Les Quatre Stuarts/IX
LA RÉPUBLIQUE
ET LE PROTECTORAT.
1649-1658.
Deux effets furent produits en Angleterre par l’exécution de Charles. D’une part, les hommes de bien furent consternés ; il y eut des douleurs profondes, des morts subites causées par ces douleurs ; et comme la nation était religieuse, il y eut aussi des remords. L’Eikon Basiliké fit regretter Charles Ier, de même que le testament de Louis XVI a fait admirer ce dernier roi. L’Eikon Basiliké n’était point de Charles : le docteur Gauden en est aujourd’hui reconnu l’auteur. Milton eut l’odieuse commission d’éclaircir ce point de critique : toute la sublimité de son génie, appuyé de la vérité du fait, ne put néanmoins triompher d’une imposture, ouvrage d’un esprit commun, mais fondée sur la vérité du malheur.
Que reste-t-il aujourd’hui de toutes ces douleurs en Angleterre ? Une cérémonie établie par Charles second, et qui se célèbre le 30 janvier de chaque année. On est censé jeûner, et l’on ne jeûne point ; les spectacles sont fermés, et l’on se divertit dans les salons et dans les tavernes ; la bourse est aussi fermée, au grand ennui des spéculateurs, qui se soucient fort peu de trouver sur le chemin de leur fortune ou de leur ruine la tête d’un roi. Les siècles n’adoptent point ces legs de deuil ; ils ont assez de maux à pleurer, sans se charger de verser encore des larmes héréditaires.
D’une autre part, la confusion se répandit dans les trois royaumes, après la mort de Charles Ier. Chacun avait un plan de république et de religion. Les Millénaires, ou les hommes de la cinquième monarchie, demandaient la loi agraire et l’abolition de toute forme de gouvernement, afin d’attendre le gouvernement prochain du Christ ; il n’y avait, d’après eux, d’autre charte que l’Ecriture. Les Antoniniens prétendaient que la loi morale était détruite, que chacun se devait conduire désormais par ses propres principes, et non plus d'après les anciennes notions de justice et d'humanité ; ils réclamaient la liberté de tout faire : la fornication, l'ivrognerie, le blasphème, sont, disaient-ils, selon les voies du Seigneur, puisque c'est le Seigneur qui parle en nous. Ils n'étaient pas loin de devenir Turcs, et se plaisaient à la lecture du Coran, nouvellement traduit. Les quakers, et surtout les quakeresses, passaient aussi pour une secte mahométane. Des politiques, s'élevant contre toute espèce de culte, voulaient que le pouvoir ne reconnût aucune religion particulière ; d'autres prétendaient refondre les lois civiles et effacer complètement le passé. Dépouillés de leurs biens et de leurs honneurs, les épiscopaux gémissaient dans l'oppression, et les presbytériens voyaient le fruit d'une révolution qu'ils avaient semée recueilli par les indépendants, les agitateurs et les niveleurs. Ces niveleurs étaient de plusieurs espèces : les uns, les fouilleurs et déracineurs, s'emparaient des bruyères et des champs en friche ; les autres, les guerriers et les turbulents, soulevaient les soldats ou devenaient voleurs de grands chemins : tous demandaient la dissolution du long parlement et la convocation d'un parlement nouveau. Dans cette désorganisation complète de la société, au milieu des potences et des échafauds qui s'élevaient pour punir le crime et la vertu, on n'avait aucun parti arrêté : par une sorte de bonne foi que l'anarchie laissait libre, il était très commun d'entendre des républicains parler de mettre Charles second à la tête de la république, et des royalistes déclarer qu'une république était peut-être ce qu'il y avait de mieux.
Il restait cependant à Londres deux principes de gouvernement et d'administration : le rump, et le conseil des officiers, qui avait déjà subjugué le rump .
On examina d'abord si la chambre des pairs faisait partie intégrante du pouvoir législatif : malgré l'opinion de Cromwell, qui, dans ses intérêts, voulait garder la pairie, il fut décidé que la chambre héréditaire était inutile et dangereuse ; sa suppression fut décrétée. La monarchie éprouva le même sort : le maire de Londres refusa de proclamer l'acte d'abolition de la royauté.
Le royaume d'Angleterre se trouvant transformé en république, un nouveau grand sceau fut gravé ; il représentait d'un côté la chambre des communes, avec cette inscription : Le grand sceau de la république d'Angleterre ; sur le revers on voyait une croix et une harpe, armes de l'Angleterre et de l'Irlande, avec ces mots : Dieu, avec nous ; dans l'exergue on lisait : L'an premier de la liberté, par la grâce de Dieu . 1649. C'est une mauvaise date pour la liberté que celle d'un crime.
Cinq membres des communes furent chargés (Ludlow en était un.) de composer un conseil de Quarante, auquel serait dévolu le pouvoir exécutif. Ce comité des Cinq présenta trente-cinq candidats ; on leur adjoignit le comité des Cinq. Celui-ci fut en outre chargé d'examiner la conduite des parlementaires qui n'avaient pas siégé à Westminster durant le procès du roi.
Il était convenable d'immoler des victimes en l'honneur des funérailles du prince : le duc d'Hamilton, le earl de Holland et lord Capell, prisonniers, furent décapités ; le premier contre le droit des gens, les deux derniers contre le droit de la guerre. Tous les partis regrettèrent lord Capell ; Cromwell fit de lui un éloge magnifique, mais il prétendit qu'on le devait sacrifier à cause même de sa vertu. Le noble pair, étant sur l'échafaud, s'adressa à l'exécuteur : « Avez-vous coupé la tête de mon maître ? » - « Oui », répondit l'exécuteur. « Où est l'instrument qui porta le coup ? » Le bourreau montra la hache. « Etes-vous sûr que ce soit la même ? » reprit lord Capell. Sur sa réponse affirmative, le royaliste prit la hache, la baisa avec respect, la rendit au meurtrier public, en lui disant : « Misérable ! n'étais-tu pas effrayé ? » Le bourreau repartit : « Ils me forcèrent de faire mon métier. J'eus trente livres sterling pour ma peine. »
Eh bien, le bourreau mentait ; il se vantait d'une victoire qui n'était pas la sienne ; il n'avait souillé ni sanctifié ses mains et sa hache dans le sang de son roi. Cet homme, qui se nommait Brandon, n'était que le bourreau ordinaire ; on ne l'avait point appelé (ou peut-être avait-il refusé par frayeur son ministère) à la grande exécution. La peur cessant, la vanité revint ; Brandon songea à sauver ses droits et son honneur : le soir même de la mort de Charles, Brandon tint dans un cabaret le propos qu'il redit à lord Capell, se parant du crime qu'il n'avait pas commis [1] .
Lord Capell livra sa tête, après avoir déclaré qu'il mourait pour Charles Ier, pour son fils Charles II et pour tous les héritiers légitimes de la couronne.
Le rump, feignant de céder à l'opinion publique, s'occupa, en apparence, de sa dissolution, et rechercha les principes d'après lesquels un parlement nouveau pourrait être élu. Le rump n'était pas sincère ; il ne songeait qu'à se perpétuer en attendant les événements, grands débrouilleurs de la politique.
Cependant le comte d'Ormond, lord Inchiquin et le général Preston avaient soulevé l'Irlande, où Monk, qui défendait Dundalk pour le parlement, avait capitulé.
Cromwell, malgré les prétentions de Lambert et de Fairfax, fut nommé au gouvernement militaire et civil d'Irlande. Il partit accompagné d'Ireton, son gendre, après avoir cherché le Seigneur devant Harrison et expliqué les Ecritures.
Il aborde à l'île dévouée avec dix-sept mille vétérans et une garde particulière de quatre-vingts hommes, tous officiers. Tredall est emporté d'assaut ; Cromwell monte lui-même à la brèche : tout périt du côté des Irlandais. Le commandant, sir Arthur Ashton, est tué. Ce vieux militaire avait une jambe artificielle ; elle passait pour être d'or : les soldats républicains se disputèrent cette jambe royaliste, qui n'était que le trésor de bois de l'honneur et de la fidélité.
Wexford est saccagé, Goran rendu par les soldats ; les officiers sont fusillés. Kilkenny, Youghall, Cooke, Kingsale, Colonmell, Dungarvan et Carrik se soumettent. Cromwell et Ireton portent à l'Irlande, comme ils l'avaient annoncé, l'extermination et l'enfer.
Cromwell, au milieu de ses victoires, est rappelé pour repousser les Ecossais : ceux-ci s'étaient décidés à reconnaître les droits de Charles second ; et bien qu'ils eussent pendu le royaliste Montross, parce qu'il n'était pas covenantaire, ils étaient eux-mêmes royalistes. Rien de plus commun que ces inconséquences des partis dans les discordes civiles.
Les négociations entre Charles II et les Ecossais avaient été plusieurs fois interrompues. Charles, enfin, privé de toutes ressources, s'était rendu à Edimbourg : là il avait repris le sceptre de Marie Stuart, à la charge de publier cette déclaration déshonorante :
« Que son père avait péché en prenant femme dans une famille idolâtre ;
« Que le sang versé dans les dernières guerres devait être imputé à son père ;
« Qu'il avait une profonde douleur de la mauvaise éducation qu'on lui avait donnée, et des préjugés qu'on lui avait inspirés contre la cause de Dieu, et dont il reconnaissait à présent l'injustice ;
« Que toute sa vie précédente n'avait été qu'un cours suivi d'inimitié contre l'oeuvre de Dieu ;
« Qu'il se repentait de la commission donnée à Montross, et de toutes ses actions qui avaient pu scandaliser ;
« Qu'il protestait devant Dieu qu'il était à présent sincère dans cette déclaration, et qu'il s'y tiendrait jusqu'à son dernier soupir, tant en Ecosse qu'en Angleterre et en Irlande. »
Cependant Charles II n'était ni sans honneur ni sans courage. Jeune encore, il avait combattu pour son père, à la tête des forces de terre et de mer. Mais c'était bien le prince le moins fait qu'il y eût au monde pour entendre six sermons de presbytériens par jour. Lorsque, accablé de ces prédications, il cherchait quelque distraction, il ne pouvait sortir d'Edimbourg, sans passer sur les membres mutilés de Montross, attachés aux portes de la ville. Montross, en mourant, avait souhaité que son corps fut mis en autant de morceaux qu'il y avait de villes dans les trois royaumes, afin qu'on rencontrât partout des témoins de sa fidélité. Un de ses bras fut exposé sur un gibet à Aberdeen ; les habitants l'enlevèrent secrètement et le cachèrent : après la restauration, ils le mirent dans une cassette couverte de velours cramoisi brodé d'or, et le portèrent en triomphe dans toute leur ville.
Cromwell marcha contre les Ecossais à la tête de dix-huit mille hommes. Il les attaqua à Duntar, et les défit (3 septembre 1650). L'année suivante, après avoir conquis une partie de l'Ecosse, il s'attacha aux pas de Charles II, qui s'était avancé en Angleterre avec une armée : il l'atteignit à Worcester. Le génie si fatal au père n'est pas moins fatal au fils ; le combat se livre le 3 septembre 1651, jour anniversaire de la bataille de Dunhar : deux mille royalistes sont tués ; huit mille prisonniers sont encore vendus comme esclaves. On retrouve cette habitude de trafiquer les hommes jusque sous Jacques II.
Le jeune roi fuit seul, se coupe les cheveux, de peur, comme Absalon ou comme les rois chevelus, d'être reconnu au bel ornement de sa tête. Ce prince nous a laissé le récit de ses aventures : son déguisement en bûcheron ; sa tentative pour entrer dans le pays de Galles avec le pauvre Pendrell ; sa journée passée avec le colonel Careless au haut du chêne qui retint le nom de chêne royal ; ses aventures chez un gentilhomme appelé Lane, dans le comté de Strafford ; son voyage à Bristol, voyage qu'il fit à cheval, menant en croupe la fille de son hôte ; son arrivée chez M. Norton ; sa rencontre d'un des chapelains de la cour qui regardait jouer aux quilles, et d'un vieux serviteur qui le nomma en fondant en larmes ; son passage chez le colonel Windham ; le danger qu'il courut par la sagacité du maréchal, qui, visitant les pieds des chevaux, affirma qu'un de ces chevaux avait été ferré dans le nord ; enfin l'embarquement de Charles à Brightelmsted, et son débarquement en Normandie, firent de ce moment de la vie de ce prince un moment de gloire romanesque qui lutta avec la gloire historique de Cromwell. Ludlow se contente de dire que Charles s'enfuit avec une mistress Lane.
Cromwell revint triompher à Londres. Le parlement envoya une députation au-devant de lui. Le général fit présent à chaque commissaire d'un cheval et de deux prisonniers : toujours même mépris des hommes parmi ces républicains. Les historiens n'ont pas remarqué ce trait de moeurs qui distingue les Anglais d'alors de tous les peuples chrétiens de l'Europe civilisée et les rapproche des peuples de l'Orient. Monk, laissé en Ecosse par Cromwell, l'acheva de soumettre. Le royaume de Marie Stuart fut réuni par acte du rump à l'Angleterre, ce que n'avaient pu faire les plus puissants monarques de la Grande-Bretagne.
Autant le corps législatif était méprisé, autant le conseil exécutif avait montré de vigueur et de talent : c'est ce qu'on a vu en France, sous les fameux comités émanés de la Convention. Les terres du clergé avaient été mises en vente ainsi que les domaines de la couronne, et ceux-ci tant en Angleterre qu'en Ecosse. Les propriétés nationales, proposées d'abord au prix de dix années de leur affermage annuel, s'élevèrent avec les succès de la république au taux de quinze, seize, et dix-sept années de leur revenu net : on vendait les bois à part. Les royalistes dont les biens avaient été séquestrés ou confisqués en obtenaient le retour ou la mainlevée moyennant une finance plus ou moins forte payée argent comptant. Une taxe de 120 mille livres sterling par mois suffisait avec ces différentes sommes au besoin des services de l'Etat.
Toutes les puissances de l'Europe, et l'Espagne la première, avaient reconnu la république. L'Irlande était domptée, l'Ecosse soumise et réunie à l'Angleterre ; une flotte, commandée par le fameux Robert Blake, devenu amiral de colonel qu'il était, gardait les mers autour des îles Britanniques ; une autre, sous le pavillon d'Edouard Popham, croisait sur les côtes du Portugal. Les Indes occidentales, les Barbades et la Virginie, soulevées d'abord, furent réduites à l'obéissance. Le fameux acte de navigation proposé par le conseil d'Etat au parlement en 1651, rendu exécutoire le 1er décembre de cette même année, n'est point, comme on l'a écrit mille fois, l'ouvrage de l'administration de Cromwell, mais de la république avant l'établissement du protectorat. Cet acte fit éclater la guerre entre la Hollande et la Grande-Bretagne en 1652. Blake, Aiskew, Monk et Dean soutinrent en onze combats, depuis le 17 mai 1652, vieux style, jusqu'au 10 août 1653, l'honneur du pavillon anglais contre Tromp, Ruyter, Van Galen et de Witte.
Les classes populaires, que les révolutions font monter à la surface des sociétés, donnent un moment aux vieux peuples une énergie extraordinaire ; mais ces classes, chez qui l'ignorance et la pauvreté ont conservé la vigueur, se corrompent vite au pouvoir, parce qu'elles y arrivent avec des besoins violents et des appétits longtemps excités par la misère et l'envie ; elles prennent et exagèrent les vices des grands qu'elles remplacent, sans avoir l'éducation qui du moins tempère ces vices. Une nation ainsi renouvelée par l'invasion d'une sorte de barbares indigènes ne conserve que peu de jours son énergie ; n'étant plus jeune par nature, elle n'est jeune que par accident ; or, les moeurs ne se renouvellent pas comme les pouvoirs, et tant que les premières ne sont pas changées, il n'y a rien de durable.
Cromwell s'aperçut que ce reste d'assemblée, soumis d'abord et humilié, commençait à être jaloux du pouvoir que lui, Cromwell, avait acquis. L'autorité dictatoriale des camps avait dégoûté le futur usurpateur de l'autorité légale : son ambition, comme son caractère et son génie, le poussait à la souveraine puissance.
Il avait manoeuvré longtemps entre les divers partis, tour à tour presbytérien, niveleur et même royaliste, mais s'appuyant toujours sur l'armée, où l'esprit républicain dominait autant que cet esprit peut exister au milieu des armes. Les officiers voulaient l'égalité et la liberté, avec la fortune, les honneurs et le pouvoir absolu : c'est ainsi que sous la tente, depuis les légions romaines jusqu'aux mamelouks, on a toujours compris la république.
Cromwell, après ses victoires, ayant repris son siège au parlement (16 septembre 1651), pressa la rédaction du bill pour mettre fin à ce parlement interminable : il ne le put obtenir qu'à la majorité de deux voix, quarante-neuf contre quarante-sept ; encore l'exécution du bill fut-elle remise au 3 novembre 1654.
Ce bill procédait à la réforme radicale parlementaire, si souvent et si inutilement demandée depuis. La chambre des communes devait être composée à l'avenir de quatre cents membres, sans compter les députés de l'Irlande et de l'Ecosse. Les bourgs pourris disparaissaient ; on ne donnait le droit d'élire qu'aux villes et aux bourgs principaux ; deux cents livres sterling en meubles ou immeubles étaient la propriété exigée du citoyen pour l'exercice du droit électoral.
Cromwell ne désirait la dissolution du rump que dans l'espoir d'obtenir le suprême pouvoir, au moyen de députés choisis par son influence et dévoués à ses intérêts. Afin de préparer les idées à un changement de choses, il avait encouragé des discussions sur l'excellence du gouvernement monarchique ; mais n'ayant pu amener le rump à prononcer la dissolution, il prit un chemin plus court pour y parvenir.
Le rusé général avait eu l'adresse de remplir toutes les places de ses créatures : les soldats lui étaient dévoués. Depuis la bataille de Worcester, qu'il appela, dans sa lettre au parlement, la victoire couronnnante, il dissimulait à peine ses projets. La modération, besoin de tout homme qui près d'arriver au pouvoir s'y veut maintenir, était devenue l'arme de Cromwell : il avait fait publier une amnistie générale, et se montrait favorable aux royalistes ; il les trouvait par principe moins opposés que les autres partis à l'autorité d'un seul, et à son tour il avait besoin de fidélité.
Les communes qui se sentaient attaquées, essayèrent de se défendre : tantôt elles se plaignaient des calomnies que Cromwell faisait semer contre elles ; tantôt elles songeaient encore à se perpétuer d'une manière moins directe, en procédant à l'élection des places vacantes au parlement. Cromwell ne s'endormait pas ; il présidait à des assemblées, à des colloques, à des traités entre les partis, et trompait tout le monde. Le colonel Harrison, franc républicain, mais aveugle d'esprit, prétendait toujours que le général, loin de se vouloir faire roi, ne songeait qu'à préparer le règne de Jésus. « Que Jésus vienne donc vite, répondit le major Streater, ou il arrivera trop tard. » Cromwell, de son côté, déclarait que le psaume CXe l'encourageait à mettre la nation en république : et à cette fin il engageait le comité d'officiers à présenter des pétitions qui devaient amener, par l'opposition des parlementaires, la destruction de la république. Une de ces pétitions demandait le payement des arrérages de l'armée et la réforme des abus ; une autre sollicitait la dissolution immédiate du parlement et la nomination d'un conseil pour gouverner l'Etat jusqu'à la prochaine convocation du parlement nouveau. Emportées par leur ressentiment, les communes déclarèrent que quiconque présenterait à l'avenir de pareilles doléances serait coupable de haute trahison. On vint apprendre cette résolution à Cromwell, qui s'y attendait. Il s'écria, animé d'une feinte colère, au milieu des officiers : « Major général Vernon, je me vois forcé de faire une chose qui me fait dresser les cheveux sur la tête. » Il prend trois cents soldats, marche à Westminster, laisse les trois cents soldats en dehors, et pénètre seul dans la chambre : il était député.
Il écoute un moment en silence la délibération, puis appelant Harrison, membre comme lui de l'assemblée, il lui dit à l'oreille : « Il est temps de dissoudre le parlement. » Harrison répondit : « C'est une dangereuse affaire, songez-y bien. »
Cromwell attend encore ; puis se levant tout à coup, il accable les communes d'outrages, les accuse de servitude, de cruauté, d'injustice : « Cédez la place, s'écrie-t-il en fureur, le Seigneur en a fini avec vous ! il a choisi d'autres instruments de ses oeuvres. » Sir Peters Wentworth veut répondre ; Cromwell l'interrompt : « Je ferai cesser ce bavardage. Vous n'êtes pas un parlement ; je vous dis que vous n'êtes pas un parlement. »
Le général frappe du pied : les portes s'ouvrent ; deux files de mousquetaires, conduits par le lieutenant-colonel Worsley, entrent dans la chambre et se placent à droite et à gauche de leur chef. Vane veut élever la voix : « Oh ! sir Henri Vane ! Sir Henri Vane ! dit Cromwell : le Seigneur me délivre de sir Henri Vane ! » Désignant alors tour à tour quelques-uns des membres présents : « Toi, dit-il, tu es un ivrogne, toi un débauché (c'était Martyn, ce régicide dont il avait barbouillé le visage d'encre), toi un adultère, toi un voleur. » Ce qui était vrai. Harrison fait descendre l'orateur de son fauteuil en lui tendant la main. Le troupeau épouvanté sort pêle-mêle ; tous ces hommes s'enfuient sans oser tirer l'épée que la plupart portaient au côté. « Vous m'avez forcé à cela, disait Cromwell ; j'avais prié le Seigneur nuit et jour de me faire mourir plutôt que de me charger de cette commission. »
Alors, montrant du doigt aux soldats la masse d'armes « Emportez ce jouet [2] . » Il sort le dernier, fait fermer les portes, met les clefs dans sa poche, et se retire à Whitehall. Le lendemain on trouva suspendu à la porte de la chambre des communes un écriteau ainsi conçu : Chambre à louer, non meublée . Ainsi fut chassé de Westminster le parlement : la liberté y resta.
Remarquons les justices du ciel : ces députés qui avaient tué leur prince légitime, prétendant qu'il avait violé les droits du peuple ; ces députés qui avaient eux-mêmes précipité violemment de leur siège un grand nombre de leurs collègues, furent dispersés par un de leurs complices, bien autrement coupable que Charles envers les droits de la nation. Mais souvent ce que l'on conteste à la légitimité, on l'accorde à l'usurpation : les hommes dans leur orgueil se consolent de l'esclavage lorsqu'ils ont eux-mêmes choisi leur maître parmi leurs égaux.
Buonaparte à Saint-Cloud fit sauter les républicains par les fenêtres, avec moins de fermeté et moins de décision politique que Cromwell n'en mit à dissoudre le long parlement. L'Angleterre républicaine accepta le joug : les tempêtes avaient enfanté leur roi ; elles s'y soumirent.
La véritable république ne dura en Angleterre que quatre ans et trois mois, à compter de la mort du roi (30 janvier 1649) jusqu'à la dislocation totale du rump (20 avril 1653). Cette courte république ne fut pas sans gloire au dehors ni même sans vertu, sans liberté et sans justice au dedans. Les membres des communes s'exclurent, il est vrai, mutuellement de l'assemblée législative ; mais ils ne se décimèrent point, ne s'assassinèrent point tour à tour comme les Conventionnels. La république française exista douze années, de 1792 à 1804, à 1'érection de l'empire, temps de gloire et de conquête au dehors, mais de crimes, d'oppression et d'iniquités au dedans. Cette différence entre deux révolutions qui ont cependant produit, en dernier résultat, la même liberté, vient du sentiment religieux qui animait les novateurs de la Grande-Bretagne, et des principes d'irréligion qu'affichaient les artisans de nos discordes. Quelques vertus peuvent exister dans la superstition, il n'y en a point dans l'impiété. Les révolutionnaires anglais, fanatiques connurent le repentir ; les révolutionnaires français, athées, ont tous été sans remords : ils étaient insensibles à la fois comme la matière et comme le néant.
Le protectorat. 1653-1658.
Il était facile à Cromwell de convoquer un parlement libre ; il ne le voulut pas : il cherchait le pouvoir, non la liberté. L'Angleterre d'ailleurs était lasse de parlements ; après l'anarchie on respirait pour le despotisme. Le conseil des officiers, qui avait présenté la pétition décisive, s'arrogea le droit d'élection ; il choisit (toujours à la suggestion de Cromwell) dans le parti millénaire les hommes les plus obscurs, les plus ignorants, les plus fanatiques : cent quarante-quatre personnages, ainsi triés, furent revêtus du pouvoir souverain. Le major général Lambert, qui se disait républicain et qui n'était que servile, Harrison, sincère démocrate et d'un esprit borné, prêtaient les mains à toutes ces violences. Harrison, sectaire de la cinquième monarchie, demandait seulement que le nouveau conseil fût composé de soixante-dix membres, pour mieux ressembler au sanhédrin des Juifs. Dans le club législatif des cent quarante saints, il fallait avoir de longs noms composés et tirés de l'Ecriture, comme dans nos clubs on s'appelait Scaevola et Brutus . Des deux frères Barebone, l'un, le corroyeur, s'appelait Loue-Dieu ; l'autre, si Christ n'était pas mort pour vous, vous seriez damné, Barebone . Ce Barebone, dont le nom signifie en français décharné, donna son nom aux cent quarante-quatre : au parlement croupion succéda le parlement damné Barebone, ou le damné décharné .
Sur une liste de jurés du comté de Sussex on voit les noms de White d'Emer, combats pour la bonne cause de la foi ; de Pimple de Whitham, tue le péché ; de Harding de Lewes, plein de la grâce . Lorsque les saints entraient en séance à Westminster, ils récitaient des prières, cherchaient le Seigneur des journées entières, et expliquaient l'Ecriture : cela fait, ils s'occupaient des affaires, dont ils se croyaient saisis. Cromwell ouvrit la session des décharnés par un discours qu'il accompagna de pieuses larmes, remerciant le ciel d'avoir assez vécu pour assister au commencement du règne des saints sur la terre. Au fond de toutes ces folies, les nouvelles moeurs se formaient et les institutions prenaient racine. Ces caractères n'étaient si ridicules que parce qu'ils étaient originaux ; or tout ce qui est fortement constitué a un principe de vie. Les courtisans de Charles second purent rire, mais ces fanatiques de bonne foi laissèrent une arrière-postérité qui a fait raison des courtisans.
Whitelocke prétend que quelques hommes éclairés et d'un rang élevé se trouvaient dans le parlement Barebone. Ludlow représente les décharnés comme un troupeau d'honnêtes niais, ressemblant assez à nos théophilanthropes. Whitelocke était un parlementaire timide, qui avait fui de peur de condamner Charles Ier, et qui se rangeait toujours du parti le plus fort ; Ludlow était un parlementaire décidé, meurtrier du roi et ennemi de Cromwell.
Cinq mois s'étaient à peine écoulés lorsque les cent quarante-quatre saints, ne pouvant plus gouverner au milieu de la risée publique, chargèrent Rouse, leur orateur, créature de Cromwell, de remettre l'autorité entre les mains de celui qui les en avait revêtus. Cromwell l'avait prévu : il accepta en gémissant le poids de l'autorité souveraine.
Quelques pauvres d'esprit qui n'étaient pas de la faction militaire s'obstinèrent à siéger, malgré la désertion de l'orateur et du sergent qui avait emporté la masse. Le capitaine White entra dans la chambre, et demanda à ces saints entêtés ce qu'ils faisaient là (12 décembre l653). « Nous cherchons le Seigneur », répondirent-ils. « Allez donc ailleurs, s'écria White ; le Seigneur n'a pas fréquenté ce lieu depuis longues années ; » et il les fit chasser par ses sbires. Le véritable principe républicain existait pourtant alors dans l'armée anglaise plus que dans les autorités civiles ; mais il ne peut y avoir d'alliance durable entre le pouvoir constitutionnel et l'autorité militaire : quand la liberté se réfugie à l'autel de la victoire, elle y est bientôt immolée ; on la sacrifie pour obtenir le vent de la fortune.
Tous les différents partis, excepté celui des saints et celui des républicains véritables, le parti du roi, le parti de l'épiscopat, le parti militaire, le parti des gens de loi qui avaient craint la réforme des coutumes et la simplification du code de procédure ; tous les intérêts, toutes les ambitions, toutes les corruptions, toutes les lassitudes applaudissaient aux entreprises de Cromwell : il fut complimenté par l'armée, la flotte, les autorités civiles. On attendait avec anxiété et curiosité ce qu'il allait faire du pouvoir : sa fabrique était toute prête et ses ouvriers à l'oeuvre.
Le conseil des officiers est convoqué. Le major général Lambert lit un écrit intitulé : Instrument de gouvernement . C'était une constitution qui plaçait la puissance législative dans un parlement et dans un protecteur . Il y était statué que les membres de ce parlement seraient choisis par le peuple ; qu'ils siégeraient tous les ans cinq mois, selon le bon plaisir du protecteur ; que le protecteur aurait le veto suspensif, qu'il nommerait à tous les emplois civils et militaires ; que dans l'intervalle des sessions la nation serait gouvernée par le protecteur et par un conseil composé de vingt-et-un membres au plus, de treize au moins.
On supplia Cromwell d'accepter le protectorat : il se rendit gracieusement aux voeux de ses peuples. Le maire et les aldermen de Londres furent requis de se trouver à une parade d'installation à la salle de Westminster. Le Protecteur prêta serment à l' instrument de gouvernement, qui était son oeuvre. Le général Lambert, un genou en terre, lui présenta une épée dans le fourreau ; les commissaires lui remirent les sceaux ; le maire de Londres lui donna une épée nue, et le sujet des Stuarts alla, monarque absolu des trois royaumes, coucher dans le palais du roi qu'il avait assassiné.
Le premier parlement convoqué par Cromwell ne répondit pas à son attente : il s'y manifesta un esprit de liberté que l'oppression militaire n'avait pu étouffer. En vain le Protecteur, à l'ouverture de ce parlement, parla des excès de cette liberté, déclama contre ce qui lui avait donné la puissance, les agitateurs, les niveleurs, les millénaires et les diverses autres sectes ; en vain il s'éleva contre une égalité chimérique, et loua la division des classes en nobles, gentilshommes et bourgeois : son discours était raisonnable au fond, d'accord même avec l'opinion nationale, encore arrêtée aux principes de l'ancienne société ; mais ce n'était pas là la question pour les communes. Elles ne s'occupèrent que du pouvoir du Protecteur et de la mauvaise origine de ce pouvoir. Le parlement ne voyait pas qu'il était tout aussi illégitime que le protectorat ; l'un et l'autre n'existaient qu'en vertu d'une prétendue constitution faite par qui n'avait pas eu droit de la faire.
Cromwell en péril n'hésita pas : violer la représentation nationale était devenu depuis l'épuration du long parlement une sorte de jurisprudence politique. Le Protecteur plaça des gardes à la porte de Westminster ; ils avaient ordre de ne laisser entrer que les députés consentant à souscrire un engagement en vertu duquel ils reconnaîtraient l'autorité du parlement et d'un seul . Cent trente membres signèrent tout d'abord ; plusieurs autres membres s'empressèrent ensuite d'imiter la turpitude de leurs collègues. Rien n'est plus rempli d'émulation que la bassesse : il y a des espèces de vils héros que les succès de la lâcheté empêchent de dormir.
Cromwell, devenu Protecteur, prit le titre d'Altesse. Des médailles furent frappées en son honneur ; l'une le représentait en buste avec cette inscription Oliverius, Dei gratia, Reipublicae Angliae, Scotiae et Hiberniae Protector ; au revers était l'écusson d'Angleterre ; autour on lisait ces mots gravés depuis sur les monnaies du temps : Pax quaeritur bello . D'autres médailles offrent un grand olivier, à l'ombre duquel s'élèvent deux petits oliviers, symbole du Protecteur et de ses deux fils. L'inscription porte : Non déficient olivarii . La flatterie ne parlait pas aussi bien latin qu'au temps de Tibère.
Lorsque les officiers vinrent complimenter Cromwell sur sa modestie à n'avoir accepté que le titre de Protecteur, il porta la main à son épée : « Elle m'a élevé, leur dit-il ; si je veux monter plus haut, elle me maintiendra au rang qu'il me plaira d'occuper. »
Quelles que soient néanmoins la pusillanimité des hommes et la crainte du pouvoir, il est impossible d'éteindre dans une assemblée délibérante tout principe vital. Les membres des communes, malgré leur engagement signé, tout en examinant avec modération l' instrument de gouvernement, se réservèrent la nomination du successeur de Cromwell ; ils rejetèrent le principe du protectorat héréditaire, à la majorité de deux cents voix contre soixante.
Les cinq mois de la session expirés, Cromwell rassembla le parlement (22 janvier 1655) dans la chambre peinte . Il se répandit en outrages, traita les députés de parricides pour lui avoir contesté son autorité, à lui régicide ; il leur déclara que si la république devait souffrir, meilleur était qu'elle fût dépendante des riches que des pauvres, qui, selon Salomon, lorsqu'ils oppriment, ne laissent rien après eux. Cromwell avait été blessé de la discussion relative à l'hérédité du protectorat : il voulait dissimuler sur ce point ; mais entraîné, comme le sont tous les hommes, à parler de la chose même où il se sentait faible, contre le protectorat héréditaire, laissant par là aux principaux officiers, et particulièrement au major général Lambert, l'espoir de lui succéder.
Le parlement dissous, Cromwell en convoqua un autre pour lever, disait-il, l'argent nécessaire au service de l'armée et de la flotte, pour confirmer l' instrument de gouvernement, et enfin pour légaliser l'autorité des majors généraux . Ces majors étaient des commissaires militaires, chargés de lever sur les biens des royalistes, à cause de quelques mouvements insurrectionnels, une contribution arbitraire d'un dixième de la valeur de ces biens. Cromwell corrompit autant qu'il le put les élections, et cassa celles qui lui étaient le moins favorables.
De tout cela sortit enfin un parlement qui, sous le nom d' humble pétition et avis, invitait le Protecteur à prendre le titre de roi et à former une autre chambre, c'est-à-dire une espèce de chambre des pairs, composée de soixante-dix membres à la nomination de Cromwell.
Cromwell se crut obligé de refuser la couronne par un long et obscur discours, où l'on découvrait à la fois ses regrets de repousser le diadème et sa satisfaction de remettre au théâtre la parade de César. Il avait plusieurs fois fait traiter devant lui la question du meilleur gouvernement ; c'était à peu près à la même époque que le grand Corneille écrivait la scène de Cinna.
Buonaparte n'hésita pas à se couronner, soit qu'ayant plus de gloire il eût plus d'audace, soit que la France, plus malheureuse dans sa révolution que l'Angleterre ne l'avait été dans la sienne, craignît moins de perdre la liberté.
Le nouveau parlement confirma et conféra de nouveau à Cromwell le titre de Protecteur, avec la faculté de nommer son successeur, ce qui, par le fait, rendait le protectorat héréditaire. Ce parlement fut encore renvoyé à cause des alarmes qu'il inspira à son maître ; peut-être Cromwell en voulait-il secrètement à ces députés trop naïfs de ne lui avoir pas mis de force la couronne sur la tête. L'usurpation se livrait ainsi à ces fréquentes dissolutions qui avaient perdu la légitimité ; mais le bras de Cromwell était autrement puissant que celui de Charles ; ce bras pouvait soutenir debout des ruines qu'une force ordinaire n'aurait pu empêcher de tomber.
Mettez à part l'illégalité des mesures de Cromwell, illégalité dont, après tout, il était peut-être obligé d'user pour maintenir son illégale puissance, l'usurpation de ce grand homme fut glorieuse. Au dedans il fit régner l'ordre : comme beaucoup de despotes, il était ami de la justice en tout ce qui ne touchait pas à sa personne, et la justice sert à consoler les peuples de la perte de la liberté. Le fanatique, le régicide Cromwell, parvenu au pouvoir, fut tolérant en religion et en politique ; il fit passer le bill de la liberté de culte et de conscience ; il employa des royalistes avoués : Hale, magistrat intègre, zélé partisan des Stuarts, fut placé à la tête de la magistrature ; Monk, qui commanda les armées et les flottes du Protecteur, était un royaliste fait jadis prisonnier sur le champ de bataille par les parlementaires : il s'en souvint lors de la restauration.
Cromwell aimait et protégeait la noblesse anglaise. Cette noblesse ne périt point, comme de nos jours la noblesse française, parce qu'elle ne sépara pas tout à fait sa cause de la cause générale, et qu'en même temps la révolution de 1640, entreprise en faveur de la liberté, et non de l'égalité, n'était point dirigée contre l'aristocratie. Les Falkland, les Strafford, les Clarendon, avaient été membres de l'opposition dans ces fameux parlements qui contribuèrent à restreindre les privilèges excessifs de la couronne : il y eut une chambre des pairs jusqu'à la mort de Charles Ier. Essex, Denbigh, Manchester, Fairfax et tant d'autres se distinguèrent dans le service parlementaire de terre et de mer ; une foule de lords entrèrent dans l'administration, se firent élire membres des communes aux parlements de la république et du protectorat, parurent dans les conseils, et jusqu'à la cour de Cromwell. Il n'y eut point d'émigration systématique ; quelques individus nobles périrent, mais le corps patricien, ayant suivi et même devancé le mouvement de la nation, resta tout entier dans cette nation.
L'administration de Cromwell fut active, vigilante, vigoureuse, mais trop fondée sur la corruption de la police, pour qui Cromwell avait un penchant décidé et à laquelle il sacrifiait des sommes considérables. Tous les services étaient payés régulièrement un mois d'avance ; de grosses pensions, accordées à des hommes considérables, créaient des intérêts, si elles ne pouvaient créer des devoirs.
Au dehors, Cromwell acheva d'humilier la Hollande et de faire reconnaître la supériorité du pavillon anglais ; les nations étrangères recherchèrent l'alliance du Protecteur. Richelieu avait favorisé les premiers troubles de l'Angleterre ; il les avait pris pour des orages passagers qui, en occupant chez eux des ennemis, donnaient du repos à la France : il ne s'était pas aperçu qu'il s'agissait d'une révolution qui, en accroissant la vigueur d'un peuple, ne laisserait à Mazarin que des mépris à dévorer ; nourriture d'ailleurs analogue au tempérament du cardinal.
Dunkerque fut par Mazarin livré à Cromwell ; Blake prit la Jamaïque ; l'Espagne fut contrainte d'offrir de grandes réparations. On a remarqué que Cromwell s'abandonna à sa passion religieuse plus qu'il ne suivit une saine politique, en s'alliant avec la France contre l'Espagne. Cette remarque faite après coup n'a rien de profond aujourd'hui ; il est curieux seulement de la trouver dans les Mémoires de Ludlow . Ludlow, il est vrai, vit les triomphes de Louis XIV, et survécut longtemps à Cromwell, dont il était l'ennemi.
Le Protecteur traita l'Irlande domptée en pays de conquête. Les malheureux Irlandais furent transportés par milliers aux colonies ; un grand nombre périrent dans les supplices. Des lois draconiennes et étrangères remplacèrent ces vieilles coutumes nées du sol, dont l'autorité se perpétuait par traditions devant quelque image de la Vierge sur une bruyère au son d'une musette. Les terres furent vendues : on donnait mille acres de terrain pour 1 500 livres sterling dans le canton de Dublin, pour 1 000 dans celui de Kilkenny, pour 800 dans le comté de Wexford, et pour 600 dans les divers comtés de la province de Leinster. Des colonies militaires eurent en partage les terres situées aux environs de Slego, de Colke et de Collel. Les naturels du sol devinrent les serfs des soldats anglais dans le Connaught.
Olivier étendit son autorité protectrice jusque sur les Vaudois, dans les montagnes de la Suisse. Le frère de l'ambassadeur de Portugal à Londres tua un Anglais ; Cromwell le fit décapiter. Le fier usurpateur signant un traité mit son nom au-dessus de celui de Louis XIV. En 1657, il envoya son portrait à la reine Christine, avec un distique qui disait que le front de Cromwell n'était pas toujours l'épouvante-roi .
C'est de cet orgueil du Protecteur qu'est née la superbe affectée par nos voisins pendant un siècle et demi, et qui n'a disparu qu'avec les victoires de notre révolution : elles nous ont remis au niveau de la révolution anglaise.
Pourtant Cromwell ne fut pas heureux ; toute sa puissance ne put empêcher la vérité de faire entendre sa voix. Quand il descendait en lui-même, il trouvait toujours qu'il avait tué le roi ou la liberté ; il lui fallait opter entre l'un ou l'autre remords.
Le Protecteur racontait que dans son enfance une femme lui était apparue ; elle lui avait annoncé, comme les magiciennes de Macbeth, qu'il serait roi. La conscience de Cromwell lui présenta lorsqu'il était encore innocent la vision de la royauté ; quand il devint coupable, elle lui en envoya le fantôme. Placé entre les royalistes et les républicains, qui le menaçaient également, Olivier était peu satisfait du titre équivoque dont la légitimité et la liberté l'avaient obligé de se contenter. Plusieurs conspirations des cavaliers éclatèrent : celles de Bagnal, fils de lady Terringham, de Penruddock, du capitaine Grove, du docteur Hervet, et de sir Henry Slingsby. Quelques hommes de la cinquième monarchie s'agitèrent aussi : un cornette, nommé Day, était de l'assemblée républicaine de Coleman-Street, où l'on traitait Cromwell de coquin et de traître. Quelques régicides suspects furent enfermés dans ce château de Carisbrook, qui avait servi de prison à Charles Ier. Les juges, et surtout les jurés, contrariaient le despotisme du Protecteur, qui retrouvait la liberté retranchée derrière cette barrière. Olivier était alors obligé de chercher les tribunaux naturels à son gouvernement, les conseils de guerre et les commissions.
Les brochures politiques, une pétition signée de plusieurs officiers, un libelle intitulé le Memento, surtout le fameux écrit Killing no murder (tuer n'est pas assassiner), achevèrent de troubler le repos de Cromwell. Le colonel Titus, sous le nom de William Allen, était l'auteur dernier pamphlet. Dans une dédicace ironique adressée à Son Altesse Olivier Cromwell . Titus invitait Son Altesse à mourir pour le bonheur et la délivrance des Anglais ; il lui disait que sa mort était le voeu général, la prière commune de tous les partis, qui ne s'entendaient que sur ce point. Titus signait W. A., de présent votre esclave et vassal.
Enfin, la famille de Cromwell était pour lui un autre sujet de tourment et d'angoisse.
Il rencontrait parmi les siens deux espèces d'oppositions, aussi violentes l'une que l'autre : ses trois soeurs épousèrent trois hommes qui tous trois votèrent la mort de Charles Ier. Il eut deux fils et quatre filles. Richard, Protecteur après lui, était royaliste ; Henry, lord lieutenant d'Irlande, partageait une partie des talents et des opinions de son père, mais avec plus de modération que lui.
Sa fille aînée, lady Briget, était républicaine ; elle fut mariée d'abord au fameux Ireton, et après la mort de celui-ci au lieutenant général Fleetwood. Lady Elisabeth, sa seconde fille et sa fille chérie, avait épousé lord Claypole, homme ennemi de la tyrannie : lady Elisabeth était ardente royaliste.
Lady Marie, dont l'opinion est peu connue, épousa lord Falconbridge, qui fut actif dans la restauration. Enfin lady Francis, la plus jeune des filles du Protecteur, se maria clandestinement, en apparence, à Robert Rich, petit-fils du comte de Warwick. Robert ne vécut que trois mois, et sa veuve épousa sir John Russell.
La destinée de cette dernière fille de Cromwell fut assez singulière. Lord Broghill avait eu la pensée de la donner en mariage à Charles II. Lady Francis consentait à cet étrange projet ; Cromwell, assez tenté, ne le repoussait qu'en disant : « Charles II est trop damnablement débauché pour me pardonner la mort de son père. » Il est difficile de juger si Charles n'aurait pas, par politique ou par légèreté, approuvé cette union parricide. L'affaire manqua ; lady Francis s'éprit d'inclination pour Jerry White, tout à la fois chapelain et bouffon de Cromwell, lequel White, surpris aux genoux de lady Francis par le Protecteur, fut obligé, pour se sauver, d'épouser une des femmes de chambre de sa maîtresse. Le mariage, d'abord clandestin, de lady Francis avec Robert Rich, fut ensuite célébré publiquement (11 novembre 1657). Le Protecteur, se souvenant, à ce mariage, des jeux de sa première jeunesse, arracha la perruque de son gendre, et répandit des confitures liquides sur les robes des femmes : du moins cette fois on put rester dans la salle du bal.
Ainsi Cromwell dans sa famille trouvait tantôt des républicains et des républicaines qui détestaient sa grandeur ; tantôt des royalistes qui lui reprochaient ses crimes. Lady Claypole ne le laissait pas respirer ; Richard s'était jeté aux pieds de son père pour obtenir la vie de Charles Ier. La femme du Protecteur, bien que vaine, portait avec crainte sa fortune ; décemment traitée, mais peu aimée de son mari, elle aurait voulu qu'on s'arrangeât avec le souverain légitime. Enfin, la mère de Cromwell, qu'il chérissait et respectait, l'avait aussi supplié de sauver le roi : elle tremblait pour les jours de son Olivier ; elle le voulait voir une fois le jour au moins, et si elle entendait l'explosion d'une arme à feu, elle s'écriait : « Mon fils est mort ! »
Ces tracasseries intérieures et de tous les moments, qui troublent la vie d'un homme bien plus que les grands événements politiques, ne se pouvaient perdre dans les distractions que cherchait Cromwell : il s'était attaché à lady Dysert, duchesse de Lauderdale ; les saints se scandalisèrent. On trouvait aussi que Cromwell faisait de trop longues prières avec mistress Lambert. Plusieurs bâtards, qui se sont peut-être vantés faussement de leur naissance, ont prouvé que ce rigide Cromwell, ce sévère ennemi de la débauche et de la licence, ce prophète qui communiquait directement avec Dieu, était tombé dans la faiblesse commune à presque tous les grands hommes, d'autant plus attaqués et plus fragiles qu'ils ont plus de gloire.
Tous les monarques avaient renoncé à divertir leur orgueil du spectacle de la dégradation humaine, blessés peut-être encore qu'ils étaient de quelques vérités cachées sous de basses bouffonneries ; ils n'entretenaient plus dans leur cour ces misérables appelés fous. Cromwell en avait quatre, soit que ce tueur de rois aimât à s'environner de ce qui avait dégradé les rois, régicide encore envers leur mémoire ; soit que, n'osant porter leur sceptre, il affectât d'imiter leurs moeurs ; soit enfin qu'il trouvât dans son penchant naturel aux scènes grotesques un rapport avec ces joies royales. Mais tous les bouffons de la terre n'auraient pu chasser du coeur de Cromwell la tristesse qui s'y était glissée. Sa cour, ou plutôt sa maison, était à la fois une espèce de caserne et un séminaire, où quelques pompes bruyantes venaient, deux ou trois fois l'an, dérider le front des prédicants et des vieux soldats. Depuis la publication du pamphlet Killing no murder, on ne vit plus Cromwell sourire ; il se sentait abandonné par l'esprit de la révolution, d'où lui était venue sa grandeur. Cette révolution qui l'avait pris pour guide ne le voulait plus pour maître ; sa mission était accomplie ; sa nation et son siècle n'avaient plus besoin de lui : le temps ne s'arrête point pour admirer la gloire ; il s'en sert, et passe outre [3] . Ce grand renégat de l'indépendance soupçonnait jusqu'à ses gardes, qu'il faisait relever trois et quatre fois par jour, et dont lui-même, déguisé, épiait les propos. Il passait sa vie à entendre les rapports de ses nombreux espions ; il n'osait plus se montrer en public que revêtu d'une cuirasse cachée sous ses habits, misérable cilice de la peur. Il portait des pistolets chargés dans ses poches. Un jour qu'il essayait un attelage de chevaux frisons, il tomba, et l'un de ses pistolets partit. Quand il voyageait, c'était avec une rapidité extrême : on n'apprenait qu'il avait passé en un lieu que quand il n'y était plus. Dans ce palais de Whitehall, témoin de la grande immolation, Cromwell errait la nuit, comme un spectre poursuivi par un autre spectre ; il ne couchait presque jamais deux fois de suite dans la même chambre, tourmenté en cette demeure par ses remords, comme la veuve de Charles y fut dans la suite désolée par ses souvenirs.
La mort de lady Claypole vint ajouter à la noire mélancolie de Cromwell : cette femme, encore jeune, consumée à Hamptoncourt d'une douloureuse maladie, succomba en accablant son père de reproches, et en l'appelant pour ainsi dire après elle. Il ne tarda pas à la suivre ; depuis quelque temps il souffrait d'une humeur à la jambe : la fièvre le prit dans le même château où sa fille avait rendu le dernier soupir ; on le transporta à Londres. Fidèle à son caractère, Cromwell déclara qu'il avait eu des révélations, qu'il guérirait pour être utile à son pays. Les chapelains de Whitehall annonçaient le prochain rétablissement du prophète : il mourut pourtant. Il expira dans sa cinquante-neuvième année, le 3 septembre 1658, anniversaire des victoires de Dunbar, de Worcester, et de l'ouverture du premier parlement protectoral.
« Cromwell allait ravager toute la chrétienté, dit Pascal, la famille royale était perdue et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans son urètre ; Rome même allait trembler sous lui ; mais ce petit gravier, qui n'était rien ailleurs, mis dans cet endroit, le voilà mort, sa famille abaissée et le roi rétabli. »
Il n'y a de vrai dans cette remarque de Pascal que le néant de la gloire et de la nature humaine. Une de ces tempêtes qui précèdent, accompagnent ou suivent les équinoxes, éclata au moment de la mort du Protecteur : le poète Waller, qui chantait tout le monde, annonça en fort beaux vers que les derniers soupirs de Cromwell avaient ébranlé l'île des Bretons ; que l'Océan s'était soulevé en perdant son maître ; que Cromwell, comme Romulus, avait disparu dans un orage. Les faits se réduisaient à une fièvre et à un coup de vent.
Cromwell eut quelque chose de Hildebrand, de Louis XI et de Buonaparte ; il eut du prêtre, du tyran et du grand homme : son génie remplaça pour son pays la liberté. Il y avait trop de puissance en Cromwell pour qu'il pût créer une autre puissance ; il tua toutes les institutions qu'il trouva ou qu'il voulut donner.
La plupart des souverains de l'Europe mirent des crêpes funèbres pour pleurer la mort d'un régicide : Louis XIV porta le deuil de Cromwell auprès de la veuve de Charles Ier. Une couronne, même usurpée, absout-elle d'un crime ?
Ce nom de Cromwell, qui produisait la lâcheté européenne, faisait passer en Angleterre le pouvoir absolu entre les mains du faible Richard : tant il y a de puissance dans la gloire ! Cromwell laissa l'empire à son fils ; mais ces génies en qui commence un autre ordre de choses, soit en bien, soit en mal, sont solitaires ; ils ne se perpétuent que par leurs oeuvres, jamais par leur race.
Le Protecteur vécut l'âge des hommes de sa nature : leur règne le plus court est ordinairement de neuf à dix ans, et le plus long de vingt à vingt-deux. Ces calculs historiques, que rien ne semble démentir, reposent sans doute sur quelque vérité naturelle : il se peut faire que la force physique d'un homme placé au plus haut point des révolutions se trouve épuisée dans une période de trois ou quatre lustres.
Achevons de suite, en anticipant même un peu sur les faits, ce qui a rapport à Cromwell.
Thurloe déclarait que Cromwell était monté au ciel, embaumé des larmes de son peuple : Cromwell, plus franc au moment où la grande vérité, la mort, se présente aux hommes, avait dit : « Plusieurs m'ont trop estimé, d'autres souhaitent ma fin. » La bassesse de la flatterie qui survit à l'objet de l'adulation n'est que l'excuse d'une conscience infirme : on exalte un maître qui n'est plus, pour justifier par l'admiration la servilité passée.
Richard fit de magnifiques funérailles à son père. Le corps embaumé du Protecteur fut exposé pendant deux mois au palais de Sommerset, dans une salle tendue de velours noir, et où l'on ne comptait pas moins de mille flambeaux. Portant un vêtement de brocart d'or fourré d'hermine, une figure en cire, l'épée au côté, un sceptre dans la main droite, un globe dans la gauche, représentait le Protecteur ; elle était couchée sur un lit funèbre. Une épitaphe racontait en abrégé l'histoire de Cromwell et de sa famille. « Il mourut, disait l'épitaphe, avec grande assurance et sérénité d'âme, dans son lit. » Paroles qui s'appliquaient mieux à Charles Ier, excepté les trois dernières.
La figure en cire fut ensuite mise debout sur une estrade, comme pour annoncer une résurrection, ou, comme disaient les indépendants, indignés de ces pompes papistes, pour représenter le passage d'une âme du purgatoire dans le paradis. Le 23 novembre, l'image de cire fut couchée de nouveau, mais dans un beau cercueil qu'enlevèrent dix gentilshommes pour le placer sur un char ; le tout s'en alla en pompe à Westminster : lord Claypole menait le cheval de Cromwell. Le cercueil fut déposé dans la chapelle de Henri VII. On ne voit plus aujourd'hui l'effigie de Cromwell à Westminster, mais celle de Monk : on y cherche vainement aussi les cendres du Protecteur.
On se plut à dire et à écrire, au moment de la restauration de Charles II, que Cromwell, prévoyant les outrages qu'on pourrait faire à ses restes, avait ordonné qu'on précipitât son corps dans la Tamise, ou qu'on l'enterrât sur le champ de bataille de Naseby, à neuf pieds de profondeur : Barkstead, régicide, lieutenant de la Tour et protégé de Cromwell, aurait, disait-on, fait exécuter cet ordre par son fils. On racontait enfin que les corps de Charles Ier et de Cromwell, échangés, avaient été transportés de l'un à l'autre tombeau ; de sorte que Charles II, dans sa vengeance, aurait pendu au gibet le corps de son propre père, au lieu de celui de l'assassin de son père. Ces noires imaginations anglaises disparaissent devant les faits : si l'on ne vit que l'image de cire du Protecteur à la pompe funèbre, c'est que l'état des chairs, malgré l'embaumement, obligea de porter le cadavre à Westminster avant la cérémonie publique : l'enterrement précéda les funérailles. Le corps de Charles Ier, retrouvé de nos jours à Windsor, prouve que le meurtrier n'était pas allé dormir dans la couche du meurtri, et que, satisfait de lui avoir ravi la couronne, il lui laissa son cercueil.
S'il fallait des témoignages de plus, nous dirions que l'on conserve la plaque de cuivre dorée trouvée sur la poitrine de Cromwell lors de l'ouverture de sa tombe à Westminster. Cette plaque, renfermée dans une boîte de plomb, fut remise à Norfolk, sergent d'armes de la chambre des communes. Elle porte cette inscription :
Oliverius, Protector reipublicae Angliae, Scotiae et Hiberniae, natus 25 o aprilis anno 1599 o, inauguratus 16 o decembris 1653 o, mortuus 3 o septembris anno 1658 o, hic situs est .
Une autre preuve de l'exhumation nous reste : la redoutable histoire a gardé dans le trésor de ses Chartes la quittance du maçon qui brisa, par ordre, le Sépulcre du Protecteur, et qui reçut une somme de 15 schellings pour sa besogne. Nous donnerons cette quittance dans la langue originale, afin que les fautes mêmes de l'ignorant ouvrier attestent l'authenticité de la pièce.
May the 4th day, 1661, recd then in full, of the worshipful serjeant Norforke, fiveteen shillinges, for taking up the corpes of Cromell, et Ierton et Brasaw.
Rec. by me John Lewis.
« Mai, le 4ème jour, 1661, reçu alors en totalité, du respectable sergent Norfoke, quinze schellings, pour enlever le corps de Cromwell, et Ierton et Brasaw .
« Reçu par moi John Lewis. »
On voit par la date de cette pièce, 4 mai 1661, que John Lewis avait fait un long crédit au gouvernement : les os de Cromwell furent exposés à Tyburn le 30 janvier de la même année.
La France garde aussi quelques quittances des assassins du 2 septembre 1792, lesquels déclarent avoir reçu 5 francs pour avoir travaillé pour le peuple . Sur l'une de ces quittances est demeurée la trace des doigts sanglants du signataire.
Enfin, voici la pièce officielle qui rend compte de l'exhumation. Nous la traduisons littéralement.
Janvier 30 (1661), vieux style.
« Les odieuses carcasses de O. Cromwell, H. Ireton et J. Bradshaw, traînées sur des claies jusqu'à Tyburn, et étant arrachées de leur cercueil : là pendues aux différents angles de ce triple arbre ( triple tree ) jusqu'au coucher du soleil, alors descendues, décapitées et leurs troncs infects jetés dans un trou profond au-dessous de la potence. Leurs têtes furent après cela exposées sur des pieux au sommet de Westminster-Hall. »
Il est donc certain qu'Olivier mort fut déposé à Westminster ; il n'y resta pas longtemps. Qu'avait-on à craindre de lui ? Son squelette pouvait-il emporter les têtes des squelettes couronnés, s'emparer de la poussière des rois, usurper leur néant ? Quoi qu'il en soit, le 30 janvier 1661, anniversaire du régicide, les restes du Protecteur pendillèrent au haut d'un gibet.
Cromwell avait visité Stuart dans son cercueil ; il l'avait touché de sa main ; il s'était assuré que le chef était séparé du tronc : Charles II vint en son temps, et appuyé aussi d'une chambre des communes, il rendit aux os du Protecteur la visite faite à ceux de Charles Ier ; vengeance malavisée, car si d'un côté on ne peut empêcher de vivre ce qui est immortel, de l'autre on ne donne pas la mort à la mort. Les dispendieuses funérailles qui n'ajoutaient rien à la grandeur de l'homme, et qui ne légitimaient pas l'usurpateur, ruinèrent Richard Cromwell ; il fut obligé de demander aux communes un bill suspensif des lois, afin de n'être pas arrêté pour les dettes contractées à l'occasion des obsèques de son père. L'Angleterre, qui ne paya pas l'enterrement de celui qu'elle avait reconnu pour maître, s'est chargée depuis des frais d'inhumation d'un simple ministre des finances.
Que devint la famille de Cromwell ?
Richard eut un fils et deux filles ; le fils ne vécut pas. Henri habita une petite ferme, où Charles II entra un jour par hasard, en revenant de la chasse. Il est possible qu'un héritier direct d'Olivier Cromwell par Henri soit maintenant quelque paysan irlandais inconnu, catholique peut-être, vivant de pommes de terre dans les tourbières d'Ulster, attaquant la nuit les orangistes, et se débattant contré les lois atroces du Protecteur. Il est possible encore que ce descendant inconnu de Cromwell ait été un Franklin ou un Washington en Amérique.
Lady Claypole mourut sans enfants. Nous savons par une mauvaise plaisanterie d'un chapelain de Cromwell que lady Falconbridge fut également privée de postérité. Restent lady Rich, depuis lady John Russel, et lady Ireton, qui épousa en secondes noces le général Fleetwood. Nous trouvons une mistress Cook de Newington en Middlesex petite-fille du général Fleetwood, qui communiqua une lettre de Cromwell à William Harris, biographe du Protecteur.
La famille de Buonaparte ne se perdra pas comme celle de Cromwell : le perfectionnement de l'administration civile ne permettrait plus cette disparition. D'ailleurs rien ne se ressemble sous ce rapport dans la position et la destinée des deux hommes.
Le Protecteur ne sortit point de son île : les troubles de 1640 commencèrent et finirent dans la Grande-Bretagne. Nos discordes se sont mêlées à celles du monde entier ; elles ont bouleversé les nations, renversé les trônes. Ce qui distingue les derniers mouvements politiques de la France de tous les mouvements politiques connus, c'est qu'ils furent à la fois un affranchissement pour nous et un esclavage pour nos voisins, une révolution et une conquête. Demandez aux Arabes de la Libye et de la mer Morte ; demandez aux nababs des Indes le nom de Cromwell, ils l'ignorent. Demandez-leur le nom de Napoléon, ils vous le diront comme celui d'Alexandre.
Cromwell immola Charles Ier et prit sa place ; Buonaparte, retournant dix siècles en arrière, ne s'empara que de la couronne de Charlemagne ; il fit et défit des rois, mais n'en tua point.
Cromwell prit à femme Elisabeth Bourchier ; il eut pour principal gendre un procureur : tous les enfants d'Elisabeth Bourchier retombèrent dans l'état obscur de leur mère, quand leur père fameux disparut.
Buonaparte épousa la fille des césars, maria ses soeurs à des souverains qu'il avait créés, et ses frères à des princesses dont il avait protégé la race. Il n'appartint jamais à aucune assemblée législative ; il ne fut jamais, comme Cromwell, un tribun populaire ; moins coupable que lui envers la liberté, puisqu'il avait pris moins d'engagements avec elle, il se crut libre d'écrire son nom avec son épée dans la généalogie des rois : les siècles à venir se sont chargés de fournir ses titres de noblesse.
Notes
[modifier]- ↑ Trial of twenty-nine regicides, p. 33. (N.d.A.)
- ↑ Whitelocke dit : cette marotte . (N.d.A.)
- ↑ Cette dernière phrase se retrouve dans mon Discours non prononcé sur la liberté de la presse ; je l'avais enlevée à ce passage des Quatre Stuarts : je l'ai laissée ici à sa première place. (N.d.A.)