Les Quatre Saisons (Merrill)/Les Portes

La bibliothèque libre.
Les Quatre SaisonsSociété du Mercure de France (p. 124-128).

LES PORTES

Voici bientôt venir, dans les sanglots froids du vent
Et les larmes lentes de la pluie, l’Automne :
L’Automne qui du même geste monotone
Ferme les portes de l’étable où beugleront longuement,
L’hiver, les bœufs rêvant au pâturage,
Et celles de l’écurie où les grands chevaux lourds
Ayant fini de traîner dans les labours
La charrue, sentent peser sur eux le joug de l’âge,
Et celles de la grange où les derniers fléaux
Ont cessé de rythmer, au poing des rudes gas

Que les travaux alternés des saisons n’abattent pas,
La chanson déjà tue aux champs et aux préaux,
Et celles du logis avec toutes ses fenêtres
Où à la chandelle, assis autour du maître,
Les valets et les servantes aux joues rougies par l’âtre
Écoutent, pendant les longues veillées, le pâtre
Qui sait toutes les histoires tristes de la contrée,
Et celles, enfin, silencieuses, de mon cœur
Où rentrent une à une, comme pour l’éternité,
Telles des vierges folles qui chantèrent tout l’été,
Mes espérances pour y effeuiller leurs fleurs
Dans la solitude et dans l’obscurité,
Ah ! celles, enfin, silencieuses de mon cœur !

La saison est celle de l’attente de la mort
Où l’âme blottie au fond de la maison close
Rêve désespérément aux êtres et aux choses :
À la trace que laisseront les pas furtifs du Sort
Dans la neige épandue aux sentes du cimetière,
À l’abandon mélancolique de la terre
Qui se meurt comme une amante trop vieille qu’on délaisse,
À l’extrême douleur où le cruel hiver abaisse
Les pauvres qui meurent de faim aux portes ouvertes hier.


Pourtant, ô mon frère, si tu ne veux pas mourir,
Ne crois pas à la mort ! La vie est encore bonne !
Voici les clefs de la foi, de l’esprit, de l’espoir et du désir.
Prends-les, et les yeux calmes, avec un sourire,
Ouvre les portes qu’a fermées le triste Automne.

Ouvre les portes du logis !

Aime ! Le pâtre assoupi ayant fait de conter
Toutes les histoires tristes de la contrée,
Les servantes, malgré la peur qui leur étreint l’âme,
Ont ouvert leurs flancs féconds, au fond des dures couches,
Pour perpétuer la race des travailleurs farouches,
Aux hommes amoureux de la chair de la femme.
C’est la vie toujours chaste qui chante sur leurs lèvres,
Et pleure dans leurs yeux et fait douces leurs mains.
Et au cœur de celles-là qui méprisent les mièvres,
Fleurit l’espoir robuste des enfants de demain.

Ouvre les portes de la grande !

Espère ! Certes l’aire est vide où se tassait le grain
Et les fléaux battaient la déroute des misères.

Mais songe : une part du grain est portée au moulin
Et l’autre est confiée au rêve de la terre.
Ne vois-tu pas, poète, mûrir sur les coteaux
Azurés de bluets et rouges de coquelicots
Les blés que ne ravageront plus les galops de la guerre ?
Et n’entends-tu pas, chanson douce et altière,
Le bon pain cuire dans la chaleur des fours
Pour la force de tous et le futur amour ?

Ouvre les portes de l’écurie !

Tremble ! Car parmi tous ces pauvres chevaux
Qui hennissent si tristement sous ton geste caressant
Comme s’ils sentaient déjà ton fouet sur leur garrot,
Veille peut-être, les naseaux palpitant de sang
Et les deux ailes et les quatre ailerons frémissant
Pour la tumultueuse révolte de l’essor,
Pégase dont les yeux, miroirs des rouges aurores,
Suivent au ciel un songe de bienheureux désastres,
Et dont les sabots, en un quadruple éclair d’or,
Éparpilleront vers Dieu la poussière des astres.

Ouvre les portes de l’étable !


Prie ! Car peut-être y verras-tu sur la paille,
Entre l’âne et le bœuf dont l’haleine fume,
À l’heure bleue où l’aube pâlement s’allume,
Notre Seigneur Jésus-Christ, enfantelet qui bâille,
Ouvrir large, avant que ne viennent de loin le voir
Les rois Gaspard, Balthazar et Melchior,
Ses mains pleines de pardon au péché des vilains
Qui le forceront à porter sa croix au mauvais lieu,
Et ses yeux pleins d’amour à la vertu des saints
Qui l’aideront à bâtir les villes nouvelles de Dieu !

Maintenant toutes les portes sont ouvertes, frère, au Bien.
L’étable est prête pour le Christ des prochaines années,
L’écurie frémit déjà sous le cheval divin,
La grange offre son aire aux moissons de demain,
Le logis, plein de berceaux, attend les nouveau-nés.

Et bientôt, par les portes mélodieuses de ton cœur,
Sortiront une à une pour l’immortalité,
Telles des vierges sages qui ont trop sangloté,
Tes espérances, allant au pré cueillir des fleurs
Pour en orner toutes les portes mélodieuses de ton cœur.