Les Quatre Saisons (Merrill)/La Mystérieuse Chanson

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Les Quatre SaisonsSociété du Mercure de France (p. 145-147).

LA MYSTÉRIEUSE CHANSON

Nous avons vu trois femmes rousses
Assises, le menton aux genoux,
Au bord des sources, sur la mousse.
Le désespoir pleurait dans leurs yeux doux
Et la rage secouait leurs voix rauques.
De leurs doigts prestes, en chantant, elles enfilaient
Les gemmes jaunes et les perles glauques
Qui plaisent aux filles des cités ;
Et toutes répétaient, entêtées,
Cette strophe d’une antique chanson

(On aurait dit les Parques qui filaient,
Rousses contre le soleil de la moisson) :

Siffle la faux, saignent les fleurs,
Voici le soir de la grand’lune ;
Vienne la nuit, pleurent mes sœurs,
Les fleurs ont chu l’une après l’une.

Nous nous arrêtâmes sans comprendre,
Muets comme des enfants du soir
À qui l’on raconte une histoire.
Les nuages étaient roses de cendres
Et les peupliers lourds de murmures.
Tu penchas le front, et soudain
Je t’entendis sangloter dans tes mains,
Cependant que, graves sous leurs chevelures,
Les trois femmes aux yeux pleins de passé
Reprenaient le cours de leur chanson
(On aurait dit les Parques qui filaient,
Rouges contre le soleil de la moisson) :

Tourne le rouet, dorment les vieux,
C’est un linceul qu’on tisse en l’ombre :

Tremblent les poings, clignent les yeux,
Les morts sont là, mes sœurs, en nombre.

Tu lanças, d’un geste haut, du cuivre
Aux chanteuses qui, voulant nous suivre,
Firent tinter leurs perles par terre.
Et comme en tes yeux soudain clairs
S’allumait la folie d’un remords,
Je t’attirai vers moi de mes bras forts,
De mes bras qui ceignirent ta taille pleine,
Et nous courûmes vers la nuit prochaine
Sans ouïr la suite de la chanson
Que debout les trois femmes nous lançaient
(On aurait dit les Parques qui filaient
Noires contre le soleil de la moisson) :

Fume l’encens, veille l’amour,
Dans son lit bleu la vierge est morte ;
Couve le feu, tombe le jour,
L’Ange, mes sœurs, frappe à la porte.