Les Quatre Saisons (Merrill)/Le Pâtre aveugle

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Les Quatre SaisonsSociété du Mercure de France (p. 80-84).

LE PÂTRE AVEUGLE

La fumée, ce soir, est grise
Contre tout le ciel gris.
Dans ce pays où les cerises
Saignent comme des yeux meurtris.

Il semble qu’il va pleuvoir
Des flammes avec des larmes
Dans l’Orient de plus en plus noir
Qui palpite d’alarmes.


Je ne connais pas bien la route
Qui mène à notre maison.
Si tu priais, ô sœur, sans doute
Reconnaîtrais-je notre horizon.

Mais tu as oublié la prière
Qui guide vers le toit natal
Les pauvres amoureux qui errent
Par mont et val.

Et je ne sais plus le signe
Que m’apprit le trop vieux prêtre
Pour conjurer les ombres malignes
Qui peuvent nous apparaître.

Il fait noir, et les arbres grondent
Dans le vent, la foudre et le froid.
Comme si soudain le monde
Se hérissait d’effroi.


Attendons le pâtre aveugle qui passe
Courbé sur son bâton,
Cheveux épars sur sa nuque lasse,
Et tapant la terre à tâtons.

Seul, il voit clair des humains,
Lui, le passant sans yeux
À qui Dieu donne la main
Pour qu’il marche mieux.

Il connaît comme ses chiens la route
Qui mène au silencieux village
Où voudrait dormir notre doute
Loin du bruit des orages.

Ah ! qu’il vienne vite, l’aveugle
Dont j’entends déjà les pas
Au milieu des vaches qui beuglent
Et des brebis qui bêlent tout bas !


Qu’il vienne comme un annonciateur,
Précédé de la terrible tempête
Qui le brûle de feux et de pleurs,
Parmi le troupeau de ses bêtes !

Il heurtera de son bâton la porte
Des fermes jaunes sous les éclairs ;
Il fera trembler de sa voix forte
Les carreaux sonores des chaumières.

Et les rustres accroupis près de l’âtre,
Diront, ouvrant de vains yeux :
« C’est l’aïeul aveugle des pâtres
Qui passe sur la route de Dieu ! »

Suivons-le, sœur, sans plus d’orgueil
Que ses chiens, ses bœufs et ses brebis :
Lui seul nous ramènera sur le seuil
De ce qui fut notre paradis.


Et lorsque nous aurons trouvé notre maison
Parmi ses vignes dégouttant de pluie,
Nous dirons, très humbles, une oraison
Pour le pâtre aveugle qui s’enfuit

Vers la montagne violette de nuages.
Où cette nuit nous verrons luire,
Clair comme l’espoir après l’orage,
Son bûcher où des ailes se déchirent.