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Les Questions d’enseignement secondaire sous la troisième république/01

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Les Questions d’enseignement secondaire sous la troisième république
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 865-887).
02  ►
LES QUESTIONS
D'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE
SOUS
LA TROISIEME REPUBLIQUE

I.
LA LIBERTÉ D’ENSEIGNEMENT. — L’ÉDUCATION NATIONALE.

La troisième république se fait justement honneur du zèle qu’elle n’a pas cessé de déployer pour la diffusion et pour le progrès de l’enseignement à tous ses degrés. Elle a, en peu d’années, accumulé plus de sacrifices que tous les gouvernemens antérieurs dans toute leur durée. En dehors de ces sacrifices, d’importantes réformes ont été réalisées. L’instruction publique a eu à sa tête une succession d’hommes distingués, quelques-uns éminens, tous ou presque tous pleins de dévoûment pour les nobles intérêts qui leur étaient confiés. Enfin elle a un peu moins souffert que les autres services publics de l’instabilité ministérielle. Elle a pu garder un ministre pendant deux ans et demi, un autre, sauf une courte interruption, pendant plus de trois ans. Elle a même eu pendant plus d’une année l’honneur sans précédent d’avoir à sa tête le président du conseil des ministres. D’où vient cependant que, malgré tant de témoignages d’intérêt, malgré cette série non interrompue d’efforts passionnés et généralement éclairés, toutes les questions aient été soulevées à la fois sans qu’aucune jusqu’à présent ait approché d’une solution définitive ?

La question des conseils d’enseignement a reçu la solution la plus favorable à l’université, qui désormais participe par ses élus à la juridiction disciplinaire exercée sur ses membres ainsi qu’à toutes les décisions concernant les intérêts scolaires. Cette solution serait irréprochable si ces conseils où domine l’enseignement de l’état, ou seul il a droit d’élection ? n’avaient en même temps autorité sur l’enseignement libre, et une autorité tellement étendue qu’elle dispose de l’existence même des établissemens et de tous les intérêts matériels et moraux qui y sont représentés. Le premier usage qui a été fait de cette autorité a montré combien elle est contraire tant aux plus claires notions d’équité et de liberté ; qu’à la dignité même du corps universitaire. N’a-t-on pas vu, en effet, des chefs d’institution, jésuites ou non, condamnés à fermer leurs maisons pour s’être trouvés en désaccord avec l’administration supérieure sur un point de droit très contesté et très contestable ? Et l’énormité de telles sentences n’est-elle pas encore aggravée devant la conscience publique par la présomption de partialité qui pèse sur ceux qui les ont rendues[1] ?

Peut-on davantage considérer comme résolues les questions d’enseignement supérieur, soit dans l’ordre de la liberté, soit dans celui des institutions publiques ? La liberté, si péniblement conquise et si vite entamée, quatre ans à peine après le vote de la loi qui l’avait consacrée, n’a produit, sous le nom de facultés catholiques, que de pâles imitations des facultés de l’état ; elle n’a donné et elle ne promet à la haute culture intellectuelle aucune œuvre originale et féconde[2]. Les facultés de l’état, ont été dotées d’un personnel plus nombreux, et de ressources matérielles plus abondantes. Elles ne comptaient autrefois que des étudians en droit et en médecine ; elles ont désormais, grâce à la création des bourses de licence et d’agrégation des étudians ès-lettres et ès-sciences[3]. Ce sont des progrès sérieux ; mais ils s’arrêtent au seuil des grandes réformes qui paraissaient mûres dès les derniers temps de l’empire. Les facultés attendent toujours et leur autonomie et leur réunion, sous une direction commune, dans de grands centres universitaires et les moyens d’exercer une action directe et efficace sur l’éducation littéraire et scientifique de la jeunesse française. Leurs nouveaux étudians sont presque tous de futurs professeurs de l’enseignement secondaire. Ils ne pourront que porter dans les lycées les bonnes méthodes auxquelles ils se seront initiés près des facultés. C’est indirectement sur les élèves de l’enseignement secondaire que se fera sentir l’influence de l’enseignement supérieur. Il ne verra pas encore, comme dans les autres pays, l’élite de la jeunesse, à quelque profession qu’elle se destine, venir lui demander le couronnement de son instruction générale.

Les questions d’enseignement primaire sont-elles-plus près de leurs solutions complètes et définitives ? Des lois récentes ont consacré la fameuse trilogie : gratuité, obligation, laïcité. Toutefois la laïcité n’est encore qu’à moitié réalisée : les programmes seuls lui appartiennent ; le personnel enseignant lui échappe ou, du moins, l’œuvre de « laïcisation » ne peut se poursuivre que par des mesures individuelles et locales, en vertu du bon plaisir des conseils municipaux et des préfets. La question même de la nomination des instituteurs est toujours pendante. Tout le monde semblait d’accord, il y a quelques mois, pour enlever cette nomination aux préfets : on invoque aujourd’hui, pour la leur laisser, des intérêts politiques dont l’instruction publique subit plus que jamais la dangereuse pression. Rien encore n’est décidé pour les conseils départementaux, qui doivent exercer sur l’instruction primaire une juridiction de première instance. Sur les points mêmes qui semblent acquis, le nouveau régime légal n’a fait, je le crains bien, qu’accumuler les difficultés et les équivoques. La gratuité seule s’est fait assez aisément accepter, mais à quelle condition ? Il a fallu que l’état prît à sa charge, dans les écoles qualifiées encore de communales, la majeure partie des dépenses. Pour l’obligation et la laïcité, c’est un inconnu gros de périls. On ne sait ni jusqu’où iront les exigences des autorités scolaires, ni ce que sera cette « instruction morale et civique » destinée à remplacer « l’instruction morale et religieuse. » Les interprétations les plus contradictoires se font jour, s’autorisant de part et d’autre des déclarations du gouvernement et des rapporteurs devant les deux chambres. On peut soutenir avec une égale vraisemblance qu’il est interdit et qu’il est permis de donner dans les locaux scolaires, en dehors ! des heures de classe, une certaine instruction religieuse et, en classe même, de prononcer le nom de Dieu, de lire ou de faire lire des livres dans lesquels ce nom suspect est prononcé. Le plus sûr sera une extrême circonspection. Une suspicion générale enveloppera les instituteurs. La classe, comme la commune, comme le pays tout entier, sera partagée en deux camps ; partout la lutte, légale et pacifique sans doute, grâce à l’attitude modérée qu’ont su prendre à la fois le gouvernement et l’épiscopat ; mais une lutte de ce genre, entretenue également par les excitations des partis et par les scrupules les plus respectables des consciences, et s’étendant par la force des choses jusqu’à l’enfance, ne peut que paralyser le zèle des maîtres, encourager la paresse et l’indiscipline des élèves, et répandre dans toute la nation une agitation redoutable.

Pour l’instruction secondaire, tout est encore en question, malgré les réformes accomplies ou en voie d’accomplissement. L’enseignement classique a été plutôt bouleversé qu’amélioré et les esprits les plus libres, ceux qui appelaient les plus larges innovations, M. Michel Bréal à leur tête, jettent déjà un cri d’alarme. L’enseignement spécial attend une réorganisation qui lui assure sa véritable place dans nos institutions scolaires. L’enseignement secondaire des filles a reçu de la loi son état civil et du conseil supérieur de l’instruction publique ses programmes généraux. Il a une école normale supérieure pour former des « professeurs femmes. » Les projets commencent à se multiplier pour lui donner des lycées et des collèges. Il a pour lui, sinon la faveur publique, du moins les faveurs officielles ; mais on ne sait pas encore ce qu’il est ni ce qu’il doit être ; et le conseil municipal de Paris a pu demander, non sans une apparence de raison, en quoi il différait de l’enseignement primaire supérieur. On ne sait pas non plus quel sera son régime. La loi ne lui concède l’internat qu’à titre exceptionnel, comme une annexe purement municipale : la plupart des villes qui réclament des lycées déjeunes filles ne sont pas loin de considérer l’exception comme la règle et l’accessoire comme le principal. Cette question des internats pèse également sur l’enseignement secondaire des garçons. Soulevée depuis longtemps non-seulement par les adversaires, mais par les amis les plus dévoués de l’Université, elle laisse, tant qu’elle n’est pas résolue, les établissemens universitaires sous le coup d’accusations passionnées qui les signalent à la défiance des familles. C’est de ce côté qu’auraient dû être dirigées les premières réformes. Rien encore n’a été tenté. Rien aussi de sérieux n’a été fait sur une autre question qui intéresse également les divers ordres d’enseignemens : celle du baccalauréat ou de l’examen final destiné à constater les résultats des études. Les jeunes filles vont avoir, je ne sais sous quel nom, leur baccalauréat ; le titre de baccalauréat est déjà acquis au diplôme de fin d’études de l’enseignement spécial ; le baccalauréat classique a subi de nouvelles réformes ; mais ces innovations et ces changemens laissent toujours subsister une question préjudicielle, la seule qu’on ne songe pas à résoudre, bien qu’elle ait été posée depuis longtemps par d’excellens esprits : quel est le meilleur jury pour cet examen final, qui à travers toutes ses transformations a toujours été plus funeste qu’utile aux bonnes études ? Il eût été infiniment plus opportun de résoudre cette question que d’agiter, dans un esprit illibéral et tracassier, celle de la liberté d’enseignement et des certificats obligatoires.

A toutes les difficultés que l’on a rencontrées ou que l’on s’est créées dans tous les ordres d’enseignement est venue se joindre une dernière complication. Dans le temps même où toutes les réformes effectuées ou projetées exigeaient un accroissement considérable du personnel enseignant, les plus ardens promoteurs de ces réformes se sont avisés que le recrutement déjà si insuffisant des instituteurs et des professeurs se faisait aux dépens de celui des soldats, et ils ont invoqué, non pas les besoins de l’armée, mais « l’égalité démocratique, » pour faire cesser une anomalie aussi choquante. Des congrès pédagogiques ont émis des vœux dans ce sens. Des professeurs ont écrit à M. Paul Bert pour lui exprimer l’humiliation que leur causait le maintien d’un privilège dont ils avaient cependant très volontairement profité. On oublie en effet que la dispense du service militaire n’est pas imposée aux membres du corps enseignant. Ils peuvent la rejeter soit au début, soit au milieu de leur carrière universitaire. Beaucoup l’ont fait pendant la dernière guerre et plus d’un dossier d’instituteur ou de professeur a pu se terminer par la mention : Tué à l’ennemi. Toute la question est de savoir si un patriotisme bien entendu doit exiger, s’il doit même encourager, en temps de paix surtout, l’abandon du service pédagogique pour le service militaire. Si j’avais reçu les mêmes confidences que M. Paul Bert, j’aurais répondu à mes correspondans : « Le sentiment auquel vous obéissez vous honore, mais il se trompe d’objet. Réservez pour vos utiles fonctions l’ardeur de votre patriotisme. Quelques milliers de soldats de plus, retenus sous les drapeaux pendant un an ou même pendant trois ans, ne sont pas une compensation suffisante pour des milliers de maîtres enlevés aux écoles et aux collèges. Vous le savez d’ailleurs mieux que moi, votre métier vaut celui du soldat pour le dévoûment, pour la fatigue morale et physique, et j’ajouterais même pour le sacrifice de la vie, car il n’est pas de fonctions où les forces s’usent plus vite, où l’âge légal de la retraite soit plus tôt devancé par une mortalité prématurée. Ne croyez donc pas et ne laissez pas dire autour de vous que vous jouissez d’un privilège. La vraie égalité, dans un état bien ordonné, n’est pas l’uniformité, mais l’équivalence des services. Tant qu’il sera plus difficile de satisfaire aux besoins de l’enseignement qu’aux besoins de l’armée, nul devoir patriotique, nul intérêt démocratique ne commandera d’exagérer les seconds au détriment des premiers. »

Quand nous dressons ce bilan des solutions incomplètes, des erreurs commises, des questions témérairement soulevées, nous n’accusons aucun ministre ni aucun parti ; nous n’accusons pas davantage une forme de gouvernement qui n’a pas cessé depuis douze ans de fonder sa légitimité sur sa nécessité même. Le mal vient surtout de la fausse situation qu’a faite à la république i après 1870, comme après 1848, la coalition de ses adversaires sous le drapeau des intérêts religieux. Les républicains n’ont pas su se défendre contre la tentation de prendre à leur tour pour programme la résistance à la revendication excessive ! de ces intérêts, c’est-à-dire ce qu’on appelle le « cléricalisme. » Rien de plus dangereux que cette confusion des questions, religieuses et des questions politiques. On subit bien vite de part et d’autre la pression de l’esprit de secte. On ne voulait que se tenir sur la défensive : on devient intolérant et envahissant ; on institue des « gouvernemens de combat » contre des excès avérés, et ils tournent bientôt les armes dont ils disposent contre les droits les plus légitimes de leurs adversaires. Dans ces luttes politiques sur le terrain religieux, l’enjeu principal, a toujours été l’instruction publique. Maîtres de cet enjeu en 1850, les partis hostiles à la république l’ont fait passer autant qu’ils ont pu aux mains du clergé. Ils ont eu également la partie belle après les élections générales de 1871, et ils n’ont rien négligé pour faire le même usage de l’enjeu toujours disputé. Leur impuissance dans l’ordre politique a déjoué leurs espérances dans l’ordre religieux. Devenus les plus forts, les républicains n’ont pas eu la prudence de leurs devanciers de 1848. Prenant l’offensive, ils n’ont su résister à aucun des entraînemens d’une lutte religieuse, et, comme toujours, les partis vainqueurs ont voulu par l’instruction publique étendre leur victoire sur les âmes elles-mêmes. C’était inévitablement livrer l’instruction publique aux entreprises de leur fraction la plus ardente, qui, seule, dans une lutte de ce genre, a conscience du but qu’elle poursuit et y apporte un intérêt passionné. Les répugnances des modérés n’ont réussi qu’à faire prévaloir des demi-mesures, et, trop souvent, leur résistance incomplète et timide n’a fait que marquer des étapes après chacune desquelles des concessions plus larges leur ont été arrachées. Voilà le vice qui a gâté et qui menace de gâter de plus en plus tant de généreuses intentions et de louables efforts pour le développement de l’instruction.

Nous voudrions dégager de cette confusion funeste, pour les étudier en elles-mêmes, les questions qui concernent proprement l’enseignement secondaire. Ce sont les plus complexes et les plus dde toutes. Ni le plus haut ni le plus bas degré d’enseignement, dans ce qui fait leur objet propre, ne soulèvent aujourd’hui de bien vives controverses. L’apaisement s’est déjà fait sur les questions d’enseignement supérieur et dans le temps même où elles étaient débattues avec le plus d’ardeur, la collation des grades était seule en jeu ; on ne discutait ni l’organisation intérieure des facultés ni les. matières de leur enseignement. De très grandes réformes sont réclamées depuis longtemps sur ces deux points ; mais l’accord semble fait entre tous les hommes compétens sur les principes qui doivent présider à ces réformes et les détails seuls peuvent donner lieu à des difficultés sérieuses. L’accord serait également facile sur les questions d’instruction primaire si l’esprit de secte et de parti n’était venu tout compromettre. Les programmes ne sont discutés que dans les parties qui intéressent les passions politiques ou religieuses. Bien peu songeraient même à contester soit la gratuité, soit l’obligation, soit la laïcité elle-même entendue dans le sens, d’un respect sincère de la liberté des consciences : la guerre n’a été allumée que par la transformation de ces principes en armes de combat contre le cléricalisme. Pour l’enseignement secondaire, tout est matière à controverses, non-seulement sur les points qui servent d’aliment aux passions dominantes, mais sur les questions purement pédagogiques : le régime des collèges, la séparation ou le groupement des divers enseignemens, les programmes, les méthodes, les examens. Et ces questions n’intéressent pas seulement les hommes spéciaux : elles s’adressent aux plus vives et aux plus légitimes préoccupations de toutes les familles qui forment, même dans une démocratie, les classes dirigeantes ou, si l’on aime mieux, les couches supérieures de la société. De leur solution dépendent l’éducation de l’esprit national, le progrès des idées et des mœurs, les destinées, en un mot, de la patrie. Quel père de famille éclairé et soucieux de ses devoirs, quel bon citoyen, quel politique avisé pourrait se désintéresser de ces questions ?

Elles ont été éclairées, dans ces dernières années, par de remarquables travaux. M. Gaston Boissier a résumé ici même, dans une substantielle étude, l’état dans lequel elles se présentaient vers la fin de l’empire[4]. Au lendemain de l’avènement du nouveau régime, M. Michel Bréal signalait avec une émotion patriotique l’infériorité de notre enseignement dans le beau livre qu’il intitulait modestement : Quelques Mots sur l’instruction publique en France[5]. Il vient de reprendre le même sujet dans un autre ouvrage, non moins digne d’attention : les Excursions pédagogiques[6]. Entre ces deux publications se placent les réformes tentées par M. Jules Simon et dont il a lui-même, après sa sortie du ministère, exposé les intentions et le plan complet dans un de ses meilleurs ouvrages : la Réforme de l’enseignement secondaire[7]. Puis sont venues les réformes de M. Jules Ferry conçues dans un esprit semblable, mais plus hardies et plus heureuses, grâce à des circonstances moins défavorables. Ces réformes ont suscité, soit pour les préparer ou les justifier, soit pour les combattre, d’intéressantes publications. Négligeant les brochures, les articles de journaux ou de revues, nous nous faisons un devoir de citer les livres de MM. Deltour[8], Bouillier[9], Ferneuil[10], Dreyfus-Brisac[11]. Nous devons aussi mentionner les travaux des deux sociétés qui se sont fondées pour l’étude des questions d’enseignement en France et à l’étranger[12]. Enfin nous ne devons oublier ni les travaux parlementaires : exposés de motifs, rapports et discours devant les deux chambres, ni les publications officielles et particulièrement les rapports des deux administrateurs distingués qui se sont succédé à la tête de l’académie de Paris, M. Mourier et M. Gréard[13]. Nous avons largement puisé à ces diverses sources d’informations dans les considérations que nous présentons à notre tour sur les questions d’enseignement secondaire.


I

M. Paul Bert, présidant, il y a un an, l’inauguration des nouveaux bâtimens d’une institution libre d’enseignement secondaire, l’école alsacienne, prononçait les paroles suivantes : « Oui, vous êtes un établissement d’enseignement véritablement libre. Vous êtes de ceux si rares qui, avec votre aînée l’école Monge, dont je vois avec plaisir le directeur à côté de moi, fournissez un actif au bilan de cette loi funeste de 1850, dont le passif formidable se résume en un mot : séparation en deux camps hostiles de la jeunesse française. Oui, vous étiez de ceux dont le souvenir et l’exemple gênaient et retenaient dans l’expression complète de leur pensée les hommes publics qui s’écriaient dans des discussions récentes : « La liberté d’enseignement, elle n’a produit en politique que la discorde, en pédagogie que l’abaissement des études ! »

Ces paroles résument très bien les griefs persistans des adversaires de la liberté d’enseignement et leur embarras pour donner à ces griefs la seule satisfaction que réclamerait la logique : le rétablissement du monopole. La liberté, suivant eux, a produit presque partout des œuvres détestables, mais elle en a produit aussi d’excellentes, et ces dernières ont assez de prix à leurs yeux pour qu’ils craignent de les sacrifier à leur animosité contre les premières. En un mot, leur point de vue est le même que celui d’une orthodoxie intolérante ; ils ne reconnaissent que « la liberté du bien » et ils cherchent des biais pour lui permettre de se maintenir sans abriter sous les mêmes garanties « la liberté du mal. »

Le « mal, » c’est l’enseignement ecclésiastique ou congréganiste, et en général, tout enseignement, même laïque, où les intérêts de la foi religieuse tiennent la première place. Nous ne voulons discuter ici ni la réalité ni la gravité de ce prétendu mal, ni le degré de liberté qu’il convient de lui laisser. Nous ne voulons que montrer dans quelles difficultés on s’engage et à quelle impuissance on se condamne quand on n’admet pas franchement la liberté de droit commun, la liberté pour tous.

La première arme de combat forgée contre l’enseignement clérical a été ce fameux article 7 qui, introduit dans une loi sur l’instruction supérieure, visait surtout l’instruction secondaire. Nous ne reviendrons pas sur les objections qu’il a soulevées et sous lesquelles il a fini par succomber. Il est vrai qu’il a reparu aussitôt sous une autre forme et que les décrets du gouvernement, les décisions du tribunal des conflits, les jugemens des conseils académiques et du conseil supérieur ont permis de poursuivre avec une meilleure fortune le but devant lequel avait reculé la prudence du sénat. Nous laisserons également de côté la discussion de ces divers actes. Il nous suffit d’en rappeler les résultats. Il n’y a plus de collèges de jésuites ; il n’y a plus même, dans les établissemens qui ont remplacé ces collèges, de directeurs, de professeurs, d’employés quelconques appartenant ou ayant appartenu à la compagnie proscrite, ou du moins ils savent si bien se déguiser qu’ils échappent à l’œil de l’administration et des partis. Les autres congrégations non autorisées ne conservent leurs collèges qu’en vertu d’une tolérance précaire ou de certains accommodemens auxquels de part et d’autre on n’a pas cru pouvoir se refuser. Le nombre des établissemens où domine « l’esprit clérical » est-il sensiblement diminué ? Les collèges de l’état ont-ils beaucoup plus d’élèves ? Si la pression exercée sur les familles qui dépendent plus ou moins du gouvernement leur en a valu quelques-uns, les tiennent-ils sans partage sous leur direction intellectuelle et morale ? La « séparation en deux camps hostiles de la jeunesse française » paraît-elle près de cesser ? N’est-elle pas accrue au contraire par une division de plus en plus profonde entre les familles ? Et ces élémens de « discorde, » qui seraient, suivant M. Paul Bert, le produit le plus certain de la liberté d’enseignement, ne se sont-ils pas multipliés par l’effet même des moyens que l’on a employés pour la détruire ?

On le sent si bien que l’on n’a pas cessé, depuis deux ans, de chercher d’autres moyens plus efficaces. Deux ont été l’objet de propositions législatives. Ils ont le mérite de ne pas sortir du droit commun. Ils s’appliquent à toutes les institutions libres, laïques, ecclésiastiques ou congréganistes. Ils frapperaient aussi bien l’école alsacienne et l’école Monge que ces maisons suspectes, contre lesquelles on retourne le nom d’écoles de pestilence, inventé il y a quarante ans contre les collèges universitaires. Nous essaierons même de prouver que de telles mesures seraient surtout funestes taux institutions laïques et, parmi elles, aux institutions qui méritent le mieux de l’esprit de liberté et de progrès.

Le projet de loi qui exige de nouvelles garanties de capacité de toute personne participant à la direction, à l’enseignement ou à la surveillance dans une institution libre, ne soulève aucune objection de principe. Il ne fait qu’étendre à l’enseignement secondaire les règles suivies pour l’enseignement primaire[14]. Les garanties que l’on demande sont de deux sortes : des grades universitaires et un certificat d’aptitude pédagogique. Elles sont empruntées aux dispositions législatives que la monarchie de juillet avait préparées sur la liberté de l’enseignement secondaire, et c’est un héritage que la république actuelle peut s’approprier sans renier ses prétentions libérales. Il y a toutefois cette différence que le projet de 1844 était destiné à régir un état de choses tout nouveau, tandis que celui de 1882 va porter le trouble dans un état de choses consacré par une longue possession. Il y a, d’un autre côté, cette objection capitale qui pouvait déjà être faite en 1844 et qui a plus de force encore en 1882 : c’est que l’état, pour suffire ; aux besoins croissans de ses collèges, a été entraîné à accepter pour leur personnel des garanties moins rigoureuses que celles qu’il voudrait imposer au personnel des institutions libres. Le baccalauréat est seul exigé dans les collèges communaux, même pour les classes supérieures. Les classes inférieures et la surveillance peuvent y être confiées à de simples instituteurs ; en outre, les recteurs, les proviseurs et les principaux ont un droit de délégation ou d’engagement provisoire, pour un certain nombre de fonctions, sans justification de titres ; Est-il prudent, pour le vain avantage de gêner l’enseignement libre, d’appeler l’attention sur ces misères de l’enseignement public ?

Vain avantage, en effet, pour le but que l’on poursuit ; car les séminaristes et les novices des congrégations ont plus de facilités que les jeunes laïques pour la préparation aux examens et aux grades. Ils y ont, je le sais, des succès plus nombreux que brillans ; ils n’y montrent, en général, que la moyenne ou, pour mieux dire, la médiocrité de savoir dont tout examen obligatoire est forcé de se contenter ; mais le travail en commun, sous une direction habile et avec une grande régularité d’habitudes, les élève assez aisément à ce modeste niveau. Si jusqu’à présent ils n’ont pas recherché les titres universitaires, c’est qu’ils n’en avaient pas besoin ; c’est aussi que leurs chefs ne tenaient pas beaucoup à les pourvoir de titres qui pouvaient encourager parmi eux des sentimens d’orgueil ou des velléités d’indépendance ; mais quand il ne sera plus permis de s’en passer, ce n’est pas l’enseignement clérical qui éprouvera le plus de difficultés à remplir toutes les conditions exigées. Il ne visera pas sans doute à l’agrégation et au doctorat ; mais il aura plus aisément et plus promptement que l’enseignement libre laïque le nombre légalement suffisant de licenciés, de bacheliers, de brevetés de l’enseignement primaire, voire même de directeurs pourvus du certificat d’aptitude pédagogique[15]. Quel sera donc le résultat le plus net de ces nouvelles exigences ? Quelques maisons d’ordre inférieur seront forcées de se fermer ; les plus prospères et surtout les maisons ecclésiastiques, non-seulement se mettront en règle avec la loi, mais elles trouveront une recommandation de plus dans les titres de leurs maîtres ; elles auront d’autant mieux le droit de s’en prévaloir dans leur rivalité avec les établissemens de l’état, dont beaucoup sont dépourvus du même ensemble de garanties, que ces titres sont conférés par l’état lui-même et que leur possession, de son propre aveu, est une preuve de supériorité.


II

Il serait beaucoup plus difficile de justifier l’autre projet qui exige, pour être admis au baccalauréat ou même, suivant un amendement, pour obtenir un emploi quelconque dépendant du gouvernement, un certificat d’études dans un établissement public d’instruction secondaire. C’est le retour pur et simple au monopole tel qu’il existait avant la loi de 1850. On propose même de l’aggraver, car il n’imposait que deux années d’études, et on en demande trois. Le gouvernement, il faut l’en féliciter, s’est nettement prononcé contre une atteinte aussi directe et aussi violente à la liberté d’enseignement. Il n’a pas convaincu la commission législative saisie du projet et il n’est pas certain qu’il convainque la chambre des députés, ni même qu’il persiste jusqu’au bout et sur tous les points dans sa résistance. Nous ne nous donnerons pas le facile mais stérile avantage d’invoquer les principes libéraux là où il n’y a qu’une machine de guerre. Sur cette question comme sur les précédentes, nous ne voulons considérer que les résultats. Ils seraient funestes à la plupart des institutions libres, mais ils le seraient surtout à celles qui prétendent vivre d’une vie propre et rivaliser avec les collèges de l’état sans les copier, sans leur emprunter l’organisation de leurs classes et leurs méthodes d’enseignement. Les institutions qui envoient déjà leurs élèves aux classes des lycées ne souffriraient aucune atteinte. Celles qui ont les mêmes classes que les lycées seraient décapitées ; mais si elles avaient l’avantage de ne pas être trop éloignées d’un établissement universitaire, elles y gagneraient de pouvoir se décharger sur cet établissement des frais d’enseignement pour les classes supérieures, et elles pourraient en même temps se faire honneur des succès qu’y obtiendraient leurs élèves. Bien autrement fâcheuse serait la situation de ces institutions à l’esprit indépendant et progressif, si justement chères à M. Paul Bert, l’école Monge et l’école alsacienne. Elles ont, pour toutes les classes, leur plan d’études, leurs méthodes, leurs moyens d’action sur l’intelligence et le caractère de leurs élèves. Ce n’est pas seulement une mutilation qu’elles subiront, si elles ne disposent plus de leurs classes supérieures, c’est un bouleversement total, car les classes mêmes qui ne leur seront pas disputées ne seront plus que la préparation à un enseignement extérieur, imbu d’autres idées, dirigé dans un autre esprit. On nous dira que l’Université s’est approprié depuis deux ans les procédés qui ont réussi dans ces écoles et qu’elle peut leur enlever leurs élèves sans que ceux-ci aient à en souffrir. C’est reconnaître étrangement le bien dont on se déclare redevable à ces établissemens modèles ; c’est une façon non moins singulière d’entendre le progrès ! On affirme dans le passé les bienfaits de l’initiative privée et on fait tout pour les rendre impossibles dans l’avenir. L’état se fait honneur d’imiter des établissemens particuliers et il voudrait forcer désormais tous les établissemens particuliers à se faire les humbles satellites et les pâles imitateurs de ses propres collèges !

Y gagnerait-on au moins de détruire l’ennemi, d’arracher au cléricalisme l’éducation de la jeunesse française ? Les institutions ecclésiastiques attachent le plus grand prix à l’instruction proprement dite. Elles sont fières de leurs succès dans la préparation aux examens officiels, depuis le baccalauréat jusqu’à l’École polytechnique. Ce n’est pas, toutefois, les calomnier que de reconnaître que l’instruction littéraire ou scientifique ne tient que le second rang dans leurs préoccupations et que l’éducation morale et religieuse y a de beaucoup la place prédominante. Elles n’ont fait aucun usage pour le progrès de l’enseignement de la liberté qu’elles ont conquise en 1850. Elles ne peuvent se faire honneur d’aucune méthode nouvelle ; elles ne peuvent même se faire honneur du maintien de leurs meilleures traditions. On y citerait plus difficilement qu’il y a trente ans des exemples de fortes études classiques. Disputer à l’Université et aux institutions laïques les candidats aux divers examens paraît être, au point de vue de l’enseignement, leur principal souci. La plupart ne visent pas plus haut qu’à « fabriquer » le plus de bacheliers possible ; on a tout dit des plus distinguées quand on les a reconnues pour d’excellentes « fabriques » de saint-cyriens et de polytechniciens. Les seuls modèles qu’elles offrent à l’Université sont ceux d’une préparation habile, qui n’a rien à voir avec les études désintéressées et véritablement fructueuses. Voilà pourquoi on a pu dire, non sans fondement, que l’effet le plus certain de la concurrence entre le clergé et l’Université avait été l’abaissement des études. Nous croyons et nous essaierons de démontrer, dans une prochaine étude, qu’il est injuste d’imputer cet abaissement à la liberté elle-même et qu’il faut en chercher la cause dans notre système d’examens. Quoi qu’il en soit, le rétablissement du certificat d’études serait assurément un coup très sensible pour les institutions ecclésiastiques, mais le coup ne les atteindrait pas dans ce qui a le plus de prix à leurs yeux, dans la formation et la direction de l’âme des enfans. Forcées d’envoyer leurs élèves dans les collèges de l’état pour quelques-unes des classes supérieures, elles ne livreraient à leurs rivaux que des esprits qui auraient déjà reçu leur pli et sur lesquels elles continueraient à veiller pour tout ce qui tient à la culture morale. Le gain serait petit pour l’Université et pour le but que l’on poursuit en son nom et sans son aveu. Quelle action aurait-elle sur des élèves qui lui viendraient tardivement, par contrainte, mieux préparés à se défier de ses leçons qu’à les recevoir avec docilité et à en retirer un sérieux profit ? Leur instruction y gagnerait peu ; leur éducation n’y gagnerait rien. C’est en effet nourrir de singulières illusions que de croire qu’on rétablira « l’unité morale de la France, » parce qu’on réunira sur les mêmes bancs, pendant quelques heures par jour, dans des classes de lettres ou de sciences, voire même d’histoire ou de philosophie ; des enfans séparés dès le berceau par les idées et par les sentimens dans lesquels ils ont été élevés, et que tout continuera à séparer hors des classes, dans leurs familles ou dans leurs pensions respectives ? On se plaint que les élèves des grandes écoles de l’état y trouvent comme deux sociétés différentes, suivant qu’ils appartiennent, par leur éducation antérieure, à l’enseignement laïque ou à l’enseignement ecclésiastique. Et cependant le régime de ces écoles leur impose des rapprochemens de tous les instans, non-seulement pour les études, mais pour tous les exercices, pour, tous les actes de la vie. Si les divisions subsistent dans une vie commune, quel espoir de les faire cesser par la simple communauté des classes dans les dernières années de l’instruction secondaire ?

Nous avons connu, comme élève et comme professeur, avant 1850, le régime du certificat d’études. Nous nous rappelons encore ces élèves du dehors qui venaient demander aux collèges de l’état leur certificat-de rhétorique ou de philosophie. Ils étaient un embarras quand ils n’étaient pas un danger. On s’arrangeait pour exiger d’eux le moins possible. Dans les collèges de Paris on les dispensait de toutes les classes du matin. Ceux qui semblaient prendre intérêt à l’enseignement universitaire n’étaient souvent que les instrumens inconsciens ou malicieux d’un espionnage organisé. Ils rapportaient à la maison ou à la pension des notes qui servaient, de base, soit aux attaques de la presse hostile, soit à des dénonciations plus redoutables, envoyées à l’administration supérieure. Ils se plaisaient même avouer le rôle d’agens provocateurs, en posant aux professeurs des questions captieuses que leur avaient dictées leurs parens ou leurs maîtres. Loin d’apporter la paix et l’union, le Compelle intrare du certificat d’études n’avait pour résultat que de mettre l’ennemi dans la place.

Le mal serait infiniment plus grand aujourd’hui, parce que les collèges de l’état rencontrent devant eux, d’un côté la concurrence d’un plus grand nombre d’institutions privées, de l’autre l’hostilité ou la défiance d’un plus grand nombre de familles. Ce n’est, dira-t-on, qu’un effet passager de la loi de 1850. Quand cette « loi de » malheur » aura disparu, l’Université regagnera aisément le terrain qu’elle a perdu. Rien n’est moins fondé qu’un tel espoir. Le rétablissement du certificat d’études ne désarmera aucune des influences qui, depuis 1850, ont mis en si grande faveur, près d’une partie des classes moyennes, l’enseignement clérical. Il ne fera, par une apparence de persécution, que donner à ces influences encore plus de force. On se trompe singulièrement quand on croit qu’elles doivent toute leur puissance aux leçons données dans les collèges ecclésiastiques et qu’elles dominent seulement parmi les anciens élèves de ces collèges, elles se sont trouvées toutes-puissantes, il y a trente ans, pour recruter la nouvelle clientèle des rivaux de l’Université parmi les anciens élèves de l’Université elle-même. Elles avaient profité, après 1848, du désarroi qu’avait jeté dans la bourgeoisie l’avènement inattendu du suffrage universel et du rapprochement que ce désarroi avait opéré entre les vaincus de la dernière révolution et ceux des révolutions précédentes. Elles n’ont pas été moins bien servies, depuis 1870, par tous les mécontentemens qu’une série de défaites ou de tentatives avortées ont accumulés parmi les diverses nuances des partis conservateurs ou soi-disant tels. Partout on signale comme les plus ardens dans les campagnes engagées contre l’Université, au profit de l’enseignement ecclésiastique ou congréganiste, d’anciens libéraux formés par l’Université. Qu’on ait tort ou raison de les accuser de défection, ce n’est pas un bon moyen pour les ramener ou pour les empêcher de faire des prosélytes. que de justifier par d’odieuses exigences le rôle plus ou moins sincère qu’ils aiment à se donner de défenseurs de la liberté.


III

Une proscription directe et radicale réussirait-elle mieux que des demi-mesures contre des adversaires que l’on semble redouter davantage depuis qu’ils sont déchus du pouvoir et réduits aux armes de l’opposition ? Telle avait été l’opinion de M. Madier-Montjau lors de la discussion de l’article 7, et il avait présenté un amendement qui prononçait l’interdiction absolue du droit d’enseigner contre tout membre d’un clergé ou d’une congrégation religieuse quelconque. Écarté comme trop radical en 1879, cet amendement n’a pas été reproduit depuis cette époque, et je ne sais s’il pourrait espérer aujourd’hui une meilleure fortune. Il faut pousser bien loin les passions anticléricales pour se décider à fermer d’un seul coup plus de deux cents maisons et à priver d’instruction plusieurs milliers d’élèves qui ne pourraient immédiatement trouver place dans les institutions laïques ou dans les établissemens de l’état. On s’applaudirait du moins d’avoir supprimé l’enseignement clérical sous la robe du prêtre et du moine : l’aurait-on rendu moins cher aux familles dont il a les préférences ? et pense-t-on qu’elles ne sauraient faire aucun effort pour le retrouver, soit à l’étranger sous la même robe, soit en France même sous l’habit laïque ? Elles n’y réussiraient pas sans une grande dépense de temps et d’argent : l’état aussi aurait besoin de beaucoup de temps et d’argent pour mettre ses lycées et ses collèges en situation de recueillir l’héritage des maisons qu’il aurait fermées, et quand on se rappelle quels prodiges le zèle religieux a su accomplir en peu d’années, après le vote de la loi de 1850, on peut se demander si ses créations nouvelles ne sauraient pas devancer et dépasser celles qui s’imposeraient au triple budget de l’état, des départemens et des villes.

Il faudrait, pour porter un coup vraiment mortel à l’enseignement clérical, aller plus loin que M. Madier-Montjau lui-même dans la voie de la proscription. Il faudrait abolir toute liberté d’enseignement, toute liberté d’éducation, en revenir au fameux plan de Lepelletier Saint-Fargeau, que la convention, dans ses plus mauvais jours, n’osa pas adopter entièrement et qu’elle se hâta de remplacer, avant même la chute de la terreur, par des dispositions plus libérales. Si l’on recule soit devant l’odieux d’un tel système, soit devant la crainte de la réaction qu’il ne manquerait pas de provoquer, le plus sage est de s’attacher, franchement et complètement, aux principes de liberté et de droit commun. Je ne veux pas rechercher, comme on le faisait en 1848 et comme on a essayé de le faire dans nos récentes discussions, si la liberté d’enseignement est ou non un droit naturel : il me suffit qu’elle soit un intérêt social de premier ordre. En la reconnaissant, ce n’est pas simplement un avantage que nous concédons à nos adversaires, c’est une garantie que nous nous assurons contre nos propres entraînemens dans le présent et contre un retour de fortune dans l’avenir. L’expérience de 1848, si elle était mieux comprise, devrait nous éclairer. L’Université et ses amis avaient subi avec regret la liberté d’enseignement. Les anciens libéraux de la monarchie de juillet, qui l’avaient acceptée, étaient accusés de sacrifier leurs convictions de tous les temps aux nouvelles alliances dans lesquelles les avaient engagés leurs rancunes politiques, et cette accusation n’était pas sans fondement. La loi de 1850 dépassait le but, elle se proposait moins de consacrer la liberté pour tous que d’assurer la prépondérance aux influences catholiques. Elle méritait sur bien des points son impopularité, mais elle méritait aussi la reconnaissance de l’Université par cela seul qu’elle la débarrassait de l’odieux et des périls du monopole. La fin du monopole fut aussi la fin de la guerre acharnée que le clergé et ses amis faisaient depuis dix ans à l’enseignement universitaire. On a trop oublié ce qu’avait été cette guerre, quelles violences, quelles calomnies s’accumulaient, non-seulement dans des journaux et dans des pamphlets, mais dans les prédications de la chaire et dans les mandemens de l’épiscopat. Rien n’était négligé pour alarmer les consciences des familles et pour inquiéter le gouvernement lui-même. Des ministres dévoués à l’Université, M. Villemain, M. de Salvandy, se laissaient arracher les plus regrettables concessions ; une prudence excessive était imposée aux professeurs et plus d’un s’est vu sacrifié, M. le directeur actuel de l’enseignement secondaire en sait quelque chose, pour un manquement plus apparent que réel à cette circonspection nécessaire. Si telle était la condition de l’Université sous un gouvernement ami, que devait-elle être après la réaction qui suivit de si près la révolution de 1848 ? et qu’aurait-elle été après cette autre réaction, plus terrible encore parce qu’elle était sans contrôle, qui suivit le coup d’état de 1851 ? La liberté d’enseignement sauva véritablement l’Université. L’auteur du coup d’état aurait volontiers oublié, pour donner un gage de plus au clergé, que l’Université était une création du premier empire. Le clergé eut la prudence de s’en tenir aux droits que la loi de 1850 lui avait rendus. Content d’avoir ses collèges, non-seulement il ne voulut pas prendre ceux de l’état, mais il s’occupa moins de ce qu’on y faisait. Les polémiques s’apaisèrent ; les dénonciations furent plus rares. La guerre ne reprit que vers la fin de l’empire, sur le terrain de l’instruction supérieure. On attaqua l’enseignement des facultés comme on avait attaqué vingt ans auparavant l’enseignement des collèges. Ce dernier respirait alors sous un ministre sorti de ses rangs, M. Duruy. Dans la période précédente, il n’avait pas été à l’abri des actes de persécution ; il avait compté plus d’une victime du coup d’état, et même des victimes volontaires, par de courageuses démissions ; mais, dans les plus mauvais jours, après 1852, il eut moins à souffrir du fanatisme religieux que de la compression politique. Le zèle maladroit des inspecteurs ou des préfets eut la principale part aux rigueurs exercées contre les professeurs. Ceux que perdit l’Université purent profiter à leur tour de la liberté d’enseignement ; car plusieurs trouvèrent un asile dans des institutions libres. L’enseignement universitaire put bientôt s’assurer à lui-même une liberté qu’il n’avait pas connue au même degré sous le régime du monopole. Les professeurs de philosophie et d’histoire qui se sont formés sous l’empire ont peine à s’expliquer aujourd’hui la réserve extrême qu’observaient sur certaines questions leurs prédécesseurs de la monarchie de juillets Ils les accuseraient volontiers d’une lâche condescendance pour les préjugés cléricaux, qu’ils ont trouvés plus tolérans même dans ces dernières années, sots les ministères du 24 mai et du 16 mai. Une comparaison plus complète des temps leur ferait comprendre que l’Université n’a pu devenir maîtresse chez elle que depuis qu’elle souffre à ses côtés des concurrens maîtres chez eux.


IV

Si la question de la liberté d’enseignement a été imprudemment soulevée, il n’en est pas de même de quelques-unes des questions qui ont été mêlées au débat et dont on s’est servi pour prévenir et pour passionner les esprits. Telle est, avant toutes les autres, la question de l’éducation nationale.

Rien n’est à la fois plus tyrannique et plus chimérique, dans un pays où les lois et les mœurs sont consacré depuis longtemps la pleine liberté des opinions, que la prétention de soustraire l’éducation de l’enfant à la diversité de sentimens et de pensées qui règne parmi les familles. Il faut seulement souhaiter que le désaccord, dans de jeunes esprits, n’aille pas jusqu’à cet excès d’opposition et de haine qui prépare des combattans pour de futures guerres civiles plutôt que des citoyens concevant différemment le bien de la patrie commune, mais rivalisant de zèle pour la servir. L’unité nationale est-elle véritablement menacée par cette « séparation en deux camps hostiles de la jeunesse française, » dont on affecte de concevoir tant d’alarmes ? « Loin que le patriotisme ait quelque chose à perdre à cette prétendue division de deux Frances, dit très bien M. Bouillier, il devrait y gagner par une noble émulation entre les deux jeunesses également animées de l’amour du pays. » Il n’y a pas là un optimisme excessif. La guerre de 1870 a prouvé qu’on pouvait être élevé dans l’attente du roi légitime et du drapeau blanc et combattre bravement pour la France sous le drapeau tricolore et sous l’autorité d’un gouvernement républicain. La guerre civile qui a suivi a prouvé aussi qu’on pouvait avoir reçu là même éducation et s’entretuer sous l’empire des passions les plus sauvages. Il ne faut donc ni tout craindre de la diversité d’éducation ni tout attendre d’une éducation commune. Il n’est pas moins désirable que l’état, dans ses établissemens scolaires, se maintenant sincèrement sur un terrain neutre, en dehors ou plutôt au-dessus des divisions de sectes et de partis, fasse tous ses efforts pour conjurer ou pour atténuer le danger de ces divisions, en offrant aux familles, sans les leur imposer, les garanties d’une éducation vraiment nationale.

M. Bréal nous enseigne, comment une telle éducation est conçue en Allemagne. Il n’en dissimule pas les défauts et il nous fait ainsi mieux comprendre sur quelles bases il conviendrait de l’établir en France.

L’éducation, dans l’enseignement allemand, repose sur trois bases : la religion, le patriotisme et la foi dans les droits et la mission de l’état. La religion, dans la plupart des gymnases, a un caractère piétiste très prononcé. Elle est étroite, intolérante, pleine de morgue. L’enseignement religieux, tel qu’il subsiste encore dans nos lycées, est préservé de tels excès par la neutralité théologique, aujourd’hui pleinement reconnue, que le principe laïque de notre société impose à l’instruction publique. L’Université de France s’en remet, pour cet enseignement, aux ministres des différens cultes, suivant le vœu des familles ; mais elle n’abdique pas le droit de maintenir et de fortifier entre ses élèves le lien moral de certaines idées religieuses communes à tous les cultes. Ce lien, s’ajoutant aux enseignemens particuliers des diverses religions et les remplaçant quand ils sont absens, peut, si nous savons le conserver, nous assurer le bénéfice d’une éducation nationale, vraiment morale et vraiment religieuse, sans les défauts que M. Bréal, a justement signalés dans l’éducation allemande. Sans doute ces leçons de morale et de religion, données au nom d’une philosophie spiritualiste, n’affectent et ne doivent affecter aucune raideur dogmatique. Elles se prêtent à toutes les nuances de cette « libre philosophie, » qu’a si bien définie un des maîtres les plus aimés de l’Université, M. Bersot, Elles ne sont qu’un appel de la raison à la raison et elles supposent de part et d’autre un assentiment réfléchi et librement obtenu. Du jour ou les doctrines spiritualistes seraient professées par ordre, sans l’accent d’une conviction sincère, elles seraient sans action sur de jeunes esprits ; elles seraient ébranlées d’avance au profit d’un scepticisme précoce, par les procédés mêmes d’exposition et de discussion qu’elles ne peuvent se dispenser d’employer. Elles offrent donc, sous ce rapport, une base fragile pour l’instruction morale de la jeunesse, puisqu’elles sont à la merci de toutes les fluctuations qui peuvent se produire, soit dans les programmes officiels, soit dans les dispositions du corps enseignant. Ce n’est pas moins, dans l’état actuel de la société, la seule base possible pour une éducation commune. Il faut respecter les efforts consciencieux qui peuvent être faits pour remplacer les enseignemens spiritualistes par une philosophie plus solide ou plus profonde ; mais, tant qu’on n’y aura pas réussi, rien n’est plus imprudent que d’écarter ces enseignemens au nom de je ne sais quelles exigences de l’esprit moderne ou d’une prétendue neutralité philosophique. De sages et nobles âmes ont su, à notre époque comme dans les siècles passés, se faire d’autres principes de conduite et y trouver ou se figurer qu’elles y trouvaient une règle assurée : ce ne sont encore que des opinions individuelles et isolées ; malgré le progrès des doctrines contraires, le spiritualisme est toujours la seule force morale qui puisse suppléer aux religions là où elles ont perdu leur empire et leur faire accepter son concours dans les âmes qui leur restent soumises. Il est en même temps le meilleur principe de tolérance. M. Bréal observe finement qu’il sort des gymnases allemands un assez grand nombre d’élèves imbus d’idées irréligieuses, mais non moins imbus de l’esprit d’intolérance qu’ils ont puisé dans leur « éducation semi-dévote. » Le même fait a pu être observé en France dans les recrues que l’enseignement ecclésiastique a fournies plus d’une fois au radicalisme politique ou religieux. Cet esprit d’intolérance ne sera jamais plus sûrement combattu que par une éducation morale qui met en lumière ce qu’il y a de commun dans toutes les religions et ce qui peut encore servir de lien entre les croyans des différentes religions et ceux qui n’en professent aucune.

On se fait une très fausse idée de la neutralité que doivent s’imposer l’état et ses représentans dans l’enseignement public, quand on prétend y attacher l’obligation de rester neutre, non-seulement entre les dogmes religieux, mais entre des opinions philosophiques telles que le spiritualisme et le matérialisme. Il suffit de pousser cette prétention jusqu’à ses conséquences extrêmes pour en démontrer l’absurdité. Elle rendrait impossible tout enseignement public, car si les professeurs de l’état ne peuvent se prononcer sur les questions philosophiques, pourquoi auraient-ils davantage le droit de se prononcer sur les questions d’art, de littérature ou de sciences ? Les controverses ne sont pas moins ardentes dans les divers domaines de l’enseignement qu’en philosophie et partout on peut craindre de blesser quelque opinion plus ou moins digne d’égards. La vérité est que les opinions de toutes sortes, en philosophie comme dans tout le reste, sont faites pour la discussion et pour la contradiction et qu’elles doivent s’y prêter dans les écoles de l’état aussi bien que dans les écoles libres ou dans les livres. Il en est autrement des dogmes et de tout ce qui a le caractère d’article de foi dans une religion positive. Ici les consciences réclament un respect dont les représentans de l’état n’ont pas le droit de s’affranchir. Il ne faut pas d’ailleurs exagérer ce respect. Il ne saurait s’étendre à toutes les fantaisies individuelles ou collectives qui peuvent se décorer du nom de foi religieuse ; il n’est dû qu’aux dogmes des églises constituées et il ne leur est dû que dans les limites où ces églises sont reconnues par l’état et placées sous la protection des lois. Quiconque professe au nom de l’état est obligé de respecter la divinité du Christ : il n’est pas obligé de respecter les décisions du Syllabus. Il ne doit s’interdire enfin que les attaques directes, non l’exposition de doctrines où des attaques pourraient être supposées par voie de conséquence. Nul ne soutiendrait aujourd’hui que l’enseignement public doit ignorer le mouvement de la terre, parce que la foi biblique pourrait en souffrir quelque atteinte ; mais on voudrait peut-être écarter, sous le même prétexte, les doctrines transformistes : le cas est identique ; il n’est pas plus permis dans une école de l’état de battre en brèche l’autorité de la Bible en invoquant Copernic qu’en invoquant Darwin ; mais l’exposition scientifique de l’hypothèse de Darwin ne doit pas plus être interdite que celle du système de Copernic. Les mêmes règles s’appliquent à l’enseignement officiel de la philosophie. Il peut et il doit prendre parti entre toutes les opinions partout où il ne rencontre pas directement devant lui un des dogmes qui s’imposent au respect de l’état. Il pourrait se prononcer pour la morale utilitaire ; mais il ne lui est pas permis de se prononcer pour l’athéisme. Dira-ton qu’une telle distinction porte atteinte à la liberté des professeurs ? Nul n’est forcé d’enseigner dans une école de l’état et particulièrement d’y enseigner la philosophie. Quand on accepte une fonction publique, on en accepte les obligations et, dans une société fondée sur la liberté de conscience, il n’est pas de devoir plus impérieux pour quiconque parle ou agit au nom de l’état que le respect de la foi religieuse. Ce devoir s’unit ainsi à l’intérêt supérieur de l’éducation nationale pour recommander le maintien, dans les collèges de l’état, d’un enseignement philosophique fondé sur les principes spiritualistes.


V

Au développement de l’esprit religieux l’éducation allemande joint celui du patriotisme. Elle fait surtout, dans ce dessein, appel à l’histoire, dont l’enseignement est dirigé de telle façon qu’on y trouve à toutes les époques et dans les moindres faits des raisons d’aimer ou de glorifier la pairie. On y cherche aussi, M. Bréal le reconnaît, des motifs constans de mépriser ou de détester l’étranger. Le patriotisme que l’on professe dans les gymnases allemands est un patriotisme fait de haine : l’enseignement historique ne néglige aucune occasion d’entretenir la haine de l’ennemi héréditaire, la haine de la France. L’histoire ne peut qu’être faussée quand elle se met au service d’étroites passions nationales, et le patriotisme lui-même, en se confondant avec ces passions, se dépouille de ce qu’il a de généreux et de hautement moral. Ce ne sont pas de tels exemples qu’il convient de proposer à notre imitation. Ils répugnent absolument à notre caractère et à nos mœurs scolaires, et M. Bréal observe avec raison que les Allemands nous font une injure gratuite quand ils ajoutent à tous leurs griefs contre nous le reproche d’élever nos enfans dans des sentimens d’hostilité à l’égard des autres peuples. Ils n’ont même plus le droit de nous reprocher un excès de vanité, dont nous tendons si bien à nous défaire que nous tombons souvent dans l’excès opposé. Nous portons volontiers dans nos appréciations sur le passé ou sur le présent de la France un esprit de dénigrement. Nous exaltons à nos dépens les mérites des autres peuples, et quand nous ne nous rabaissons pas d’une manière générale, nous traçons entre nous, nous instituons dans notre histoire des frontières autour desquelles nous accumulons plus de passions belliqueuses que nous n’en avons jamais nourri pour la défense ou pour l’extension de notre territoire commun. Il y a aussi de la haine dans notre patriotisme, et l’histoire s’est faite trop souvent la complice de cette haine qui se détourne de l’étranger pour soulever la France contre elle-même. Pour les uns, la seule France digne de notre amour et de notre respect est la France monarchique et catholique des siècles passés, et même les plus ardens répudieraient encore les trois derniers siècles pour ne s’attacher qu’à la France du moyen âge. D’autres font commencer la patrie française en 1789 ; ils ne s’occupent de l’ancien régime que pour y chercher les tableaux les plus odieux ; dans la France nouvelle elle-même, ils rejettent et le consulat et l’empire et les deux royautés de 1815 et de 1830 : le culte de la France n’est pour eux que le culte de la révolution et de la république. Ce n’est pas moins fausser l’histoire et dégrader le patriotisme que le fait l’esprit étroit de l’enseignement allemand. Entre les deux excès, la véritable école du patriotisme est l’étude exacte et impartiale de l’histoire nationale. Il n’est pas besoin, pour faire aimer la patrie, de grossir certains faits et d’en laisser d’autres dans l’ombre. L’histoire vraie, l’histoire vivante, replaçant chaque fait dans son milieu, dans tout l’ensemble de circonstances et de détails qui peut éveiller la curiosité et soutenir l’intérêt, se prête, sans qu’on les cherche, et aux leçons morales et aux leçons patriotiques. Elle nous montre, à travers les âges comme à travers la diversité des provinces, la formation et raffermissement de l’unité nationale ; elle nous fait sentir comme une parcelle de notre vie propre dans tout ce qui a été, dans tout ce qui est aujourd’hui la vie de la France ; elle fait battre nos cœurs aux souvenirs de succès et de gloire ; elle les fait battre aussi aux souvenirs de revers et de honte : le patriotisme ne se manifeste pas moins lorsqu’il s’afflige ou s’indigne aux révélations de l’histoire que lorsqu’il y trouve des sujets de joie ou d’orgueil.

M. Bréal remarque enfin d’ans l’éducation nationale que tendent à donner les gymnases allemands une sorte de mysticisme politique où il croit reconnaître les théories représentées chez nous par De Bonald et De Maistre, mais qui se rattache bien plutôt aux doctrines hégéliennes. C’est une exaltation du rôle de l’état et particulièrement des destinées de l’empire germanique. L’état ne procède pas des individus ; sans l’état, au contraire, les individus ne seraient rien, et quand il incarne en lui une race supérieure, rien ne doit l’arrêter, au dedans et au dehors, dans sa mission de civilisation et de conquête. Ces enseignemens hautains d’une philosophie si peu libérale n’ont rien encore qui se recommande à notre imitation. Il ne faut pas se dissimuler toutefois qu’ils répondent, sous une forme dogmatique, à des idées très répandues chez tous les peuples qui n’ont pas de longues traditions de liberté politique. Ils peuvent être, dans les temps calmes, un principe de soumission ; ils sont aussi aisément, dans les temps troublés, un principe de révolution. Quand on attend tout de l’état, on est facilement tenté de lui imposer par un acte de violence la réalisation de toutes les espérances que l’on a fondées. sur son action omnipotente. Les mêmes idées, quand elles inspirent la politique extérieure, peuvent faire les grands états et les grands peuples : elles ont été plus souvent une cause de ruine ou de prompte décadence. Il est intéressant et instructif de les constater là où elles dominent ; il est toujours sage de s’en défier chez les autres et pour soi-même. L’éducation publique a tout à gagner au développement de tendances contraires. La paix intérieure n’est jamais mieux assurée que lorsque chacun compte moins sur l’état et davantage sur soi-même ; la sécurité de l’état et son influence au dehors trouvent également de meilleures garanties dans le concours, capricieux peut-être et toujours disputé, d’une nation qui se sent maîtresse d’elle-même que dans l’omnipotence aveuglément acceptée d’un gouvernement qui s’attribue et se laisse attribuer une mission providentielle.


EMILE BEAUSSIRE.

  1. Le nouveau projet de loi sur l’enseignement secondaire libre aggrave encore cette autorité des conseils universitaires.
  2. La seule institution d’enseignement supérieur qui fasse vraiment honneur à l’initiative privée, l’École libre des sciences politiques, est antérieure à la loi de 1875 et ne doit rien à cette loi.
  3. Les heureux effets de cette création ont été exposés ici-même par M. Lavisse. Voyez la Revue du 15 février 1882.
  4. Voyez la Revue du 15 août 1869.
  5. Quelques Mots sur l’instruction publique en France. 3e édit., Paris, 1873 ; Hachette.
  6. Excursions pédagogiques. Paris, 1882 ; Hachette.
  7. La Réforme de l’enseignement secondaire. Paris, 1874 ; Hachette.
  8. L’Enseignement secondaire classique en Allemagne et en France. Paris, 1880 ; Hachette.
  9. L’Université et M. Ferry. Paris, 1880 ; Gaume. — Ce livre, malgré son titre, est mieux qu’un pamphlet, c’est le témoignage d’un esprit indépendant, d’une expérience consommée et d’une rare compétence, sur toutes les questions d’enseignement.
  10. La Réforme de l’instruction publique en France. 2e édit., Paris, 1881 ; Hachette.
  11. L’Éducation nouvelle, études de pédagogie comparée. Paris, 1882 ; Masson.
  12. Bulletin de la société pour l’étude des questions d’enseignement supérieur. Paris, 1878, 1879, 1880 ; Hachette. — Revue internationale de l’enseignement, publiée par la même société, Paris, 1881 et 1882 ; Masson. — Bulletin de la société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire. Paris, 1880 et 1881 ; Eugène Belin. — Bulletin pédagogique de l’enseignement secondaire. Paris, 1882 ; Paul Dupont.
  13. M. Mourier a réuni ses rapports en un volume publié par la librairie Delalain, 1879.
  14. Ce projet de loi vient d’être le sujet, à la chambre des députés, d’une brillante discussion, qui a fourni à M. Mézières l’occasion de défendre éloquemment l’Université ; mais l’Université aurait-elle besoin d’être défendue si l’on n’avait pas, sans son aveu et contre le sentiment de ses membres les plus éclairés, menacé ses rivaux dans la jouissance d’une liberté dont ils sont en possession depuis plus de trente ans ?
  15. On avait pu craindre que ce certificat, dont l’objet est assez difficile à bien définir, ne devînt un instrument d’inquisition, dans un intérêt politique ou religieux, contre les méthodes ou les doctrines suspectes. La discussion récente de la chambre des députés, a en partie dissipé ces craintes, mais elle a en même temps mis en lumière l’inutilité de cette institution qui ne sera qu’une entrave pour la liberté, sans profit pour l’autorité.