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Les Quatre Stuarts/XI

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Les Quatre Stuarts
Œuvres complètes de ChateaubriandGarnier frères10 (p. 436-442).
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CHARLES II.

1660-1685.


S’il était possible de supposer que la corruption de mœurs répandue par Charles II en Angleterre fût un calcul de sa politique, il faudrait ranger ce prince au nombre des plus abominables monarques ; mais il est probable qu’il ne suivit que le penchant de ses inclinations et la légèreté de son caractère. Assez souvent les hommes se font un plan de vertu, rarement un système de vice : la faiblesse emprunte un appui pour marcher ferme : elle n’a pas besoin de secours pour l’aider à tomber. Entre son père décapité et son frère qui devait perdre la couronne, Charles ne se sentit jamais bien assuré au pouvoir. Il voulut du moins achever dans les plaisirs une vie commencée dans les souffrances.

Les fêtes de la restauration passées, les illuminations éteintes, vinrent les supplices. Charles s’était déchargé sur le parlement de toute responsabilité de cette nature, et celui-ci n’épargna pas les réactions et les vengeances. Cromwell fut exhumé ; Richard son fils émigra au continent : à la vérité, il fuyait moins devant son roi que devant ses créanciers. Il alla se faire insulter par le prince de Conti, qui, ne le connaissant pas, lui demanda qu’était devenu ce sot et poltron de Richard ?

Se souvient-on aujourd’hui qu’il exista un Thomas Cromwell, comte d’Essex, et qui, favori d’Henri VIII, fut décapité par le bon plaisir du tyran son maître ? Olivier Cromwell tue son nom chez les hommes qui le précédèrent, et le fait vivre chez les hommes qui l’ont suivi et le suivront : une grande gloire obscurcit le passé et illumine l’avenir.

Une commission de trente-quatre membres s’assembla, le 9 octobre 1660, à Hichs’s-hall, pour commencer le procès des régicides : vingt-et-un jurés composaient le grand jury. On remarque dans la liste des juges plusieurs fauteurs de la révolution, entre autres Monk, qui, humble serviteur du régicide Cromwell, était devenu chevalier de la Jarretière et duc d’Albemarle. Lorsqu’au tirage de la grande loterie des révolutions, chacun ouvre son billet, il se fait une amère et ironique distribution des dons de la fortune : un homme se couvre d'honneurs et de cordons, un homme monte à l'échafaud ; tous deux ont fait la même chose, ont risqué le même enjeu. Pierre est plongé dans la richesse, c'était un ennemi ; Paul dans la misère, c'était un ami. Celui-ci est récompensé de sa trahison, celui-là puni de sa fidélité.

Le pauvre Harrison, traduit devant ses juges, leur dit : « Plusieurs d'entre vous, mes juges, furent actifs avec moi dans les choses qui se sont passées en Angleterre... Ce qui a été fait l'a été par l'ordre du parlement, alors la suprême autorité. »

L'excuse était de bonne foi, mais mauvaise. Il suffirait qu'un pouvoir légal nous commandât une action injuste, pour que nous fussions obligés de la commettre. La loi morale l'emporte en certains cas sur la loi politique ; autrement on pourrait supposer une société constituée de sorte que le crime y fût le droit commun. Enfin le rump n'était pas le vrai parlement, le parlement légal .

Harrison était un homme simple d'esprit et de coeur, une espèce de fou fanatique de la cinquième monarchie ; franc républicain, il s'était séparé de Cromwell, oppresseur de la liberté. Ce fut à propos d'Harrison qu'un juge appliqua au peuple anglais le bel apologue de l'enfant devenu muet, qui recouvre la parole en apercevant le meurtrier de son père [1] . Tout criminel qu'il était, Harrison était plus estimable que beaucoup d'autres hommes ; mais il y a des fatalités dans la vie : tel, d'un caractère noble et pur, tombe dans une impardonnable erreur ; chacun le repousse : tel, vil et corrompu par nature, n'a point eu l'occasion de faillir ; chacun le recherche. L'un est condamné au tribunal des hommes : l'autre au tribunal de Dieu.

On découvrit au procès des juges de Charles Ier que les deux bourreaux masqués étaient un nommé Walker et un nommé Hulet, tous deux militaires : Hulet était capitaine Garlland, qui occupait le fauteuil dans le meeting régicide, fut accusé par un témoin d'avoir craché à la figure du roi ; Axtell, monstre de cruauté, qui tuait, dit le procès, les Irlandais comme la vermine, Axtell, anabaptiste et agitateur, fut convaincu d'avoir obligé les soldats de crier justice, exécration ! de les avoir pressés de tirer sur la tribune de lady Fairfax, de leur avoir fait brûler de la poudre au visage de l'auguste prisonnier. Tous ces hommes soutinrent que leur cause était celle de Dieu . Thomas Scott montra plus de fermeté. Il avait déclaré dans le parlement « qu'il ne se repentirait jamais d'avoir jugé le roi, et qu'il voulait que l'on gravât sur sa tombe : Ci gît Thomas Scott, qui condamna le feu roi à mort. » Il ne démentit point ce langage au milieu des plus cruels supplices. La sentence prononcée à tous était ainsi conçue :

« Vous serez traîné sur une claie au lieu de l'exécution ; là pendu, et étant encore en vie, on coupera la corde. Vous serez mutilé ( your privy member to be cut off ) ; on vous arrachera les entrailles, et, vous vivant, elles seront brûlées devant vos yeux. Votre tête sera coupée, vos membres divisés en quatre quartiers. Votre tête et vos membres seront mis à la disposition du roi, et Dieu ait merci de votre âme. »

De quatre-vingts régicides qui restaient en Angleterre au moment de la restauration, cinquante-et-un se présentèrent à la proclamation du roi, se reconnurent coupables, et jouirent de l'amnistie ; vingt-neuf furent mis en jugement ; dix soutinrent qu'ils n'étaient pas criminels, et volèrent martyrs au supplice. Le prédicant Hugh Peters partagea leur sort. John Jones à la potence déclara le roi innocent de sa mort ; Charles II ne faisait, selon la conscience de Jones, que remplir les devoirs d'un bon fils envers un père.

C'est ainsi que des exhumations et des exécutions ouvrirent un règne que des échafauds devaient clore. Vingt-deux années de débauche passèrent sous des fourches patibulaires ; dernières années de joie à la façon des Stuarts, et qui avaient l'air d'une orgie funèbre.

Dans les premiers jours de la restauration, on chercha comment on pourrait jamais être assez esclave pour expier le crime d'indépendance : c'était une émulation domestique qui débarrassait le maître des actes de rigueur ; le clergé et le parlement se chargeaient de tout. Les communes passèrent un acte afin d'établir ou de rétablir la doctrine de l'obéissance passive. Le bill des convocations triennales fut aboli : une espèce de long parlement royal dura dix-sept années pour la corruption, l'impiété et la servitude, comme le long parlement républicain en avait existé vingt pour le rigorisme, le fanatisme et la liberté. Tout prit le caractère d'une monarchie absolue dans une monarchie représentative : on copia la cour de Louis XIV sans en avoir la grandeur ; on cabala pour être ministre ; il y eut des influences de maîtresse à Windsor comme à Versailles ; les intérêts publics étaient traités comme des intérêts privés ; ce ne furent plus les révolutions, mais les intrigues, qui élevèrent les échafauds.

La peste et un vaste incendie ne troublèrent point la vie voluptueuse de Charles. A l'instigation de la France et par les séductions d'Henriette, duchesse d'Orléans, il fit la guerre à la Hollande dans l'unique but de détourner au profit de ses plaisirs les subsides du parlement.

Les malheureux cavaliers, ces royalistes qui avaient tout sacrifié à la cause des Stuarts, oubliés maintenant, languissaient dans la misère ; les têtes rondes jouissaient des biens et des honneurs qu'ils avaient acquis en s'armant contre la famille légitime. Waller, conspirateur poltron sous le long parlement, poète adulateur de l'usurpation heureuse, faisait les délices de la légitimité restaurée, tandis que le fidèle et courageux Butter mourait de faim. Charles savait pourtant par coeur et se plaisait à répéter les vers d' Hudibras . Cette satire pleine de verve contre les personnages de la révolution charmait une cour où brillaient la débauche de Rochester et la grâce de Grammont : le ridicule était une espèce de vengeance tout à fait à l'usage des courtisans. Au surplus, les républiques sont-elles plus reconnaissantes que les monarchies ? Charles II a-t-il oublié ses amis plus que ne l'ont fait les autres rois ? Il y a des infirmités qui appartiennent aux couronnes, quels que soient d'ailleurs les qualités et les défauts des hommes couronnés. « Entrez dans la basse-cour du château (de Henri IV), » dit l'ingénieuse duchesse de Rohan dans son apologie ironique, « vous oyrez des officiers crier : Il y a vingt-cinq ou trente ans que je fais service au roi sans pouvoir être payé de mes gages : en voilà un qui lui faisait la guerre il n'y a que trois jours, qui vient de recevoir une telle gratification . Montez les degrés, entrez jusque dans son antichambre, vous oyrez les gentilshommes qui diront : Quelle espérance y a-t-il à servir ce prince ? j'ai mis ma vie tant de fois pour son service, j'ai été blessé, j'ai été prisonnier, j'y ai perdu mon fils, mon frère ou mon parent ; au partir de , il ne me connaît plus, il me rabroue si je lui demande la moindre récompense... Tout beau, messieurs, aurez-vous tantôt tout dit ? Ecoutez-moi un peu à mon tour ; sachez que ce prince est doué de vertus surnaturelles ; il dit en bon langage : Mes amis, offensez-moi, je vous aimerai ; servez-moi, je vous haïrai ... O valeureux prince, et généreux courage, qui ne se rend qu'aux généreux, qui ne se laisse forcer que par la seule force ! »

Quelques souvenirs, quelques ambitions privées, quelques rêveries, particulières à des esprits faux qui s'imaginaient pouvoir faire revivre le passé, fermentèrent dans un coin, sous la protection de Jacques, alors duc d'York et catholique de religion. Ces ambitions, ces rêveries ces souvenirs pris mal à propos pour une opinion possible ou applicable, donnèrent à la nation la crainte d'un règne opposé au culte établi et à la liberté des peuples. La correspondance diplomatique nous apprend le rôle odieux que joua Louis XIV alors, et la funeste influence qu'il exerça sur la destinée de Charles et de Jacques : en même temps qu'il encourageait le souverain à l'arbitraire, il poussait les sujets à l'indépendance, dans la petite vue de tout brouiller et de rendre l'Angleterre impuissante au dehors. Les ministres de Charles et les membres les plus remarquables de l'opposition du parlement étaient pensionnaires du grand roi.

L'église épiscopale se mêlait de toutes les transactions : proscrite durant les derniers troubles par des fanatiques, l'intérêt et la vengeance l'avaient rendue à son tour fanatique. Infecté de cet esprit de réaction, le parlement voulait l'uniformité du culte, et persécutait également catholiques et presbytériens, bien qu'un bon nombre des membres de ce parlement n'eut aucune croyance. Sous le règne de Charles Ier, la politique n'avait été que l'instrument de la religion : sous le règne de Charles II, la religion ne fut que l'instrument de la politique. Les principes avaient changé de place, et par la manière dont ils s'étaient coordonnés, ils conduisaient plus directement à la liberté civile, tout en opprimant la liberté de conscience. Les indépendants avaient disparu : la cour était déiste ou athée.

En 1673, le parlement passa l'acte du test ; précaution prise dans l'avenir contre le duc d'York, comme papiste. Effet miraculeux, et toutefois naturel, de la marche des siècles ! ce fameux acte, qui servit à précipiter les Stuarts et qui devint la sauvegarde d'une nouvelle dynastie, s'abolit au moment même où je trace ces mots. L'abolition n'est pas encore pleine et entière, mais elle ne peut tarder à le devenir. Si la race des Stuarts n'était pas éteinte, elle ne trouverait plus dans sa religion d'obstacle à remonter sur le trône : en trouverait-elle dans sa politique ? Tout est là aujourd'hui pour les peuples et pour les rois.

Une prétendue conspiration découverte par l'infâme Titus Oates compromit la reine dont le parlement alla jusqu'à demander l'exil, et envoya au gibet quelques jésuites. Shaftesbury, flatteur de Cromwell et instrument de la restauration, homme d'un esprit, d'un caractère et d'un talent assez semblables à ceux du cardinal de Retz, Shaftesbury, père d'un fils célèbre, passait d'une intrigue à l'autre. Un bill, ouvrage de son antipathie plus que de sa conviction, fut présenté à la chambre des communes pour exclure le duc d'York de la succession à la couronne ; la chambre des pairs repoussa le bill. Les communes s'indignèrent ; Charles casse le parlement, en convoque un autre à Oxford : celui-ci, plus séditieux que l'autre, représente le bill rejeté. Charles brise de nouveau le parlement, dépouille Londres et quelques villes municipales de leurs chartes, règne jusqu'à sa mort en maître, et, par les conseils de son frère, devient cruel et persécuteur.

De là les conspirations opposées et mal conçues de Monmouth, bâtard de Charles, des lords Shaftesbury, Essex, Grey, Russel, de Sidney, et d'Hampden, petit-fils du fameux parlementaire. Ces trois derniers sont célèbres : lord Russel est la seule victime de ces temps qui ait mérité l'estime complète de la postérité. Hampden fut misérable dans le procès ; il eut de moins ce que son aïeul avait de trop. Quant au républicain Sidney, il recevait de l'argent de Louis XIV : il s'était arrangé de manière à vivre à son aise par le despotisme, et à mourir noblement pour la liberté.

L'inquiétude croissante du règne futur, les prétentions de Marie, fille du duc d'York et femme du prince d'Orange, la profonde et froide ambition de ce gendre de Jacques, autour duquel les mécontents de tous les partis commençaient à se rallier, empoisonnèrent les derniers jours d'une cour frivole. Charles mourut subitement, le 16 février 1685, d'une apoplexie, suite assez commune de la débauche, dans le passage de l'âge mûr à la vieillesse. Les plaisirs de ce prince lui rendirent un dernier service ; ils l'enlevèrent à une nouvelle révolution, ou plutôt au dernier acte de la révolution, puisque les Stuarts n'avaient pas voulu jouer eux-mêmes ce dernier acte, et prendre à leur profit ce que Guillaume sut recueillir. Les uns ont cru que Charles II avait été empoisonné ; il est plus certain qu'il mourut catholique, si toutefois il était quelque chose en religion.

Ce fils de Charles Ier fut un de ces hommes légers, spirituels, insouciants, égoïstes, sans attachement de coeur, sans conviction d'esprit, qui se placent quelquefois entre deux périodes historiques pour finir l'une et commencer l'autre, pour amortir les ressentiments, sans être assez forts pour étouffer les principes ; un de ces princes dont le règne sert comme de passage ou de transition aux grands changements d'institutions, de moeurs et d'idées chez les peuples ; un de ces princes tout exprès créés pour remplir les espaces vides qui dans l'ordre politique séparent souvent la cause de l'effet.

L'intelligence humaine avait marché en raison des progrès de la science sociale. La poésie brilla du plus vif éclat. C'est l'époque de Milton, de Waller, de Dryden, de Butler, de Cowley, d'Otway, de Davenant, les uns admirateurs, les autres dépréciateurs du génie de Cromwell, et tous plus ou moins soumis à Charles. « Nourrie dans les factions, exercée par tous les fanatismes de la religion, de la liberté et de la poésie, cette âme orageuse et sublime (Milton), en perdant le spectacle du monde, devait un jour retrouver dans ses souvenirs le modèle des passions de l'enfer, et produire du fond de sa rêverie, que la réalité n'interrompait plus, deux créations également idéales, également inattendues dans ce siècle farouche, la félicité du ciel et 1'innocence de la terre. » Nous empruntons cette peinture admirable à l' Histoire de Cromwell par M. Villemain.

Tillotson, Burnet, Shaftesbury, Hobbes, Locke et Newton avaient paru ou commençaient à paraître : les sciences, selon les temps, sont filles ou mères de la liberté.




Note

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  1. J'ai cité ce passage du procès de Harrison dans le ch. II des Réflexions politiques, t. VII, p. 58 et 59. (N.d.A.)




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