’il comprend et est attentif.) — Très-bien… (À part.) Qu’est-ce que je vais lui demander ?… Ah ! le chemin le plus court pour sortir de Bagdad ; ça pourra m’être utile. (Mimant et expliquant.) Moi… vouloir décamper. (Il montre ses jambes et indique un animal qui court) (Le Nègre le prend par les deux épaules et le fait asseoir.) — Mais non pas asseoir… Est-il bête ! Au fait, il trouve peut-être cela plus commode pour causer… (Le Nègre s’est assis à côté de lui.) Je reprends !… (Recommençant à mimer et à traduire ses gestes.) Faut-il aller à droite ou à gauche pour s’esquiver sans tambour ni trompette ? (Il indique le battement du tambour et le jeu de la trompette.) (Le nègre se lève brusquement et se met à danser.) — Allons ! bon… il croit que je l’invite à danser… (Il se lève et arrête le nègre qui gambade.) Mais non, mais non… (Le Nègre, arrêté dans sa danse, fait rapidement un grand nombre de gestes.) — Qu’est-ce qu’il dit, ce bavard-là ?… (Le Nègre lui montre un doigt.) — Ça se calme… Il me demande si je suis seul. (Il montre deux doigts.) Deux, nous sommes deux. (Le Nègre lui montre un poing.) — Il me montre le poing… Nous ne nous entendons plus… Il croit que son poing me fait peur ; je vas lui en montrer deux. (Il montre les deux poings.) (Le nègre lui donne un coup de poing.) (Étourdi.) Hein ? (Se remettant.) Ah ! c’est là ton patois ?… Oh ! mais celui-là je le parle couramment ! (Il tombe sur le nègre à grands coups de poing.)

RICHARD, paraissant.

Eh bien que fais-tu, malheureux ?…

GRIFFON, frappant toujours.

Vous m’avez dit de causer, nous causons. (Le Nègre parvient à se tirer des mains de Griffon, et disparaît en se sauvant à droite.)


Scène XIV.

LES VOYAGEURS et LES MARCHANDS, RICHARD,
GRIFFON.
GRIFFON.

À propos… avez-vous vu la princesse Odette ?

RICHARD.

Oui… Pauvre jeune fille ! sa surprise, sa joie ont bientôt fait place au désespoir, quand elle a su que nous étions sans ressource pour la délivrer… Si je dois être vendue, m’a-t-elle dit, je saurai bien me soustraire à la puissance de mon maître ! J’ai compris qu’elle voulait mourir, et plus que jamais, moi, je veux la sauver.

GRIFFON.

Une idée !… Si vous la rachetiez à crédit ?

RICHARD.

Pardieu, j’y ai pensé… Mais ce misérable Mosoul ne veut vendre qu’au comptant, et il ne cédera pas Odette à moins de dix mille sequins.

GRIFFON.

C’est trop cher pour nous… il faut y renoncer !

RICHARD.

Y renoncer !… mais c’est manquer au serment fait à notre mère… c’est envoyer au supplice ceux que nous avons laissés en otages… c’est perdre à la fois et nos frères et l’honneur !… (Il s’assied avec désespoir.) Ah ! le ciel ne m’enverra-t-il pas une bonne inspiration ? (On entend une marche.) Qui vient là ?…

GRIFFON.

C’est le cadi qui promène de rue en rue le vieux juif condamné au pal. C’est un supplice du pays que je me suis fait expliquer.


Scène XV.

Les Mêmes, LE CADI ABOUL-MULEY ; LE JUIF BARABAS, lié et tenu par un exécuteur qui porte une longue pique toute en fer. Des gardes les accompagnent. Ils sont suivis de quelques curieux. À l’entrée du cadi, les voyageurs et les marchands se sont levés.
ABOUL-MULEY, à son escorte.

Halte… et qu’on fasse silence… (Au vieux Juif.) Encore une petite pause ici, mon bon ami Barabas… c’est bien pour t’obliger ce que j’en fais… on ne me répondra pas plus ici qu’ailleurs. (Aux assistants.) À genoux !  ! (Quand tout le monde s’est agenouillé.) Je vous salue… levez-vous à présent et écoutez ce que je proclame… (Au Juif qui fait mine de vouloir s’asseoir.) Je t’invite à rester debout… tu as le temps d’être assis… (Lisant une proclamation.) Moi, Aboul-Muley, reflet du soleil levant et dernier quartier de la lune, autrement dit, troisième cadi de la sacrée ville de Bagdad, je déclare que le nommé Barabas, ici présent, a mérité le pal, pour punition de ses vols sur les deniers publics. (Au Juif qui fait un mouvement. Sois tranquille, je vais lire la suite.) (Haut, reprenant sa lecture.) Mais le sublime calife Haraoun-al Raschid a bien voulu, dans sa clémence, offrir un moyen de salut à celui qui croit à la toute puissance de l’or !

GRIFFON, à Richard.

Bah !… et lequel ?…

RICHARD, toujours rêveur.

Et que m’importe ?

ABOUL-MULEY, continuant.

Le juif Barabas a le droit de se racheter si à un prix quelconque, il trouve quelqu’un qui veuille prendre sa place. (Tous les assistants tournent le dos.)

GRIFFON.

C’est drôle… est-ce que vous croyez qu’il trouvera quelqu’un.

RICHARD, comme frappé d’une idée.

Quelle idée !

GRIFFON.

Il vous en est venu une ?

RICHARD.

Griffon !

GRIFFON.

Plaît-il ?…

RICHARD.

Je te disais tout à l’heure qu’un moment viendrait où ton courage, ton dévouement se montreraient tout à coup… ce moment est venu.

GRIFFON.

Je ne comprends pas.

RICHARD.

Ce matin encore ta vie ne valait pas dix deniers ; maintenant elle vaut dix mille sequins que ce juif va te donner.

GRIFFON.

Dix mille sequins !… à moi ?…

RICHARD.

Tu pourrais lui demander plus… mais dix mille sequins suffisent pour racheter Odette ; ainsi, mon brave Griffon, t… toi seul, tu auras sauvé la fille de Charlemagne !

GRIFFON.

Je ne demande pas mieux… mais…

RICHARD.

J’en étais sûr… Allons, avance et présente-toi.

GRIFFON.

Pourquoi faire ?…

RICHARD.

Pour prendre la place du juif.

GRIFFON.

Hein ?

RICHARD.

Pour dix mille sequins, pas moins.

GRIFFON.

Mais je ne la prendrais pas pour mon pesant d’or… Mourir sur une broche !… oh ! non !… c’est un supplice de volaille !…

RICHARD, à Griffon.

Ainsi tu refuses !

GRIFFON.

Positivement… et de plus je me sauve. (Il sort.)

ABOUL-MULEY, au Juif.

Hein ! quel silence ! c’est partout la même chose, personne ne répond… autant en rester là et achever la cérémonie… tout ça retarde mon déjeuner. (Le Juif lui fait des signes suppliants.) Allons, voyons. Personne ne se présente, je veux faire quelque chose pour toi… je prends sur moi de changer le genre de supplice… pour la dernière fois, je le dis et je ne le répéterai plus… qui veut avoir la tête tranchée ?…

RICHARD, s’avançant.

Moi !… (Étonnement. — Joie du Juif qui est prêt de s’évanouir.)

ABOUL-MULEY, au Juif.

Modère-toi, Barabas… cet imbécile-là va mourir de joie… (À Richard.) Tu es étranger ! sais-tu bien ce que tu demandes ?

RICHARD.

Dix mille sequins. (Le Juif fait signe qu’il les accorde.)

ABOUL-MULEY.

Allons, c’est convenu, on les comptera à tes héritiers… (Au Bourreau.) Prends l’un et lâche l’autre.

RICHARD.

Un moment, je veux bien exposer ma vie… mais avec la chance de la conserver.

ABOUL-MULEY.

C’est différent. (À l’Exécuteur.) Ne lâche rien… nous ne sommes pas d’accord.

RICHARD.

Je m’ennuie, seigneur cadi, et pour me distraire, je propose au condamné une partie de dés… je mettrai mon existence pour enjeu… et lui dix mille sequins ; si je perds, je mourrai à sa place, les sequins me seront acquis, et serviront à racheter une esclave chrétienne, qu’on doit vendre tout à l’heure au marché de Bagdad… Si je gagne, je ne devrai rien au juif, en échange des dix mille sequins, qu’il me comptera, rien qu’une prière pour le repos de son âme… est-ce accepté ?… (Le Juif réfléchit.)

ABOUL-MULEY.

Comment ! tu hésites, Barabas… que risques-tu ? d’être empalé si tu perds, et de payer dix mille sequins pour cela, c’est peut-être un peu cher ; mais si tu gagnes !… allons, il accepte, et c’est moi qui fournirai les dés ; justement je viens d’en saisir à deux croyants, qui jouaient dans la mosquée, malgré mes ordonnances. (Deux esclaves ont apporté un tapis sur lequel Aboul-Muley pose deux cornets et deux dés.)

RICHARD, à part.

C’est ma dernière partie, peut-être ! (Prenant un dé et un cornet.) Allons, Barabas, chacun le nôtre et que Dieu me protége.

ABOUL-MULEY, au Juif qui va s’asseoir.

Tu es trop ému, je jouerai pour toi. (Le Juif le supplie.) Sois tranquille… je perds toujours quand je joue pour mon compte, mais ça n’est pas une raison… en place !…

RICHARD.

C’est étrange ! le cornet tremble dans ma main… (Se remettant.) Allons donc… perte ou gain, je suis sûr maintenant de la rançon d’Odette. (Aboul-Muley et Richard s’asseyent, tout le monde se groupe autour d’eux.)

ABOUL MULEY.

Je commence. (Il va jeter les dés.)

RICHARD.

Non pas… jetons les dés ensemble, à la française, coup pour coup et en vingt points. (La partie s’engage, chacun compte ses coups.)

ABOUL-MULEY.

Six !

RICHARD.

Six !

ABOUL-MULEY.

Et cinq, onze ! (Au Juif.) Ça va bien !

RICHARD.

Et six, douze ! ça va mieux…

ABOUL-MULEY.

Dix-sept. (Au Juif.) Le coup est superbe !…

RICHARD.

Dix-sept !… celui-là vaut l’autre.

ABOUL-MULEY.

Dix-neuf. (Au Juif.) Mon pauvre ami, tu es empalé.

RICHARD.

Dix-huit… (Aboul-Muley et Richard se lèvent.)

ABOUL-MULEY.

Voici le dernier coup. (Il agite le cornet.)

RICHARD.

C’est la vie ou la mort ! (Il agite aussi son cornet. Tout le monde se rapproche, les deux joueurs vont jeter les dés. — Le rideau tombe pour se relever presque aussitôt. — Le théâtre représente la place du marché de Bagdad. À droite, l’entrée du palais du calife. Au fond, la ville.)


Scène XVI.

MOSOUL, GRIFFON, ODETTE, Seigneurs, Esclaves, Habitants de Bagdad. (On attend l’ouverture de la vente. On voit trois palanquins fermés dans lesquels sont des esclaves à vendre ; dans celui qui est à gauche il y a une Persane ; au milieu est Odette ; le palanquin à droite renferme une Égyptienne. On entend sonner la cloche du marché.)
MOSOUL.

Sous la bénédiction du prophète et avec la permission du cadi, la vente est ouverte.

GRIFFON, entrant.

On va vendre des femmes je suis curieux de savoir ce que ça vaut par ici…

MOSOUL, ouvrant le palanquin à droite.

Nous commencerons par cette jeune Persane… À huit cents sequins l’esclave !…

GRIFFON, à part.

Elle est très gentille, mais ça dépasse mes moyens…

MOSOUL.

À neuf cents sequins… Adjugé au seigneur Nihil, le grand eunuque !

GRIFFON, à part.

Pauvre petite ! qu’est-ce qu’il va en faire ? (Un vieillard emmène la Persane qui sort du palanquin.)

MOSOUL, allant au palanquin à droite.

Nous passons ensuite à un charmant produit de la terre d’Égypte… (Il ouvre les rideaux, on voit une Égyptienne.)

GRIFFON, à part.

Ça doit être une momie… (La regardant.) Non, c’est une jeune fille… Ah ! elle est d’un bien beau jaune !

LES ASSISTANTS, désignant le palanquin du milieu.

Non ! celle-ci ! celle-ci !

MOSOUL.

À cinq cents sequins l’Égyptienne !

LES ASSISTANTS, réclamant.

La seconde ! d’abord la seconde !

MOSOUL.

Je vous la réservais pour le bouquet, messeigneurs… c’est du fruit rare et nouveau… une chrétienne, une Française !…

GRIFFON, à part.

La princesse Odette !

MOSOUL, ouvrant les rideaux du second palanquin.

La voici ! (On aperçoit Odette, assise dans le palanquin. Mouvement d’admiration des assistants. Odette abaisse sur son visage le voile qui couvre sa tête.)

GRIFFON, à part.

On va la mettre aux enchères… et je n’ai que six sous parisis…

MOSOUL.

À huit mille sequins, l’esclave chrétienne !

GRIFFON, se grattant l’oreille.

C’est trop cher pour moi !

UN DES ASSISTANTS.

Neuf mille !


Scène XVII.

Les Mêmes, RICHARD.
RICHARD, accourant.

Dix mille sequins !

GRIFFON, à part.

Il était temps !

ODETTE, à part.

Richard !

GRIFFON.

Vous avez donc de l’argent ?

RICHARD.

Je n’avais plus que ma vie, je l’ai jouée, et j’ai gagné dix mille sequins… il fallait avoir la main heureuse ; faute d’un point j’étais mort !

MOSOUL.

L’esclave chrétienne est à toi…

ODETTE, s’élançant hors du palanquin et allant à Richard.

Je suis libre… vous m’avez sauvée !

MOSOUL.

Un moment… elle est à toi, si personne ne se présente pour surenchérir avant que j’aie achevé de lire trois versets du Coran, c’est la loi… (Il déploie un rouleau de parchemin, sur lequel sont écrits des versets du Coran. Il se met à lire à voix basse. Les assistants à la vente se groupent et semblent se consulter. On emporte les palanquins.)

RICHARD.

Soyez sans crainte, Odette, nous avons juré de vous ramener à votre père… et fût-ce au prix de notre sang, nous ne vous aurions pas laissé subir la loi d’un maître !…

ODETTE.

Dieu m’eût pardonné de m’y soustraire par la mort !

RICHARD.

Ainsi donc, si la fortune ne m’eût pas permis de vous racheter…

ODETTE.

Je pouvais braver le déshonneur… car je me serais souvenue alors que je suis chrétienne et que j’aime Amaury !

GRIFFON, allant à Mosoul.

Vous n’avez pas encore lu ?… il épèle…

MOSOUL, cessant de lire.

Personne n’ayant réclamé, l’esclave chrétienne est adjugée au prix de dix mille sequins !

RICHARD, lui jetant plusieurs bourses.

Les voilà !… (À Odette.) Maintenant on ne nous séparera plus !…


Scène XVIII.

Les Mêmes, LE POURVOYEUR DU HAREM.
(Le Pourvoyeur du harem, qui depuis un moment a paru à l’entrée du palais, regarde Odette, puis il s’avance et se place entre elle et Richard.)
LE POURVOYEUR.

À moins que je ne veuille acheter pour le compte du calife… et j’achète…

MOSOUL.

C’est le droit du pourvoyeur du sérail…

ODETTE.

Qu’entends-je !

RICHARD.

Ce droit est odieux ! j’en appelle au calife !

LE POURVOYEUR, à des esclaves qui le suivent.

Emmenez cette esclave au harem… (On s’empare d’Odette.)

RICHARD, tirant son épée cachée sous sa robe.

Oh ! je la défendrai !

ODETTE, entraînée dans le palais, s’écrie :

Richard, priez pour moi !… (Elle est entraînée et disparaît.)

RICHARD.

Arrière tous ! je disputerai cette femme à Satan lui-même !… (Il s’élance à la poursuite d’Odette, mais il est arrêté à la première marche du palais.)

LE POURVOYEUR.

Saisissez cet homme ! il a mis le pied sur le seuil de ce palais, il a mérité la mort !… (On s’empare de Richard.)

GRIFFON, à part.

Mon pauvre maître, il est perdu… il n’y a que saint Bonaventure qui puisse nous tirer de là !


Scène XIX.

Les Mêmes, ABOUL-MULEY.
MOSOUL.

Le cadi !

TOUS, s’inclinant.

Le cadi !

RICHARD, tenu par des gardes.

Je demande justice !

ABOUL-MULEY.

Plus tard, mon ami, plus tard ! (Au peuple.) Grande nouvelle, mes enfants… le sublime Haraoun-al-Raschid, retiré dans son palais d’été, a nommé un successeur au traître Giafar… Le nouveau grand-vizir arrive… (Bruit d’une marche et des acclamations de la foule.) Entendez-vous ces cris, ces acclamations ! ils annoncent son entrée dans Bagdad !…

RICHARD.

Il faudra bien que celui-là m’entende !…


Scène XX.

Les Mêmes, Gardes, Porte-Étendards, Almées, Esclaves noirs, puis RENAUD, revêtu du costume oriental et à cheval. Il est accompagné de seigneurs musulmans et suivi par le peuple ; l’arrivée de Renaud forme une marche triomphale.
ABOUL-MULEY.

Honneur et gloire au vizir !

TOUS, excepté Richard.

Honneur et gloire au grand vizir !

LE POURVOYEUR.

Justice contre l’infidèle !

TOUS.

À mort l’infidèle !

RICHARD, s’avançant vers Renaud.

Tu me dois protection… j’ai voulu défendre mon droit !

RENAUD.

Que cet homme soit libre !

GRIFFON, surpris.

Messire Renaud !

RICHARD.

Mon frère !

RENAUD.

Voici le firman du calife qui nous place tous deux au-dessus de la loi, et qui ordonne qu’une esclave chrétienne, nommée Odette, nous soit rendue en quelque main qu’elle se trouve. (Le Pourvoyeur s’incline.)

ABOUL-MULEY, prenant le firman des mains de Renaud.

Sublime vizir, je vais chercher moi-même celle qui vous intéresse. (Renaud descend de cheval.)

RICHARD.

C’est toi que je retrouve ainsi !

GRIFFON.

C’est saint Bonaventure qui nous vaut ça.

RENAUD.

Nous le devons à notre épée, Richard.

RICHARD.

Elle t’a fait grand-vizir.

RENAUD.

J’ai refusé le titre… mais j’ai dû pour un jour en accepter les droits et les honneurs.

RICHARD.

Comment se fait-il ?

RENAUD.

Ce vieillard protégé par nous… c’était Haraoun lui-même… Il avait raison de réclamer encore notre secours, pour le chemin qu’il lui restait à faire. Ses assassins revenus plus nombreux nous attaquèrent, comme nous allions atteindre le terme de notre voyage… Tu n’étais plus là, Richard… j’ai frappé pour deux, et c’est sur les cadavres des meurtriers que j’ai frayé au calife un sanglant passage… En reconnaissance du service que je lui ai rendu, Haraoun nous comble de richesses, de présents, et met à notre disposition le plus beau navire de sa flotte… Tu le vois, notre tâche s’accomplit ; c’est en esclave qu’Odette a quitté la France… c’est en reine qu’elle y rentrera.

GRIFFON.

Et je n’aurai plus rien à porter.

RICHARD.

Nous aurons tenu notre parole et nos frères seront sauvés.

RENAUD.

Mais notre protégée, notre sœur… où est-elle ?

RICHARD.

Dans ce palais… tu vas la voir… Tiens, on nous la ramène. (À Aboul-Muley qui paraît.) Eh bien, cette jeune fille ?…


Scène XXI.

Les Mêmes, ABOUL-MULEY.
ABOUL-MULEY.

À peine entrée au harem, la jeune chrétienne s’est précipitée dans le fleuve… et l’on n’a vu flotter que son voile. (Il le montre.)

RENAUD.

Malheur !

RICHARD.

Le fleuve est là… Oh ! je la sauverai, frère, ou je mourrai avec elle ! (Il s’élance vers le fond.)



ACTE IV.


Le théâtre représente l’intérieur d’une salle basse du château de Maugis.


Scène I.

MAUGIS, ROLAND, RAOUL, Chevaliers, Gardes, Peuple. (Au lever du rideau, Maugis entouré de chevaliers est assis. Son secrétaire est à une table et tient un parchemin. Raoul et Roland sont debout devant Maugis et gardés par des hommes d’armes. Au fond de la salle, hommes et femmes du peuple.)
MAUGIS.

Fils du comte Aymon, le délai d’un an accordé par le roi à vos frères est expiré… Ils ne sont point de retour, et celle qu’ils s’étaient engagés à retrouver n’a pas reparu. Fidèle à sa parole, Charlemagne vous livre à ma justice. Vous venez d’entendre prononcer votre sentence, n’avez-vous rien à dire à vos juges ?

RAOUL et ROLAND.

Non.

MAUGIS.

Je suis maintenant l’arbitre de votre sort. L’outrage que j’ai reçu de vous justifierait ma vengeance. Mais je puis, je veux être clément, si vous vous montrez humbles et sincères. Reconnaissez que vous avez menti ?

RAOUL.

Nous avons dit la vérité.

MAUGIS.

Songez que votre supplice s’apprête, avouez que vos frères et vous obéissiez à une méchante et ambitieuse pensée en m’accusant d’imposture.

ROLAND.

Nous avons dit la vérité.

MAUGIS.

Ainsi, vous ne voulez pas reconnaître que celle que j’ai présentée à Charlemagne était sa véritable fille ?

RAOUL.

Nous attestons, au contraire, qu’Odette nous a été ravie par vous et les vôtres, vous substituer à sa place une étrangère, votre complice. Vous nous menacez de la mort, nous l’attendions, puisque nous avions offert notre sang en garantie de la parole et du retour de nos frères.

MAUGIS.

Reconnaissez votre mensonge, votre erreur si vous voulez… et vous vivrez.

ROLAND.

Nous reconnaissons que le terme est expiré, et que nous devons mourir. (Murmure d’admiration dans le peuple.)

MAUGIS.

Vous admirez leur courage, n’est-ce pas ?… mais ce courage apparent n’est qu’une fausseté de plus. S’ils parlent ainsi, c’est qu’ils ont foi l’un et l’autre dans je ne sais quel talisman qui doit les sauver de la hache du bourreau. (Murmure d’incrédulité.)

RAOUL.

Cet homme a dit vrai. Oui, mon frère et moi nous portons au doigt un anneau, dernier présent de notre mère bien-aimée… Cet anneau nous protégerait peut-être au moment du supplice ; mais les fils Aymon acquittent loyalement leur dette. Ils ont promis de mourir pour l’honneur de leur parole… ils mourront… Voici mon anneau. (Il le pose sur la table.)

ROLAND, posant aussi son anneau sur la table.

Voici le mien. Ô ma mère ! vous n’auriez pas voulu sauver vos fils au prix d’un parjure !… Nous n’avons plus maintenant de talisman contre la mort. Baron de Maugis, tu as menti à Dieu et aux hommes… nous le jurons devant Dieu !…

RAOUL.

Et devant les hommes !

ROLAND.

Qu’à présent ton bourreau vienne nous prendre, nous sommes prêts.

MAUGIS.

Vous avez une heure pour prier et vous repentir. (Sur un signe de Maugis, les gardes repoussent le peuple par la droite. Maugis et les chevaliers sortent par la gauche.)


Scène II.

RAOUL, ROLAND.
RAOUL.

Une heure… il nous accorde une heure… Je ne l’aurais pas cru si généreux… À quoi penses-tu, Roland ?

ROLAND.

À nos frères.

RAOUL.

Tu ne doutes pas d’eux, n’est-ce pas ?

ROLAND.

Douter de Richard et de Renaud… moi ?… Je prie pour eux, s’ils sont morts… je pleure sur eux, s’ils sont vivants. Pauvres frères !… qui leur pourra dire alors que, jusqu’à notre dernière heure, nous les avons aimés et bénis ?…

RAOUL.

On n’osera pas nous bâillonner comme de vils criminels… Eh bien, au pied de l’échafaud, nous crierons à ce peuple qui voudra voir comment meurent les fils Aymon, nous lui crierons : Soyez témoin qu’en plaçant notre tête sous ce glaive, nous déclarons tenir Richard et Renaud pour de bons et féaux chevaliers. On vient à nous.

RAOUL.

Le bourreau, sans doute.


Scène III.

Les Mêmes, AMAURY, en costume d’homme du peuple.
AMAURY, entrant mystérieusement et à demi-voix.

Le bourreau est mort.

RAOUL et ROLAND.

Mort !

AMAURY.

Je l’ai tué !

RAOUL et ROLAND.

Amaury !

AMAURY.

Oui, Amaury, qui n’a plus qu’une pensée… vous sauver, car il faut que vous viviez pour m’aider à retrouver et défendre Odette.

RAOUL et ROLAND.

Odette !

RAOUL.

Mais Renaud…

ROLAND.

Richard…

AMAURY.

Sont encore loin de la France… ou sont morts… il faut donc que vous viviez, vous, les frères, les protecteurs d’Odette. Le peuple qui vous aime et vous admire, attribue à une intervention divine, à un miracle, la mort de l’exécuteur, et, j’en réponds, Maugis ne trouvera pas de tourmenteur pour remplacer le misérable qui est tombé sous mes coups.


Scène IV.

Les Mêmes, ÉVRARD, Hommes d’Armes.
ÉVRARD.

L’heure est écoulée…

AMAURY.

Le bourreau !

ÉVRARD.

A été assassiné, mais d’autres se sont présentés.

AMAURY.

Malheur ! malheur !…

ROLAND.

Ta main, frère.

RAOUL.

La voilà… marchons !…

AMAURY, à part.

Les sauver ou mourir ! (Il sort par la droite et les frères Aymon par la gauche, sous l’escorte des hommes d’armes.)

(Le théâtre change et représente une forêt éclairée par le soleil couchant. Une éclaircie au milieu de laquelle s’élève un arbre séculaire ; au pied de cet arbre un billot, près du billot une hache. — Au changement à vue toutes les avenues de la forêt sont pleines de peuple que contiennent à peine les hommes d’armes.)

Scène V.

RAOUL, ROLAND, ÉVRARD, Hommes d’Armes, Peuple.
LE PEUPLE.

Ah ! ah ! ah ! les voilà !

LES HOMMES D’ARMES.

Place ! place !

ÉVRARD.

Laissez passer la justice de notre seigneur et maître.

UNE JEUNE FILLE.

Si jeunes, si beaux, et mourir !

UN HOMME.

Ils ne mourront pas… le bourreau à disparu.

LA JEUNE FILLE.

On en a trouvé d’autres, à ce qu’on dit. (À ce moment Raoul et Roland paraissent ; ils ont les mains liées.)

RAOUL, bas à Roland.

As-tu reconnu dans la foule Amaury ?

ROLAND.

Oui, le malheureux se perdra peut-être.

RAOUL.

La chaleur est étouffante. (À l’Homme du peuple.) Bonhomme, veux-tu me passer ta gourde ?

L’HOMME.

Certes, messire. (Il la lui donne.) Elle est pleine.

RAOUL.

De vin ?

L’HOMME.

Oui, messire.

RAOUL.

Est-il bon ? (Il boit.) Oui, vraiment… Allons, je bois à la santé de mes frères. (Après avoir bu, à Évrard.) Où sont donc vos bourreaux, capitaine ?

L’HOMME DU PEUPLE.

Dieu protége les fils Aymon ; les bourreaux ne viendront pas.

ÉVRARD.

Les voici ! (On voit alors venir du fond, à travers les arbres, deux hommes vêtus de longues robes rouges, la tête couverte à demi des pans de leurs longs manteaux, rouges comme leurs robes.)


Scène VI.

Les Mêmes, LES DEUX BOURREAUX. (La foule s’écarte avec terreur devant ces deux hommes qui s’avancent lentement et silencieusement.)
RAOUL.

Pardieu, Roland, je finirai par me laisser aller au péché d’orgueil !… Enchaînés et résolus à mourir, nous imprimons encore si grande terreur à nos ennemis, que Maugis n’a pas osé assister à notre supplice, et que, pour nous frapper, les bourreaux se voilent le visage. (L’un des exécuteurs fait signe au peuple de s’écarter pour faire une place plus grande. Le peuple recule.)

ROLAND.

Pourquoi ces liens, ces entraves ? Oh ! nous ne voulons pas nous défendre, mais nous sérions heureux de mourir les mains libres. (Les deux exécuteurs font tomber les liens qui attachaient les mains de Roland et de Raoul.)

RAOUL et ROLAND.

Merci.

RAOUL.

Et maintenant que notre heure est venue, nous déclarons que notre dernière pensée, notre dernier soupir sera pour nos frères.

ÉVRARD.

Vos frères ne vous ont-ils pas lâchement abandonnés ?

ROLAND.

Nos frères sont morts… Sans cela, eussent-ils dû braver mille dangers, renverser mille obstacles, ils seraient venus à Charlemagne et auraient tenu leur promesse.

RAOUL.

Et si la fortune les avait trahis, s’ils n’avaient pu racheter notre vie fût-ce ici même, ils seraient venus à nous, et nous mettant dans la main à chacun une épée ; ils nous auraient dit : Frères, combattons et mourons ensemble. (Chacun des exécuteurs jette alors les pans rouges de son manteau, et l’on reconnaît Renaud et Richard, ils tirent de dessous leur robe une épée qu’ils tendent à Raoul et à Roland.)

RICHARD.

Bien dit, Raoul !

RAOUL.

Richard ! Renaud !

RENAUD.

Combattons, frères, et mourons ensemble !

LE PEUPLE.

Miracle ! miracle ! (Les hommes d’armes veulent faire un mouvement pour s’emparer des fils Aymon ; mais le peuple se soulève alors.)

AMAURY, une épée à la main.

La vie sauve et passage aux quatre fils Aymon…

LE PEUPLE.

Oui, la vie sauve et passage, passage ! (Il renverse les hommes d’armes, puis s’écarte respectueusement pour faire place aux quatre fils Aymon, qui, tous quatre appuyés sur l’épaule l’un de l’autre, traversent la foule qui les salue de ses acclamations. Le théâtre change et représente l’intérieur de la grange d’Odette au val des Roses.)


Scène VII.

MAUGIS, ÉLOI.
ÉLOI, entrant avec Maugis.

Arrêtons-nous dans cette métairie, messire ; donnons à nos chevaux hors d’haleine quelques instants de repos.

MAUGIS.

Recommande-les toi-même au métayer ; songe que la rapidité de leur course a pu seule nous sauver, et que nous ne serons en sûreté qu’à l’abbaye de Saint-Julien.

ÉLOI.

Comptez sur mon zèle, messire. (Il sort.)


Scène VIII.

MAUGIS, seul.

Vaincu par les fils de mon odieux rival !… Leur mère, ange invisible, s’est toujours placée entre eux et ma haine… Renaud, Richard, Roland et Raoul sont à présent réunis. Mes vassaux révoltés ont désarmé mes soldats, envahi mon château, renversé ma bannière, et j’ai dû, moi, Maugis, fuir devant les quatre épées !… J’ai voulu consulter de nouveau le livre de l’enchanteur Merlin… Ce livre est désormais fermé pour moi. Ni science, ni magie ne peuvent donc plus me secourir contre mes ennemis ? Ils amèneront à Charlemagne cette Odette que des traîtres ont épargnée et que Renaud et Richard sont allés reprendre au harem de Bagdad. La force seule me reste, et quelle force ! Pour lutter victorieusement contre de tels adversaires, où trouver des alliés, des adversaires qui ne tremblent pas au seul nom de ces terribles guerriers ?… Il en est un peut-être… Oui, Baudouin, Comte d’Auvergne, le plus brave, le plus redouté des douze pairs du royaume ; Baudouin cachait mal son dépit lorsque devant lui on vantait à la cour les hauts faits de Renaud et de ses frères ; Baudouin, facilement trompé par moi, saisira avec empressement un prétexte pour combattre ses rivaux de gloire… C’est cela, appelons Baudouin, appelons les douze pairs de Charlemagne à mon aide, excitons-les adroitement contre de misérables aventuriers qui prétendent les braver et tromper leur maître. Écrivons en toute hâte, et sur cette route où ils ne prévoient pas d’obstacles, Renaud, Richard, Roland et Raoul trouveront la défaite et la mort. (Il écrit.)


Scène IX.

MAUGIS, ÉLOI.
ÉLOI.

Messire !

MAUGIS, écrivant.

Qu’as-tu donc ?

ÉLOI.

Je viens d’apercevoir, gravissant le chemin creux, une troupe d’hommes d’armes que suivait une grande foule. Nos ennemis peut-être ont retrouvé notre trace.

MAUGIS.

Nous leur échapperons encore cette fois. Nous allons nous séparer, mon brave. Tu vas remettre ce message au comte d’Auvergne. J’attendrai sa réponse à l’abbaye de Saint-Julien.

ÉLOI.

Je vous la porterai moi-même, messire

MAUGIS.

Fais diligence. (À Landry, qui entre.) Nos chevaux ?

LANDRY.

Sont prêts, monseigneur.

MAUGIS.

C’est bien. Partons, Éloi. (À part.) Malheur à tes fils, Clotilde ! Jamais plus grand péril ne les aura menacés, et ils n’ont plus d’anneaux qui les protégent. (Il sort.)


Scène X.

LANDRY, seul, puis Trois Nègres.

Eh ben ! vlà tout c’qu’y me donne pour l’avoir hébergé lui et ses deux chevaux pendant deux heures ! Décidément, il n’y a plus de bonnes aubaines au val des Roses depuis le départ de la petiote et des quatre fils Aymon. (Ici, trois Nègres entrent les deux premiers portent des coussins, et le troisième un grand éventail en plumes.) Hein ! qu’est-ce que c’est que ça ? À qui donc ces noirauds-là ?


Scène XI.

Les Mêmes, GRIFFON, richement vêtu.
GRIFFON.

À moi, maroufle ! Ce sont mes gens !

LANDRY.

Bah ! c’est toi, Griffon ?

GRIFFON.

Moi-même ! Je vous permets de me reconnaître ; mais je te défends de me tutoyer.

LANDRY.

C’est différent. Asseyez-vous donc… voilà un escabeau.

GRIFFON.

Fi donc ! Je ne m’assoies plus que couché, à l’indienne ; ça me repose. Petits nègres, apportez coussins à bon blanc. (Les Nègres placent les coussins ; Griffon se couche.)

LANDRY.

Ah ça, je rêve ! Comment se fait-il ?…

GRIFFON.

Tu ne comprends donc jamais rien, manant ! Je veux bien te raconter les aventures merveilleuses qui me sont arrivées… Petit nègre, chasse les mouches à bon blanc.

LANDRY.

Des aventures !…

GRIFFON.

Ça va t’intéresser beaucoup : écoute bien. Je te passe mon voyage en mer ; je te passe mon arrivée à Bagdad, l’histoire du juif Barabas, la partie de dés de messire Richard ; je te passe l’entrée triomphale du grand vizir. Comprends-tu ?

LANDRY.

Mais si vous passez tout…

GRIFFON.

Tu n’as besoin de savoir qu’une chose, c’est que la princesse Odette, qui s’était jetée dans un fleuve très-profond, aurait pu être sauvée par moi ; mais j’ai dû céder le pas à messire Richard. C’était non maître, il avait le droit de passer devant… Petit nègre, bon blanc a une mouche là.

LANDRY.

Alors, vous êtes donc revenus ?

GRIFFON.

Est-y bête ! Il me voit et il me demande ça… Oui, nous sommes revenus chacun avec une part de gloire. J’ai demandé la mienne en sequins et en nègres.

LANDRY.

C’est bien aimable à vous d’être venu me voir.

GRIFFON.

Je n’y pensais pas du tout… En arrivant en France, mes maîtres ont conduit la princesse dans leur château de Beuves, et l’y ont laissée sous bonne garde pour aller retrouver leurs frères qui étaient restés en gage.

LANDRY.

Comme ça, la princesse est au château ?

GRIFFON.

Mais non, animal, puisqu’elle avait fait vœu, si elle revenait saine et sauve, d’aller en pèlerinage à Sainte-Rosalie.

LANDRY.

Tout près d’ici.

GRIFFON.

Elle y est en ce moment, et elle m’a envoyé vous annoncer qu’elle va venir elle-même, en personne, vous remercier de vos soins maternels.

LANDRY.

C’est-y ben possible !… Mais, oui, la voilà !

GRIFFON, se levant à moitié.

La voilà ?… Petits nègres, levez vite bon blanc !


Scène XII.

Les Mêmes, ODETTE, suivie d’hommes d’armes qui restent sur le seuil.
ODETTE, aux hommes d’armes.

Merci, mes amis, merci de m’avoir fait si bonne et si fidèle escorte. Bonjour, maître Landry.

LANDRY, s’inclinant.

Vous, chez moi !

ODETTE.

Oui, j’ai voulu revoir mon val des Roses, ma petite grange où tant de souvenirs me rappelaient.

GRIFFON.

C’est pourtant bien mal meublé ici.

ODETTE.

Ah ! te voilà ! Eh bien, a-t-on des nouvelles de Roland et de Raoul ?

GRIFFON.

Pas encore.

ODETTE.

Mon Dieu ! si Renaud et ses frères étaient arrivés trop tard !

GRIFFON.

Trop tard !… Ils marchent bien trop vite pour ça : j’en sais quelque chose. C’est par cette route qu’ils doivent passer pour revenir au château.

LANDRY.

Du haut du calvaire on voit loin dans la campagne et, pour que vous soyiez plutôt prévenue, j’y cours. (Il sort.)

GRIFFON.

Moi, je m’y ferai porter. (Il sort suivi de ses nègres.)


Scène XIII.

ODETTE, seule.

Oui, c’est ici que je veux les attendre, dans cet humble asile où Amaury m’a dit je t’aime, où les fils de la comtesse Aymon m’ont nommée leur sœur. Dieu m’est témoin que, lorsque j’acceptai leur généreux dévouement, aucune pensée d’ambition n’était entrée dans mon âme. Mais aujourd’hui j’ai besoin de la grandeur, pour que ma reconnaissance puisse égaler leurs bienfaits ; j’ai besoin de la puissance, pour qu’Amaury doive à mon amour le bonheur et la liberté.

CRIS AU DEHORS.

Vivent les fils Aymon !

ODETTE.

Ah ! ce sont eux… Oui, les voilà ! et les voilà tous les quatre.


Scène XIV.

ODETTE, RENAUD, RICHARD, ROLAND, RAOUL.
RICHARD, entrant.

Richard, Raoul, voici notre sœur.

ODETTE.

Frères bien-aimés, que m’a donné ma bienfaitrice, vous voilà donc tous près de moi !

ROLAND.

Chère Odette !

RAOUL.

Renaud et Richard sont arrivés à temps !

ODETTE, à Renaud.

Pourquoi ce costume ?

RENAUD.

Nous avions dû le prendre pour parvenir sans éveiller de soupçons jusqu’aux condamnés ; car ils étaient condamnés ! ils allaient mourir, nos pauvres frères, parce qu’au terme convenu nous n’étions pas de retour, et ces deux nobles cœurs n’avaient pas douté de nous ; Raoul et Roland seraient tombés sous la hache du bourreau sans proférer une plainte, et leur dernière pensée eût encore été pour Odette et pour nous.

ODETTE.

Oh ! béni soit ce jour, car je suis heureuse ! oh ! oui, bien heureuse !

RICHARD.

Et pourtant, Odette, vos regards cherchent encore celui que désire votre cœur… Amaury.

ODETTE, vivement.

Vous l’avez revu ?

ROLAND.

Oui.

ODETTE.

Il est libre ?

RAOUL.

Il a vaillamment combattu pour nous.

RENAUD.

Il a refusé de prononcer ses vœux… il a rejeté la robe de novice qui vous eût éternellement séparés. Il a pris l’épée du soldat, l’épée qui, dans sa main jeune et ferme, peut l’élever jusqu’à vous, Odette.

ODETTE.

Pourquoi ne vous a-t-il pas accompagnés ?

RICHARD.

Il doit nous rejoindre ici, et c’est avec lui que nous nous remettrons en route pour vous rendre enfin à Charlemagne qui a pu douter un instant de notre parole.

RENAUD.

Et qui, je l’espère, ordonnera le jugement de Dieu entre Maugis et moi… (Les trois frères font un mouvement.) Oh ! mes frères, vous me ferez cet honneur de me laisser vider seul notre commune querelle. Je vous jure qu’une fois au bout de mon épée, Maugis l’imposteur ne m’échappera pas.


Scène XV.

Les Mêmes, AMAURY, GRIFFON.
GRIFFON.

Par ici, messire Amaury, par ici.

ODETTE.

Amaury…

AMAURY, s’agenouillant.

Madame !

RICHARD.

Nous vous attendions, messire cavalier.

GRIFFON.

Pour rentrer au château, n’est-ce pas ?

RICHARD.

Pour continuer le voyage. En route, Griffon.

GRIFFON.

Déjà !

RENAUD.

Et sur notre chemin, Odette, plus d’ennemis, plus d’obstacles.

AMAURY.

Je venais vous annoncer, au contraire, qu’une barrière insurmontable allait vous séparer encore du camp de Charlemagne.

TOUS.

Parlez, parlez.

AMAURY.

Gurth, qui a quitté tout à l’heure l’abbaye de Saint-Julien pour suivre ma fortune, a su que le traître Maugis avait, par ses maléfices, excité, armé contre vous les douze pairs du royaume. Ces guerriers, invincibles jusqu’aujourd’hui, ont juré qu’ils ne laisseraient pas arriver jusqu’à Charlemagne ceux qu’ils nomment des imposteurs.

ODETTE.

Oh ! mon Dieu !

AMAURY.

Qu’allez-vous faire ?

RENAUD.

Partir.

AMAURY.

Que voulez-vous tenter ?

RICHARD.

Le passage.

AMAURY.

C’est une lutte folle !

RAOUL.

Peut-être !

AMAURY.

C’est courir à une mort certaine !

ROLAND.

Elle sera glorieuse au moins.

RICHARD.

Oh ! je l’ai vue de plus près à Bagdad… Partons, frères !

TOUS.

Partons !

ODETTE.

Non… non ! plutôt pour moi l’obscurité !

RICHARD.

Vous oubliez que nous avons fait un serment à notre mère.

RENAUD.

Et nous tiendrons ce serment. Seul, j’ai vaincu, mis en fuite les assassins d’Haraoun ; avec vous, mes frères, je ferais tête à toute une armée !

ODETTE.

Oh ! je tremble !

RENAUD.

Rassurez-vous, Odette ; si Maugis a pour lui les douze pairs du royaume, vous avez, vous, nos quatre épées. Venez donc, et quand sonnera l’heure du combat, mettez comme nous votre confiance en Dieu, en notre mère.

GRIFFON, à part.

Et en saint Bonaventure. (Ils sortent.)

(Le théâtre change et représente un paysage. — Vers le milieu du théâtre, la tête d’un pont qui se perd en fuyant vers la droite.)

Scène XVI.

ÉLOI, GONTRAN. (Ils sont en faction à la tête du pont.)
ÉLOI.

C’est vous, mon vieux Gontran ?

GONTRAN.

C’est toi aussi, mon brave Éloi.

ÉLOI.

La chance nous favorise ; nous voilà encore de faction ensemble, et tantôt nous ferons escorte aux douze pairs du royaume qui doivent assister au couronnement de Charlemagne que le pape Léon III va, dit-on, sacrer empereur d’Occident sur le champ de bataille où fut vaincu Wittikind, et où ce grand capitaine abjura ses faux dieux pour embrasser la religion du Christ.

GONTRAN.

Sait-on ce qui retient nos maîtres dans cette ville, et pourquoi on garde si sévèrement cette tête de pont ?

ÉLOI.

Oui… quatre aventuriers ont conçu l’audacieux projet de conduire à Charlemagne et de lui faire reconnaître pour sa fille une étrangère qu’ils protègent.

GONTRAN.

Il suffit pour les arrêter d’une escouade d’archers…

ÉLOI.

Non pas… car, grâce à leur renom de valeur, à la terreur qu’ils inspirent, ils ont traversé des armées entières… mais les voici arrivés à un passage qu’ils ne franchiront pas… car il est gardé par les douze plus vaillants chevaliers du royaume…

GONTRAN.

Ainsi c’est pour fermer la route à ces aventuriers que nos seigneurs se sont arrêtés ici ?

ÉLOI.

Oui, nos nobles maîtres ont envoyé ce matin leur défi aux quatre fils Aymon, qui déjà peut-être ont abandonné leur folle entreprise…

GONTRAN.

Tu dis que ce sont les fils du comte Aymon… Oh ! ceux-là ne reculeront pas, j’en suis sûr ! (On entend un son de cor.) Tiens ! voilà leur réponse !


Scène XVII.

Les Mêmes, LES DOUZE PAIRS, puis AMAURY.
(Les douze Pairs du royaume, suivis chacun d’un servant portant sa bannière, arrivent par le pont et viennent se ranger à droite.)
BAUDOUIN, aux Pairs.

Ce bruit de cor nous annonce un message… il va nous apprendre la soumission de nos imprudents adversaires… Archers, amenez ici l’envoyé des quatre fils Aymon… (Gontran sort et rentre aussitôt conduisant Amaury.)

AMAURY.

Hauts et puissants seigneurs, qui avez bien voulu honorer d’un défi mes nobles amis, Renaud, Richard, Roland et Raoul Aymon, je vous apporte leur réponse…

BAUDOUIN.

Qu’ont-ils décidé ?

AMAURY.

Ils acceptent le combat… (Mouvement.) L’entreprise est hardie, j’en conviens… mais ils ont confiance en Dieu… ils sont armés pour la justice et la vérité, le succès n’est pas impossible !

BAUDOUIN.

Suivant les termes de notre défi, ils ont eu le droit de choisir ceux d’entre nous qu’ils veulent combattre : nommez les quatre qu’ils ont désignés…

AMAURY.

Ils vous ont désignés tous les douze…

BAUDOUIN.

Ah ! c’est trop d’insolence ! Au combat !

LES DOUZE PAIRS.

Au combat ! (Ils remontent le théâtre suivis de leurs servants et garnissent le pont, comme pour en défendre le passage. On entend au loin une rumeur. Des paysans précédant les fils Aymon entrent par la gauche et, regardant en arrière, ils annoncent l’arrivée des quatre protecteurs d’Odette. Les gardes refoulent les paysans vers le premier plan à droite et se mettant en ligne pour les contenir. Les quatre fils Aymon en costume de guerre arrivent par la gauche.)


Scène XVIII.

Les Mêmes, RAOUL, RENAUD, RICHARD et ROLAND,
Gardes, Peuple.
RAOUL, RENAUD, RICHARD et ROLAND.

Passage à la fille de Charlemagne !

BAUDOUIN.

Arrière les soutiens du mensonge !

RICHARD.

Devant celle que nous conduisons, tout obstacle doit céder !

BAUDOUIN.

Il y a ici une barrière qui ne s’ouvrira pas !

RENAUD.

Nous la renverserons !

RENAUD, RICHARD, RAOUL et ROLAND.

Protége-nous, ma mère ! (Ils attaquent vigoureusement les douze Pairs, un contre trois ; un moment ils semblent reculer, mais c’est pour attirer leurs adversaires hors de la position qu’ils occupent. Ceux-ci, dans l’ardeur du combat, quittent la tête du pont et s’avancent, enveloppant les quatre fils, qui forment le carré et combattent dos à dos pour faire de toute part face à l’ennemi ; mais bientôt ils parviennent à se dégager et occupent à leur tour la tête du pont.)

RENAUD.

Passez, Odette !

LES TROIS FRÈRES.

Passez !… (Protégés par les quatre épées, Odette, Amaury et Griffon traversent le pont. Ceux des pairs qui sont restés debout tentent un dernier effort pour s’opposer à leur passage, mais ils sont tenus en respect par les fils Aymon.)



ACTE V.


Une rue de Paris.


Scène I.

ÉLOI, GONTRAN, Hommes et Femmes du peuple tenant en main des palmes et des couronnes.
ÉLOI, aux Bourgeois et Bourgeoises rassemblés.

Oui, mes amis, nous l’avons vu, de nos yeux vu, les quatre fils Aymon ont vaincu les douze pairs de Charlemagne, et la jeune fille a pu traverser la ville de Francfort. Messire Alcuin a reçu les nobles fils du comte Aymon et leur a dit : « L’empereur plongé dans le doute, se débattant incertain entre le mensonge et la vérité, veut demander à Dieu la lumière. Demain, seulement demain, aux premiers rayons du jour, au pied de l’autel élevé pour la cérémonie du couronnement, en présence de toute son armée, sous les yeux du saint Père lui-même, Charlemagne daignera vous recevoir et vous entendre.

GONTRAN.

Le jour se lève et les fils Aymon vont se rendre à la tente impériale.

UNE FEMME DE PEUPLE.

Et ils passeront par ce faubourg pour aller au camp ?

GONTRAN.

Sans doute.

UN HOMME DU PEUPLE.

Eh bien ! nous sommes en mesure de les recevoir.

LA FEMME.

Palmes, fleurs et couronnes, tout est pour eux.

GONTRAN.

Braves femmes !

CRIS, au dehors.

Les voilà ! les voilà !

L’HOMME.

J’entends galoper un cheval.

TOUS.

Les voilà !

LA FEMME.

Mais non… c’est un âne !


Scène II.

Les Mêmes, GRIFFON, monté sur un âne richement caparaçonné.
GRIFFON.

Oui, c’est moi, mes amis… Je suis Griffon, le brave Griffon… l’intrépide écuyer des fils Aymon… nous avons vaincu les douze pairs du royaume !… Dieu ! les beaux coups d’épée… et après la victoire… quelle marche triomphale !… on nous a offert des millions de pots de fleurs !… j’en ai même reçu un sur la tête…

GONTRAN.

Et tes jeunes maîtres ?…

ÉLOI.

Et la princesse Odette ?

GONTRAN.

Où sont-ils ?

GRIFFON.

La princesse a quitté la ville avec messire Richard et ses frères avant le lever du soleil ; elle doit être maintenant au camp de l’empereur… que dis-je ! elle est dans les bras, dans les immenses bras du colosse impérial.

LA FEMME.

Comment ! ils ne passeront pas par ici ?

L’HOMME.

Eh ben ! et nos fleurs, et nos couronnes… qu’est-ce que nous allons en faire ?

LA FEMME.

Une idée ! Dites donc, l’homme à l’âne ?

GRIFFON.

Permettez… c’est l’âne qui est à moi.

LA FEMME.

C’est-y vrai que vous étiez au fameux combat du grand pont ?

GRIFFON.

Oui, j’y étais.

LA FEMME.

Eh ben !… faut lui donner ce que nous gardions pour ses maîtres.

L’HOMME.

C’est ça… faut le couvrir de lauriers… Gloire à Griffon !

TOUS.

Gloire à Griffon ! (On le couvre de palmes de fleurs, de branches de laurier.)

GRIFFON.

Miséricorde ! j’en ai assez, j’en ai trop, vous allez m’étouffer, moi et mon âne.

L’HOMME.

Porte tout cela à tes maîtres.

GRIFFON.

Allons, il était écrit là-haut que je porterais toujours quelque chose. (Il pique son âne, le peuple le suit en criant et en lui jetant des branchages et des couronnes.)

Le théâtre change et représente la tente de Charlemagne.


Scène III.

CHARLEMAGNE, Pages, puis LES QUATRE FILS AYMON, ODETTE, AMAURY, MAUGIS et EDWIGE.
CHARLEMAGNE, aux Pages.

Laissez approcher maintenant ceux que j’ai cités. (Sur un signe des Pages, on voit entrer à droite les quatre fis Aymon, ainsi qu’Amaury conduisant Odette ; à gauche, Maugis, amenant Edwige.)

RENAUD, à Charlemagne.

Les fils Aymon ont tenu leur parole, sire ; au jour fixé par vous, ils vous ramènent Odette…

MAUGIS.

Au jour fixé par vous, sire, ils n’apportent pas un indice, pas une preuve !

CHARLEMAGNE, qui a contemplé tour à tour Odette et Edwige.

L’une des deux est ma fille… mais laquelle, mon Dieu ?… Seigneur, qui m’as inspiré, tu ne permettras pas que le mensonge puisse triompher… (Haut.) Écoutez…

MAUGIS, à part.

Que va-t-il dire ?

EDWIGE, bas à Maugis.

Je tremble !

ODETTE, bas à Amaury.

J’espère !

CHARLEMAGNE, à Odette et à Edwige.

Je vous ai appelées l’une et l’autre ici, pour tenter une épreuve décisive, terrible !… Dieu a voulu placer dans la couronne impériale qui, tout à l’heure, brillera sur mon front, un moyen miraculeux de confondre l’imposture… Vous monterez l’une et l’autre les degrés du sanctuaire ; en présence de notre souverain pontife, en présence de Dieu, vous poserez la main sur cette couronne ; la révélation céleste me l’a dit : celle de vous deux qui a menti, tombera foudroyée au pied du saint autel !… (Mouvement d’effroi.)

ODETTE, après avoir regardé Amaury, à demi-voix.

Vous m’avez dit que j’étais la fille de Charlemagne… un amour tel que le vôtre ne trompe pas… (Haut, avec fermeté.) J’accepte l’épreuve !

EDWIGE, à part.

Si j’hésite, je me condamne… la couronne ou la mort. (Haut, avec résolution.) J’accepte l’épreuve !

MAUGIS, à part.

Cette épreuve m’épouvante !

RENAUD.

Allez, Odette ; confiance et courage. Dieu qui vous voit et qui doit nous juger tous, sait que le mensonge n’a pas souillé nos lèvres.

CHARLEMAGNE.

Suivez-moi donc au pied du sanctuaire, et que Dieu lui-même décide entre nous. (Charlemagne rentre sous la tente : Maugis, prenant la main d’Edwige, se dispose à le suivre, mais Renaud lui barre le passage pour laisser passer Odette, que conduit Amaury. Sortie générale.)

Le théâtre change, et représente un plateau sur lequel on a élevé un riche autel. Sur cet autel brille la couronne impériale. On arrive à ce plateau par une pente rapide ; on découvre de là un immense panorama, dans la plaine les innombrables tentes du camp impérial. Tout autour de l’autel, des trophées d’armes et de bannières.

Au changement à vue on voit monter le cortège impérial, composé du clergé précédant le pape Léon III, puis Charlemagne en grand costume, entouré de ses douze pairs. Le clergé garnit les marches de l’autel, et tout le monde s’incline devant le pape.


Scène IV.

CHARLEMAGNE, LE PAPE LÉON III, LES QUATRE FILS AYMON, AMAURY, MAUGIS, ODETTE, EDWIGE.
CHARLEMAGNE, du haut de l’autel.

Voici l’heure de l’épreuve : la couronne est là et Dieu vous voit. (Odette et Edwige montent les degrés de l’autel, l’une avec confiance, l’autre essayant de maîtriser sa terreur. Tous les assistants suivent avec anxiété l’action des deux jeunes filles.)

LÉON III, se levant.

Chrétiens, priez pour celle qui va régner, priez pour celle qui va mourir. (Tout le monde s’incline ; Maugis, qui a cherché jusque-là à dissimuler son épouvante, y cède quand il voit Edwige au moment de poser la main sur la couronne.)

MAUGIS, avec désespoir.

Mourir !… Elle… ma fille !… (Mouvement général de surprise. Edwige s’arrête pâle et défaite.)

CHARLEMAGNE.

Ta fille ?

MAUGIS, tombant à genoux.

Tuez-moi, j’ai menti, mais je ne veux pas qu’elle meure ! (Edwige reste pétrifiée.)

TOUS.

Il avoue !

CHARLEMAGNE, embrassant Odette.

Ma fille !…

ODETTE, montrant Maugis et Edwige.

Grâce pour eux, mon père !

CHARLEMAGNE.

Pour eux l’exil et l’oubli… Pour toi, mon Odette, tout mon amour… Aux quatre fils Aymon, honneur et gloire !

TOUS.

Honneur et gloire ! (La cérémonie du couronnement commence ; quatre pages paraissent portant sur des coussins de pourpre l’épée, le sceptre, la main de justice et le globe de Charlemagne. Sur un signe de celui-ci chacun de ces objets est présenté à l’un des fils Aymon, qui suivent Charlemagne jusqu’au pied de l’autel ; et quand Léon III prend la couronne impériale, chacun des fils Aymon y porte la main comme pour la soutenir.)