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Les Quatre Philosophes/L’Épicurien

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Les Quatre Philosophes
Traduction par Anonyme.
(Œuvres philosophiques. Tomes 1 et 2p. 137-157).


LES QUATRE
PHILOSOPHES.


L’ÉPICURIEN.


De toutes les choses propres à mortifier la vanité de l’homme, il n’y en a peut-être point de plus humiliante, que de voir la foiblesse, l’infériorité des efforts de l’art & de l’industrie humaine, poussés au plus haut point, lorsqu’il s’agit d’égaler la nature, d’atteindre à la beauté, à la régularité, au fini, qui fait le prix de la plus chétive de ses productions. Oui, l’art demeure toujours un ouvrier subalterne, auquel il n’appartient pas d’embellir, même du coup le plus léger, de pinceau ou de burin, les pièces achevées qui forcent des mains de sa maîtresse. Elle, lui permet seulement de les enchâsser dans quelques ornemens détachés, de tracer autour d’eux quelques dessins de draperie ? mais elle lui défend de toucher à la figure principale. C’est ainsi que la nature fait l’homme, tandis que l’art décide & dispose des habillemens, & des différentes manieres de les assortir.

Si parmi les ouvrages de l’art il s’en trouve qui paroissent doués d’une beauté & d’une noblesse particuliere, un peu d’attention nous fera reconnoître qu’ils sont redevables de ces prérogatives à la force de la nature, à ses heureuses influences. La verve des poëtes, cette fureur qui les anime, ce feu divin qui les inspire, sont l’unique source de tout ce que nous admirons dans leurs vers. Le plus grand génie, s’il n’est pas né poëte, ne sauroit le devenir, ou si la nature, dont les faveurs sont journalieres, l’abandonne, il pose la lyre, & ne se flatte point de pouvoir suppléer, avec le secours des regles, à cet enthousiasme qui est l’unique principe d’une harmonie divine. L’imagination seule, en prenant un heureux essor, découvre ces idées sublimes ou touchantes, qui doivent servir de matériaux aux vers dignes de l’immortalité ; elles les présente à l’art, qui les dispose conformément aux regles, qui, en les ornant & en les épurant, leur donne un nouvel éclat. Otez l’imagination, les plus grands efforts n’enfanteront que des chants pitoyables.

De tout tems, l’art, rival de la nature, s’est épuisé en tentatives vaines & stériles ; mais la plus stérile de toutes celles où il a échoué, est, sans contredit, l’entreprise des philosophes les plus graves, qui ont prétendu trouver le merveilleux secret de produire un bonheur artificiel, un plaisir raisonné, & réfléchi. Je m’étonne qu’aucun d’entr’eux ne se soit mis sur les rangs pour obtenir la récompense que Xercès avoit autrefois promise à celui qui inventeroit un nouveau plaisir ? Seroit-ce qu’ils en eussent tant trouvé pour eux-mêmes, que les offres & les dons du plus grand monarque pussent être l’objet de leur indifférence ? Ou plutôt ont-ils craint de donner à la cour de Perse le plaisir nouveau du ridicule le plus rare & le plus complet ? En se renfermant dans la théorie, en débitant gravement leurs principes dans les écoles de la Grèce, ils pouvaient encore se flatter d’exciter l’admiration de quelques disciples ignorans ; mais, pour en sentir l’absurdité, il suffisoit d’essayer de les réduire en pratique.

Vous promettez de me rendre heureux, & vous voulez employer, pour cet effet, la raison & les regles de l’art. Mais mon bonheur ne dépend-il pas de ma constitution interne ? Il faut donc que vous ayiez l’art de me refondre, & que vos regles puissent me créer de nouveau. Mais, je doute de votre pouvoir, & votre industrie m’est suspecte. Et quand même je leur accorderois quelque réalité, n’aurais-je pas toujours une opinion plus avantageuse de la sagesse de la nature que de la vôtre ? Je n’ai donc rien de mieux à faire que de lui laisser conduire une machine qu’elle a si sagement agencée ; & je sens bien que je ne ferois que la gâter en y touchant. Dans quelle vue en effet prétendrois-je la régler, en décrasser les ressorts, rectifier ou fortifier ces principes que la nature a mis en moi ? Ce travail seroit-il la voie du bonheur ? Mais le bonheur consiste dans le repos & dans le plaisir, c’est un état d’aisance & de contentement : le bonheur fuit les veilles ; il abhorre les soins & les fatigues. Tout ce qui entre dans sa composition, porte la même empreinte, le même caractere. La santé de corps n’est autre chose que la facilité avec laquelle il exerce toutes les fonctions de son mécanisme ; ce mécanisme m’est inconnu, & je ne saurois y influer. L’estomac digère les alimens ; le cœur donne la circulation au sang ; le cerveau opere la sécrétion des esprits ; il les filtre & les épure : tout cela sans mon entremise, & même à mon insu. Lorsque, par un simple acte de volition, j’aurai le pouvoir d’arrêter la course impétueuse du sang qui se précipite dans ses canaux, alors, mais alors seulement, j’espérerai d’avoir quelque empire sur mes sentimens, de pouvoir déterminer, à mon gré, le cours de mes passions. Mais c’est inutilement que je mettrois toutes mes facultés à la torture pour trouver des charmes, & sur-tout pour goûter des délices, dans la vue & dans la possession d’un objet que la nature n’a pas créé propre à faire sur mes organes des impressions agréables, à les ébranler d’une maniere ravissante. À force de me tourmenter par de semblables essais, j’arriverai bien à la douleur ; mais, pour le plaisir, j’ai beau y tendre, jamais je ne me le donnerai, en dépit de la nature.

Ah ! loin de nous ces étranges rêveries, ces jouissances intérieures, ces festins intellectuels, cette volupté pure d’une conscience satisfaite d’elle-même au souvenir de ses bonnes actions ! Loin d’ici ce mépris insensé & impossible de toutes les choses sensibles, de tous les objets extérieurs ! Ce n’est pas ainsi que parle la nature ; je ne reconnois d’autre langage ici que celui de L’orgueil. Encore serions-nous trop heureux, si cet orgueil avoit quelque appui, fût-il de la plus mince consistance ; s’il étoit en état de nous procurer le moindre de tous les plaisirs, le plaisir, pour ainsi dire, le moins agréable, le plus sérieux, le plus voisin de la mélancolie. Mais son impuissance est telle, qu’à peine peut-il régler l’extérieur, auquel son empire se borne. Après bien des soins, au bout d’un apprentissage infiniment pénible, il vient tout au plus à bout d’en imposer au stupide vulgaire, en prenant le masque de la gravité philosophique, & en jouant, avec une affectation sensible, le rôle forcé d’un sage heureux. Cependant, le cœur est vuide, il est plein d’ennui, il languit de sécheresse, tandis que l’esprit, privé des objets qui peuvent seuls l’occuper & le nourrir, s’absorbe dans la plus sombre mélancolie. Homme misérable ! Créature vaine ? Quoi ! ton ame trouveroit son bonheur en elle-même ! Et quelles sont ses ressources ? Comment rassasiera-t-elle cette faim qui la dévore ? Comment désaltérera-t-elle cette soif qui la consume ? Avec quoi remplacera-t-elle l’exercice des sens & l’usage des facultés corporelles ? Autant vaudroit que tu entreprisses de faire subsister ta tête seule sans le secours des autres membres. Figure ridicule, état pitoyable, dans lequel ta vie seroit partagée entre le sommeil & la migraine[1]. Vive image cependant de l’hypocondrie léthargique où ton esprit se trouveroit plongé, si les objets de dehors cessoient de l’occuper & de l’amuser !

Ne me retenez donc plus dans les chaînes de ce dur esclavage. Cessez de me renfermer au dedans de moi, comme dans une étroite prison. Conduisez-moi, sans différer, à ces biens, à ces plaisirs dont la seule jouissance peut me tenter. Mais à qui parlé-je ? Pourquoi m’adresser à vous, philosophes extravagans ? Pourquoi vous demander la route du bonheur, sages paîtris d’orgueil & d’ignorance ? Je vais consulter un oracle plus sûr, c’est la voix de mes penchans, c’est le cri de mes passions. C’est elle, & non vos frivoles écrits, qui peut m’instruire des préceptes de la nature ; c’est dans mon coeur, & non dans vos fastidieuses écoles, que je trouverai la route de la félicité. Mais que vois-je ? La volupté elle même, la charmante, la divine[2] volupté vient combler mes desirs. Objet ravivant, amour suprême des dieux & des hommes, je sens à ton approche une douce chaleur se répandre dans mes veines. Déjà mes facultés nagent dans la joie, mes sens en sont inondés. Les beautés du printems, les richesses de l’automne, naissent en foule autour de moi, sous les pas de la volupté. Sa voix mélodieuse charme mes oreilles d’une musique enchanteresse. Je l’entends qui m’invite à goûter les fruits les plus exquis ; je la vois qui me les présente avec ce sourire qui donne un nouvel éclat aux cieux & à la terre. Les folâtres amours, qui voltigent à sa suite, viennent tantôt me rafraîchir de leurs ailes odoriférantes, tantôt répandre sur ma tête des essences qui exhalent le plus suave parfum, tantôt me verser le breuvage des immortels, qui pétille dans des coupes d’or. Oh ! puissé-je, étendu pour jamais sur ce lit de roses, y savourer chacun de ces momens délicieux qui m’attendent ; & puisse le tems s’écouler à pas lents & imperceptibles ! Mais quel sort cruel, quelle destinée impitoyable s’opposent à mes vœux ? Le tems s’enfuit, il s’envole ; rien n’égale sa rapidité, mon ardeur pour les plaisirs hâte leur course, au lieu de la rallentir. Hâtons-nous donc de jouir puisqu’il le faut. Ah ! ne m’enviez pas la douceur de cet état, après tant de fatigues que j’ai essuyées à la poursuite du bonheur. Laissez-moi me rassasier de ces délices, après avoir tant souffert, insensé que j’étoit, du jeûne long & rigoureux auquel je m’étoit astreint.

Mais, tandis que je parle, le plaisir est déjà loin de moi. Déjà ces roses si éclatantes ont pâli. Déjà ces fruits si exquis ont perdu leur saveur. Déjà cette liqueur délicieuse, dont les fumées enivroient mes sens d’un si doux poison, sollicite vainement mon palais émousse. La volupté sourit à la vue de ma langueur, & fait signe à sa sœur la vertu de venir seconder l’entreprise qu’elle a formée de me rendre heureux. La vertu entend sa voix ; elle accourt avec cet air serein, avec cette joie pure, que rien ne peut lui enlever : je la vois venir à moi, accompagnée de la troupe enjouée de mes plus chers amis. O ! soyez les bien-venus, mes tendres & aimables compagnons ! La table vient d’être servie tout à propos : venez à l’ombre de ce berceau partager avec moi l’élégance & le luxe de ce repas. Votre présence a ranimé ces objets qui commençoient à se ternir ; la rose reprend son éclat, les fruits recouvrent leur goût ; ce nectar spiritueux porte de nouveau la joie dans mon cœur, depuis le doux moment où vous participez à mes plaisirs. Vous me communiquez l’allégresse qui brille dans vos regards, parce qu’elle me découvre toute la part que vous prenez à mon bonheur, toute la satisfaction dont il vous remplit. Comment serois-je insensible à des marques d’affection aussi touchantes ? Votre bonheur va devenir le mien. Que ne vous dois-je point ? Mon corps accablé ne suivoit plus qu’à peine l’esprit, dont les desirs le laissoient fort loin derrière eux. Excédé de jouissance, blasé sur les plaisirs, j’allois quitter une fête insipide ; mais votre enjouement me réveille ; & je suis tout-prêt à la recommencer.

Que nos entretiens, sont doux ! La vraie sagesse y préside ; elle en bannit tous les vains raisonnemens des écoles. Méprisant les disputes creuses des politiques, les chimériques projets des prétendus patriotes, nous ne pensons qu’à nous combler de caresses réciproques, qui naissent de l’amitié la plus pure, & qui sont approuvées par la vraie vertu. Oubliant le passé, bannissant les soucis de l’avenir, jouissons du présent ; dans chaque instant de notre durée, saisissons ce bien, sur lequel le sort & la fortune ne sauroient exercer leurs caprices & leur tyrannie. Occupons-nous de cette ravissante journée ; celle de demain amènera, peut-être de nouveaux plaisirs ; mais dût-elle, tromper notre attente, nous aurons au moins profité des plaisirs d’aujourd’hui, nous goûterons du moins celui de nous les rappeller. Ne craignez point, chers amis, que nos fêtes se changent en orgies, que la fureur des bacchanales vienne les troubler, & que les horreurs de la discorde, renversant cette table, arrêtent les libations que nous offrons à Bacchus, pour y faite succéder des ruisseaux de sang. Ne voyez-vous pas les paisibles muses qui nous environnent ? N’entendez-vous pas leur douce symphonie, capable d’adoucir les tigres & les lions des sauvages déserts ? Ne sentez-vous pas une joie céleste se répandre dans vos cœurs ? Cette retraite ne cessera jamais d’être le séjour de la paix, de l’harmonie, & de la concorde ? Le silence qui y regne ne sera jamais interrompu que par les doux accens de nos concerts, ou par les discours charmans que l’amitié nous inspire.

Qu’entends-je ? L’aimable Damon, ce favori des muses, prend sa lyre, il la touche, il en marie les sons harmonieux à sa touchante voix, & fait passer jusqu’au fond de nos âmes l’heureuse ivresse à laquelle il est livré.

Écoutons ce qu’il chante.

«[3]Jeunesse chérie de ciel, tandis que le printems seme votre route de fleurs, ne vous-laissez point éblouir par le faux brillant de la gloire. Pourquoi passeriez-vous, au milieu des tempêtes cet âge délicieux, la fleur de votre vie ? La sagesse elle-même vous montra le chemin du bonheur. La nature vous attend à l’entrée de ce sentier fleuri ; elle vous invite à la suivre. Quand la sagesse & la nature parlent de concert, refuseriez-vous d’obéir à leurs voix ? D’aussi tendres invitations ne pourront-elles amollir la dureté de vos cœurs ? Jouets de l’illusion & de l’erreur, perdrez-vous ainsi vos jeunes ans ? Rejeterez-vous le présent, ce bien inestimable ? Négligerez-vous un «bonheur, qui bientôt vous sera ravi sans retour ? Et à quoi le sacrifiez-vous ? Qu’est-ce que cette gloire qui enfle vos cœurs, dont votre fol amour propre est si flatté ? Un écho, une ombre, un songe, l’ombre d’un songe. Le soufle le plus léger la dissipe : celui qu’exhale la bouche impure du stupide vulgaire, la flétrit. Vous vous imaginez qu’elle triomphera de la mort & du tombeau, pour vous survivre jusqu’aux âges les plus reculés. Eh ! ne voyez-vous pas dès à présent que l’ignorant la méprise, que le calomniateur la ternit ; & que la nature n’y trouve rien dont elle puisse jouir. Une fantaisie bisarre vous fait immoler tous les vrais plaisirs à cette vaine fumée, digne récompense de sa frivolité».

Ainsi chanta Damon. Ainsi s’écoulent insensiblement des heures délicieuses, partagées entre les plaisirs des sens, les extases de l’harmonie, les charmes de l’amitié. La riante innocence ferme la marche de ce gracieux cortège : elle passe devant nos yeux, & répand en passant des rayons qui éclairent toute la scene de nos plaisirs. Elle nous offre encore, dans le lointain d’une belle perspective, les plaisirs que nous avons goûtés, & nous fait trouver autant de délices dans leur souvenir, que nous en avions éprouvé dans leur attente.

Mais, le soleil s’est caché sous l’horison ; l’obscurité nous a surpris ; un voile épais couvre toute la face de la nature. Courage, mes amis ; continuez vos divertissemens, prolongez le repas, ou faites-y succéder la douceur du repos. Je m’éloigne pour quelque tems de vous ; cependant mon absence ne m’empêchera pas de prendre part à votre joie ou à votre tranquillité. Mais ils voudroient m’arrêter. Où allez-vous, disent-ils ? Quels plaisirs nouveaux vous font quitter notre compagnie ? Y en auroit-il pour vous loin de vos amis ? Et pourriez-vous vous plaire où nous ne sommes pas ? Oui, chers compagnons, ne vous en offensez point : le plaisir que je cherche ne souffre point de partage ; il est le seul qui puisse me faire soutenir, & même souhaiter votre absence, parce qu’il est le seul qui puisse m’en dédommager. Je m’enfonce dans ce bois épais, dont les ombres redoublent celles de la nuit ; mais à peine y ai je fait quelques pas, qu’il me semble entrevoir, malgré l’obscurité, l’adorable Célie, la maîtresse de mon cœur, la souveraine de mes affections. Elle a devancé l’heure du rendez-vous, son impatience accuse ma lenteur ; elle marche avec agitation dans ces bosquets. Mais déjà je lis mon pardon dans ses yeux ; mon arrivée la comble d’une joie si vive, que toutes les pensées chagrines s’évanouissent, le plaisir les absorbe, tout est confondu dans l’ivresse de nos transports. Où trouverai-je, ma Célie, ma divine Célie, des expressions assez fortes pour te peindre toute ma tendresse, pour t’exprimer ce désordre, ces mouvemens impétueux, que la présence produit dans un cœur qui brûle pour toi ? Le langage ordinaire est trop foible ; il n’y a que l’union de nos sentimens, la conformité de notre ardeur, qui puisse te donner l’idée de ce que je sens. Mais pourrois-je douter que tu ne m’entendes sans le secours de la parole, que tu ne lises au fond d’un cœur qui t’appartient, que tu ne sois embrasée du même feu que moi ? Toutes tes paroles, toutes tes actions respirent l’amour le plus passionné ; ta flamme augmente la mienne, j’y puise de nouveaux feux. Ah ! l’aimable solitude ! l’agréable silence ! les délicieuses ténebres ! Loin du reste du monde, nous sommes seuls dans la nature ; aucune distraction importune ne trouble les vifs transports de nos ames. Toutes nos idées, tous nos sens, tout notre être, se trouvent concentrés dans le bonheur mutuel que nous nous procurons. Mortels abusés, cessez de chercher ailleurs des plaisirs comparables à celui-ci.

Mais me trompé-je ? Quoi ! Célie, vous soupirez. Votre sein s’éleve avec force ; les sanglots vous suffoquent, un torrent de larmes vient baigner vos joues enflammées ! Quel est le sujet de ces angoisses ? Parlez donnez un libre cours à vos soucis, versez-les dans mon sein. Vous me demandez d’une voix entre-coupée ; combien durera mon amour ? Vous répétez mille fois cette demande. Hélas ! cher enfant, puis-je répondre à cette question ? Le terme de ma vie m’est-il connu ; & sais-je combien elle doit durer ? Nouveau sujet d’allarme pour votre tendresse. Cette incertitude vous accable. Mais pourquoi l’idée de la fragilité humaine, toujours présente à votre esprit, troubleroit-elle vos heures les plus délicieuses ? Pourquoi ce funeste poison corromproit-il les plaisirs dans leur propre source, dans ce centre de la vie & de la volupté, qui n’est accessible qu’à l’amour ? Non, nen, trop tendre amante ; songez plutôt que si la vie s’enfuit, si la jeunesse n’est qu’une fleur aussi-tôt flétrie, il faut d’autant plus saisir l’instant où nous la possédons, en faire un bon usage, & ne perdre aucune parcelle d’une existence aussi fugitive. Encore quelques momens, tout est fini. Dans peu nous serons comme si nous n’avions jamais été. Notre mémoire sera effacée de dessus la terre, & nous ne trouverons pas même un asyle dans le séjour des ombres, dans la région fabuleuse des mânes. Alors périront avec nous, & dans le même clin-d’œil, nos stériles spéculations, nos vastes projets, nos inquiétudes inutiles ; alors & nous, & tout ce qui est en nous, sera englouti dans la nuit éternelle du tombeau. Nos doutes sur l’origine des êtres, sur la cause premiere de tout ce qui existe, nos doutes, hélas ! périront avec nous, sans que jamais nous ayions pu les dissiper. Cependant, s’il y a une intelligence suprême, un esprit qui tient entre ses mains les rênes de l’univers, soyons assurés qu’il se plaît à nous voir remplir le but de notre existence, en jouissant de tous les plaisirs pour lesquels nous avons été créés. Cette réflexion suffit pour adoucir l’amertume de toutes les autres ; encore ne faut-il pas s’en trop occuper, s’y livrer entiérement ; car, elle répandroit trop de sérieux sur nos amusemens. Faisons-nous, une fois pour toutes, une philosophie qui bannisse les vains scrupules de la superstition ; & abandonnons-nous ensuite aux charmes de l’amour, aux ravissemens de la volupté. Profitant ainsi de la jeunesse des passions qui favorisent l’ardeur de nos desirs, nous n’entremêlerons désormais que les discours les plus tendres à nos caresses les plus vives.

  1. Il y a dans l’original ces deux vers.

    What folish figure must it make ?
    Do nothing else but sleep and ake.

  2. Dia voluptas. Lucret.
  3. C’est une imitation du chant de la Sirene dans le Tasse.


    O Giovanetti, mentre Aprile & Maggio
    V’ammantan di fiorite & verdi spoglie,
    Di gloria e di virtù fallace raggio
    La tenerella mente ah non v’invoglie, &c.

    Gierusalemme liberata. Canto XIV.