Les Quatre Saisons (Merrill)/Le Retour nocturne

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Les Quatre SaisonsSociété du Mercure de France (p. 163-167).

LE RETOUR NOCTURNE

La pluie, larmes de Dieu, emplit le crépuscule
De l’Orient déjà noir où les fenêtres brûlent
À l’Occident encore rose où les cloches sonneront,
Tout à l’heure, pour rappeler les derniers tâcherons
Qui guident d’une gaule tremblante les bœufs penchés de front
Vers l’écurie où fument la litière et l’haleine
Des chevaux déjà rentrés des travaux de la plaine.


Je m’appuie de fatigue sur la crosse du bâton
Que je taillai ce matin près de la source du bois,

Et voici qu’en pleurant je prie à basse voix,
Comme les enfants qui viennent, les jours de pardon,
Joindre leurs petites mains au pied des crucifix
Dressés, signes d’espoir, sur le chemin qu’on fuit.


Car mon âme est triste, ce soir, comme celle des choses.


J’ai perdu le souvenir des rubans et des roses
Dont les belles filles ornèrent à la fête mon habit,
Et je laisse errer mes rêves, comme de tristes brebis,
Par les petits chemins creux où tintent les lourdes gouttes.
Je ne sais plus le chant qui fait courte la route,
Ni le geste qui évoque le vol des bons esprits.


Entendrai-je, ce soir, la vielle du vieux mendiant
Qui joue a l’auberge, pour qu’y dansent les amants,
La tête un peu penchée, les pieds sur les landiers,
Les airs gais du pays et ceux de mon enfance ?

L’ombre se fait plus lourde dans la pluie, et les halliers
Sont pleins de silence, et je marche avec méfiance
Comme si un assassin, les yeux et les mains rouges,
Attendait mon passage parmi les feuilles qui bougent.


Un peu plus d’ombre encore s’appesantit sur moi
Et la route est perdue.

Et la route est perdue. Ah ! le village et son auberge,
Et la rue entre les murs gris, et la fumée des toits,
Et la petite église où l’on allume les cierges,
Et la maison de mon amie qui travaille sous la lampe,
Attendant mon retour pour servir le repas
Avant les bons baisers dans le parfum des draps !


La peur, à coups de fièvre, bat soudain à mes tempes,
Et je serre d’un poing crispé la crosse de mon bâton,
Car j’ai senti sur moi l’haleine froide des démons
Qui cherchent à s’accroupir sur mon âme et ma chair.
Ils chuchotent quelque chose que je ne comprends pas,
Leurs griffes invisibles s’accrochent à mes pas,
La brume ou ils remuent rampe au ras de la terre,

Et l’on dirait que l’ombre est grosse, comme l’enfer,
De la présence, molle au toucher, de mille bêtes
Aux ongles sans pattes, aux langues sans gueule, aux yeux sans tête,
Larves qui grouillent autour de moi pour me ravir à Dieu,
Sous les ténèbres de ces cieux et dans la solitude de ces lieux
Où tout mon être, en flamme et en sang, crie déroute
Loin du cher village, loin de la bonne route !

Une cloche tinte !

Une cloche tinte ! Ah ! Dieu, une cloche sonne le glas
Là-bas où doivent fumer les petits toits, là-bas !
Et voici que je sens renaître en moi la foi.
Je sais, je n’ai plus peur, je vais droit devant moi
Vers la vallée où je vois déjà les fenêtres luire,
Et où j’entendrai bientôt, rumeur de la vie, bruire
Le rire des enfants, l’appel des femmes aux hommes
À l’heure où les volets se ferment comme pour un somme,
Le tardif roulement de la dernière charrette,
Le hennissement ou le meuglement des bêtes
Qui attendent, au râtelier, la provende du soir,
La vielle du vieux mendiant, parmi les danses, à l’auberge,

Et enfin la voix de ma douce amie que je veux voir
Penchée sur son ouvrage et chantant comme une vierge,
Sans qu’elle sache que son amant fait le signe de la croix
Sur la porte de la maison où habitera notre Joie.

Chante, amie ! Je viens vers toi dans l’ombre. Prie, amie,
Au son de la cloche des morts qui m’appelle à la vie !