Aller au contenu

Les Quatre livres/Entretiens de Confucius/18

La bibliothèque libre.
(attribué à)
Traduction par Séraphin Couvreur.
Imprimerie de la mission catholique (p. 273-283).
ENTRETIENS DE CONFUCIUS


CHAPITRE XVIII. WEI TZEU.


1. Le prince de Wei quitta la cour ; le prince de Ki fut réduit en esclavage ; Pi kan, pour avoir adressé des remontrances, fut mis à mort. Confucius dit : « Sous la dynastie des In, il y eut trois hommes d’une vertu parfaite. » Wei, Ki, noms de deux domaines féodaux. Tzeu, l’un des cinq titres de noblesse. Le prince de Wei était le frère du tyran Tcheou, mais il était né d’une femme de second rang. Le prince de Ki et Pi kan étaient princes du sang, d’une génération antérieure à celle de Tcheou. Le prince de Wei, voyant la mauvaise conduite de Tcheou, quitta la cour. Le prince de Ki et Pi kan adressèrent tous deux des remontrances au tyran. Tcheou mit à mort Pi kan, jeta dans les fers le prince de Ki et le réduisit en esclavage. Le prince de Ki contrefit l’insensé et fut accablé d’outrages.

2. Houei de Liou hia était préposé à la justice (dans la principauté de Lou) ; il fut plusieurs fois destitué de sa charge. Quelqu’un lui dit : « Le moment n’est-il pas encore venu de quitter ce pays (et d’aller dans un autre, où vos services seraient mieux appréciés) ? » « Si je veux servir le public en observant toutes les règles de l’honnêteté, répondit il, où irai-je pour n’être pas destitué plusieurs fois ? Si je veux servir le public en faisant fléchir les lois de la probité, qu’ai-je besoin de quitter ma patrie ? »

3. King, prince de Ts’i, se préparant à recevoir Confucius, dit à ses ministres : « Je ne puis le traiter avec autant d’honneur que le prince de Lou traite le chef de la famille Ki. je le traiterai moins honorablement que le prince de Lou ne traite le chef de la famille Ki, mais plus honorablement qu’il ne traite le chef de la famille Meng. » Puis il ajouta : « Je suis vieux ; je ne pourrai mettre en pratique ses enseignements. » Confucius (à qui ces paroles furent rapportées) quitta la principauté de Ts’i, (voyant qu’il n’y rendrait aucun service).

4. Le prince de Ts’i et ses ministres envoyèrent au prince de Lou une bande de musiciennes. Ki Houan les reçut ; au palais, durant trois jours, le soin des affaires fut abandonné. Confucius s’en alla. Ki Houan, nommé Seu, était grand préfet dans la principauté dé Lou. Sous le règne de Ting, prince de Lou, Confucius exerça la charge de ministre de la justice. En trois mois, il avait établi l’ordre le plus parfait dans le gouvernement. Le prince de Ts’i et ses ministres l’ayant appris, et craignant la puissance de Lou, envoyèrent en présent une bande de quatre-vingts filles, qui, vêtues d’habits magnifiques, et montées sur des chevaux richement ornés, exécutèrent des chants avec pantomime, et se donnèrent en spectacle hors de la ville, près de la porte méridionale. Houan exerçait le pouvoir souverain. Le prince Ting ne conservait plus qu’un vain titre. Il finit par accepter la bande de musiciennes. Le prince de Lou et ses ministres tombèrent ainsi dans le piège tendu par ceux de Ts’i. Entièrement occupés à entendre des chants et à voir des spectacles lascifs, les oreilles et les yeux fascinés, ils négligèrent les affaires publiques, et n’eurent plus d’estime pour les hommes vertueux et capables. Confucius aurait voulu adresser des remontrances au prince ; mais il ne le pouvait pas (ou bien, il voyait qu’elles auraient été sans effet). Il quitta le pays. (Ce fut la quatorzième année du règne de Ting, en 496 av. J. C.).

5. Un sage de la principauté de Tch’ou, qui contrefaisait l’insensé, nommé Tsie iu, passa devant la voiture de Confucius, en chantant : « O phénix ! ô phénix ! Que ta vertu est diminuée ! Il n’est plus temps d’empêcher par des avis tes égarements passés ; mais tes fautes futures peuvent encore être prévenues. Cesse donc (de te produire et d’enseigner). Ceux qui maintenant sont à la tête des affaires sont en grand danger. » Confucius descendit de voiture pour lui parler. Mais Tsie iu s’en alla d’un pas rapide. Confucius ne put converser avec lui. La dynastie des Tcheou étant sur son déclin, les hommes de mérite pratiquaient la vertu dans la retraite. Tsie iu dit : Quand la société est bien réglée, le phénix apparaît ; quand elle est troublée, il demeure caché. Tant il aime la vertu ! Maintenant, en quels temps est il venu ? Comment ne va-t-il pas encore replier ses ailes et se cacher ? Tsie iu compare Confucius au phénix. Il le blâme de ce qu’il ne se décide pas à vivre dans la retraite, et prétend que sa vertu a beaucoup diminué. Tes fautes futures peuvent encore être prévenues, c’est-à dire il est encore temps de te retirer dans la vie privée.

6. Tch’ang Ts’iu et Kie Gni s’étaient associés pour cultiver la terre. Confucius, passant en voiture auprès d’eux, envoya Tzeu lou leur demander où était le gué (pour passer la rivière). Tch’ang Ts’iu dit : « Quel est celui qui est dans la voiture et tient les rênes ? » « C’est K’oung K’iou (Confucius), répondit Tzeu lou. » « Est ce K’oung K’iou de la principauté de Lou ? reprit Tch’ang Ts’iu. » « C’est lui, dit Tzeu lou. » « (Puisqu’il a parcouru plusieurs fois tout le pays), dit Tch’ang Ts’iu, lui-même connaît le gué, (il n’a pas besoin d’interroger). »

Tzeu lou interrogea Kie Gni. « Qui êtes vous ? dit Kie Gni. » « Je suis Tchoung Iou, répondit Tzeu lou. » Kie Gni dit : « N’êtes vous pas l’un des disciples de K’oung K’iou de Lou ? » « Oui, répondit Tzeu lou. » « Tout l’empire, dit Kie Gni, est comme un torrent qui se précipite. Qui vous aidera à le réformer ? Au lieu de suivre un philosophe qui fuit les hommes (qui cherche par¬tout des princes et des ministres amis de la vertu, et qui, n’en trouvant pas, passe sans cesse d’une principauté dans une autre), ne feriez-vous pas mieux de suivre (d’imiter) les sages qui fuient le monde et vivent dans la retraite ? » Kie Gni continua à recouvrir avec sa herse la semence qu’il avait déposée dans la terre.

Tzeu lou alla porter à Confucius les réponses de ces deux hommes. Le Maître dit avec un accent de douleur : « Nous ne pouvons pas faire société avec les animaux. Si je fuis la société de ces hommes (des princes et de leurs sujets), avec qui ferai-je société ? Si le bon ordre régnait dans l’empire, je n’aurais pas lieu de travailler à le réformer. » Autrefois, sur les confins des principautés de Tch’ou et de Ts’ai (dans le Ho nan actuel), deux lettrés qui menaient la vie privée s’étaient associés pour cultiver leurs champs. Leurs noms n’ont pas été transmis à la postérité. Les annalistes ont appelé l’un Ts’iu, Qui s’arrête et ne sort pas du repos, et l’autre, Gui, Qui reste au fond de l’eau et n’émerge jamais.

7. Tzeu lou, voyageant avec Confucius, resta en arrière (et le perdit de vue). Il rencontra un vieillard qui à l’aide d’un bâton portait sur son épaule une corbeille pour recueillir de l’herbe. Il lui demanda s’il avait vu son maître. Le vieillard lui dit : « Vous ne remuez ni pieds ni mains (vous ne cultivez pas la terre) ; vous ne savez pas même distinguer les cinq espèces de grains. Quel est votre maître ? » Puis, ayant enfoncé en terre son bâton, il arracha de l’herbe. Tzeu lou joignit les mains (en signe de repect) et attendit. Le vieillard l’invita à passer la nuit dans sa maison. Il tua un poulet, prépara du millet, et servit à manger à son hôte. Il lui présenta aussi ses deux fils.

Le lendemain, Tzeu lou s’en alla et raconta ce fait à Confucius. Le Maître dit : « C’est un sage qui vit caché. » Il ordonna à Tzeu lou d’aller le voir de nouveau. Quand Tzeu lou arriva, le vieillard était déjà parti. Tzeu lou dit (à ses deux fils) : « Refuser les charges, c’est manquer à un devoir. S’il n’est pas permis de négliger les égards dus à ceux qui sont plus âgés que nous, quelqu’un a-t-il le droit de ne pas remplir les importants devoirs d’un sujet envers son prince ? En voulant se conserver sans tache, il violerait les grandes lois des relations sociales. Le sage accepte les charges, (non pour avoir des honneurs et des richesses, mais) pour remplir le devoir qu’il a de servir son prince. Le bon ordre ne règne pas ; c’est ce que nous savons depuis longtemps. » Le vieillard dit à Tzeu lou : « A présent, c’est le moment de se livrer aux travaux des champs. Vous entreprenez des voyages lointains à la suite de votre maître. Quelle utilité en revient-il aux hommes de notre siècle ? Qui connaît seulement votre maître ? » Les cinq espèces de grains sont deux sortes de millets à panicules, les haricots et les pois, le blé et l’orge, le riz. Les cinq relations sociales sont celles qui existent entre le prince et le sujet, entre le père et le fils, entre le frère aîné et le frère puîné, entre le mari et la femme, entre les amis.

8. Pe i, Chou ts’i, Iu tchoung, I i, Tchou Tchang, Houei de Liou hia et Chao lien ont vécu en simples particuliers. Le Maître dit : « Pe i et Chou ts’i n’ont ils pas tenu invariablement leur résolution (de pratiquer la vertu la plus par¬faite, et de ne jamais rien accorder aux hommes ni aux circonstances) de peur de se souiller ? » Confucius dit que Houei de Liou hia et Chao lien faisaient fléchir leur résolution et s’abaissaient eux mêmes ; que leur langage avait été conforme à la droite raison, et leur conduite, d’accord avec le sentiment commun des hommes ; qu’ils avaient eu cela de bon, et rien de plus. Il dit que I tchoung et I i avaient vécu dans la retraite, donné des avis avec une liberté excessive ; mais qu’ils avaient pratiqué la vertu la plus pure, et que le sacrifice des dignités leur était permis à cause des circonstances. « Pour moi, ajouta-t-il, je ne suis pas du sentiment de ces sages, je ne veux ni ne rejette rien absolument, (mais je consulte toujours les circonstances). »

9. Tcheu, chef de tous les musiciens du prince de Lou, s’en alla dans la principauté de Ts’i. Kan, chef des musiciens qui jouaient pendant le deuxième repas, s’en alla dans la principauté de Tch’ou. Leao, chef de ceux qui jouaient au troisième repas, s’en alla dans la principauté de Ts’ai. K’iue, chef de ceux qui jouaient au quatrième repas, s’en alla dans la principauté de Ts’in. Fang chou, qui battait le tambour, se retira au bord du Fleuve jaune. Ou, qui agitait le petit tambour à manche, se retira au bord de la Han. Iang, aide du directeur en chef, et Siang, qui frappait le k’ing, se retirèrent au bord de la mer (dans une île). L’empereur et tous les princes avaient des musiciens qui jouaient pendant leurs repas, pour les exciter à manger. Les morceaux de musique et les directeurs de musique étaient différents pour les différents repas. La dynastie des Tcheou venant à déchoir, la musique tomba en décadence. Confucius, en revenant de Wei dans sa patrie, restaura la musique. Dès lors, tous les musiciens, depuis les premiers jusqu’aux derniers, connurent parfaitement les règles de leur art. L’autorité du prince de Lou devint de plus en plus faible ; les trois fils de Houan s’emparèrent du pouvoir et l’exercèrent arbitrairement. Alors tous les musiciens, depuis le directeur en chef jusqu’aux derniers, furent assez sages pour se disperser dans toutes les directions. Ils traversèrent les fleuves et passèrent les mers, fuyant loin de leur patrie troublée.

10. Tcheou koung, instruisant le prince de Lou (son fils Pe k’in), lui dit : « Un prince sage ne néglige pas ceux qui lui sont unis par le sang. Il a soin que les grands officiers ne puissent pas se plaindre (de n’avoir pas sa confiance, et) de n’être pas employés. A moins d’une raison grave, il ne rejette pas les membres des anciennes familles qui ont servi l’État de génération en génération. Il n’exige pas qu’un officier possède à lui seul tous les talents et toutes les qualités. » (Tcheou koung, créé prince de Lou, envoya son fils gouverner la principauté à sa place).

11. La dynastie des Tcheou eut huit hommes remarquables : Pe ta, Pe kouo, Tchoung tou, Tchoung hou, Chou ie, Chou hia, Ki souei, Ki koua. Dans les temps prospères, au commencement de la dynastie des Tcheou, parurent huit hommes d’un grand talent et d’une rare vertu, qu’on appela les huit hommes remarquables. Ils étaient nés d’une même mère, deux à la fois d’une même couche.