Les Questions politiques et sociales/04

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Les Questions politiques et sociales
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 305-347).
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LES QUESTIONS


POLITIQUES ET SOCIALES.




IV.
DES MOYENS DE DIMINUER LA MISERE.




I. – LA RICHESSE ETANT LE PRODUIT DU TRAVAIL ASSISTE DU CAPITAL, POUR QU’ELLE DIMINUE, IL FAUT QUE LE TRAVAIL SE PERFECTIONNE ET QUE LE CAPITAL SE MULTIPLIE.

Dans les contes de fées ou les Mille et une Nuits, on passe en un clin d’œil de la pauvreté à l’opulence, par un procédé peu varié au fond. Un bon génie ou une fée bienfaisante suscite la richesse par le seul effort de son caprice, ou c’est un prince généreux qui la tire d’un inépuisable trésor. Les gouvernemens européens, celui de la France plus que tout autre, sont aujourd’hui mis en demeure de produire des merveilles semblables à ce qu’accomplissent, dans les rêves des romanciers, les êtres volontaires inventés par de poétiques imaginations. On les somme de guérir la misère qui afflige la société. Malheureusement ils n’ont pas de fée à leurs ordres. Quant aux génies, n’en parlons pas, le lecteur croirait que nous faisons un mauvais jeu de mots, si nous disions qu’ils n’en ont pas à leur service. Les princes magnifiques n’existent plus ; d’ailleurs le trésor où ils puisaient s’alimentait par, l’impôt ; si donc la société est pauvre, ce n’est pas eux qui détruiraient cette pauvreté. Que faire donc ?

Formons-nous d’abord une idée nette de ce qui ne se sent que trop, la pauvreté de la société. L’espèce humaine est sujette à beaucoup de besoins : il faut qu’elle soit nourrie, vêtue, logée ; à ces nécessités s’en joignent d’autres qui, pour être d’un ordre plus idéal, ne laissent pas que de réclamer des objets matériels : des livres, des tableaux sont par un côté de la production matérielle. Tous les articles, dont je pourrais prolonger la liste à l’infini, qui répondent à la diversité des besoins des hommes sont de la richesse. Plus la société en a, pourvu qu’ils soient les uns par rapport aux autres dans certaines proportions, plus elle est riche ; moins elle en a, plus elle est pauvre.

Le travail de la société est le thaumaturge qui lui procure toutes ces choses. Chaque jour elle consomme ; mais aussi, en travaillant, chaque jour elle renouvelle le fonds nécessaire à sa consommation. Quand le travail se ralentit, la société épuise par degrés ses approvisionnemens en tous genres. Elle a moins de ce qu’il lui faut pour se nourrir convenablement ou pour se nourrir absolument, moins pour se couvrir, pour se chauffer, moins pour cultiver et orner son esprit, développer ses facultés ; de l’insuffisance, on passe par degrés au dénûment. La misère envahit toutes les classes, pareille à une inondation qui submerge successivement les vallées, les terrains en pente, les collines. Que le travail cessât complètement une année, le dernier jour de nos sociétés populeuses serait venu, et le soleil, avant de rouler au-dessus de la terre, désormais solitaire, éclairerait des scènes renouvelées de l’affreux banquet de Thyeste et d’Atrée.

Ces mots : La société française est pauvre, signifient : La France, par son travail journalier, tel qu’il est présentement, ne produit pas la quantité d’alimens, de vêtemens, d’articles de chauffage et d’ameublement qui serait indispensable pour donner un bien-être même grossier à ses trente-six millions d’habitans. Cette activité nationale qui laboure la terre, qui sème, qui taille, qui plante, qui élève le bétail et qui pétrit le pain, qui fouille dans le sol, qui gâche le mortier, taille la pierre et le bois, qui rabote, qui martèle, qui forge, qui tisse et plonge les tissus dans la cuve à teinture, qui, quelque temps qu’il fasse, se meut sur les routes, sur les rivières, sur les canaux, qui brave les mers, défie les glaces du pôle et les ardeurs du soleil équatorial, ce Briarée qui agite les bras du 1er janvier au 31 décembre, ne parvient pas à retirer de la surface du sol, ou des entrailles de la terre, ou des mécaniques et appareils déjà multipliés cependant, une somme de blé, de viande, de fruits de toute espèce, une masse d’ameublemens, de vêtemens, de bois, de houille, de métaux divers, de matériaux à bâtir, qui réponde à l’aisance la plus élémentaire pour trente-six millions d’hommes, même en se servant des échanges pour tirer de l’étranger ce qu’il fait mieux ou plus facilement que nous, en retour de ce que nous faisons mieux ou plus facilement que lui. Nous sommes glorieux de nos lumières, fiers des secrets que nous avons dérobés à la nature. Nous lisons dans les cieux, nous prédisons le mouvement des astres : le soleil suit si bien l’orbite indiquée par notre science, qu’on dirait qu’il est à nos ordres ; mais, quel que soit notre orgueil, voici la preuve cruelle que cette civilisation tant vantée est encore bien imparfaite : nous n’avons pas encore su faire rendre à cette planète, pourtant féconde, en la tourmentant de cent façons par une industrie opiniâtre, la substance d’une existence passable pour la majorité des individus de nos grandes nations.

Tous les élémens des objets si divers dont se compose la richesse des particuliers et celle des sociétés préexistent dans la nature, car l’homme n’a pas la puissance d’ajouter au monde un atome de quoi que ce soit, une seule molécule d’un quelconque des corps simples auxquels le chimiste ramène toute chose. Nous avons beau nous qualifier de créateurs, nous ne créons rien ; nous rapprochons ou nous séparons, nous associons ou nous dispersons, dans un certain ordre et suivant certains modèles ou certaines règles, des particules qui étaient sur la surface de la terre, ou dans l’atmosphère, ou dans les entrailles de la planète, de toute éternité. On l’a dit avec justesse tout ce qu’il est donné à l’homme de produire, c’est du mouvement. Etres débiles et chétifs en comparaison de plusieurs des animaux que la Providence a placés avec nous sur le globe, nos forces physiques seraient insuffisantes à opérer les phénomènes variés de déplacement et de rapprochement qui constituent toutes les opérations de l’industrie, de manière à obtenir un résultat qui fût suffisant pour nos besoins les plus primitifs, si, suppléant à la faiblesse de nos membres par la puissance de notre esprit chercheur et dominateur, nous ne parvenions à ployer à notre usage les forces de la nature, soit celles qui se manifestent spontanément à nos regards comme la force des animaux, l’eau qui se précipite sur une pente, ou les courans de l’atmosphère, soit celles qui, comme la vapeur, par exemple, ont été pendant des siècles comme si elles sommeillaient, jusqu’à ce que le génie de l’homme soit allé en prendre possession et en exciter l’énergie. C’est par les machines ou par des appareils analogues que l’espèce humaine exerce cette domination.

Le problème d’augmenter la richesse de la société revient donc, d’un certain point de vue, à maîtriser de plus en plus, par la puissance de l’esprit humain, les forces de la nature, afin qu’elles travaillent sur le monde matériel à notre place ou avec nous, qui, réduits à nos bras, pourrions si peu. Grace au concours que l’espèce humaine s’assure ainsi, un même nombre d’hommes retire de la terre, par l’agriculture ou par l’industrie minérale, une quantité toujours croissante de matières premières, sur lesquelles nous faisons agir une seconde fois, puis une troisième, que dis-je ? une vingtième, une centième, les forces de la nature asservie, ce qui donne naissance aux subdivisions de l’industrie manufacturière et de l’industrie des transports ; c’est ainsi que tes objets divers s’apprêtent pour notre usage, et qu’ils se placent sous la main du consommateur.

La division du travail est une autre circonstance très favorable au développement de la richesse. À peu près comme les machines, elle donne le moyen de faire produire beaucoup plus à une même quantité d’hommes. L’utilité de la division du travail tient à plusieurs causes qui ont été très bien observées et analysées[1], et dans le nombre desquelles je ne citerai ici que deux : l’une, c’est qu’en répétant, constamment une même opération, les muscles et l’esprit de l’homme se façonnent à la faire beaucoup mieux et beaucoup plus vite ; l’autre, c’est que la division du travail ou le partage d’une fabrication en un grand nombre d’opérations, presque toutes fort simples, facilite et appelle l’emploi des machines elles-mêmes. Mais, pour être avantageuse et même possible, la division du travail suppose la grande fabrication, et celle-ci exige que les matières premières s’offrent par grands approvisionnemens.

Il y a un mot qui embrasse, et les appareils de toute sorte à l’aide desquels l’homme s’assure d’une manière de plus en plus étendue et fructueuse la collaboration de la nature, et les matières destinées à être travaillées, dont de grands approvisionnemens sont, à peu près dans tous les cas, indispensables à la division du travail : c’est le capital. Le capital de la société est l’ensemble des instrumens à l’aide desquels le travail s’opère, et des matières sur lesquelles l’industrie s’exerce, soit qu’elles se trouvent à l’état brut, soient qu’elles aient été déjà plus ou moins élaborées, jusqu’à ce qu’elles soient parvenues sur le comptoir du marchand, d’où elles passent aux mains du consommateur. Le capital est cela et n’est que cela, quoique l’usage où l’on est de l’évaluer et de l’énoncer en argent ou en or fasse croire aux hommes qui observent peu que tout capital est une certaine quantité de pièces de monnaie.

Soit qu’il se présente sous la forme d’appareils par le moyen desquels les forces de la nature se joignent ou se substituent à celles de l’homme, soit qu’il s’offre à l’état de vastes approvisionnemens de matières premières qui permettent la division du travail, le capital est une source de puissance pour le labeur humain. Or, à mesure que le travail (les hommes a été plus productif, il a été possible de relâcher les liens de l’étroite dépendance où vivait primitivement le grand nombre. Loin de moi d’attribuer au capital exclusivement le mérite d’avoir converti en hommes libres ce qui n’était qu’un vil troupeau. Il a fallu que le progrès des sentimens et des mœurs précédât et guidât l’influence de cet agent ; il a fallu que les hommes eussent cultivé les sciences et eussent dérobé à la nature quelques-uns de ses secrets, origine de leurs inventions. Je n’ai garde de superposer la matière à l’esprit ; mais l’homme est tout à la fois un être moral, un être intellectuel, un être matériel, il est tout cela indissolublement : il porte ainsi en lui trois puissances qui se combinent et s’entr’aident. Dans la hiérarchie de nos facultés, le premier rang appartient mille fois à celles de l’ordre moral ; malheur à toute société où on le leur contesterait ! Cependant le progrès de la société doit se manifester par des conquêtes dans les trois directions en même temps, et l’on ne peut se retarder dans l’une des trois sans être empêché dans les deux autres. Eh ! sans doute, il y a plus de vertu pour l’amélioration de l’existence du faible et pour l’affranchissement de l’opprimé dans ces simples paroles du Christ : Aimez-vous les uns les autres comme des frères, que dans tous les capitaux nés et à naître. Sans doute, l’essor spontané de l’homme vers la liberté est une force à laquelle tout devait céder à la longue. Sans doute les découvertes de l’intelligence devancent forcément les procédés perfectionnés de l’industrie, et c’est l’intelligence elle-même qui enfante ces perfectionnemens. Il n’en est pas moins vrai que, sans la formation successive du capital, les sublimes enseignemens du Christ n’eussent pu avoir leur effet, et les élans de l’esprit humain vers l’indépendance eussent été comprimés comme par une fatalité de plomb. Au surplus, constater l’action libérale qu’a exercée le capital et signaler celle qu’il doit avoir, ce n’est point se jeter dans le bourbier du matérialisme, c’est reconnaître la suprématie de l’esprit, c’est rendre hommage aux principes de la morale et honorer la liberté ; car la société ne forme de capital qu’autant que l’esprit humain fait des conquêtes, et que les individus obéissant aux inspirations de la morale, pratiquent les vertus distinctives de l’homme libre : la prévoyance, l’ordre, l’empire de soi, la domination de ses appétits.

Dans la société antique, il y a très peu de capital. Le seul agent naturel que l’homme se soit approprié, c’est le sol, auquel il fait rendre, à l’aide d’instrumens grossiers, une proportion médiocre de matières, et puis, quand il s’agit de mettre ces substances brutes en rapport avec ses besoins, il est d’une impuissance désolante, il est réduit à la force de ses membres ; pour outils, il a peu de chose au-delà de ses dix doigts. Les procédés d’une industrie avancée lui sont inconnus : il n’a point encore pénétré assez avant dans le sanctuaire de la science, il n’a pas découvert le moyen de transformer en serviteurs obéissans les forces de la nature ; les matériaux même à la faveur desquels il exécuterait des appareils soignés lui manquent plus ou moins complètement[2]. Un des caractères de la civilisation antique, c’est qu’elle connaît à peine les machines. Celles même qui nous semblent aujourd’hui le plus élémentaires, dont nous ne concevons pas que la civilisation pût se passer un instant, n’existaient pas alors. On n’avait pas de roues hydrauliques. Le moulin à eau ne commença à se répandre en Italie que dans les derniers temps de l’empire romain, et il est douteux que Clovis en ait vu un seul dans son royaume. Les appareils qui permettent, une force étant donnée, de bien l’utiliser, tels que les outils, étaient grossiers. Les routes, qui sont de grands outils fixés sur le sol, manquaient presque absolument. Les voies romaines même, que dans les derniers siècles posséda la civilisation antique, étaient peu nombreuses. Si la construction en était solide, le tracé en était très défectueux ; elles offraient des rampes excessives que des voitures chargées devaient surmonter difficilement. Les animaux avaient été domptés ; mais, en dehors du labourage, ils ne prêtaient aux arts utiles qu’une faible assistance. Le cheval alors n’est qu’une bête de bât ; comment servirait-il de bête de trait, quand on n’a pas de bons chemins ?

La division du travail, qui est étroitement liée à l’abondance du capital, et qui donne au travail une fécondité si remarquable, n’existait pas dans l’antiquité. La plupart des arts qui ont aujourd’hui une existence distincte, et qui composent les mille rameaux de l’industrie manufacturière, s’exerçaient lentement et grossièrement autour du foyer domestique par et pour la famille : c’étaient à la fois un morcellement extrême, tout différent de la division du travail, et une agglomération confuse.

Dans cette absence de forces naturelles appropriées par le moyen de machines et d’appareils divers, et faute de cette combinaison intelligente des efforts individuels qui se nomme la division du travail, le genre humain avait beau travailler : un labeur excessif ne donnait que des résultats misérables, qu’une production extrêmement bornée. La civilisation antique végétait donc dans une pénurie lamentable que déguise mal le coloris dont l’imagination de ses poètes l’a parée. Alors le plus grand nombre étant nécessairement dans un dénûment affreux, il fallait le tenir courbé par la contrainte la plus brutale. L’esclavage était alors tellement commandé par l’ensemble des nécessités sociales, et particulièrement par la pauvreté de la société, que les esprits les plus hardis, les penseurs les plus jaloux de la dignité de l’espèce humaine, le considéraient comme la base nécessaire de tout ordre social.

Quand on remonte à l’origine des temps historiques, on voit plus manifestement encore, s’il est possible, l’influence du capital sur les destinées humaines. La société n’est constituée à demeure que lorsque l’homme a inventé et exécuté la charrue, qui est une machine, ou un capital. Jusqu’alors, la faim avait dispersé ou détruit les agglomérations d’individus ou de familles, et l’enchaînement des générations n’avait pu se nouer. Les bandes qui se rencontraient s’attaquaient en ennemies, parce qu’on se disputait quelques fruits grossiers qu’offrait la nature d’une main avare. Si on ne mangeait pas les vaincus, on les tuait, parce que c’étaient autant de bouches de moins. Le jour où, au lieu de les immoler, on en fit des esclaves, ce fut un triomphe pour l’humanité. L’anthropophagie disparut devant un sentiment de charité qui fut réveillé dans le cœur des hommes ; mais ce sentiment généreux, pour ne pas être balayé par de brutaux instincts, eut besoin d’avoir le lest d’un peu de capital, et, tant qu’il y eut très peu de capital, l’esclavage lui-même resta comme un bienfait[3].

On a pu calculer, avec assez d’approximation pour un certain nombre d’industries, l’accroissement de puissance productive que le capital, sous la forme des machines, avait procuré au travail humain. Dans la mouture par exemple, il paraît qu’il serait exprimé par le rapport de 1 à 200 ; c’est-à-dire qu’avec un moulin perfectionné de nos jours un homme fait la besogne qui en eût exigé deux cents du temps d’Homère. Dans la filature du coton, durant l’espace des quatre-vingts dernières années, le changement a eu lieu dans le rapport de 1 à 350. Dans la filature du lin, en quelques années, on a pu observer nue progression de 1 à 250[4]. Pendant les premiers âges de l’humanité, les améliorations de ce genre s’obtenaient très lentement. On faisait peu de découvertes, et puis on ne les appliquait pas ou l’on ne les appliquait que fort mal. La marche n’a été rapide que depuis un siècle ou deux. Pour la plupart des arts, depuis soixante ans, la marche est devenue très rapide. Dans plusieurs branches, l’avancement tient de la merveille.

Par la division du travail qu’il provoque, comme il a été dit plus haut, le capital développe aussi, dans une très forte proportion, la puissance productive du labeur humain. Dans quelques industries où l’on a pu s’en faire une idée, le changement obtenu de cette manière dépasse tout ce qu’on aurait pu attendre. Dans la fabrication des épingles, on a constaté que, par le fait de la division du travail, la multiplication des produits était dans le rapport de t à 250[5] ; dans celle des cartes à jouer, c’est à peu près de même[6].

Si donc le genre humain est pauvre, par l’assistance d’un capital de plus en plus considérable pour une même population, il lui sera donné de posséder les matériaux d’un bien-être général. Le capital n’est pas en soi l’antagoniste du travail, il en est l’auxiliaire. Une nation qui n’a pas de capital est à celle qui en est nantie ce qu’une armée réduite à ses poings pour tous moyens offensifs et défensifs serait à des troupes pourvues d’armes de toute espèce, depuis le sabre jusqu’au mousquet et à l’artillerie. Le capital n’est rien moins que la substance de l’amélioration populaire.

On s’est demandé souvent comment l’Angleterre avait pu supporter les sacrifices inouis que lui imposa la guerre de 1792 à 1815, car ses dépenses étaient hors de proportion avec celles des autres nations de l’Europe. En voici l’explication : l’Angleterre avait par avance plus de capital que les autres, et elle l’employait avec beaucoup de discernement. Elle avait plus de machines et d’instrumens divers, et elle les avait meilleurs que tout ce qui existait dans les ateliers du continent. Elle avait su aussi mieux diviser le travail. De cette manière, la puissance productive de la nation anglaise était telle qu’après que sur le produit total on avait prélevé, par l’impôt ou par l’emprunt, peu importe ici, de quoi subvenir aux dépenses militaires et aux subsides qu’on payait à l’étranger, quelque énorme que ce fût, il restait encore assez pour faire subsister la nation. Sur le continent au contraire, faute d’un capital égal et également bien employé, la puissance productive de la société était tellement bornée, que, lorsqu’on prélevait par tête ici la moitié, là le tiers ou le quart de ce que l’état absorbait en Angleterre, la nation exténuée ne pouvait continuer. Je ne conteste pas le rôle que joua, dans cette lutte terrible de l’Angleterre contre le géant des temps modernes, l’esprit patriotique de ses habitans ; néanmoins, quelque grand que fût ce fonds de patriotisme, l’Angleterre l’eût épuisé en inutiles efforts, si elle n’avait possédé tant de capital, et n’eût su l’employer si bien en comparaison de la brave nation qui suivait l’étoile du grand empereur.

Je ne voudrais pas que l’on prît cette apologie du capital pour un dithyrambe en l’honneur des capitalistes. Que le capital soit extrêmement utile, ce n’est pourtant pas une raison pour que l’Académie décerne le prix Monthyon aux capitalistes en corps transformés en rosières. Que parmi les capitalistes il y en ait de cupides, je ne le conteste pas ; chaque classe de la société a son égoïsme et parmi ses membres quelques hommes d’une avidité extrême. Le capitaliste qui fait valoir ses fonds pense à son intérêt, recherche son profit, et c’est tout ce qui l’occupe ; il ne songe point à bien mériter de la patrie et de l’humanité, tout comme l’ouvrier qui gagne un labeur ne pense pas à faire acte de civisme. Il se peut même que les classes qui depuis long-temps amassent du capital par leur économie aient contracté, à force d’économiser en se privant, une rigueur envers elles-mêmes qu’elles font sentir durement quelquefois à leur prochain. Quoi qu’il en soit, le capital est une force qui ne peut se révéler qu’en multipliant les produits nécessaires aux besoins des hommes, et dont l’intervention toujours croissante tend sans cesse à diminuer les frais de production, circonstances qui sont l’une et l’autre favorables au grand nombre.

Toutefois, dans notre admiration pour la puissance du capital, n’oublions pas que la coopération personnelle de l’homme est incessamment indispensable pour écarter la misère. La richesse est le fruit du travail humain accouplé au capital. Pour une production large, il faut que l’homme travaille et travaille bien, travaille d’une manière soutenue. Mettez des lazzaroni à la place des Anglais dans Manchester ou Sheffield, des Cafres dans les ateliers de Lyon ou des faubourgs Saint-Antoine ou Saint-Denis ; vous reconnaîtrez, à ce que vous obtiendrez en moins, pour quelle part l’homme est de sa personne dans la production de la richesse. La valeur personnelle de l’homme dans le travail est le résultat complexe de sa force physique, de son intelligence et de sa puissance morale. Pour qu’une nation ait une grande puissance de production, il faut qu’une bonne hygiène ait développé la vigueur et l’adresse des individus, que leur esprit ait été cultivé, que leur moral ait acquis beaucoup de vigueur et de tenue. C’est le moral qui est le principal moteur dès qu’il s’agit du travail personnel de l’homme, de même que c’est le ressort d’une montre qui en fait tourner les rouages. Avec de la valeur morale, une nation a vite acquis la culture intellectuelle, a vite découvert et adopté un bon régime. Les forces de l’ordre moral finissent par décider des événemens dans l’industrie comme ailleurs. Il y a deux ou trois ans, le ministre de la trésorerie de l’Union américaine, M. Walker, disait dans son rapport annuel au congrès « Puisque nous avons une force morale supérieure à celle des autres peuples, nous ne devons craindre, dans l’industrie, la concurrence de personne. » C’était parler avec une grande raison. Et n’avons-nous pas vu que le capital lui-même, cet admirable coadjuteur de l’homme, était avant tout le produit de la moralité humaine ?


II. – CE QU’ON EST FONDE A ATTENDRE DU PERFECTIONNEMENT DU TRAVAIL ET DE LA MULTIPLICATION DES CAPITAUX. – DISTINCTION ENTRE LES CAUSES NATURELLES ET LES CAUSES ARTIFICIELLES DE LA MISERE.

Ainsi, me dira-t-on, travailler, épargner, afin de faire du capital ; travailler mieux, épargner davantage, voilà votre plan pour l’amélioration du sort du grand nombre : formule rebattue et usée. N’avez-vous donc rien autre ? Il est vrai, recommander le travail et l’épargne n’est pas d’invention moderne, mais ce n’est pas une raison pour que le procédé soit sans vertu. Mettons-nous bien dans l’esprit, au contraire, que l’homme n’a pas d’autre moyen de secouer la misère, et quel autre voulez-vous qu’il ait ? Travailler et épargner, c’est-à-dire prendre de la peine et puis se modérer dans ses satisfactions en gardant quelque chose, afin d’avoir dans le travail du lendemain plus de puissance, c’est conforme à la loi qui nous est tracée ici-bas de faire notre destinée par l’épreuve et le sacrifice. Il n’y a que Dieu qui ne prenne pas de peine et qui puise dans son propre sein sans avoir à se priver. On ne soutiendra pas apparemment que l’humanité soit Dieu ou soit en train de le devenir, quoique cette pensée sacrilège soit au fond de plus d’un des systèmes modernes.

Si les maximes qui recommandent aux hommes de travailler et d’épargner sont vieilles, ce serait, on me l’accordera, une grande nouveauté qu’une société où l’homme serait soustrait aux influences qui jusqu’ici ont paralysé partout à des degrés divers sa volonté d’arriver au bien-être par le travail et l’épargne, influences parmi lesquelles il en faut compter qui sortent de son propre sein. Croire à cette libération n’a rien de chimérique. L’expérience en fournit deux preuves décisives. Dans le même pays, le progrès de la civilisation a fait apparaître des états de société successifs où le sort du grand nombre s’améliorait graduellement. Et si, au lieu de se placer dans le même pays, à des points différeras dans la série des âges, on se transporte par la pensée à un même moment chez des peuples divers, on trouve des différences non moins marquées dans l’existence de la classe la plus nombreuse. Ainsi aujourd’hui l’Angleterre est primée, sous ce rapport, par les États-Unis, et nous prime elle-même à son tour. Nous surpassons les Allemands, qui sont au-dessus des Polonais, lesquels sont supérieurs aux Indous. En cela comme en toute chose, l’espérance du mieux est donc permise à toutes les nations, même à celles qui sont au-dessus des autres.

Il a pu autrefois exister des nations qui vivaient de rapine, en exploitant leurs voisins par la conquête et la terreur. De nos jours, le métier ne serait pas seulement peu honorable, il serait impossible. Quiconque tenterait de le reprendre y succomberait, joignant la honte de la défaite à l’opprobre de ses desseins. Les nations les plus florissantes sont celles dont les membres sont le plus et le mieux occupés, font le plus de capital et prennent le plus de soin pour le conserver. On peut même remarquer que quelques-unes de celles qui se signalent par le bien-être des populations sont celles pour lesquelles la nature avait le moins fait, mais elles ont compensé par leur vertu le désavantage de leur position. Y eut-il jamais un peuple entouré de plus d’obstacles naturels que la Hollande ? Existe-t-il en Amérique un état dont le sol soit plus pauvre que le Massachusetts ? Les Hollandais et les puritains du Massachusetts ont tellement multiplié leurs efforts, ont eu tant de persévérance dans le labeur et tant d’économie, qu’ils sont, devenus, ceux-ci de tous les états de l’Union américaine le plus remarquable par l’aisance de la foule, ceux-là les premiers à cet égard parmi les peuples continentaux de l’Europe. Travailler, épargner, à moins de changer la nature humaine et les lois de l’univers, ce sont des conditions sans lesquelles on ne peut diminuer la misère.

Il y aurait à examiner le danger prévu par quelques bonnes ames qui ont peur que nous n’affamions les ouvriers en les privant de travail, si nous nous mettons à économiser davantage afin d’avoir plus de capital, et qui en conséquence signalent les vices des riches comme la ressource du pauvre. Cette morale ne serait-elle pas, sans que le soupçonnent ceux qui la prêchent, la sœur jumelle de celle d’Escobar, qui, au dire de Boileau, permettait la volupté pour la santé ? En vertu des belles lois d’harmonie qui règlent l’univers, je me refuse à croire que les vices d’une classe puissent améliorer la condition d’une autre. C’est par leurs vertus et non par leurs vices que les hommes s’entr’aident. Il ne se peut que la gloutonnerie d’Apicius laisse au pauvre ce qu’il faut pour le nourrir mieux que ne l’eût fait sa tempérance. Contre une semblable doctrine, le sentiment de tout honnête homme proteste, et le raisonnement aussi en fait bonne justice. Si j’économise pour avoir des écus que j’enfouisse dans ma cave, il est vrai que je ne fais pas travailler, et je suis quant à présent moins utile que le prodigue même aux classes qui vivent de salaire et ont besoin d’un labeur de chaque jour ; mais des écus enterrés ne sont pas du capital. Il n’y a de capital que la richesse qu’on fait valoir ; mes écus enfouis ne seront du capital que le jour où je les tirerai de terre pour les employer ou les faire employer par un autre. Le capital rapporte au capitaliste, mais il ne rapporte que par le travail qu’il suscite et qui le reproduit lui-même. La vertu qu’il a de susciter du travail se régénère indéfiniment, précisément parce qu’il se reproduit. Faire du capital, c’est donc fournir aux ouvriers une occupation qui, sauf quelque désastre, se répète à perpétuité. Au contraire, ce que je dépense en fêtes et dans les plaisirs est tiré des approvisionnemens de la société pour être consommé, et disparaît tout comme si je le jetais à la mer. Si un prince consacre 100,000 francs à un banquet, le lendemain matin il est plus pauvre de 100,000 francs, et ses fournisseurs ne sont plus riches que du profit qu’ils ont fait sur lui, et qui n’est qu’une fraction modique de la somme. Que les 100,000 francs soient confiés à un manufacturier intelligent pour l’agrandissement de ses affaires, voilà du capital. Il les dépense en matières premières et en main-d’œuvre, mais après les avoir dépensés il les retrouve ; il les dépense de nouveau par le même procédé une seconde fois, une troisième, et à chaque fois le capital lui revient avec un surplus qui est son profit, et qui, s’il l’économise, est un capital de plus. C’est donc une force dont il dispose indéfiniment pour alimenter le travail, une sorte de mouvement perpétuel qui occupe utilement un nombre toujours croissant de bras, à moins d’accidens ou de catastrophes qui portent atteinte au capital.

Outre les difficultés naturelles contre lesquelles l’homme est forcé de lutter quand il veut produire de la richesse, il en rencontre d’autres qui sont essentiellement artificielles, ouvrages de nos passions, de notre crédulité ou de notre sottise. J’exploite une mine d’argent à 400 mètres de profondeur ; l’obstacle naturel est l’épaisseur de 400 mètres de rochers à travers lesquels il me faut creuser pour atteindre le minerai ; l’obstacle artificiel, ce sera quelque impôt que le gouvernement aura établi sur l’extraction du minerai ou sur le métal, ou quelque règlement mal conçu d’administration publique qui gênera et enchérira l’exploitation. Je veux me procurer du fer en échange du vin que j’ai récolté, je m’adresse à la Suède, où le fer est de bonne qualité et à bas prix ; l’obstacle ou l’un des obstacles naturels, c’est, indépendamment du labeur qu’ont à subir les Suédois pour fabriquer du fer, la distance qui me sépare de la Suède et qui coûte à franchir ; l’obstacle artificiel, c’est un droit de douane exorbitant, par l’effet duquel je n’obtiens, en échange de mon vin, que la moitié du fer qui me serait échu, si je n’étais sous le joug d’une législation ultra-restrictive. Ou encore, comme filateur à Mulhouse, j’ai besoin de coton brut ; le plus grand dépôt de cette matière est à Liverpool, c’est là que je pourrais l’avoir au meilleur marché et en faire l’approvisionnement qu’il me plairait, sans recevoir la loi de personne : l’obstacle naturel est la traversée maritime de Liverpool au Havre et le voyage du Havre à Mulhouse ; l’obstacle artificiel est une stupide législation qui me permettrait d’aller chercher ce coton à Ostende ou à Anvers, où il n’est pas, et qui m’interdit de le prendre à Liverpool, où il existe en amas immenses. Le nombre et la diversité des obstacles artificiels sont très grands ; chacun de nous en porte quelqu’un en lui-même.

Pour ce qui est des obstacles naturels, je ne puis faire qu’entre la surface du sol et la mine la nature n’ait pas placé 400 mètres de rocher, qu’entre la France et la Suède il n’y ait pas des centaines de lieues de navigation, sans compter les transports à l’intérieur, ni qu’entre Liverpool et Mulhouse il ne se trouve une assez grande distance ; mais si l’on découvre un procédé meilleur pour creuser le terrain ou pour transporter les marchandises par mer et par terre, et si l’on a le capital nécessaire pour exécuter ces inventions, les choses se passeront comme si l’épaisseur du roc qui recouvre la mine d’argent n’était plus que de 200 mètres au lieu de 400, ou comme si, de Paris à Stockholm, il n’y avait plus que cent cinquante lieues au lieu de trois cents. Une découverte subséquente et l’emploi d’une portion nouvelle de la richesse déjà acquise à l’établissement de mécanismes propres à utiliser la nouvelle invention nous placeront, à quelque temps de là, dans des conditions aussi avantageuses, par rapport aux procédés primitifs d’exploitation et de transport, que si la mine n’était plus qu’à 100 mètres sous terre, et Stockholm qu’à soixante-quinze lieues de Paris. Ainsi de suite. À chaque progrès nouveau des sciences d’application, pourvu que la société ait assez de capital pour incorporer le progrès scientifique en des appareils aussi multipliés que de besoin, la coopération de la nature ainsi subjuguée renverse quelque chose des obstacles naturels.

Lever les obstacles artificiels semble plus simple. Aucune avance de richesse n’y est requise. La conscience n’a qu’à se faire entendre, la raison publique n’a qu’à parler ; mais quel empire n’ont pas les préjugés et les mauvaises habitudes ! quelle n’est pas l’obstination de l’ignorance ! et puis les coteries qui profitent de l’injustice sont si habiles à séduire le grand nombre par leurs artifices ! En ce moment, après les sévères leçons que nous avons reçues, et qui auraient dû nous éclairer tous sur nos véritables intérêts, nous remettre en mémoire à tous l’intérêt général, ranimer dans tous les cœurs le feu sacré du patriotisme, il faut reconnaître, quelque peu flatteur que ce soit pour la nation française, que les obstacles les plus grands dont est barré le chemin qui nous ferait sortir de la misère sont de leur nature artificiels, qu’ils résident dans les préventions ou les vices, l’ignorance ou l’égoïsme de ceux-ci ou de ceux-là. Je le dis la douleur dans l’ame, mais je le dis.crûment ; la flatterie envers la patrie est un crime quand la patrie est en péril.


III. – LES MOYENS DE TRIOMPHER DES CAUSES NATURELLES OU ARTIFICIELLES DE LA MISERE REVIENNENT A SE RAPPROCHER DE LA LIBERTE ET DE LA JUSTICE.

Or comment se mettre dans les meilleures conditions pour triompher des causes naturelles ou artificielles de la misère, comment faire qu’avec une même quantité de labeur humain il y ait pour chacun une pitance moins maigre que la moyenne d’aujourd’hui ? Il est démontré que l’amélioration suppose qu’on ait plus de capital ; comment composer ce précieux élixir ? Elle exige que le travail humain qui.net en œuvre le capital, après l’avoir engendré péniblement, soit plus efficace, plus habile ; comment porter le travail humain à un degré toujours plus élevé de puissance ? Comment contenir les forces malfaisantes qui dissipent le capital à mesure qu’il s’amasse goutte à goutte, au prix des sueurs du genre humain ? Comment dompter les influences funestes qui paralysent la bonne volonté des individus dans le travail ?

Le secret de ce progrès n’est pas difficile à découvrir, mais il est malaisé à pratiquer. C’est le secret du progrès social dans toute son étendue. Il est tout entier dans cette simple formule le peuple qui y aspire doit rapprocher ses lois et ses mœurs du type de la liberté et de la justice. Hors de là il n’est que des expédiens illusoires, vaine fantasmagorie qui peut frapper les imaginations crédules, mais qui, dès qu’on y porte la main, se réduit à de misérables jeux d’optique. Ayons donc la force d’être justes ; ayons, d’abord par rapport à nous-mêmes, puis par rapport à autrui, le courage d’être libres[7].

Parlons de la liberté. Convenablement entendue, elle comprend la justice, puisque celle-ci pourrait se définir la liberté réciproque. Il faut distinguer la liberté civile et la liberté politique : la première est la latitude qu’a le citoyen de suivre son libre arbitre dans l’exercice et le développement de ses facultés, dans la gestion de ses affaires, dans la disposition de sa propriété et de sa personne ; la seconde est le droit de s’immiscer dans le gouvernement de l’état. La liberté politique tire son prix principal de ce qu’elle est la garantie de la liberté civile, qui est, elle, l’objet de la civilisation. Nous nous occupons surtout de la liberté civile, dont la liberté politique est le boulevard.

Je n’ai pas à démontrer en détail comment chez les peuples modernes la liberté importe à la fécondité du travail. J’en atteste la conscience du genre humain ; c’est une vérité qui ressort du fond même de la société par tous les pores. Un éloquent historien moderne l’a dit : tout être humain, s’il a sa liberté, tend à améliorer sa condition, en même temps que les connaissances humaines, filles de la liberté, tendent à la perfection, et ces deux forces, qui se confondent dans le principe de liberté, ont suffi souvent, même lorsqu’elles étaient contrariées par de grandes calamités publiques ou par de mauvaises institutions, pour pousser rapidement la civilisation en avant. Les événemens malheureux, les vices des gouvernemens, n’auront jamais, pour rendre une nation misérable, autant d’influence qu’en auraient, pour la rendre prospère, le progrès continu des sciences applicables et le travail soutenu de chaque membre de la société pour améliorer son sort. Il est souvent arrivé que la profusion des dépenses, la lourdeur des impôts, l’absurdité des restrictions commerciales, la corruption des tribunaux, la guerre, les séditions, les incendies, les inondations, ne pussent détruire la richesse aussi vite que les efforts des citoyens parvenaient à la susciter[8].

La liberté est-elle un droit naturel et imprescriptible, selon la formule favorite d’il y a soixante ans ? est-ce quelque chose d’absolu qui ne soit subordonné ni au temps, ni aux lieux, ni aux lumières et aux vertus des hommes ? Non ; la liberté est un bien relatif dont il nous est donné de jouir d’autant plus largement que nous nous en sommes rendus plus dignes, et elle nous est attribuée d’autant plus parcimonieusement que nous la méritons moins. Accordez au noir de la côte d’Afrique la même dose de liberté dont se trouve si bien le laboureur de l’état de l’Ohio ou l’ouvrier du Massachusetts et du Rhode-Island : il en profitera pour passer sa vie à se gorger et à dormir comme le boa. Après la conquête, les Indiens des terres basses du Mexique usaient souvent de la liberté, qu’on leur départissait pourtant d’une main avare, pour croupir dans la fainéantise. Ils travaillaient tout juste ce qui était nécessaire pour récolter ce qu’il faut de bananes à un homme, et, dans ces heureux climats, quelques jours y suffisaient pour l’année, si bien que le gouvernement espagnol un jour délibéra sérieusement s’il n’interdirait pas la culture de la banane dans le Nouveau-Monde[9]. Le mauvais sujet de nos faubourgs traduit la liberté par trois jours de travail la semaine et par la débauche le reste du temps. L’homme civilisé, dont l’intelligence est développée et le moral solide, entend la liberté autrement : pour lui, elle consiste à cultiver ses facultés et à travailler bien, d’une manière continue, à la chose à laquelle il est le plus propre, par les moyens qu’il sait les meilleurs. Quand il a travaillé, pour lui la liberté, c’est de garder la récompense légitime de son travail, de l’employer comme il lui convient, de la façon qui lui est la plus avantageuse, sous l’approbation de sa conscience et sous la réserve de l’ordre public.

Plus un peuple est avancé, plus forte est la proportion de liberté qu’il peut et doit avoir. Tous les peuples de l’Europe aujourd’hui, le peuple français en particulier, sont mûrs pour une grande liberté civile. Depuis 1789, ils l’ont nominalement inscrite sans limite dans leurs lois fondamentales ; ils l’ont même fait passer dans le détail de la pratique à un degré remarquable en comparaison du passé. Ils peuvent momentanément s’abuser ou se laisser induire en erreur sur les conditions de cette liberté, ils peuvent courir après l’ombre quand ils sont au moment d’avoir la substance ; mais ils en ont l’amour au fond da cœur, ils la poursuivent : elle ne leur échappera pas. Toute politique qui consiste à la leur contester par le gros ou par le menu, ou qui est de nature à les mettre hors de la voie, est une politique funeste.

Au sujet de la liberté politique, il n’est pas, à beaucoup près, aussi certain que tous les peuples soient destinés à en jouir grandement, au moins à une époque prochaine. Tous n’y montrent pas la même disposition, et c’est fâcheux pour la liberté civile elle-même, car celle-ci, lorsqu’elle n’a pas autour d’elle le rempart de la liberté politique, est comme dans le moyen-âge une ville ouverte en rase campagne, à la merci des partisans. La race anglo-saxonne, par une précieuse faveur du ciel, a plus que les autres souches, plus que la nôtre certainement, l’aptitude à la liberté politique. De temps immémorial, elle a su la pratiquer ; elle y était adonnée déjà dans les forêts de la Germanie. Cependant, de ce que, chez nous, la liberté politique n’a pas de racines dans le passé, de ce que, dans le présent même, dans les soixante dernières années, les tentatives faites pour l’introduire largement par la brèche dans nos lois ont peu réussi, ce n’est pas à dire que nous devions désespérer de nous l’approprier. L’individu est perfectible, les nations le sont aussi. Une bonne hygiène fait des merveilles sur les tempéramens individuels ; une éducation bien entendue peut, avec le temps, avoir les plus grands effets sur le moral d’un peuple. Les leçons de l’expérience nous ont coûté cher, mais il semble qu’elles nous profitent. Qu’on médise tant qu’on le voudra de l’époque actuelle qui oserait la comparer à la première république française ? Nous ne devons épargner aucun effort pour implanter chez nous la liberté politique. Les échecs ne doivent pas nous rebuter. Il y va de tout ce que nous avons de plus cher, peut-être du salut de la nationalité française, car il n’est pas démontré qu’il y ait un avenir pour les nations qui ne pourront se faire à la liberté politique. Quand un principe est appelé à gouverner le monde, les peuples qui ne peuvent le faire passer dans leur sang disparaissent de la scène, quelque bien doués qu’ils soient d’ailleurs, quelques grandes choses qu’ils aient déjà accomplies de leur bras et de leur pensée.

Revenons à la liberté civile. Il nous la faut aussi étendue que l’état des esprits le comporte. Il nous la faut pour que nous ayons la puissance d’éloigner de nous la misère. Or, en fait de liberté civile, n’avons-nous rien à désirer de ce qui pourrait exercer une influence très prochaine sur le bien-être de la société, sur le développement de la richesse nationale ?

Il existe dans nos lois, dans ce qui règle les rapports des citoyens avec l’état ou entre eux, des dispositions contraires à la liberté civile, qui sont autant de causes d’appauvrissement, qui dépouillent le travail des individus d’une partie de sa puissance, tout comme si on leur liait à chacun une main derrière le dos une ou deux heures de la journée, que dis-je ? sans discontinuer, pendant sept années de suite[10]. Les lois qui ont ce fâcheux caractère sont, celles-ci de l’ordre militaire, celles-là de l’ordre administratif, d’autres de l’ordre fiscal. Certes, en somme, avant 1789, la liberté civile du citoyen français était moindre qu’aujourd’hui, et le bien-être du tiers-état en général, celui des classes pauvres particulièrement, s’en ressentait profondément. Cependant, c’est un aveu triste à faire, les soixante dernières années, dans le nombre des lois qu’elles nous ont léguées et qui sont encore en pleine vigueur, nous en ont laissé plusieurs qui traitent la liberté civile plus sommairement que la législation de l’ancien régime, et ces lois sont autant d’obstacles à ce que les populations, malgré leur amour du travail, secouent la misère qu’elles portent avec tant d’impatience.

Ces atteintes à la liberté sont autant d’atteintes à la justice, car qui viole l’une blesse l’autre du même coup. Au reste, dans l’indication rapide que nous allons faire des changemens à introduire dans la législation française, afin qu’elle devienne aussi libérale que c’est praticable aujourd’hui, nous aurons lieu de montrer en quoi les dispositions législatives que nous signalerons comme antipathiques à la liberté sont incompatibles avec la notion que les hommes ont aujourd’hui de la justice, je veux dire inconciliables avec l’égalité devant la loi, ou, pour employer une formule plus précise, avec l’unité de loi et l’égalité de droits[11]. Puisque le capital se forme par l’épargne prévoyante qui met de côté une portion des fruits obtenus, il s’ensuit que, pour qu’il se fasse le plus de capital, il faut que l’œuvre soit plus fructueuse, car on épargne plus facilement sur un lot de mille que sur un de cinq cents. Ce n’est pourtant pas tout. Il faut aussi que la part de chacun de ceux entre lesquels se divisent les fruits, capitalistes, chefs d’industrie, ouvriers, soit soumise au moindre prélèvement. Dans les sociétés où il n’y a plus de privilégiés qui puissent se croire fondés à exiger des redevances semblables aux ci-devant droits seigneuriaux, l’impôt au profit de l’état ou de la localité est le seul prélèvement qui reste autorisé par la justice. Hors de l’impôt, il ne doit y avoir que des services rendus qui soient réciproques et équivalens.


IV. – DU SYSTEME MILITAIRE DE LA FRANCE DANS SES RAPPORTS AVEC LA LIBERTE ET LA JUSTICE, ET AVEC LE BIEN-ÊTRE DES POPULATIONS.

Le génie de la guerre est un grand destructeur, et il se repaît du capital des nations plus encore que de leur sang. Si le capital que possède la civilisation aujourd’hui est si modique en comparaison des longs siècles de travail et d’abstinence qui ont été consacrés à le former, il faut s’en prendre avant tout à l’empire qu’a eu l’esprit militaire dans les conseils des gouvernemens même constitutionnels de l’Europe. L’usage, maintenu jusqu’à ce jour, d’entretenir dans les grands états européens de nombreuses armées en pleine paix est un legs des temps où les nations avaient à leur tête une noblesse conquérante qui, primitivement par rapine, et plus tard par orgueil, se livrait sans cesse à des ébats guerriers contre ses voisins. Depuis un tiers de siècle, on fait profession d’aimer la paix ; on n’en pressure pas moins les peuples pour tenir sur pied des troupes innombrables. La France est de toutes les nations celle qui s’est chargée le plus pour avoir un grand état militaire par terre et par mer. Pendant bien des années, jusqu’en 1849, son offrande annuelle au démon de la guerre a été de plus de 500 millions, indépendamment de la dette publique, qui, en majeure partie, est le fruit des dernières guerres, et sans compter le capital qu’auraient créé les labeurs de cinq cent mille hommes choisis dans ce qu’il y a de plus robuste parmi les populations. Les hommes qui sont partisans systématiques des grandes armées et des grandes flottes ont beau avoir la bouche pleine du nom du peuple, ils n’en sont pas moins les adversaires les plus dangereux et les plus irréconciliables de l’intérêt populaire. Ils anéantissent, à mesure qu’il se forme, le capital d’où sortirait l’amélioration populaire. Comment les États-Unis sont-ils parvenus à une si grande richesse ? C’est qu’ils ont fidèlement suivi, au moins jusqu’à ces derniers temps, le conseil que leur avait donné en se retirant du pouvoir le glorieux Washington, si bien nommé le père de la patrie. Il leur avait signalé comme leur palladium l’union qui les dispense de se garder les uns envers les autres avec un ruineux appareil, il leur avait recommandé de vivre en paix avec tout le monde, sans s’ingérer dans les querelles d’autrui, sans jamais tirer l’épée, à moins que leur indépendance et leur dignité ne fussent sérieusement compromises. De cette manière, les trésors que les Européens ont détruits en tirant le canon, ou en se perpétuant, par un fol entêtement, pendant un tiers de siècle, dans l’attitude de gens constamment prêts à recommencer ce sanguinaire exercice, les Américains les ont conservés, et en ont fait ces immenses défrichemens, ces canaux, ces chemins de fer, ces bateaux à vapeur, ces écoles, ces bibliothèques, ces milliers d’œuvres et d’institutions qui, tous les jours, ajoutent à la richesse du pays.

Si l’Angleterre, au lieu de dépenser en guerre, par-delà son budget militaire des temps de paix, la somme de plus de 20 milliards, de 1792 à 1815, l’avait gardée pour en faire du capital, elle n’aurait pas à se contenter d’être en ce moment la moins pauvre des nations de l’Europe, elle jouirait d’une prospérité fabuleuse. Que ne rendraient pas aujourd’hui, par le labeur de cette nation intelligente et active, ces 20 milliards grossis des intérêts accumulés pendant cinquante-cinq ans pour les premières dépenses, pendant trente-cinq pour les dernières ?

Pour soutenir la lutte contre toute l’Europe, la révolution française adopta sous la république et renforça sous l’empire un système de recrutement des armées contre lequel, en temps de paix au moins, les amis de la liberté doivent protester. Avant 1789, l’impôt du sang n’était obligatoire que pour la noblesse ; c’était une compensation qu’elle ne manquait pas de faire valoir quand de libres penseurs lui contestaient ses privilèges[12]. En dehors de la noblesse, qui avait les grades, la masse de l’armée était formée de recrues qui s’étaient volontairement engagées. L’ouvrier qui avait fait son apprentissage, le jeune cultivateur qui assistait utilement son père, restaient, celui-ci à son métier, celui-là à sa charrue[13]. Par la conscription[14], tout homme[15] fut enrôlé ou put l’être bon gré mal gré. L’homme industrieux fut enlevé à sa profession et à sa famille pour être traîné à la boucherie, et, s’il avait le bonheur de survivre et de revenir avec tous ses membres, il avait désappris son état. Dans les temps où la patrie était assaillie par l’étranger, ce sacrifice était nécessaire à la défense nationale. Il resterait bien à savoir si ce ne fut pas la politique française qui provoqua l’Europe, et si la faculté qu’on eut ainsi de se procurer indéfiniment de la chair à canon ne fut pas un encouragement pour les passions de la convention nationale ou l’ambition de Napoléon ; mais, quand bien même les guerres que la conscription servit à soutenir auraient été irréprochables, est-ce qu’il est permis d’ériger en un système immuable une pratique qui n’aurait été bonne qu’à titre temporaire, une innovation qui est incompatible avec l’esprit de l’époque, esprit libéral, je l’imagine ? Notre recrutement choque la justice non moins visiblement que la liberté. Pour le riche ou l’homme aisé, il se résout en une cotisation modique ; pour le pauvre, c’est sa carrière brisée, c’est une servitude honorable autant qu’il vous plaira, mais qui s’étend sur le sixième de la vie active[16]. Les classes aisées ont eu grandement tort, quand elles exerçaient la domination, de laisser peser de tout son poids cet assujettissement sur les classes ouvrières, alors que depuis 1815 c’était devenu pour elles-mêmes une charge insignifiante.

En Angleterre et aux États-Unis, l’armée se recrute aujourd’hui comme autrefois, par l’enrôlement volontaire. La compagnie des Indes elle-même ne lève pas autrement sa nombreuse armée de cipayes. Voilà comment se comportent des peuples libres.

La loi du recrutement est ou semble être plus exigeante encore envers les populations maritimes. De dix-huit à cinquante ans, tout matelot, tout pêcheur en mer est tenu de se rendre à bord d’un bâtiment de l’état sur la première réquisition, qu’il soit marié ou non ; après avoir été appelé une fois, il peut l’être une deuxième, une troisième. Les exemptions légales qui sont admises pour l’armée de terre ne le sont pas pour l’armée de mer. « Je pourrais, disait le maire de Saint-Brieuc, M. Lepommellec, dans un mémoire sur l’inscription maritime qui remonte à une dizaine d’années, je pourrais citer une famille d’Étables dont les quatre fils ont servi en même temps sur la flotte. » Un fantassin ou un cavalier a beaucoup de chances pour devenir officier, s’il est intelligent et zélé ; un marin n’en a pour ainsi dire aucune.

L’inscription maritime date de Colbert. Les gouvernemens de la révolution n’y ont guère touché que pour y changer quelques dénominations. Elle était dans l’esprit de la législation française, quand Colbert l’établit. On s’inquiétait médiocrement alors de la liberté et de l’égalité. Au moyen de divers avantages, tels que le privilège de la pêche, une caisse de retraite et un mode de comptabilité à la faveur duquel les familles profitent du salaire du marin éloigné, Colbert compensa suffisamment pour l’époque les charges qu’il imposait aux populations maritimes pour le service du roi. Aujourd’hui, il n’y a plus de compensation qui puisse balancer le sacrifice de la liberté pour la vie. Les gens de mer sont fondés à revendiquer purement et simplement le droit commun. S’ils en étaient à vendre leur liberté, en admettant que la loi pût sanctionner un marché de ce genre, le prix qu’on leur en donne serait insuffisant. Parmi les faveurs dont ils jouissaient, quelques-unes leur ont été ravies. Le droit de pêche a cessé d’être leur patrimoine exclusif. Les propriétaires des bords de la mer et des baies ont couvert les rivages de filets permanens, ce qui a rendu la pêche moins profitable pour les pêcheurs de profession. De là des doléances qui trouvèrent un organe éloquent, il y a quelques années, dans M. Fonmartin de Lespinasse. Les propriétaires se sont fondés sur la liberté du travail, très bien ; mais les marins peuvent revendiquer aussi bien cette liberté, et alors c’en est fait de l’inscription. Le mode de comptabilité qui, moyennant une retenue sur les salaires et l’affectation de quelques ressources spéciales, permet d’accorder de modiques retraites aux marins et de faire toucher une partie de leur solde à leurs familles pendant qu’ils sont au loin, mérite d’être conservé. C’est une caisse spéciale de retraite, de secours et d’épargne pour les gens de mer ; mais, puisqu’on fonde des caisses de retraite, de secours et d’épargne pour tout le monde, il n’y a pas lieu à tirer argument de celle-là pour perpétuer la servitude à laquelle ces braves gens sont condamnés par une dérogation flagrante au droit commun. L’armée de mer, en Angleterre, aux États-Unis, en Hollande, est recrutée par l’enrôlement volontaire ; si les mots d’égalité et de liberté ne sont pas sur la devise nationale uniquement pour la parade, il est nécessaire qu’il en soit de même en France, au moins en temps ordinaire, sauf à recourir à des moyens exceptionnels dans les circonstances extraordinaires.

Quelque formelle que soit la condamnation exprimée ici contre le régime de l’inscription maritime, je tiens à dire cependant que le mode de recrutement en vigueur pour l’armée de terre est en fait plus préjudiciable encore à la production de la richesse, plus contraire au droit que possède le citoyen de tout état libre de suivre sa profession. L’existence que mènent les gens de mer au service de l’état ne leur désapprend pas leur profession, ne leur en inspire pas le dégoût. À bord d’une frégate ou d’un vaisseau de ligne, le matelot est encore matelot : il l’est dans des conditions où son aptitude se développe ; mais, dans un régiment, le menuisier, le forgeron, le maçon, le laboureur, ne sont plus rien de ce qu’ils étaient : ils sont des fusiliers. À l’exception d’un petit nombre qui se placent à leur convenance dans des compagnies d’ouvriers ou dans l’artillerie et le génie, ils oublient leur métier ; la vie de caserne leur en enlève le goût. La plupart se ressentent tout le reste de leurs jours de cette longue interruption. C est pour le développement de la richesse nationale un incalculable dommage[17].

Que proposez-vous ? me dira-t-on. Il est impossible de passer immédiatement de la conscription à l’enrôlement volontaire ; ce serait la ruine de nos finances. Pour l’armée de terre en particulier, on aurait à opérer sur une si grande masse, qu’il est indispensable d’y mettre du temps, et ici le problème militaire se complique de questions de politique intérieure et de politique extérieure.

Pour ce qui est de la politique extérieure, ne perdons pas de vue que la France est depuis soixante ans le grand agitateur de l’Europe ; c’est elle qui a mis à la mode les grands armemens. Ses torts à cet égard datent au moins de Louis XIV ; ils ont eu leur source alors et depuis dans l’orgueilleux désir de dominer l’Europe. Nos grands déploiemens de forces par terre et par mer ne seraient motivés que si nous étions menacés, et nous ne le sommes pas[18]. Si la France cessait d’inquiéter l’Europe, le désarmement général deviendrait possible. Le jour où la nation française aurait réussi à bien rassurer les puissances sur ses intentions, il lui serait facile d’avoir cent mille hommes de moins sous les drapeaux.

Les haines nationales s’éteignent ; les événemens qui ont marqué les trois dernières années, de quelques scènes cruelles qu’ils aient été mêlés, doivent, à moins que la civilisation ne se laisse fourvoyer comme un enfant par l’astuce de ses ennemis, être le point de départ de grands changemens dans la politique extérieure de tous les états de l’Europe. Quand on a secoué les traditions féodales pour passer aux doctrines de la liberté et d’une justice égale pour tous, on est près d’être bienveillant et équitable même pour le prochain qui est de l’autre côté de la frontière. La division et la jalousie guerrière de nation à nation sont d’essence féodale. Aujourd’hui donc on est, à bien plus forte raison, autorisé à répéter la prédiction consolante que faisait M. Cousin, dix-huit mois avant la révolution, quand il parlait en ces termes : « L’Europe est un seul et même peuple, dont les différentes nations européennes sont les provinces, et l’humanité tout entière n’est qu’une seule et même nation qui doit être régie par la loi d’une nation bien ordonnée, à savoir la loi de justice qui est la loi de liberté…

Au risque d’être pris pour ce que je suis, c’est-à-dire pour un philosophe, je déclare que je nourris l’espérance de voir peu à peu se former un gouvernement de l’Europe entière à l’image du gouvernement que la révolution française a donné à la France. La sainte-alliance qui s’est élevée il y a quelques années entre les rois de l’Europe est une semence heureuse que l’avenir développera, non-seulement au profit de la paix, déjà si excellente elle-même, mais au profit de la justice et de la liberté européenne. » Il ne serait pas nécessaire d’être arrivé à cette destination encore éloignée pour changer le mode de recrutement des armées de manière à respecter la liberté des populations, en substituant l’enrôlement volontaire au recrutement obligatoire.

Quant à la portion de l’armée qui est nécessaire au maintien de l’ordre à l’intérieur, une bonne politique au dedans doit la diminuer. Une nation étant donnée, la convenance d’un régime politique par rapport à elle peut se mesurer à la modicité de l’effectif qui est nécessaire pour contenir les perturbateurs. L’organisation politique la meilleure est celle qui comporte le minimum de force armée. C’est ce qui se vérifie très bien par l’Angleterre et les États-Unis. Il existe à peine une force armée dans la Grande-Bretagne ; quelques milliers d’hommes suffisent à contenir les élémens de turbulence que renferme l’Irlande. Aux États-Unis, on se passe absolument de toute force armée régulière. Il n’y a aucune garnison à New-York, à Philadelphie, à Boston. L’armée de huit à dix mille hommes en tout qu’on entretient n’a d’autre objet que d’occuper quelques postes à la frontière, du côté des sauvages, de placer quelques gardiens dans un certain nombre de forteresses, le long des côtes, et de conserver les traditions des armes spéciales. Si la liberté politique ne pouvait subsister en France qu’avec une grosse garnison en permanence dans chacune de nos cités, il faudrait en conclure que la liberté politique n’est pas faite pour nous, que notre race n’en est pas digne ; mais écartons cette hypothèse. Comment discuter de sang-froid ce qui arriverait si la patrie était déchue, si elle cessait d’être la nation par les mains de laquelle la Providence accomplit de préférence ses sublimes desseins, si, du rang de coryphée qu’elle a rempli pendant des siècles dans l’histoire universelle, elle tombait à celui d’un comparse obscur ? car, on n’en peut plus douter, bientôt il n’y aura plus de grands rôles que pour les peuples qui sauront être libres de la liberté politique comme de la liberté civile.

Parmi les moyens de diminuer la force armée, il en est un auquel personne assurément n’aurait songé en 1789, dans le premier enthousiasme de la révolution, mais sur lequel l’expérience a ouvert les yeux aujourd’hui à la plupart des gens sensés. La garde nationale avait semblé devoir dispenser des troupes soldées ; il se trouve qu’au contraire elle en nécessite l’augmentation : c’est qu’on avait supposé, et franchement l’erreur était permise, qu’elle serait une garantie d’ordre dans l’état ; les faits sont là pour attester qu’elle agit bien plus comme une machine à révolutions. Cela est si vrai que là où elle est pleinement organisée, au lieu d’avoir à diminuer la garnison, on est forcé de la doubler. Tout le monde se souvient de la déclaration du brave général Gémeau, qui commandait à Lyon, qu’avec la garde nationale il fallait dans sa division 25,000 hommes de plus de troupes que si la milice citoyenne eût été licenciée et désarmée. De même à Paris, le licenciement et le désarmement de la garde nationale permettraient de diminuer la garnison de Paris et les postes avoisinans dans une forte proportion : curieux exemple des mécomptes que quelques-unes des innovations de la révolution devaient faire éprouver aux amis du progrès ! grand avertissement qui montre combien il y a loin des expédiens révolutionnaires aux institutions définitives d’un peuple libre !

À titre de dispositions propres à ménager la transition entre le recrutement actuel et l’enrôlement volontaire, on peut citer plusieurs projets dont quelques-uns se sont produits sous des patronages illustres[19], et ont occupé ou occupent encore les pouvoirs publics. Ils tendraient à diminuer le nombre des hommes appelés au service sans rien ôter de sa force à l’effectif. Ils reposent tous à peu près sur le même fonds d’idées, qu’un soldat robuste et aguerri représente autant de puissance guerrière que plusieurs soldats débiles ou novices ; qu’une armée produite par le recrutement actuel offre beaucoup de non-valeurs qu’une campagne sérieuse multiplierait à l’extrême ; que le remplacement, tel qu’il est organisé, abaisse le niveau de l’armée et coûte beaucoup aux familles, sans offrir au remplacé une garantie suffisante ; enfin, que la somme consacrée par les familles à payer des remplaçans suffirait pour déterminer des réengagemens très nombreux parmi les sous-officiers et les bons soldats, et même pour améliorer sensiblement la condition des troupes. On a encore fait remarquer qu’une augmentation de la gendarmerie permettrait de résoudre le problème d’assurer l’ordre intérieur avec une moindre dépense et un moindre nombre d’hommes[20]. Cette idée-là a même reçu un commencement de sanction par la création de la gendarmerie mobile, et elle est entièrement conforme à ce qui a bien réussi aux Anglais en Irlande. On y e levé une force particulière (constabulary force), composée d’hommes qu’on rétribue bien, et qui, avec un effectif de 12 à 13,000 hommes, suffit à assurer la tranquillité de cette île si orageuse[21].

La réforme que nécessite le recrutement de l’armée est une opération de longue haleine, je l’admets. Raison de plus pour la commencer promptement. Les populations en seraient fort reconnaissantes. Un des cris qui furent poussés avec le plus d’ardeur en 1814, quand les Bourbons rentrèrent en France, était : Plus de conscription ! Ces princes y avaient promis une satisfaction qu’ils ne donnèrent pas. Et comment serait-il possible que notre entreprise de régénération sociale dans l’intérêt du grand nombre, commencée en 1789, se terminât en laissant sur les épaules des populations un fardeau dont elles étaient exemptes sous l’ancien régime ?

La servitude que notre régime militaire fait peser sur nous atteint encore le citoyen français par une autre voie que le recrutement. Elle affecte le sol d’une bonne partie de la France, nuit par là à la liberté des citoyens et à la fécondité de leur travail. J’ai en vue ici ce qui est connu sous le nom même de servitudes militaires dans la zone frontière, qui fait le tour de la France et qui occupe un grand nombre de départemens.

Dans l’état actuel des choses, la largeur de la zone est à la discrétion du ministre de la guerre. Il n’a qu’à faire dresser une carte et à l’envoyer aux ministres de la marine et de l’intérieur. Il n’est besoin d’une loi ni d’un décret du chef de l’état. Une simple décision, un ordre verbal du ministre y suffit, état de choses étrange dans un pays qui se dit libre, et où la loi, dit-on, respecte la propriété ! L’administration de la guerre, en 1839, consentit à réduire l’espace voué aux servitudes militaires dans une forte proportion, de moitié environ ; mais la zone reste encore abusivement grande, elle s’étend sur le tiers du territoire[22]. Ce ne fut même pas bien spontanément que l’administration de la guerre se réduisit ainsi. Elle ne le fit qu’après y avoir été contrainte par une proposition formelle qu’en 1836 présenta à la chambre des députés une personne bien compétente, le général Paixhans, et par les réclamations dans le même sens qui avaient été élevées la même année à propos de la loi des chemins vicinaux. Encore, après avoir pris l’engagement de s’exécuter, se donna-t-on trois ans pour réfléchir.

Dans toute l’épaisseur de la zone, l’établissement, le perfectionnement, le simple entretien des voies de communication, non-seulement des chemins de fer, des canaux, des routes nationales, mais même des chemins vicinaux, est subordonné à des conditions rigoureuses. Sur toute cette étendue, l’ouverture d’une voie nouvelle, l’amélioration ou la réparation d’une voie ancienne, ne sont permises qu’après qu’il a été prouvé qu’il n’en pourrait résulter quelque jour, dans le cas d’une guerre, quelque facilité pour l’ennemi de pénétrer dans l’intérieur. Si la communication dont il s’agit ne va pas passer sous le feu d’une place forte, construction, amélioration et entretien peuvent être interdits, doivent l’être aux termes des règlemens. Les chemins vicinaux en particulier, ces communications les plus multipliées de toutes, les plus utiles à l’avancement des arts agricoles, au bien-être des populations des campagnes, ont là une cause d’ajournement indéfini, parce qu’à la différence des chemins de fer, des canaux et des routes nationales ou départementales, dont les projets sont chaleureusement défendus par l’administration des ponts-et-chaussées, qui en est la mère, on n’a confié à personne qui pût prendre l’affaire à cœur le soin de plaider devant la commission mixte[23] la cause de ces voies si intéressantes.

Ainsi, en voulant empêcher notre territoire d’être quelque jour viable pour l’ennemi, on s’oppose à ce qu’il le devienne pour nous. Or, il n’y a pas de bonne agriculture sans bons chemins, et, comme disait le docteur Quesnay dans la formule qu’il fît composer dans un atelier d’imprimerie au roi Louis XV, pauvres paysans, pauvre royaume. C’est donc une cause de misère qu’avec ces malencontreux règlemens on perpétue dans le pays.

L’achèvement des fortifications de Paris, qui met la capitale à l’abri d’une surprise, n’a pas touché l’administration de la guerre. La zone des servitudes demeure la même ; les servitudes restent ce qu’elles étaient.

Le soin de veiller à l’exécution de cette législation a été confié aux officiers du génie, dont tout le monde connaît et honore le savoir et le patriotisme, mais qui, on le sait aussi, sont d’une minutieuse ponctualité dans l’accomplissement des devoirs qui leur sont tracés. Dans cet état de choses, la législation des servitudes militaires est maintenue dans sa lettre, et plusieurs départemens en ont éprouvé un dommage extrême. Dans le midi, par exemple, c’est la cause que la parole de Louis XIV : Il n’y a plus de Pyrénées, est encore un vain mot. L’administration de la guerre a voulu que les Pyrénées demeurassent inaccessibles, comme un obstacle permanent entre la France et l’Espagne. Elle l’a emporté. L’empereur Napoléon, qui entendait cependant la stratégie et qui savait vouloir, avait projeté trois routes par le cœur de la chaîne. En dépit de sa volonté, pour aller de France en Espagne, on n’a encore que deux routes, celle de Bayonne et celle de Perpignan, qui passent au pied de la chaîne. On craint apparemment que l’Espagne ne conquière la France[24].

Sur d’autres points, dans d’autres montagnes bien moins impraticables, telles que les Vosges, des députés, solliciteurs plus habiles ou plus heureux que ceux des départemens voisins des Pyrénées, avaient obtenu que des routes fussent tracées, au grand avantage des populations et du commerce en général ; mais, une fois les Vosges franchies, en venant du Rhin, quand on entre dans un pays de plaine où un ennemi trouvera toujours son chemin, le génie militaire, conformément aux instructions qu’il continuait de recevoir, a continué de s’opposer aux communications. Au nom de la défense dans les départemens situés entre les Vosges et Paris, on avait fait des difficultés au creusement des canaux projetés par les ponts-et-chaussées, quoique Vauban regardât ces larges fossés, bordés le plus souvent d’épaisses banquettes, comme des ouvrages défensifs. Cependant les canaux avaient été creusés : c’est ainsi que, dans ces départemens, on a le canal des Ardennes et la canalisation de l’Aisne ; mais, quand les populations ont demandé à faire des chemins qui permissent de conduire à la ligne navigable les produits de leur sol ou d’y aller chercher les objets dont elles ont besoin, on les en a empêchées maintes fois. C’était bien la peine d’ouvrir des canaux à grands frais et de les faire passer sous le nez des populations pour leur interdire ensuite de s’en servir !

Le système des servitudes dans la zone frontière a fait son temps. Même au point de vue militaire, le but désormais serait manqué, l’expérience l’a montré : entre les mains de généraux entreprenans, les armées modernes et leur artillerie franchissent des espaces où les chemins sont des fondrières, des précipices. Après que le Saint-Gothard a été passé par Souwarow, et le Saint-Bernard par le premier consul, que serait-ce que de traverser des contrées relativement aplanies ? Au point où en est la civilisation, le régime actuel des servitudes militaires est un anachronisme. Autrefois, comme on était continuellement exposé au brigandage, chaque ville, chaque bourgade s’entourait de murailles ; aujourd’hui il n’y a plus de fortifiées qu’un petit nombre de places que les autorités de l’art de la guerre, depuis Vauban, le grand constructeur de citadelles, jusqu’au général Rogniat, demandent encore qu’on diminue. La prétention de faire passer toutes les voies de communications sous le feu d’une place forte est donc insoutenable. Autrefois un souverain, pour garantir ses états des incursions des voisins, pouvait très bien ordonner qu’une large zone demeurât sans chemins tout le long des frontières. Les vilains des campagnes n’avaient qu’à se soumettre. S’ils restaient misérables, tant pis pour eux ; ils ne comptaient pas dans l’état. Dans les temps modernes, où les hommes sont devenus plus industrieux, où les vilains du temps jadis ont acquis des droits civiques, et où personne ne veut rester dans la misère, il n’en saurait être de même. On laisse aux barbares la méthode de se protéger contre l’ennemi qui consiste à établir entre l’étranger et soi une sorte de désert artificiel. C’est bon pour les Tartares dans leurs steppes. Pour les nations civilisées, à population dense, comme l’est aujourd’hui l’Europe occidentale, ce serait une calamité. Dans l’intérêt de la défense, au lieu de craindre les communications, les peuples civilisés les multiplient, car c’est ce qui amène à point nommé des renforts, des munitions, des armes, des vivres ; c’est ce qui permet de concentrer les moyens militaires dans un petit nombre de sites bien fortifiés, vastes asiles où se refont les armées elles-mêmes, et d’où l’on expédie rapidement, à volonté, tout ce qu’il faut aux endroits menacés. Ils ont garde de condamner de propos délibéré une partie du pays à la pauvreté par le défaut de communications ; ils savent qu’une nation pauvre a, toutes choses égales d’ailleurs, moins d’élémens de résistance à l’invasion qu’une nation riche. Et les modernes sont la preuve que l’accroissement de la richesse peut s’accorder parfaitement avec l’amour de la patrie, la bravoure individuelle et la discipline militaire, qui sont les seuls vrais, les seuls fermes boulevards des états.

En 1847, une proposition de M. Hallez-Claparède saisit la chambre des députés de la question des servitudes militaires dans la zone frontière. Elle donna lieu à un très bon rapport de M. de Bussières, ancien officier du génie, qui avait déjà pris une part active à la discussion de 1836. Le rapport concluait par un projet de loi simple et pratique. La zone frontière eût été délimitée suivant les formes voulues pour les règlemens d’administration publique. Les chemins vicinaux auraient pu y être librement tracés et perfectionnés, excepté dans d’étroits polygones réservés autour de chacune des places de guerre, afin de ne point enlever à celles-ci leurs propriétés défensives. Dans l’enceinte de ces polygones, les lois, les règlemens et ordonnances relatifs à la zone frontière auraient continué d’être appliqués aux chemins vicinaux ; toutefois, si dans le délai de six mois après la communication des projets aucune décision n’était intervenue, les travaux auraient pu être librement exécutés. Pour les chemins de fer, les canaux, les routes nationales ou départementales, l’état actuel des choses eût été maintenu. En faveur des routes nationales, certainement on aurait pu aller plus loin ; mais, par esprit de conciliation, l’auteur et les partisans de la proposition ne demandaient à l’administration de la guerre qu’une part de ce qu’ils eussent été fondés à réclamer. Ainsi restreinte, la proposition est encore à voter. Il faut espérer cependant qu’on prendra en considération que le régime établi dans les départemens frontières par la constituante en 1791, alors que l’esprit militaire était plus exigeant et plus dominant qu’aujourd’hui, se montrait plus libéral et plus respectueux pour la propriété que le régime actuel[25].


V. – COMMENT, AFIN DE DIMINUER LA MISERE, IL Y A LIEU DE PROCEDER A UNE REVISION DE NOS LOIS ; EXAMEN QU’IL Y AURAIT A FAIRE AINSI DE LA CENTRALISATION, DES IMPÔTS, DE LA LEGISLATION DOUANIERE, DES LOIS RELATIVES A L’ESPRIT D’ASSOCIATION.

D’après ce que je viens d’exposer en raccourci au sujet des institutions militaires, on peut se faire une idée de la révision qu’appelle aujourd’hui l’ensemble de nos lois organiques pour se rapprocher du type de liberté et de justice dans la limite marquée par les idées les mieux accréditées ou par les réclamations actuelles les plus légitimes, afin que les populations aient mieux les moyens de se soustraire à la misère. Ce serait une analyse du plus grand intérêt que de passer ainsi au crible de la liberté et de la justice les chapitres principaux de notre législation organique, telle que le conflit des événemens nous l’a faite depuis soixante ans. Telles dispositions importantes de notre législation, que même de bons esprits, les acceptant de confiance sans y regarder, considèrent comme définitives, ne sont que d’une nature transitoire, parce que lorsqu’on les inscrivit dans nos lois, pressé qu’on était par l’urgence ou par la passion publique, on s’inquiéta moins de les éprouver à la pierre de touche de la liberté et de la justice que de satisfaire aux besoins et aux désirs publics du moment. Et, la convenance accidentelle qui l’avait motivé ayant cessé, l’expédient lui-même peut bien ne plus être de saison. L’institution des gardes nationales nous en a fourni un exemple frappant. Les faits analogues sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croirait[26].

C’est un des aspects par lesquels s’aperçoit le mieux tout ce que la nation française pouvait et devait s’attendre à rencontrer de difficultés sur ses pas, quand elle se précipita, et le monde entier avec elle, dans la carrière des révolutions en 1789. On imagina qu’on n’avait qu’à étendre la main pour atteindre le paradis terrestre. Illusion ! il y avait à traverser des défilés étroits, escarpés, obscurs, d’où nous ne sommes pas sortis encore. Il y avait à récolter, au lieu de délices, des amas de déceptions et d’amertumes. Dans ce laborieux pèlerinage entre un passé désormais impossible et un avenir inconnu, quelle triste complication d’étranges retours et de réactions imprévues ! Tout y est mobile et périssable, sauf les principes qui se développent péniblement à travers les ruines des institutions et la poussière des renommées. De temps en temps on se dresse une tente pour faire une station ou recueillir ses esprits et ses forces ; mais on se persuade qu’on érige un palais pour l’éternité, puis on est tout stupéfait lorsque l’ouragan révolutionnaire vient, comme le simoun des déserts africains, renverser cet abri éphémère et commander qu’on se remette en marche. Cependant il ne faut jamais l’oublier, car c’est une consolation suprême au milieu de toutes ces épreuves, dans le pêle-mêle de ces désenchantemens même, la vertu et le génie des peuples, de ceux du moins qui sont destinés à survivre, vont sans cesse en grandissant. Et ce n’est pas une petite joie pour des générations d’emporter avec soi l’assurance que si les fruits qu’elles s’étaient vantées de savourer ne sont pas pour elles, les générations suivantes les cueilleront.

Il y aurait à étendre à chacun de nos corps d’institutions l’étude que j’ai ébauchée à l’égard de nos institutions militaires. Je prends la liberté de la recommander aux personnes qui ont l’amour du progrès et qui songent à retirer la patrie du tourbillon où elle est si péniblement ballottée. Nous cherchons des points fixes, c’est la liberté et la justice qui nous les donneront. Nous voulons sortir de la misère ; prenons la liberté et la justice pour nos guides. Il est particulièrement trois ou quatre sujets vers lesquels l’attention de beaucoup de personnes s’est déjà tournée, et qu’il serait utile d’explorer encore, celui de la centralisation administrative, celui des impôts, celui de la législation douanière.

La centralisation que nous avons est excessive, on s’accorde assez à le reconnaître. Des gouvernemens tels que ceux de la révolution, qui avaient à lutter contre les puissances au dehors, contre l’anarchie et la contre-révolution au dedans, ont dû tendre à l’excès les liens qui leur ramenaient toute chose. Le gouvernement impérial, qui restitua la tranquillité intérieure à l’aide du despotisme, dut, avec la donnée qu’il avait choisie et qui était vraisemblablement la seule qu’il pût choisir, concentrer de même tous les pouvoirs à Paris. Les lois d’organisation communale et départementale qui furent votées sous la monarchie de juillet consacrèrent quelques adoucissemens à cet absolutisme ; mais il reste encore beaucoup à faire. On a trop médit pourtant de la centralisation depuis la révolution de février. On en a méconnu l’utilité, qui a été grande dans les crises que nous traversâmes après 1789, et qui le restera toujours. La centralisation ne périra pas[27]. Ce qui peut et doit disparaître, c’est l’exagération du principe. Cette exagération a pu d’abord être réclamée par les circonstances, mais aujourd’hui elle est abusive, elle est funeste. Elle paralyse les efforts des individus, elle use le ressort du caractère national, et, pour en venir à notre sujet, elle appauvrit le pays. Ce sont d’énormes pertes de temps toujours renaissantes, qui, selon le proverbe anglais, sont autant de pertes d’argent. Pour conserver du nerf sous cet atonique régime d’atermoiemens indéfinis, il faut que la nation française ait un bon fonds. Napoléon, qui combina savamment ce système, est peut-être de tous les grands hommes celui qui utilisait le mieux le temps. Il avait coutume de dire qu’il y a dans toute bataille un quart d’heure qui décide de la victoire en faveur de qui s’en rend le maître, et ce quart d’heure, il s’appliqua toujours à se l’approprier, l’histoire dira avec quel succès. Napoléon était donc personnellement une protestation éclatante contre la centralisation excessive qui fut son ouvrage.

Que n’y aurait-il pas à dire sur la question des impôts dans ses rapports avec celle de la misère ? Je ne veux entrer ici dans aucun détail ; mais qui ne reconnaît l’utilité de modérer les impôts ? L’impôt dans une certaine mesure est indispensable, car la société ne peut se passer d’un gouvernement, d’une administration, de tribunaux, d’une force armée, sans parler des travaux publics, de l’instruction publique, des cultes, qui, dans tous les états de l’Europe continentale, sont rétribués par l’état. Il faut donc au fisc sa part. Une fois déterminée la grandeur de son lot, il y a beaucoup de manières de le lui faire. Le fisc peut être intelligent ou aveugle ; selon qu’il est plein de ménagemens envers le travail ou qu’il le froisse brutalement, il porte peu ou beaucoup de préjudice à la richesse et au bien-être de la nation, sans obtenir dans le second cas un centime de plus que dans le premier. Le fisc doit restreindre autant que possible les frais de perception et le nombre des agens qu’il emploie. Le fisc doit éviter de prendre sur le capital qui est déjà formé, et ne demander rien que sur les profits. Il doit gêner aussi peu que possible la formation du capital nouveau ; de là des combinaisons variables selon les habitudes des différentes classes de la société, selon le penchant plus ou moins prononcé pour l’épargne qui caractérise en moyenne les individus de chacune d’elles. Après les expériences répétées qui ont été faites, il n’est plus permis au fisc de croire qu’en ses affaires propres 2 et 2 fassent nécessairement 4, et qu’en conséquence le moyen de faire rendre le plus à la matière imposable soit de la grever lourdement. Le fisc est sujet à supposer que le contribuable est fait pour lui et non lui pour la chose publique, intérêt commun de tous les contribuables. Au lieu de se prêter à ce qu’exigent les méthodes perfectionnées de travail, il prétendrait volontiers que l’industrie subordonnât le choix de ses procédés à ses convenances à lui, et alors il ne se contente pas d’appauvrir la nation de ce qu’il prend : il l’appauvrit encore de la différence entre le résultat d’une bonne méthode de travail et celui d’une mauvaise[28]. C’est ce qui désormais ne saurait être toléré. Un des axiomes les plus évidens de la science politique est celui-ci : ce qui fait la prospérité des états, ce qui accélère l’amélioration du sort des masses populaires, c’est le travail abondant et la vie à bon marché. Donc, tout gouvernement doit se proposer d’affranchir complètement de droits les principales denrées alimentaires. Si l’on étudiait de ces différens points de vue nos lois fiscales, on reconnaîtrait qu’il y a lieu de leur faire subir une refonte. Celles des États-Unis et de l’Angleterre sont supérieures aux nôtres.

La réforme que les Anglais ont introduite dans leurs lois fiscales depuis une vingtaine d’années, mais surtout depuis 1842, semble être ignorée encore de l’administration française, comme si cela se fût passé dans le royaume de Pégu. Aujourd’hui, les matières premières et les grandes denrées sont entièrement franches de droits en Angleterre. La douane les respecte, et l’octroi n’existe pas. C’est de plusieurs centaines de millions que le gouvernement anglais a réellement dégrévé le consommateur ; mais, par le progrès même de l’aisance publique et par l’impulsion qu’a reçue le travail de la nation, le revenu de l’état, sous le régime de ces droits, les uns affaiblis, les autres abolis complètement, est resté à peu près le même : éclatant triomphe d’une fiscalité intelligente ! De notre temps, on ne risque rien quand on admet que la consommation publique s’accroîtra dans une forte proportion, et que les impôts de consommation deviendront plus productifs, même avec un tarif bien moindre, si l’on facilite aux populations les occasions de travailler, et si l’on dégage le travail des entraves qui jusque-là le gênaient ; car, en ce siècle tant critiqué, le commun des individus, s’il aime à se satisfaire, sent bien qu’il faut que ce soit par le moyen du travail[29].

Il serait aussi d’un grand intérêt qu’on examinât à fond, dans ses causes et dans ses effets, la politique commerciale connue sous le nom de système protecteur, qui prévaut en France, et la législation douanière qui en est l’expression. Il ne serait pas très difficile de démontrer que c’est pour la société française une cause d’appauvrissement, de même que c’est pour la liberté et pour la justice une suite d’outrages.

On peut signaler encore le principe d’association comme une des matières touchant lesquelles notre législation laisse le plus à désirer. Nos lois et nos règlement sont contraires à l’association dans la plupart des cas, même dans les plus simples, et lorsqu’elle serait le plus manifestement utile, le plus favorable au progrès de la richesse publique. Dans un excellent mémoire qu’il publia il y a dix ans, M. Rossi disait : « Il faut que, à la faveur de la législation, l’association puisse se plier aux phases diverses du phénomène de la production et à celles du fait encore plus compliqué de la distribution de la richesse … Les associations industrielles sont probablement destinées à changer la face du monde, à révéler la toute-puissance du capital, et cependant nos codes ne contiennent guère jusqu’ici sur les associations industrielles que des têtes de chapitre[30]. »


VI. – L’ACTION DES MOEURS EST AUSSI NECESSAIRE QUE CELLE DES LOIS POUR COMBATTRE LA MISERE. – DU SENTIMENT DE LA RESPONSABILITE HUMAINE.

Pour que, dans leur vie réelle, les sociétés fassent un pas décisif dans la voie de la liberté et de la justice, dans cette voie sacrée qui nous mènera hors de la misère, l’action des mœurs est pour le moins aussi nécessaire que celle des lois. Les peuples modernes, tout désireux qu’ils sont de jouir de la liberté et de la justice, restent, dans beaucoup de circonstances, par leurs idées et leurs sentimens, sous le joug de préjugés, de sophismes et de coutumes surannées qui les empêchent d’aller prendre possession de ces biens précieux. Il faut pourtant secouer cette honteuse tutelle, si l’on veut que la société avance, si l’on veut qu’elle soit sauvée, car il faut marcher ou périr. Dans les périodes de renouvellement comme celle où nous sommes, il en est des peuples comme des voyageurs qui traversent les plateaux glacés de la Haute-Asie pendant la mauvaise saison : le stationnement est la mort. Que de sociétés déjà ont succombé par la faute des mœurs plutôt que des lois ! Ce fut ainsi que finit la société romaine, qui auparavant, quand elle avait toute sa valeur morale, avait conquis et dominé l’univers. De là donc pour la société française une tâche où chacun, sans exception, a sa part, car chacun a des efforts à faire au moins sur soi-même.

Quand on cherche parmi nous des exemples de ces causes morales de retardement, on éprouve l’embarras du choix.

Des vanités d’origine aristocratique et féodale ont survécu dans les esprits à nos révolutions démocratiques et égalitaires. Il y en a de plus d’une sorte. Il en est une, par exemple, qui fait consister l’honneur national à exercer l’intimidation sur les autres peuples. Quand la suprématie dans l’état appartenait à une noblesse essentiellement militaire, qui tenait le métier des armes pour le seul qu’un galant homme pût avouer, une politique altière n’avait rien que de naturel. Des hommes qui mettaient leur bonheur et leur gloire à guerroyer devaient rechercher les occasions de guerre ; mais une fois que la prééminence est passée aux classes qui cultivent les arts de la paix, une fois que la politique a pris ou a dû prendre pour objet principal l’amélioration du sort des masses par le perfectionnement du sort du travail et tout ce qui s’y rapporte, comment persévérer dans ces erremens ? Cependant l’humeur guerrière de la noblesse était si bien passée dans le sang de la nation française, que la première république, sous la direction des girondins, puis des jacobins, puis du directoire, tout bourgeois qu’ils étaient tous, s’y abandonna avec transport. Le fondateur du gouvernement essentiellement bourgeois de 1830 aimait la paix. Ses ministres comprenaient que la politique de la paix était la seule dont s’accommodât l’intérêt public, la seule qui pût consolider la dynastie ; mais la bourgeoisie, qui avait mis la dynastie sur le pavois, n’admettait pas que la politique extérieure eût de la dignité et restât fidèle à l’honneur, si elle était pacifique. Les plus paisibles bourgeois applaudissaient aux tirades par lesquelles certains orateurs et certains écrivains poussaient le ministère à des bravades. Le gouvernement de 1830 était ainsi provoqué sans cesse à maintenir les dépenses militaires du pays à un niveau excessif. Il fallait qu’il parût nourrir la pensée d’intimider le monde par terre et par mer. Si ce ne fut pas alors le seul motif de notre grand état militaire, ce fut un des principaux.

De là le maintien d’impôts excessifs. De là la perpétuité de taxes qui restreignaient le travail, enchérissaient les objets les plus nécessaires aux classes ouvrières, viciaient l’hygiène publique par les privations qu’elles imposaient aux masses populaires, et empêchaient le capital de la société de grossir autant qu’il aurait dû le faire[31]. Cet état de choses subsiste toujours. Il faut qu’il y soit mis fin. Pour être nationale désormais, la politique extérieure de la France doit changer de caractère. Son légitime orgueil doit être non plus de faire luire son épée, mais bien de montrer au monde des populations éclairées, industrieuses, aisées, pratiquant leurs devoirs envers soi, envers le prochain, envers la patrie. Glorifions dans nos annales l’esprit chevaleresque du passé, consacrons dans nos monumens les expéditions aventureuses où l’on allait au loin ramasser des lauriers ; mais, puisque la féodalité et le système nobiliaire ont fait leur temps, renonçons à en copier les prouesses.

Supposons une nation où les classes cultivées aient en général de la répugnance pour les professions industrielles, par là j’entends l’agriculture, les manufactures, le commerce indistinctement : leurs jeunes gens dès-lors encombreraient d’autres carrières où la plupart ne rendraient que des services médiocres. Ces classes commettraient envers la patrie un manquement grave ; elles auraient à s’imputer dans une certaine mesure la pauvreté publique, car, par leur éloignement de la carrière industrielle, elles priveraient le travail national du concours de leurs facultés et de leur intelligence que je suppose supérieures à celles du reste de la nation par le fait d’une plus grande culture ; elles l’en priveraient sans compensation pour la société ; elles seraient dans le corps social des membres peu utiles ; elles ne rendraient pas en proportion de ce qu’elles pourraient, en proportion des avantages dont elles jouiraient ; les règles de la justice seraient enfreintes. Tant que les travers de ce genre ne sont qu’individuels, il n’y a pas grand mal : c’est l’exception qui confirme la règle au lieu de l’infirmer, on peut même y voir un hommage à la liberté ; mais quand c’est le travers général ou à peu près d’une classe, c’est un désordre social, une sorte de dilapidation et de prévarication systématiques, et la classe qui fait la faute l’expie tôt ou tard.

Cette supposition est à l’adresse de la France. L’esprit de 1789 ne règne pas encore assez dans nos familles bourgeoises. Aux yeux de cette classe qui doit tout à l’industrie, le préjugé qui, parmi les privilégiés, flétrissait les occupations industrielles, n’est pas suffisamment détruit. Quand une famille est honorablement parvenue à l’aisance, les enfans auraient honte de continuer la profession où leur père a réussi et qu’il pratique encore. On veut être militaire ou magistrat, sous-préfet, juge de paix, conservateur des eaux et forêts, ingénieur des ponts et chaussées, receveur de l’enregistrement, fonctionnaire sous une forme quelconque. Si l’on est riche, on fait consister son ambition à aller, dans une légation, porter l’habit d’attaché en s’attribuant un nom d’emprunt et en usurpant la particule, car on rougit du nom roturier de son père. Cette furieuse passion de la bourgeoisie française pour les places devrait nous rendre indulgens pour le travers qu’ont eu beaucoup d’ouvriers honnêtes de prendre au sérieux la doctrine du droit au travail. Le droit au travail ou le travail indéfiniment assuré à chacun par l’état, c’est, pour l’esprit peu cultivé de l’ouvrier, le pendant de la soif des places dont sont dévorées chez nous les familles bourgeoises. Ici et là on attend de l’état une profession et un salaire. Il est indispensable que les mœurs publiques se réforment sur ce point. Les classes ouvrières peuvent se croire dédaignées par les classes plus fortunées, quand elles voient celles-ci fuir toute participation aux professions auxquelles le sort attache le grand nombre. Il est aisé de voir aussi que cette ardeur pour les fonctions publiques tend à appauvrir la société. Sous la pression de sollicitations qui se présentaient fréquemment sous la forme impérieuse d’exigences parlementaires, le gouvernement français a été contraint de multiplier les emplois et les employés civils et militaires et par conséquent les traitemens. De là, une aggravation des dépenses publiques ; mais la somme dont le budget s’est ainsi grossi ne donne pas une idée de ce que cette manie coûte à la France. Une partie des forces les plus vives de la nation est ainsi détournée de la direction qui serait la plus avantageuse à la société. Parmi les hommes les plus remarquables par leur intelligence et leur activité, beaucoup fuient les professions industrielles où ils rendraient des services signalés et contribueraient à enrichir la patrie, pour entrer dans l’administration, où le plus souvent ils ne sont qu’une superfétation, et où par conséquent ils n’ajoutent à la richesse de la société rien qui n’y fût sans eux. On a remarqué bien des fois déjà que là où le gouvernement anglais et le gouvernement américain ont un fonctionnaire, le gouvernement français, en a trois ou quatre. Pour la justice, le rapport est, en comparaison de l’Angleterre, d’un contre cent vingt[32].

L’encouragement à former du capital est du ressort des mœurs bien plus que des lois ou de la compétence directe de l’autorité. Dans nos sociétés modernes, les lois somptuaires sont impossibles. Le courant des mœurs, qui a pris et qui gardera, s’il plaît à Dieu, la pente de la liberté, renverserait ou écarterait tout ce qu’on tenterait en ce genre. L’épargne ne peut être qu’un effet de la libre volonté des hommes ; c’est ce qui la rend plus méritoire, et, chez les peuples qui ont une moralité forte, elle en est, non pas ralentie, mais accélérée.

Dans la situation présente de la société, c’est un devoir pour tous de contracter, autant qu’ils le peuvent, l’habitude de l’épargne. Dans une société comme la nôtre, quand les affaires ont leur cours régulier, le nombre des personnes qui ont le pouvoir de faire quelque épargne, à la condition de le bien vouloir, est considérable. Que ceux qui en douteraient se rappellent comment, à l’origine, commença la richesse de la bourgeoisie ; qu’ils s’informent autour d’eux comment se sont assemblées, dans les familles du tiers-état, les premières molécules des fortunes même les plus grandes. Le plus souvent c’est en échange d’un trésor de soins et d’abstinence qu’on a obtenu les premiers écus, et ceux-ci pullulent bien vite entre les mains d’un homme industrieux et rangé.

Il n’y a de progrès définitivement assuré que celui que l’on a contribué à conquérir soi-même. Un des moyens les plus efficaces que les ouvriers aient d’améliorer leur position consiste en ce qu’ils s’appliquent à épargner, et à ce que parmi eux l’épargne soit en honneur, la dissipation en mépris. On a remarqué qu’il se faisait moins d’épargnes dans certaines professions où l’on gagne de fortes journées que parmi beaucoup d’autres qui sont médiocrement rétribuées. L’opinion populaire doit se montrer sévère contre cet abus, dont, au reste, il ne faut pas s’exagérer l’étendue. Ceux qui en donnent l’exemple doivent être regardés par le peuple comme trahissant la cause commune. Lorsque, chez les classes ouvrières, l’opinion de la majorité, qui est saine, aura acquis la force salutaire de réprimer parmi elles la dissipation, elles ne tarderont pas à être établies d’une manière inexpugnable dans la position que leur promettent les principes de la civilisation moderne. Elles réagiront invinciblement alors sur les classes riches et aisées elles-mêmes pour y contenir les dissipateurs. La formation du capital aura une rapidité jusqu’ici inconnue, et la misère sera débusquée vivement de position en position. Par contre, si chez les classes ouvrières l’opinion ne se fortifiait pas assez pour exercer cet ascendant moral parmi elles et pour envoyer au-dessus d’elles cet irrésistible enseignement, elles devraient s’attendre à n’avancer qu’à pas bien lents vers un sort meilleur. L’extension que prenaient les caisses d’épargne avant 1848 est un des symptômes les plus rassurans de l’époque. À Paris alors, une personne par six habitans mettait à la caisse d’épargne. Une nation qui a pris de telles coutumes semble pourtant digne d’une bonne destinée.

La responsabilité personnelle est un des caractères essentiels des mœurs non moins que de la législation chez les peuples libres. C’est le complément et la sanction de la liberté tant civile que politique. Plus la civilisation avance, plus la responsabilité s’attache aux pas de l’homme. Dans la doctrine du paganisme antique, l’homme est soustrait à l’étreinte de la responsabilité par le caprice de l’aveugle destin dominateur des dieux eux-mêmes ; parmi les mahométans, il l’est par la fatalité. Une des preuves de l’excellence du christianisme, c’est que par lui les limites de la responsabilité ont été indéfiniment reculées. Devant Dieu, elle est sans bornes. La tendance des mœurs et des lois chez les peuples chrétiens, ce qui revient à dire les peuples libres ou appelés à la liberté, est que de plus en plus l’homme soit responsable envers la société, responsable vis-à-vis de lui-même. Il l’est par devant la loi, qui, de préventive qu’elle était, devient plutôt répressive ; il l’est par devant l’opinion, puissance ignorée chez les peuples qui ne connaissent pas la liberté, mais souveraine chez les peuples libres, qui rend des arrêts non moins redoutables que ceux du magistrat, et dont la juridiction ne connaît pas de limite, à la différence des tribunaux qui en ont une strictement bornée. Si vous voulez savoir à quel degré une société est libre ou mérite de l’être, sachez à quel point le commun des hommes y porte ou y peut porter la responsabilité de son sort. Lorsque les novateurs ont cru servir la cause du progrès social par des systèmes où la responsabilité était abolie ou extrêmement restreinte, ils se sont trompés aussi grossièrement que le navigateur qui, voulant aller au midi, mettrait le cap dans la direction indiquée par l’étoile polaire.

La responsabilité accompagne l’homme dans la poursuite de la richesse comme partout. Chez les peuples dignes de la liberté, l’homme industrieux attend de son activité propre et de son habileté personnelle la fortune ou le bien-être auquel il aspire pour lui et pour les siens. Comme aussi, à mesure que les lois et les mœurs imposent plus de responsabilité aux individus, il est nécessaire qu’elles leur laissent plus de liberté, dans l’industrie de même que partout. Autrement ce serait une dérision amère.

C’est un travers de la société française en ce temps-ci qu’aussitôt que quelqu’un est dans l’embarras, au lieu de compter sur lui-même, il s’adresse à l’état. Le commerce dit à l’état : Trouvez-nous des débouchés au dehors ; le manufacturier et le cultivateur lui crient : Assurez-nous des acheteurs au dedans, ou soyez notre acheteur vous-même. L’ouvrier réclame le droit au travail, le jeune homme qui sort des bancs ou l’homme mûr qui a échoué dans ses entreprises réclame une place. Cette tendance à abdiquer toute responsabilité entre les mains de l’état, appelons-la par son nom, c’est de la lâcheté. Une nation qui a voulu la liberté, et qui, en présence de quelques obstacles, au milieu de la carrière, se met à appeler le pouvoir, afin de se décharger sur lui du fardeau de la responsabilité humaine, ne peut se comparer qu’au soldat qui serait venu sous les drapeaux pour jeter son fusil et s’enfuir au fort de l’action. Pour ne parler que de ce qui a rapport à notre sujet, d’où voulez-vous que l’état tire de quoi abolir la misère, sinon de ce qu’aurait produit le travail de la nation ? Et si tout le monde compte sur les ressources qu’aura créées le voisin, comment tout le monde ne serait-il pas plongé dans la misère ? Mais sans doute cette défaillance ne se prolongera pas. Ce n’aura été qu’une de ces lassitudes passagères que les plus vaillans athlètes éprouvent quelquefois.

La concurrence industrielle est un des aspects sous lesquels la responsabilité se présente. Chez les peuples sans force morale, la concurrence est impossible, et elle n’existe pas ; chez les peuples libres, la concurrence est de droit, elle est d’intérêt public, c’est une épreuve que les hommes soutiennent victorieusement. Ils se pressent les uns les autres, et les rivaux du dehors les serrent de près : ils ne s’épouvantent pas ; ils tendent leurs muscles, leur intelligence et leur ressort moral ; ils travaillent mieux, ils combinent des inventions nouvelles ; ils ont eu la prévoyance de former du capital, ou ils en trouvent sur leur crédit ; ils sortent de la lutte plus forts, plus habiles et plus riches. Vous vous dites un peuple avancé entre autres preuves, apprenez-nous jusqu’à quel point vous êtes déterminé à subir la concurrence. Vous vous croyez le premier peuple du monde, le plus digne de la liberté : dans votre constitution industrielle, vous allez admettre plus que quiconque la concurrence, aussi bien l’extérieure que l’intérieure. Vous reculez ? Votre prétention à la suprématie était de la rodomontade ; quel que vous ayez été, vous n’êtes plus fait que pour le second rang.

La responsabilité ne conduit pas à l’isolement absolu ; elle ne convertit pas l’homme, être éminemment sociable, en une sorte d’animal solitaire comme l’oiseau nocturne des psaumes de David, parce qu’elle n’est pas incompatible avec un autre sentiment qui nous rapproche de nos semblables. Béni soit l’esprit d’association ! il assistera puissamment les nations modernes dans leur entreprise de secouer la misère qui les dégrade. La responsabilité et la solidarité sont deux forces qui se prêtent un mutuel secours à peu près comme à l’armée la bravoure personnelle et la discipline. C’est par la puissance des mœurs qu’elles se développent et se mettent d’accord. Il faut que sans cesse elles se balancent et s’harmonisent. En marchant de concert, elles donneront à la société une souveraine puissance contre la misère. Au contraire, si elle se sépare de la responsabilité, la solidarité est antipathique à la liberté, l’association devient le communisme, la plus affreuse misère, la dégradation en tout genre. Pourquoi la solidarité des programmes socialistes est-elle détestable ? C’est qu’il faut lui immoler la responsabilité et par conséquent la liberté. Les socialistes attachent la solidarité aux flancs de l’individu de manière à ne lui laisser jamais la possession de lui-même ; c’est nier que l’homme soit quelqu’un pour ne plus voir dans l’humanité qu’un bloc ou des groupes[33]. Et, au lieu de faire découler la solidarité de la libre volonté des individus, la plupart des socialistes lui donnent la loi pour origine, l’état pour promoteur et pour agent ; de ce qui devrait être un appui pour la liberté, ils font un instrument de despotisme.

La responsabilité individuelle, qui remet à chacun la charge de soi-même, n’exclut pas non plus la vertu chrétienne par excellence, la fraternité. Le rôle que la fraternité a joué dans le monde est immense ; celui qui lui reste encore est magnifique. C’est elle qui a préparé et doit préparer sans cesse les ames à la pratique de la justice ; c’est elle qui a préservé et préservera encore la liberté humaine de bien des faux pas. C’est elle qui a suscité les plus heureux changemens qui soient survenus dans la société, ou qui les a maintenus après que le hasard, derrière lequel se cache souvent la bonté de la divine Providence, leur avait ouvert la porte. Présentement elle est appelée à faciliter le rétablissement de la paix sociale par le témoignage qu’elle donnera aux classes ouvrières des bons sentimens des classes riches ou aisées. Il est indispensable aujourd’hui que les pensées d’amélioration populaire occupent, dans l’esprit et dans l’existence des riches et des puissans, la même place qu’y remplissait, il y a quelques siècles, la fondation des monastères ou la délivrance des lieux saints. Vienne donc la fraternité ! A titre de sentiment religieux pour celui-ci, de conviction philosophique pour celui-là, qu’elle prenne possession de la société en haut et en bas ; néanmoins elle ne contribuera efficacement à éloigner la misère du sein de la société qu’autant que les actes par lesquels elle se manifestera de préférence auront pour objet de fortifier chez les hommes le ressort moral. Dans la situation où est placée la société désormais, le plus grand service à rendre aux individus est de leur communiquer l’énergie morale qu’il faut pour bien porter la responsabilité de sa personne et celle de sa famille. Aider les hommes à s’élever à cette hauteur, c’est aussi rendre à la patrie un éminent service, quand bien même alors, pleins d’un sentiment quelquefois excessif de leur dignité, ils devraient se montrer plus empressés à revendiquer leurs droits qu’à témoigner leur reconnaissance par la soumission de leur attitude. L’humilité devant Dieu ne cessera jamais d’être une grande vertu, l’esprit de discipline sera toujours une qualité précieuse, l’obéissance à la loi devient de jour en jour plus recommandable, plus nécessaire ; mais le temps des cliens soumis et humbles est passé sans retour, qu’on se le persuade bien. Celui des concitoyens libres a commencé, et l’égalité civile est une clause désormais ineffaçable du pacte social. C’est de ce côté que les sociétés cherchent maintenant leur prospérité et leur grandeur.

Je m’arrête. Si l’exposé qui précède est exact, la diminution de la misère, par quelque côté qu’on la prenne, exige l’accroissement de la force morale dans chacune des grandes classes dont la société se compose. La misère ne lâchera du terrain que parce que la moralité publique aura étendu son domaine et l’aura forcée de reculer. Si, ainsi que je le crois et que j’ai essayé de le démontrer, le bien-être de la société peut très prochainement faire des progrès sensibles, c’est que le public est en état de pratiquer, mieux que plusieurs de nos lois ne le supposent, les vertus distinctives de l’homme civilisé, notamment la liberté et la justice. À chaque nouveau progrès dans l’ordre moral, la société recueillera de nouvelles palmes, dont l’une sera un nouveau degré d’amélioration dans son existence matérielle. Et si l’on m’objecte que, par la voie que j’indique, la disparition de la misère pourra être lente, je répondrai qu’elle sera lente ou rapide au gré des hommes eux-mêmes. Aidons-nous, le ciel nous aidera.


MICHEL CHEVALIER.

  1. De curieux développemens ont été donnés sur ce sujet par Adam Smith (Richesse des Nations), J.-B. Say (Traité et Cours d’Économie politique), Senior (Économie politique), Wakefield (édition spéciale d’Adam Smith ), J.-S. Mill (Principes d’Économie politique), et par divers autres auteurs.
  2. Toute bonne machine est principalement de fonte et de fer. Les anciens ne connaissaient pas la fonte ; on n’en fait que depuis le moyen âge. Les hommes furent des siècles sans connaître le fer : les armes des Grecs et des premiers Romains étaient en bronze, leurs outils de même, et cette circonstance s’est retrouvée au lexique et au Pérou. Bien plus, on n’a eu du fer homogène et à bas prix que depuis qu’on à su faire de la fonte que l’on convertit ensuite en fer malléable par raffinage.
  3. L’extrait suivant d’une savante publication toute récente montre à quelles épouvantables extrémités le manque de subsistances, ce qui revient à dire l’absence du capital, réduisait les hommes au début :
    « L’usage, si atroce à nos yeux et si peu compatible avec la moindre civilisation, de mettre à mort les vieillards et les incurables par la main de leurs proches pareils, a toujours été dépeint comme un trait distinctif de la race scandinave, parce qu’en effet c’est dans les anciennes sagas des peuples du Nord qu’on en retrouve les exemples les plus fréquens ; mais ce n’est nullement à la cruauté des Scandinaves qu’il faut attribuer exclusivement cette coutume barbare, car elle se rencontre chez les races les plus distinctes, en Europe, en Asie, en Amérique, surtout chez les peuples pauvres se trouvant dans les commencemens de leur développement social. Elle a sa raison d’être dans la pénurie des subsistances, dans les famines fréquentes chez des peuples vivant principalement de la guerre et de la chasse, ignorant complètement l’industrie et le commerce, et presque étrangers à l’agriculture. Elle a son excuse dans l’absence de connaissances dans l’art de guérir, et dans l’inutilité d’un membre impropre à la guerre et à la chasse, au milieu d’un état social semblable.
    « Robertson, cet excellent peintre des mœurs de l’Amérique primitive, atteste que toutes les tribus sauvages de ce continent, de la haie de Hudson jusqu’au fleuve de la Plata, vouaient leurs vieillards et leurs incurables à la main homicide de leurs enfans ou proches parens. Il fait observer fort judicieusement qu’aux yeux de ces tribus cet acte avait plutôt un caractère de pitié que de cruauté.
    « A l’appui de nos raisons, confirmées par les considérations de l’historien anglais que nous venons de citer, vient ce fait contenu dans une saga islandaise, qu’après un froid excessif suivi d’une famine, le chef Liotr fit la proposition à l’assemblée du peuple, qui l’adopta, d’exposer les enfans et de tuer les vieillards et les infirmes. On le voit, c’est la nécessité qui forçait les hommes à ce cruel expédient.
    « Les Hérules, les Jazyges, les Cantabres, pratiquaient la même coutume ; elle était forts répandue parmi toute la race slave de l’est de l’Europe, car tous les exemples que Grimm rapporte des Vagriens, Wendes, Wilzes, Prussiens, sont des faits qui confirment la généralité de cette coutume slave… » (Études historiques sur le développement de la société humaine, par M. LA. Koenigswarter. 1850, page 7.)
  4. L’empereur. Napoléon avait promis un prix d’un million à celui qui résoudrait le problème de filer le lin à la mécanique. La solution ne vint que bien après le renversement du trône impérial. Il est maintenant avéré que le problème était dès-lors en voie de solution par les soins de M. Philippe de Girard ; ce sont les élémens réunis par cet homme ingénieux qui, plus tard déposés en d’autres mains, ont permis d’établir la filature mécanique du lin telle qu’elle existe aujourd’hui. Je signale ce fait parce que la famille de M. de Girard sollicite du gouvernement une récompense modeste en s’appuyant sur le décret impérial.
  5. Adam Smith, Richesse des nations, livre I, chap. I.
  6. J.-B. Say, Cours complet d’Économie politique, tome I, page 164.
  7. Quand on se permet de désigner ainsi les signes auxquels se révèle le progrès de la civilisation, il est utile de s’appuyer sur l’autorité des maîtres. Je ferai donc remarquer que ces deux forces, la liberté et la justice, répondent dans ma pensée et répondront, je l’espère, dans celle du lecteur, aux deux élémens de la civilisation indiqués par M. Guizot dans son Histoire générale de la Civilisation en Europe (leçon Ire), qui représentent, l’un le progrès de l’individu, l’autre le progrès de la société ; celui-ci l’amélioration de la condition sociale, celui-là le développement de l’individu ; l’un par lequel l’homme acquiert une vertu ou une idée de plus, l’autre qui fait que la société est mieux réglée, que les droits et les biens sont répartis plus justement entre les individus : à ces traits, on m’accordera que j’ai pu nommer, l’un la liberté, l’autre la justice. M. Cousin, dans un beau morceau qui fut l’objet d’une communication à l’Institut en novembre 1846, et dont je citerai plus loin quelques lignes, emploie les termes mêmes de liberté et de justice.
  8. Macaulay, Histoire de l’Angleterre depuis sa révolution.
  9. C’était aussi impraticable que de décréter que l’herbe ne croîtrait plus dans les prés. Le remède à cette paresse consistait à donner du ressort à l’intelligence et à la volonté des populations par le moyen de l’éducation et par la répression sévère des exactions des blancs. Le fonds de la race rouge n’était pas mauvais : c’est une race intelligente, capable de grandes vertus, et travaillant volontiers ; mais la tyrannie des particuliers espagnols (je ne dis pas du cabinet de Madrid) les avait flétris et les avait détournés du travail. L’homme ne travaille pas, s’il a lieu de croire que la violence ou la ruse lui raviront le fruit de son labeur.
  10. On verra tout à l’heure pourquoi ce nombre sept.
  11. Cette formule est de M. Guizot. De la Démocratie en France.
  12. Voici ce qu’on lit dans les Réflexions sur le Traité de la Dîme royale, ouvrage de 1716 : « De combien les roturiers ne jouissent-ils pas d’avantages dont les gentilshommes sont privés ! Les roturiers ne sont aucunement dans l’obligation de servir dans les armées. Les gentilshommes, qui y sont engagés par honneur et par leur naissance, n’ont que des occasions de se ruiner dans le service. »
  13. La population des campagnes fut rendue passible d’un appel forcé, mais en temps de guerre seulement, par l’ordonnance du 27 février 1726. L’appel pouvait aller jusqu’à 100 bataillons de 12 compagnies de cinquante hommes, soit 60,000 hommes. C’est ce qu’on nommait la milice. La population urbaine resta exempte de ce recrutement.
    Louis XIV avait déjà, en 1688, levé des milices. On rassembla 25,000 hommes, qui furent partagés en trente régimens. Tous les célibataires du tiers-état de vingt à quarante ans durent concourir. C’étaient les communes ou paroisses qui avaient à fournir les hommes ; mais elles les levèrent avec de l’argent. L’organisation alla si mal et donna lieu à tant d’abus, qu’en 1708 Louis XIV finit par accorder aux paroisses et communes la faculté de se racheter du service personnel moyennant une somme fixe pour chaque soldat qu’elles auraient dû faire marcher. On trouve de curieux détails là-dessus dans une Province sous Louis XIV, de M. Alexandre Thomas, section III, chap. I, § 3.
  14. La conscription fut instituée par la loi du 19 brumaire an VI. La révolution y avait préludé par la réquisition, qui est du 24 février 1793 : la date est bonne à remarquer. La première réquisition fut de 300,000 hommes. Je renvoie sur ce sujet à une publication récente de M. Redon de Beaupréau, Quelques Mots sur les Institutions et l’esprit militaires, pages 6 et suivantes.
  15. Dans l’état actuel des choses, en temps de paix, il y a des départemens, au nombre desquels nous citerons la Lozère et la Dordogne, où tous les ans on remarque plusieurs cantons dont tous les hommes valides sont pris pour le service, et qui même ne peuvent fournir en entier le contingent fixé par la loi. On sait que le contingent est réparti entre les cantons. M. de Bondy a publié sur ce sujet un écrit qui abonde en renseignemens.
  16. En faisant partir celle-ci de dix-huit ans pour la prolonger jusqu’à soixante.
  17. Je dois reconnaître aussi que les règlemens relatifs à l’inscription maritime sont exécutés depuis quelques années avec une équité bienveillante qui en adoucit la rigueur. Des abus pareils à celui que nous avons cité, d’après M. Lepomellec, ne se verraient plus ; mais on a beau y mettre des ménagemens, l’inscription est un débris du régime des corporations, et ce régime est aboli sans retour depuis 1789.
  18. Même de 1830 à 1848, malgré tout ce que l’opposition avait fait accroire au public, nous étions une nation menaçante plutôt que menacée, plus, à la vérité, par le sentiment public que par la volonté et l’action du gouvernement. Celui-ci se contentait d’être digne, mais il n’y manquait pas. J’en appelle aux vainqueurs de février, qui lurent avec tant d’étonnement les dépêches toutes fraîches encore dans les cartons des affaires étrangères.
  19. M. le maréchal Bugeaud, M. le général Lamoricière. M, le général Paixhans a touché le même sujet dans son ouvrage de la Constitution militaire de la France.
  20. La proposition de multiplier la gendarmerie, en réduisant la levée annuelle, fut faite il y a quelques années à la chambre des députés par M. Félix de Saint-Priest (du Lot).
  21. En 1849, l’effectif du constabulary force de l’Irlande a été de 12,758 hommes et 493 chevaux. La dépense a été de 564,000 liv. sterl. ou 14,250,000 fr. ou d’un peu plus de 1,100 fr. par tête d’homme.
  22. Sur la route du nord, la zone verte (c’est le nom qu’on lui donne ordinairement à cause de la teinte dont elle est marquée sur les cartes de la guerre) commence à Amiens, à 160 kilomètres de Paris ; dans la direction de Strasbourg, vous la trouvez à Fismes, à 128 kilomètres de Paris : ainsi elle occupe les deux tiers de la distance de Paris à Strasbourg. Au sud-ouest, elle commence à Chaumont, à peu près à 230 kilomètres de Paris
  23. On sait que c’est une commission formée de hauts fonctionnaires civils et militaires qui statue sur la question de savoir si les projets sous conformes aux nécessités réelles ou prétendues de la défense du territoire.
  24. Le gouvernement espagnol, qui, si l’une des deux puissances devait concevoir de l’ombrage, aurait lieu d’être plus méticuleux que le nôtre, a le bon esprit de désirer les routes au travers des Pyrénées. C’est le gouvernement français qui les refuse. Une route dans les Pyrénées qui aurait eu les plus beaux résultats, et qui notamment eût changé la face du département de l’Ariège, celle qui suivrait la rivière de ce nom et entrerait en Espagne par Puycerda, a été tenue en échec par l’administration de la guerre jusqu’aux dernières années de la monarchie. Après la révolution, la pénurie du trésor y a fait interrompre les travaux, qui étaient peu avancés et qu’on reprendra, Dieu sait quand. Le département de l’Ariège en est pour ses espérances, et, avec beaucoup d’élémens de prospérité que la route eût vivifiés, il demeurera indéfiniment une des plus pauvres régions de la France. On avait obtenu de l’administration de la guerre, dix ans nu moins avant la révolution, qu’elle laissât établir une route à travers les Pyrénées par la vallée d’Aspe. Les travaux y sont inachevés encore, mais peu éloignés de la fin. Malheureusement, de l’autre côté de la chaîne, le pays est impraticable ; on n’y va qu’à dos de mulets. Les autorités espagnoles, qui ont plus de bonne volonté que d’écus, ne sont pas au moment de faire travailler de leur côté. Au contraire, la route qui irait de la vallée de l’Ariège à Puycerda trouverait en Espagne des chemins où vont déjà les charrettes. Des explorations pleines d’intérêt au sujet des routes pyrénéennes, dont le midi de la France attend un grand développement de prospérité, ont été faites par MM. Colomès, Auriol et Montet, ingénieurs des ponts-et-chaussées
  25. La proposition a été reprise nouvellement sur l’initiative de M. de Bussières et le rapport de M. Lequien. M de Bussières a déposé en outre une proposition qui a pour objet de définir les servitudes militaires spéciales que le maintien des propriétés défensives des places de guerre impose aux localités ambiantes et de fixer les conditions auxquelles les servitudes pourront être étendues. La sanction législative serait indispensable à la création ou à l’extension de toute place de guerre. La loi délimiterait la circonscription des servitudes dans chaque cas. La dépréciation des propriétés, par suite de la création d’une place nouvelle ou de l’agrandissement d’une ancienne, donnerait lieu à une indemnité qui serait réglée conformément à une loi spéciale.
  26. Pour montrer jusqu’où pourront aller tôt ou tard les changemens aux lois actuellement existantes que réclameraient la liberté et la justice, je mentionnerai ici une proposition émise récemment par un écrivain qui a le culte de la liberté, et qui, partant de là, déduit ses raisonnemens avec une logique quelquefois, à mon gré, téméraire. M. de Molinari, dans ses Soirées de la rue Saint-Lazare, ouvrage où il a énergiquement revendiqué les droits de la propriété, a soulevé la question de savoir si la loi de l’égal partage entre tous les enfans est bien le dernier mot de la législation sur l’héritage. Il pense que c’est contraire à la liberté du testateur, et que ce n’est pas non plus, conforme à la justice, car, dit-il, les enfans n’ont pas tous un titre égal à la sollicitude et à la bonté de leurs parens ; quelques-uns s’en montrent même tout-à-fait indignes. Donc, dit-il, plus de latitude, toute latitude, suivant lui, devrait être laissée au testateur, et les sentimens de famille n’auraient point à en souffrir, car, la déférence des enfans pour les parens ne pourrait que s’accroître de la pensée qu’ils auraient que leur part d’héritage dépend de leur bonne conduite et de leurs bons procédés. À l’appui de son opinion, M. de Molinari invoque l’autorité de deux nations qui ont plus que nous le sens de la liberté, qui la pratiquent depuis plus long-temps, et qui possèdent à un haut degré, l’une des deux surtout, les sentimens de famille : l’Angleterre et les États-Unis. Chez toutes les deux, la liberté du testateur est presque sans limites. Sans se prononcer dès à présent sur un aussi grave sujet par rapport à la France, il est impossible de méconnaître ce qu’a de sérieux l’argumentation de M. de Molinari, et le poids des exemples dont il se sert. La loi qui chez nous prescrit l’égal partage, ou ne permet au testateur de s’en écarter que faiblement, eut principalement, dans la pensée de ses auteurs, un objet négatif. Il s’agissait de rompre l’habitude que toutes les classes de la nation française avaient contractée, à l’instar de la noblesse, de faire un aîné. Pour déraciner : cet usage nobiliaire, on employa la main-forte de la loi, au lieu d’attendre que les mœurs en eussent fait justice : c’est ainsi qu’on procède en temps de révolution, et c’était conforme à la dévorante impatience du tempérament français. Absorbés dans leur idée, nos pères crurent que le régime de l’avenir serait constitué par cela même qu’ils auraient détruit le passé, comme si démolir et construire, en cette matière ou, en aucune autre, pouvaient jamais être une même chose, Aujourd’hui que le pli est pris, aujourd’hui que les parens en général sont médiocrement portés à favoriser l’aîné de leurs enfans, à moins qu’il ne l’ait mérité ; aujourd’hui que la contre-révolution est impossible, et qu’on ne saurait lui rendre la moindre chance en reconnaissant aux parens plus de liberté dans la disposition de leurs biens, la loi impérative de l’égal partage a-t-elle la même valeur qu’il y a soixante ou quarante ans ? Faut-il la regarder comme un des fondemens les plus immuables de notre législation civile, ou doit-on penser qu’elle sera modifiée dans le sens de la liberté ? C’est une question qu’il est permis de poser. On peut même remarquer cette bizarrerie dans la loi impérative de l’égal partage, que, considérée à part des circonstances passagères qui la provoquèrent, elle repose sur une fausse notion de la nature humaine. Elle suppose en effet que le législateur doit s’occuper plus de protéger les enfans contre les mauvais sentimens des parens que de garantir ceux-ci de l’indifférence ou de l’ingratitude de leur progéniture. Or c’est l’inverse qu’il faudrait, car il n’est pas un moraliste qui ne l’ait remarqué, l’attachement naturel est bien plus fort suivant la ligne descendante que suivant l’ascendante. Que si l’on objecte qu’il ne faut toucher qu’avec la plus grande circonspection à des lois de cet ordre, je n’hésiterai pas à admettre qu’en effet la législation sur l’héritage n’est pas de ces règlemens qu’on change impunément tous les jours ; je reconnaîtrai que même tous les demi-siècles ce serait encore beaucoup trop. Ce sont des matières qui veulent être longuement tenues dans le creuset. Il ne saurait donc être question, quant à présent, d’une modification semblable ; mais l’aperçu est bon à livrer au lecteur, afin qu’il se rende compte de toute l’amplitude des changemens qui sont légitimement possibles, et que les idées de liberté et de justice doivent tôt ou tard introduire dans nos lois. C’est uniquement à ce titre que j’en ai parlé ici, car c’est un sujet qui n’a que des rapports indirects avec la question qui nous occupe, la diminution de la misère.
  27. En 1849, au fort de l’hostilité contre la centralisation, une défense habile et éloquente en fut présentée par M. Alexandre Thomas dans le livre que j’ai déjà cité : Une Province sous Louis XIV.
  28. M. Babbage cite dans son Économie des Manufactures quelques exemples propres à l’Angleterre de cette outrecuidance du fisc. La plupart de ces abus ont été réformés de l’autre côté du détroit il y a peu de temps.
  29. Un des plus remarquables exemples des heureux effets qu’on peut obtenir pour le fisc lui-même, en diminuant les droits, est fourni par l’histoire de la consommation du café en Angleterre. En 1807, avec un droit de 4 fr. 14 cent. au minimum et de 6 fr. 67 cent. au maximum par 100 kilog., la trésorerie anglaise ne percevait sur cet article que 2,194,000 fr. Après des révisions successives du tarif, qui, en 1835, mirent le droit à 1 fr. 38 cent. pour les cafés les plus habituellement consommés, le revenu monte, en 1836, à 17,290,00 fr. En 1840, il fut de 23,038,000 fr.
  30. Observations sur le droit civil français.
  31. Je ne veux pas dire que le capital de la société française ne grossissait pas sous la monarchie de juillet. Je crois même qu’à aucune époque il ne s’est autant développé ; mais il aurait pu s’accroître bien plus encore.
  32. L’Angleterre a aujourd’hui vingt juges : nous avons, en conseillers et jures de première instance, un personnel de 2,474 magistrats, sans compter le parquet.
  33. Les communistes font de l’humanité un bloc ; Fourier en fait des groupes.