Les Récits d’un soldat/01

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Les Récits d’un soldat
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 94 (p. 134-176).
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RECITS D’UN SOLDAT[1]

UNE ARMEE PRISONNIERE.

Au mois de juillet 1870, j’achevais la troisième année de mes études à l’École centrale des arts et manufactures. C’était le moment où la guerre qui allait être déclarée remplissait Paris de tumulte et de bruit. Dans nos théâtres, tout un peuple fouetté par les excitations d’une partie de la presse écoutait debout, en le couvrant d’applaudissemens frénétiques, le refrain terrible de cette Marseillaise qui devait nous mener à tant de désastres. Des régimens passaient sur les boulevards, accompagnés par les clameurs de milliers d’oisifs qui croyaient qu’on gagnait des batailles avec des cris. La ritournelle de la chanson des Girondins se promenait par les rues, psalmodiée par la voix des gavroches. Cette agitation factice pouvait faire supposer à un observateur inattentif que la grande ville désirait, appelait la guerre; le gouvernement, qui voulait être trompé, s’y trompa.

Un décret appela au service la garde mobile de l’empire, cette même garde mobile que le mauvais vouloir des soldats qui la composaient, ajouté à l’opposition aveugle et tenace de la gauche, semblaient condamner à un éternel repos. En un jour, elle passa du sommeil des cartons à la vie agitée des camps, L’Ecole centrale se hâta de fermer ses portes et d’expédier les diplômes à ceux des concurrens désignés par leur numéro d’ordre. Ingénieur civil depuis quelques heures, j’étais soldat, et faisais partie du bataillon de Passy portant le n° 13.

La garde mobile de la Seine n’était pas encore organisée qu’il était facile déjà de reconnaître le mauvais esprit qui l’animait. Elle poussait l’amour de l’indiscipline jusqu’à l’absurde. Qui ne se rappelle encore ces départs bruyans qui remplissaient la rue Lafayette de voitures de toute sorte conduisant à la gare du chemin de fer de l’Est des bataillons composés d’élémens de toute nature? Quelles attitudes ! quel tapage ! quels cris ! A la vue de ces bandes qui partaient en fiacre après boire, il était aisé de pressentir quel triste exemple elles donneraient.

Mon bataillon partit le 6 août pour le camp de Châlons; ce furent, jusqu’à la gare de La Villette, où i! s’embarqua, les mêmes cris, les mêmes voitures, les mêmes chants. Des voix enrouées chantaient encore à Château-Thierry. Les chefs de gare ne savaient auquel entendre, les hommes d’équipe étaient dans l’ahurissement. A chaque halte nouvelle, c’était une débandade. Les moblots s’envolaient des voitures et couraient aux buvettes, quelques-uns s’y oubliaient. On faisait à ceux d’entre nous qui avaient conservé leur sang-froid des récits lamentables de ce qui s’était passé la veille et les jours précédens. Un certain nombre de ces enfans de Paris avaient exécuté de véritables razzias dans les buffets, où tout avait disparu, la vaisselle après les comestibles; les plus facétieux emportaient les verres et les assiettes, qu’ils jetaient chemin faisant par la portière des wagons : histoire de faire du bruit et de rire un peu. Des courses impétueuses lançaient les officiers zélés à la poursuite des soldats, qui s’égaraient dans les fermes voisines, trouvant drôle de « cueillir çà et là » des lapins et des poules. On se mettait aux fenêtres pour les voir.

A mon arrivée à Châlons, la gare et les salles d’attente, les cours, les hangars, étaient remplis d’écloppés et de blessés couchés par terre, étendus sur des bancs, s’appuyant aux murs. Là étaient les débris vivans des meurtrières rencontres des premiers jours : dragons, zouaves, chasseurs de Vincennes, turcos, soldats de la ligne, hussards, lanciers, tous hâves, silencieux, mornes, traînant ce qui leur restait de souffle. Point de paille, point d’ambulance, point de médecins. Ils attendaient qu’un convoi les prît. Des centaines de wagons encombraient la voie. Il fallait dix manœuvres pour le passage d’un train. Le personnel de la gare ne dormait plus, était sur les dents.

Au moment où nous allions quitter Paris, nous avions eu la nouvelle de ces défaites, sitôt suivies d’irréparables désastres. Maintenant j’avais sous les yeux le témoignage sanglant et mutilé de ces chocs terribles au-devant desquels on avait couru d’un cœur si léger. Mon ardeur n’en était pas diminuée; mais la pitié me prenait à la gorge à la vue de ces malheureux, dont plusieurs attendaient encore un premier pansement. Quoi! tant de misères et si peu de secours !

Le chemin de fer établi pour le service du camp emmena les mobiles au Petit-Mourmoulon, d’où une première étape les conduisit à leur campement, le sac au dos. Pour un garçon qui la veille encore voyageait à Paris en voiture et n’avait fatigué ses pieds que sur l’asphalte du boulevard, la transition était brusque. Ce ne fut donc pas sans un certain sentiment de bonheur que j’aperçus la tente dans laquelle je devais prendre gîte, moi seizième. L’espace n’était pas immense, et quelques vents coulis, qui avaient, quoique au cœur de l’été, des fraîcheurs de novembre, passaient bien par les fentes de la toile et les interstices laissés au ras du sol; mais il y avait de la paille, et, serrés les uns contre les autres, se servant mutuellement de calorifères, les mobiles, la fatigue aidant, dormirent comme des soldats.

Aux premières lueurs du jour, un coup de canon retentit : c’était le réveil. Comme des abeilles sortent des ruches, des milliers de mobiles s’échappaient des tentes en s’étirant. L’un avait le bras endolori, l’autre la jambe engourdie. Le concert des plaintes commença. L’élément comique s’y mêlait à haute dose; quelques-uns s’étonnèrent qu’on les eût réveillés si tôt, d’autres se plaignirent de n’avoir pas de café à la crème. Au nombre de ces conscrits de quelques jours si méticuleux sur la question du comfortable, j’en avais remarqué un qui la veille au soir avait paru surpris de ne point trouver de souper dressé sous la tente. — A quoi songe-t-on? — s’était-il écrié. Les yeux ouverts, sa surprise devint de l’indignation. Le déjeuner n’arrivait pas. — Si c’est comme cela qu’on nous traite, murmura-t-il, que sera-ce en campagne? — Je ne doutais pas que ce ne fût quelque fils de famille, comte ou marquis, tombé du faubourg Saint-Germain en pleine démocratie. Un camarade discrètement interrogé m’apprit que le gentilhomme inconnu s’essayait la veille encore dans l’art utile de tirer le cordon. C’est au reste une remarque que je n’eus pas seul occasion de faire. Les exigences des mobiles de Paris croissaient en raison inverse des positions qu’ils avaient occupées : tous ceux qui avaient eu les carrefours pour résidence et les mansardes pour domicile poussaient les hauts cris. Le menu du soldat leur paraissait insuffisant; les objets de campement ne venaient pas de chez le bon faiseur.

Le spectacle que présentait le camp de Châlons aux clartés du matin ne manquait ni de grandeur, ni de majesté. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, les cônes blancs des tentes se profilaient dans la plaine. Leurs longues lignes disparaissaient dans les ondulations du terrain pour reparaître encore dans les profondeurs de l’horizon. Un grouillement d’hommes animait cette ville mouvante dont un poète de l’antiquité aurait dit qu’elle renfermait le printemps de la grande ville : triste printemps qui avait toutes les lassitudes et la sécheresse de l’hiver avant d’avoir donné la moisson de l’été ! Mais, si le camp avait cette grâce imposante que donnent les grandes lignes, il présentait des inconvéniens qui en diminuaient les charmes pittoresques. Des vents terribles en parcouraient la vaste étendue et nous aveuglaient de tourbillons de poussière ; à la chaleur accablante du jour succédaient les froids pénétrans des nuits. Une rosée abondante et glaciale mouillait les tentes, et, si l’on ne respirait pas au coucher du soleil, le matin on grelottait. — Le gouvernement sait bien ce qu’il fait, disaient les mobiles; nous sommes républicains, il nous tue en détail !

Le premier coup de canon tiré, la vie militaire s’emparait du camp. Les tambours battaient, les clairons sonnaient, et les officiers qui avaient eu cette chance heureuse d’attraper des fusils pour leurs bataillons s’efforçaient d’enseigner à leurs hommes l’exercice qu’ils ne savaient pas. On voyait bon nombre de compagnies où, les fusils à tabatière manquant, on s’exerçait avec des bâtons. Les mobiles qui n’avaient que leur paie vivaient de l’ordinaire du soldat. Quant aux fils de famille, ils se réunissaient au Petit-Mourmoulon, où l’on trouvait un peu de tout, depuis des pâtés de foie gras et du vin de Champagne pour les gourmets jusqu’à des cuvettes pour les délicats.

Je devais une visite au Petit-Mourmoulon ; là régnait le tapage en permanence. Qu’on se figure une longue rue dont les bas côtés offraient une série interminable de cabarets, de guinguettes, d’hôtels garnis, de boutiques louches, de magasins borgnes, de cafés et de restaurans, entre lesquels s’agitait incessamment une cohue de képis et de tuniques, de pantalons rouges et de galons d’or. On y faisait tous les commerces, la traite des montres et l’escompte des lettres de change. Çà et là, on jouait la comédie; dans d’autres coins, on dansait. Ce Petit-Mourmoulon, qui était dans le camp comme une verrue, n’a pas peu contribué à entretenir et à développer l’indiscipline. On y prenait des leçons de dissipation et d’ivrognerie. On s’entretenait encore à l’ombre de ces établissemens interlopes de l’accueil insolent que les bataillons de Paris avaient fait à un maréchal de France. Des âmes de gavroches s’en faisaient un sujet de gloire. Peut-être aurait-il fallu qu’une main de fer pliât ces caractères qu’on avait élevés dans le culte de l’insubordination ; on eut le tort de croire que l’indulgence porterait de meilleurs fruits.

Un cœur un peu bien placé et sur lequel pesait le sang répandu à Reischofen devait être bien vite dégoûté de cette platitude et de ces criailleries. Parmi les jeunes gens que j’avais connus à Paris, et qui faisaient comme moi leur apprentissage du métier des armes, beaucoup ne se gênaient pas pour manifester leurs sentimens d’indignation et souffraient de leur inutilité. L’uniforme que je portais devenait lourd à mes épaules. Sur ces entrefaites, j’entendis parler du 3e zouaves, dont les débris ralliaient le camp de Châlons, Le colonel, M. Alfred Bocher, se trouvait parmi les épaves du plus brave des régimens. Je l’avais connu dans mon enfance, mon parti fut pris sur-le-champ. Il ne s’agissait plus que de découvrir le 3e zouaves et son colonel.

Quiconque n’a pas vu le plateau de Châlons peut croire que la découverte d’un régiment est une chose aisée; mais, pour l’atteindre, il faut avoir la patience d’un voyageur qui poursuit une tribu dans les interminables prairies du Far-West. C’était au moment où le maréchal de Mac-Mahon, plein d’une incommensurable tristesse, rassemblait l’armée qui devait disparaître à Sedan après avoir combattu à Beaumont. Partout des soldats et des tentes partout : un désert peuplé de bataillons. Déjà se formait ce groupe énorme d’isolés qui allait toujours grossissant. Les défaites des jours précédens élargissaient cette plaie des armées en campagne. Ils formaient un camp dans le camp.

Des tentes d’un régiment de ligne, je passais aux tentes d’un bataillon de chasseurs de Vincennes; je tombais d’un escadron de cuirassiers dans un escadron de hussards; je me perdais entre des batteries dont les canons luisaient au soleil. Si je demandais un renseignement, je n’obtenais que des réponses vagues. Enfin, après trois ou quatre jours de marche dans cette solitude animée par le bruit des clairons, j’arrivai au campement du 3e zouaves. Quelques centaines d’hommes y étaient réunis portant la veste an tambour jaune. Quand il avait quitté l’Afrique, le régiment comptait près de trois mille hommes. Le colonel Bocher était là, assis sur un pliant, entouré de trois ou quatre officiers à qui des bottes de paille servaient de sièges. Je me nommai, et présentai ma requête. — Savez-vous bien ce que vous me demandez? dit-il alors; c’est une longue suite de misères, de fatigues, de souffrances. Tous les soldats les connaissent; mais au 3e zouaves ce sont les compagnons de tous les jours. Mon régiment a une réputation dont il est fier, mais qui lui vaut le dangereux honneur d’être toujours le premier au feu. Si vous cédez à une ardeur juvénile, prenez le temps de réfléchir.

Ma résolution était bien arrêtée, le colonel céda. Il me remit une carte avec quelques mots écrits à la hâte par lesquels il m’autorisait à faire partie des compagnies actives sans passer par les lenteurs et les ennuis du dépôt, et me congédia. Peu de jours après, j’étais à Paris, où je n’avais plus qu’à m’enrôler et à m’équiper. C’était plus difficile que je ne pensais. Rien n’avait-été changé pour rendre plus rapides et plus faciles les engagemens. Aucun tailleur de Paris n’a jamais employé ses ciseaux et ses aiguilles à couper et à coudre des vêtemens de zouave. Quant au tailleur officiel du régiment, il habitait Mostaganem; enfin toutes les difficultés vaincues, ma veste sur le dos et ma feuille de route dans la poche, le 28 août, en qualité de zouave de deuxième classe au 3e régiment, je partis pour Rethel avec un billet qui ne me garantissait le voyage que jusqu’à Reims. Je n’avais d’ailleurs ni fusil, ni cartouches. Tout mon bagage se composait d’un tartan qui renfermait deux chemises de flanelle, trois ou quatre paires de chaussettes de laine et quelques mouchoirs. Ma fortune était cachée dans une ceinture, où, en cherchant bien, on eût trouvé un assez bon nombre de pièces d’or.

A la station de Reims, où l’on n’attendait pas encore le roi Guillaume, tous mes compagnons de route descendirent. Un officier d’artillerie, qui semblait avoir fait cent lieues à travers champs, monta, étendit ses jambes crottées sur les coussins, soupira, se retourna, et se mit à ronfler comme une batterie. Vers deux heures du matin, le convoi s’arrêta à Rethel. Il ne s’agissait plus maintenant que de découvrir le 3e zouaves. Il pleuvait beaucoup, et la ville était encore dans l’épouvante d’une visite qu’elle avait reçue la veille. Quatre uhlans avaient pris Rethel ; mais, trop peu nombreux pour garder cette sous-préfecture, ils étaient repartis comme ils étaient arrivés, lentement, au pas. Tout en discutant les chances du retour des quatre uhlans avec l’aubergiste qui m’avait accordé l’hospitalité d’une chambre et d’un lit, j’appris que le 3e zouaves était parti depuis trois jours. Personne ne savait où il était allé. Je voulais à la fois des renseignemens et un fusil. La matinée s’écoula en recherches vaines. Point d’armes à me fournir, aucune information non plus. Sûr enfin que le chemin de fer ne marchait plus, et bien décidé à rejoindre mon régiment, j’obtins d’un loueur une voiture avec laquelle il s’engageait à me faire conduire à Mézières.

Nous n’avions pas fait un demi-kilomètre sur la route de Mézières, que déjà nous rencontrions des groupes de paysans marchant d’un air effaré. Quelques-uns tournaient la tête en pressant le pas. Leur nombre augmentait à mesure que la voiture avançait. Bientôt la route se trouva presque encombrée par les malheureux qui poussaient devant eux leur bétail, et fuyaient en escortant de longues files de charrettes sur lesquelles ils avaient entassé des ustensiles, quelques provisions et leurs meubles les plus précieux. Les femmes et les enfans, assis sur la paille et le foin, pleuraient et se lamentaient. Je pensai alors aux chants qui avaient salué la nouvelle de la déclaration de guerre, à l’enthousiasme nerveux de Paris, à cette fièvre des premiers jours. J’étais non plus à l’Opéra, mais au milieu de campagnes désolées que leurs habitans abandonnaient. La ruine et l’incendie les balayaient comme un troupeau. L’un de ces fugitifs, que je questionnai au passage, me répondit que les Prussiens arrivaient en grand nombre : ils avaient coupé la route entre Mézières et Rethel, et me conseilla de rebrousser chemin. Cela dit, il reprit sa course.

De sourdes et lointaines détonations prêtaient une éloquence plus sérieuse au discours du paysan : c’était la voix grave du canon qui tonnait dans la direction de Vou4ers. Je ne l’avais jamais entendue qu’à Paris pendant les réjouissances des fêtes officielles. Elle empruntait au silence des campagnes et au spectacle de cette route où fuyait une foule en désordre un accent formidable qui faisait passer un frisson dans mes veines. Plus tard je devais me familiariser avec ce bruit. Une ferme brûlait aux environs, et l’on n’avait besoin que de se dresser un peu pour apercevoir derrière les haies les coureurs français et prussiens qui échangeaient des coups de fusil.

A six heures du soir, la voiture atteignit les portes de Mézières. Mon premier soin fut de me rendre à la place où je voulais, comme à Rethel, obtenir tout à la fois un fusil et des renseignemens sur le 3e zouaves; mais le désordre et le trouble que j’avais déjà remarqués à Rethel n’étaient pas moindres à Mézières. Un employé près duquel je parvins à me glisser après de longs efforts me jura sur ses dossiers que personne dans l’administration ne savait où pouvait camper dans ce moment le régiment que je cherchais. Il n’y avait plus qu’à trancher la question du fusil. Mon insistance parut étonner beaucoup l’honnête bureaucrate. Prenant alors un air doux : — Je comprends votre empressement à servir votre pays, reprit-il, c’est pourquoi je vous engage à partir pour Lille.

— Pour Lille! pour Lille en Flandres?

— Oui, monsieur, Lille, département du Nord, où l’on forme un régiment qui sera composé d’élémens divers très bien choisis. Vous y serez admis d’emblée, et là certainement vous trouverez enfin ce fusil qu’on n’a pu vous procurer ni à Rethel, ni à Mézières. D’ailleurs il y a des ordres. — L’entretien était fini; la voix de l’autorité venait de se faire entendre. Pour un volontaire qui avait rêvé de se trouver en face des Prussiens quelques heures après son départ de Paris, elle n’était ni douce, ni consolante. Au lieu de la bataille, le dépôt! L’oreille basse, je poussai devant moi tristement à travers les rues. Des militaires portant tous les uniformes les encombraient, allant et venant, sortant du cabaret pour entrer chez les marchands de vin. Il y avait comme du désenchantement dans l’air.

A la nuit tombante, un passant m’indiqua la rue que désignait mon billet de logement, et je ne tardai pas à frapper à la modeste porte de la maison où je devais passer la nuit. Une servante, sa chandelle à la main, me conduisit dans une espèce de galetas dont un vieux lit mal équilibré occupait tout le plancher. Ce n’était pas l’heure de faire des réflexions. La fatigue du reste avait la parole, et non plus la délicatesse. Cinq minutes après je dormais tout habillé.

Vers deux heures du matin cependant, une tempête de fanfares éclata. Je sautai sur mes pieds et courus vers le palier. Une servante qui regardait par une lucarne se retourna. — C’est le prince impérial qu’on éveille, me dit-elle. — Les trompettes sonnaient partout le boute-selle pour un départ qui ne devait point avoir de retour. Des cavaliers passaient au galop dans la rue; les escadrons se rangeaient en ordre de marche; un cliquetis d’armes s’éleva mêlé au roulement lointain d’une voiture, puis tout s’éteignit : l’héritier d’un empire s’en allait vers l’abîme!

Le train qui devait partir à six heures de la station de Charleville n’était pas encore formé au moment où j’arrivai, La gare était remplie de soldats fiévreux et fourbus où l’on comptait non moins de traînards que de malades, et que l’administration aux abois versait dans les dépôts du Nord et les divers hôpitaux qui pouvaient disposer de quelques lits encore. Les wagons ne furent pleins qu’à neuf heures. On y entassait les débris de vingt régimens. A neuf heures et demie, la locomotive s’ébranla lourdement. On voyait çà et là des grappes de pantalons garance sur les plates-formes et les marchepieds, ceux-ci debout, ceux-là couchés. De temps à autres, des convois chargés de soldats, de canons et de chevaux saluaient au passage le convoi qui s’éloignait de Mézières. C’était l’armée du général Vinoy, qui allait appuyer l’armée du maréchal Mac-Mahon, et qui devait presque aussitôt battre en retraite et s’enfermer dans Paris. Un de ces convois s’arrêta à la station de Harrison vers deux heures en même temps que celui sur lequel j’étais monté. On causa de wagon à wagon entre cavaliers et fantassins; c’est ainsi que j’appris qu’un détachement du 3e zouaves venait de prendre place dans un train montant, et ne devait pas tarder à passer. Je résolus d’attendre l’arrivée de mes camarades inconnus.

Au bout de quatre heures, le détachement du 3e zouaves parut enfin. D’un bond je m’élançai auprès du lieutenant qui le commandait. — Monsieur? lui dis-je.

— On m’appelle mon lieutenant, répliqua l’officier d’un ton sec; puis me regardant le sourcil déjà froncé : — Que voulez-vous? et surtout soyez bref.

Je lui exposai ma demande en termes nets et précis. — Montez! dit le lieutenant.

Je pris subitement place dans un wagon où quinze zouaves allongeaient leurs guêtres. Des regards curieux se dirigèrent vers le nouveau-venu, qui mêlait tout à coup sa jeune barbiche au rassemblement farouche de ces moustaches rouges et noires. L’instant était critique : il y avait là un écueil à franchir. Une magnifique pipe que je tirai et que j’offris tour à tour à chacun me gagna le cœur de mes compagnons de route. En sigue d’adoption, ils me tutoyèrent spontanément. Vers dix heures du soir, le train s’arrêta à Charleville : le détachement des zouaves quitta les wagons, et vint camper sur une promenade au-dessus de la station. L’influence de la pipe dont le tuyau d’ambre sortait de ma poche me permit l’entrée d’une tente où l’hospitalité la plus cordiale m’accueillit sur un pan de gazon. Mon tartan, que je n’avais pas quitté depuis mon départ de Paris, me servit de matelas et de couverture, et je m’endormis entre camarades. Lorsque par hasard j’entrouvrais les yeux, et qu’à la lueur pâle de quelques tisons brûlant çà et là j’apercevais ce pêle-mêle de jambes enfouies dans d’immenses culottes, et de tètes cachées à demi sous le fez rouge, des rires silencieux me prenaient. Je fus réveillé par la rosée qui transperçait mes vêtemens et me glaçait. Les zouaves, qui, dans des attitudes diverses, ronflaient sous la tente, secouèrent leurs oreilles comme des chiens qui viennent de recevoir une ondée, et, sifflant des airs bizarres mêlés de couplets saugrenus, se mirent en devoir de plier les tentes et de faire les sacs pour être prêts à partir au premier signal. Je m’employai avec eux tant bien que mal.

A sept heures et demie, un train prit le détachement, et la locomotive courut sur la voie qui aboutissait à Sedan. Ici le verbe courir doit se prendre dans le sens le plus modeste. Le convoi marchait, parfois même il se traînait. D’une main, le mécanicien, debout sur sa machine, serrait le frein; du regard, il sondait l’horizon. On ne savait pas au juste où étaient les Prussiens, et à toute minute on craignait de trouver la voie coupée. Tout à côté des rails, en contrebas, filait une route sur laquelle passaient en toute hâte des familles de paysans chassées par la peur et le désespoir. Des femmes qui pleuraient portaient des petits enfans. Ces malheureux pressaient la fuite de quelques bestiaux. On entendait le grincement des charrettes toutes chargées de ce qu’ils avaient pu sauver. Des détonations roulaient dans la campagne. On voyait çà et là au-dessus des haies des panaches de fumée blanche; toutes les têtes étaient aux portières. Le convoi allait au-devant de la bataille. Un mélange d’angoisse et d’impatience m’agitait. En ce moment, un zouave parut sur le marchepied, et avertit ses camarades de la part du lieutenant qu’ils devaient se tenir prêts à tirer. En un clin d’œil, tous les chassepots furent chargés et armés. Le wagon s’en trouva hérissé, et la locomotive prit une allure plus rapide. On n’apercevait au loin que quelques groupes noirs ondulant dans la plaine. Des yeux perçans croyaient y reconnaître le casque à pointe des Prussiens. Tout à coup un obus parti d’un point invisible s’enfonça dans le remblai du chemin de fer; un autre, qui le suivait, écorna l’angle d’un wagon. Le convoi en fut quitte pour la secousse. Les zouaves répondirent à cette agression par quelques coups de fusil tirés dans la direction des masses noires qu’on voyait au loin.

Une heure après, le convoi était en vue de Sedan, et s’arrêtait bientôt à la gare, qui est située à 1 kilomètre à peu près du corps de place. Déjà les bataillons prussiens couronnaient certaines hauteurs voisines. Les promenades qui m’avaient fatigué à Mézières et à Rethel m’attendaient à Sedan. J’avais à peine fait quelques pas dans la ville, qu’un fourrier de zouaves m’engagea, ainsi que plusieurs de mes camarades, à retourner à la gare, où des caisses de fusils étaient arrivées, disait-il. Je m’y rendis en courant. A la gare, point de caisses et point de fusils, mais des amas de pains et des monceaux de sacs remplis de biscuits. Je regardai le fourrier. — Vous n’y comprenez rien, n’est-ce pas? me dit-il en riant : ne me fallait-il pas des hommes de bonne volonté pour enlever ces provisions? M’auriez-vous suivi, si je ne vous avais pas promis des armes?

Il n’y avait rien à répliquer à ce raisonnement. Ployant bientôt sous le poids du sac et portant un pain sous chaque bras, je repris le chemin de Sedan, où mon détachement avait ordre d’attendre sur la place Stanislas. Un ordre vint en effet qui le fit retourner à la porte de Paris, par laquelle il était entré. Une rumeur effroyable remplissait la ville. Des aides-de-camp circulaient, des estafettes passaient portant des dépêches, des groupes se formaient au coin des rues; un homme vint criant qu’on avait remporté une grande victoire. Quelques incrédules hochèrent la tête. Une canonnade furieuse ne cessait pas de retentir dans la direction nord-est de Sedan. On avait le sentiment qu’une partie formidable se jouait de ce côté-là. Toutes les oreilles étaient tendues, tous les cœurs oppressés. Brusquement un sergent me tira de mon repos, et, faisant l’appel des hommes qui n’étaient pas armés, me conduisit avec quelques-uns de mes camarades à la citadelle, où enfin on nous distribua des fusils. Le commandant de place, qui assistait à cette distribution, fit aux zouaves réunis en cercle une courte allocution pour les engager à s’en bravement servir, et au pas gymnastique le sergent nous ramena à la porte de Paris, où l’on se disposait à recevoir une attaque. Des bourgeois effarés allaient et venaient. Il y avait de grands silences interrompus par de sourdes détonations. Un cortège portait un uhlan à moitié mort couché sur deux fusils. De ces êtres abrutis et vils comme il s’en trouve dans toutes les foules se ruèrent autour de la civière en criant et vociférant. Le visage pâle du blessé ne remua, pas ; peut-être n’entendait-il plus ces insultes. Sur sa poitrine ensanglantée, et que laissait voir sa chemise entr’ ouverte, pendait une plaque de cuir dont la vue m’intrigua beaucoup. Était-ce, comme quelques-uns le supposaient, une espèce de cuirasse destinée à protéger les soldats du roi Guillaume contre les balles des fusils français ? Était-ce plus simplement une sorte d’étiquette solide sur laquelle était inscrit le numéro matricule du combattant, avec ceux du régiment, du bataillon et de la compagnie, et qui devait le faire reconnaître en cas de mort ?

Le bruit du canon qui grondait toujours ne me permit pas d’approfondir plus longtemps cette question. Un sergent disposait nos hommes le long du mur d’enceinte, de cinq mètres en cinq mètres, en nous recommandant de ne pas tirer sans voir et sans bien viser. Il était à peu près six heures du soir quand je pris possession du poste qui m’avait été assigné. On nous avait prévenus que nous serions relevés à minuit: c’était une faction de six heures pour mes débuts ; mais j’avais un bon chassepot à la main, tout battant neuf, et je n’aurais pas troqué mon coin où soufflait la bise contre un fauteuil d’orchestre à l’Opéra. Mes camarades et moi, nous étions tous couchés sur le rempart dans l’herbe et la rosée, observant un silence profond et l’œil au guet. Mon attention était quelquefois distraite par des mouvemens qui se faisaient autour de nous. Deux compagnies de lignards firent abaisser le pont-levis, et filèrent, l’arme sur l’épaule, vers la gare du chemin de fer, où elles allaient prendre une grand’ garde. On entendait leurs pas dans l’ombre, et leur masse noire s’effaçait lentement dans une sorte d’ondulation cadencée.

Le froid pénétrant de la nuit se faisait sentir. Mes vêtemens de laine et mon capuchon lui-même s’imbibaient de rosée ; des frissons me couraient sur la peau. Dix heures sonnèrent, puis onze. Rien ne bougeait dans la plaine. Mes yeux se fatiguaient à regarder la nuit. Je me serais peut-être endormi sans le froid glacial qui du bout de mes pieds trempés dans l’eau montait jusqu’à mes épaules. À droite et à gauche, les corps inertes de mes compagnons de garde s’allongeaient pesamment dans le gazon terne et détrempé. De temps à autre, des monosyllabes rudes sortaient de leurs lèvres, puis tout rentrait dans le silence. Minuit arriva ; toutes les oreilles en comptèrent les douze coups. Mon enthousiasme s’était adouci. Plusieurs d’entre nous tournèrent la tête du côté par lequel nous étions venus. Rien n’y parut. Quand la demie tinta : — A présent, murmura l’un de mes voisins que l’expérience avait rendu sceptique, ce sera comme ça jusqu’à demain.

Il ne se trompait pas. A six heures du matin, nous étions encore immobiles aux mêmes places. Pour secouer la somnolence qui faisait parfois tomber nos paupières alourdies, nous avions la distraction de quelques alertes. Ainsi par exemple, vers une heure, des mobiles campés dans notre voisinage, entendant marcher, sautèrent sur leurs faisceaux, crièrent aux armes à tue-tête, et commencèrent un feu violent. Les officiers exaspérés couraient partout en criant : Ne tirez pas! ne tirez pas! mais les fusils partaient toujours. Ce beau tapage dura cinq minutes. Il s’agissait tout simplement d’une compagnie de ligne qui rentrait après une reconnaissance. Un malheureux caporal fut victime de cette fausse alerte.

Il y eut encore deux ou trois alertes semblables. La dernière me laissa sans émotion. Vers quatre heures et demie du matin, aux premières lueurs du jour, partit un coup de canon tiré des remparts de Sedan. Ce premier coup de canon marquait le commencement d’une journée qui devait compter parmi les plus irréparables désastres. Bientôt des décharges violentes suivirent cette première détonation. Je regardais, dans l’ombre qui s’éclairait, les rayons rouges de ces coups de feu retentissans. Déjà mon oreille était faite à ce bruit terrible. Appuyé sur le coude, j’en écoutais le grondement, qui ne cessait plus et redoublait d’intensité en se rapprochant. La bataille faisait rage. Cette fois j’y avais ma place marquée d’avance. Vers six heures, on vint relever le détachement qui avait passé la nuit sur le rempart. — C’est le moment de casser une croûte, me dit le sergent, dépêche-toi ; tout à l’heure il va faire chaud.

Je ne me le fis pas dire deux fois, et, prenant ma course du côté de la ville, tout en cherchant une auberge, j’aperçus dans le Café de la comédie, sur la place Stanislas, six officiers supérieurs qui jouaient au billard. Ils faisaient des carambolages, et semblaient s’amuser beaucoup, tandis que des boulets prussiens frappaient les murailles voisines. J’avais avalé je ne sais quoi, je ne sais où, en quatre minutes, et retournai, toujours courant, à la porte de Paris, où tout de suite je fus mis de garde avec un autre zouave en dehors du pont-levis. Mon lieutenant, — je ne l’appelais plus monsieur, — nous avait donné pour consigne d’empêcher tout individu de passer le pont et même de se présenter de l’autre côté du fossé. Le bombardement de la ville venait de commencer : les obus sifflaient et tombaient çà et là avec ce bruit strident qu’on n’oublie jamais. C’était la première fois que je voyais le feu, je n’étais pas complètement rassuré. Mon cœur battait à coups profonds, et malgré moi je serrais la batterie de mon chassepot tout armé d’une main nerveuse. Ceux qui jurent qu’aucune émotion ne les a effleurés dans un tel moment me laissent des doutes sur leur franchise. Peut-être ont-ils plus d’orgueil que de sincérité; peut-être aussi ont-ils cet avantage d’être pétris d’un limon particulier. Quant à moi, sans que la pensée de déserter mon poste me vînt un instant à l’esprit, j’étais en proie à des sensations indéfinissables et complexes où l’inquiétude et la curiosité avaient une égale part.

Les obus broyaient la pierre des murailles, ou fouettaient l’eau des fossés. Les éclats volaient partout. Une pièce de canon placée sur le rempart, un peu à gauche de la porte, répondait aux batteries prussiennes avec une rapidité et une précision qui attirèrent bientôt leur attention de son côté. Une grêle de projectiles mit hors de service quelques artilleurs. Il était clair que les ennemis s’appliquaient à en éteindre le feu. Ils y réussirent bientôt sans mérite aucun. Le pauvre canon se tut de lui-même faute de munitions. L’un des artilleurs qui restaient debout jeta son écouvillon avec rage; un autre se croisa les bras sur la poitrine, quelques-uns se retirèrent lentement, poursuivis par les obus.

Pendant ce duel inégal, j’allais et venais devant mon pont-levis. Les obus et les boulets, qui tout à l’heure arrivaient seuls, étaient maintenant accompagnés d’une pluie de balles qui s’aplatissaient en auréole contre les murailles, ou ricochaient sur le fer des garde-fous avec un pétillement qui agaçait mes oreilles. Nous étions, mon camarade et moi, en sentinelle sur le bord du fossé, comme des cibles vivantes contre lesquelles des Bavarois qui venaient de s’emparer de la gare exerçaient leur adresse. Ils y mettaient une grande activité. Jusqu’alors leur précipitation même nous avait préservés; mais l’un d’eux ne pouvait-il pas rectifier son tir, et atteindre enfin le point de mire offert à leurs coups? Nous n’échangions pas un mot, nos regards parlaient pour nous. Deux ou trots jets de poussière arrachés par des balles à la crête du fossé avaient déjà volé sur mes jambières, lorsque le lieutenant, tout en laissant le pont-levis abaissé, nous fit rentrer sous la voûte à laquelle il donnait accès, et qui s’enfonçait sous le rempart. Un soupir d’allégement, je l’avoue, souleva ma poitrine.

Cela fait, il demanda trente hommes de bonne volonté pour occuper les créneaux au-delà du pont-levis. En ce moment, la route par laquelle il fallait nécessairement passer était balayée par une pluie d’obus et de balles qui en labouraient le sol et les abords. Cinquante zouaves se présentèrent, et les trente premiers s’élancèrent au pas de course. Retenu sous la voûte par la consigne, je les regardai partir. J’avais le cœur serré : il me semblait qu’aucun d’eux ne pourrait traverser cet ouragan de fer et de plomb; mais déjà leur course furieuse les avait portés aux créneaux. Deux ou trois gisaient par terre; un autre se débattait dans le fossé. A peine accroupis à leur poste d’observation, ils rendaient balle pour balle. On tirait aussi de dessus les remparts, où des compagnies de mobiles étaient alignées; malheureusement tous les coups, dans la précipitation du feu, ne portaient pas sur les Prussiens. Quelques-uns frappaient autour des créneaux; un zouave atteint entre les épaules resta sur place. La fusillade ne faisait plus qu’un long roulement étouffé par les décharges de l’artillerie. Le lieutenant fit sonner la retraite. Il fallait de nouveau passer le pont-levis, où le tourbillon des projectiles s’abattait. Un élan ramena les volontaires qui avaient si bravement fait leur devoir; mais leur groupe vaillant paya sa dîme à la mort. J’en vis tomber trois encore, et le reste disparut sous la voûte : ma gorge était prise comme dans un étau.

Mon tour de servir était venu. Sur un signe du lieutenant, et à l’instant même où les derniers zouaves passaient sur le tablier du pont-levis, je m’élançai avec cinq ou six camarades complètement en dehors et me suspendis aux chaînes du pont qu’il s’agissait de relever. Les Prussiens, qui n’étaient plus tenus en respect, se précipitèrent du côté des palissades, et firent un feu d’enfer. Je ne voyais plus. Autour de cette grappe d’hommes qui pesaient de toutes leurs forces sur les deux chaînes, les balles traçaient un cercle en s’aplatissant contre le mur. Il me semblait que huit ou dix allaient me traverser le corps. Elles ricochaient partout; le choc contre la pierre et le fer ne s’en détachait pas en coups isolés, mais faisait un bruissement continuel. Je m’étonnais de la pesanteur du pont, bien que j’eusse mis à l’épreuve la solidité de mes muscles, et de la lenteur maladroite des chaînes à glisser dans leurs rainures, et cependant cette opération qui me paraissait interminable ne dura pas plus de quinze secondes. Quand les balles trouèrent le lourd bouclier qui fermait la voûte, je me secouai : je n’avais pas une égratignure. Aucun de mes camarades non plus n’avait été touché. — C’est la chance, — murmura un caporal qui s’essuyait le front.

Un de mes voisins me tapa sur l’épaule, et m’engagea à le suivre sur le rempart. — Tu comprends, me dit-il, qu’il n’y a plus rien à faire ici; là-haut, nous verrons tout : ce doit être drôle.

Cette dernière observation me décida. On avait bien là-haut, comme disait le zouave, l’inconvénient des obus qui tombaient çà et là; mais on pouvait aisément se défiler des balles. Je m’étendis sur l’herbe, et me mis à fumer quelques cigarettes, tout en ne perdant aucun détail du spectacle que j’avais sous les yeux. Des nuages de fumée montaient dans l’air : des fermes brûlaient; on distinguait des ondulations noires parmi les champs. Çà et là, des hommes isolés couraient. Des masses profondes s’avançaient au loin. — Ça, c’est l’infanterie, me dit mon voisin, qui savourait ma pipe... Ces gueux-là en ont des tas. — Il s’interrompit pour m’emprunter une pincée de tabac, et, allongeant le bras dans la direction d’un hameau : — Cette poussière qui roule tout là-bas, c’est des uhlans... Plus on en tue, plus il y en a.

J’étais sur mon rempart comme dans une stalle d’orchestre; mais les drames militaires que j’avais vus au théâtre ne m’avaient donné qu’une médiocre idée du spectacle terrible dont les scènes se déroulaient sous mes yeux : je ne comptais plus les cadavres épars dans les champs. Quelque chose qui se passait à ma gauche me fit tout à coup me relever à demi. Sur un plateau qui s’étend au-dessus de Sedan, et qui fait face à la Belgique, un régiment de cuirassiers lancé au galop exécutait une charge. Les rayons du soleil frappaient leur masse éclatante. Les cuirasses semblaient en flammes : c’était comme une nappe d’éclairs qui courait. On voyait leurs sabres étinceler parmi les casques. L’avalanche des escadrons tombait sur les lignes noires de l’infanterie bavaroise, lorsque les batteries prussiennes aperçurent nos cuirassiers. Soudain le vol des obus qui battait le rempart passa avec un bruit strident au-dessus de nos têtes, et tourbillonna sur le plateau. Je vis des rangs s’ouvrir et des chevaux tomber. Je sentais mon cœur battre à m’étouffer. Il arrive souvent que les émotions n’atteignent pas au niveau de ce qu’on espérait ou redoutait; mais au milieu de ce bruit formidable, en présence de ces fourmilières d’hommes qui marchaient dans le sang, celles qui m’agitaient dépassaient en violence tout ce que j’avais pu supposer.

Pendant toute la matinée, on avait cru dans Sedan que nous étions vainqueurs; c’était moins cependant une croyance qu’un espoir. Quelques officiers essayèrent même de relever le moral des soldats par des récits fantastiques. — Courage, mes enfans, disaient-ils, Bazaine arrive! Hélas! ce ne fut point Bazaine, mais un nouveau Blücher avec 100,000 hommes encore. Vers midi, le bruit se répandit parmi les groupes que l’armée prussienne, augmentée subitement d’un gros renfort de troupes fraîches, avait pris l’offensive, et que les nôtres, fatigués d’une lutte inégale, battaient en retraite. A deux heures à peu près, la débandade commença. Du sommet du rempart, où j’étais toujours placé avec les autres zouaves de mon détachement, j’assistais à cette retraite, qui prenait de minute en minute l’aspect d’une déroute. Les régimens que j’apercevais au loin flottaient indécis. Les rangs étaient confondus; plus d’ordre. Dans cette foule, les projectiles faisaient des trouées. Des bataillons s’effondraient ou s’émiettaient. Je ne perdais pas l’occasion de faire le coup de feu. Nous tirions à volonté, et nous ménagions nos cartouches. Je me sentais pris de rage à la vue des Prussiens, dont les casques pointus s’avançaient de toutes parts. Il en tombait quelques-uns; mais la masse de leurs tirailleurs affluait toujours. De singulières idées vous traversent l’esprit en ces momens-là. Tout en chargeant et déchargeant mon chassepot avec la sage lenteur d’un homme qui a beaucoup chassé, je me rappelai ces grandes battues de lièvres auxquelles j’avais assisté dans le pays de Bade pendant la saison d’automne. J’y prenais un plaisir extrême; je ne me doutais pas qu’un jour viendrait où ces mêmes coups que j’envoyais à d’innocentes bêtes, je les dirigerais contre des hommes.

Je voyais mes voisins relever la tête par un mouvement vif après chaque coup, et regarder au loin pour voir s’il avait porté. Parfois un rire éclatant témoignait de leur contentement, un juron de leur déconvenue. De malheureux blessés se traînaient le long des haies, usant ce qui leur restait de force pour chercher un abri. Des soldats tombaient lourdement comme des masses, les bras en avant, et ne remuaient plus; d’autres pirouettaient sur eux-mêmes, ou bondissaient comme des chevreuils surpris dans leur course et se débattaient dans l’herbe. Je pus remarquer l’effroyable dose de férocité qui se réveille dans le cœur de l’homme quand il a une arme dans les mains. On a soif de sang humain; on ne pense plus qu’à tuer. Cette férocité qui précipite l’attaque n’a d’égale que la peur qui précipite la fuite. — Ça mord, dit à côté de moi un zouave.

Je me demandais ce que pouvait signifier ce verbe, quand j’aperçus un soldat prussien qui, rampant le long d’un talus, cherchait à gagner la palissade que nous venions d’abandonner. De temps en temps il épaulait et tirait. J’attendis un passage où l’ondulation du terrain le forçait à se mettre à découvert. Au moment où il s’y engageait, je fis feu. Il lâcha son fusil et roula dans le creux. — Tu as mordu, me dit le zouave.

J’éprouvai un frémissement profond dans tout mon être; mais l’affaire était trop chaude pour me permettre d’analyser mes sensations. Les projectiles ne cessaient pas d’égratigner la crête du rempart contre lequel nous étions couchés. Il y avait à ma gauche un engagé volontaire qui avait voulu, comme moi, faire partie du 3e zouaves. Je l’avais rencontré dans le wagon pris à Harrison. Le premier obus qui éclata dans son voisinage ne lui fit pas cligner les yeux. Un moment vint où il manqua de cartouches. Un caporal, qui en avait une provision, lui en jeta un paquet : mon jeune voisin se leva sur les genoux pour le ramasser. Sa tête dépassa un instant le niveau du parapet. Je vis tout à coup son visage tomber sur sa main, qui devint rouge : une balle lui était entrée par la nuque et sortie par la bouche; je m’élançai vers lui. — Il est mordu, reprit mon vieux voisin.

J’avais le cœur un peu lourd. Un mouvement machinal m’avait fait allonger les doigts vers le paquet de cartouches qu’un filet de sang gagnait. J’en mis une partie sur l’herbe autour de moi, et le reste dans mes larges poches. — Tu n’as donc pas de ceinturon? me dit l’homme qui conjuguait si bien le verbe mordre. Et sur ma réponse négative : — Quelle brute! fit-il en haussant les épaules, — Débouclant alors le ceinturon du pauvre mort, froidement il l’ajusta autour de ma taille. Nous continuions à tirailler. — Trente hommes de bonne volonté! cria tout à coup notre lieutenant.

Je fus sur pied aussitôt. La plupart de mes camarades étaient debout. — Il s’agit de retourner aux créneaux et vivement! cria le lieutenant. — Nous partîmes tous en courant. Déjà les chaînes du pont-levis s’abaissaient. Notre élan fut si rapide, que plusieurs d’entre nous se trouvèrent sur le tablier, suspendus dans le vide, avant qu’il eût touché le bord opposé. Arrivés-là, un bond nous porta vers les créneaux. Les Prussiens, embusqués de l’autre côté, nous envoyaient des décharges terribles presque à bout portant. On a la fièvre dans ces momens-là, et la bouche d’un canon ne vous ferait pas peur; mais quelle ne fut pas ma stupéfaction d’apercevoir en arrivant à mon poste que le revers du créneau était habité ! Devant moi soufflait un visage rouge que coupait en deux une longue paire de moustaches hérissées. Un casque luisait au sommet de ce visage qui grimaçait. Deux canons de fusil s’abattirent dans l’ouverture du créneau presque en même temps, l’un menaçant l’autre; mais le mien partit le premier. J’entendis un cri étouffé, et le visage rouge disparut. Je ne me risquai pas à regarder de l’autre côté. Les mobiles rangés le long du rempart tiraient toujours, et quelques-unes de leurs balles arrivaient dans le clos où nous restions accroupis; mais les Prussiens nous donnaient trop de besogne pour qu’aucun de nous eût le temps de s’occuper de ce qui se passait derrière lui.

Une violente détonation cependant me fit tourner la tête : c’était le canon dont un premier coup avait attiré l’attention des batteries prussiennes qui envoyait des paquets de mitraille aux maisons voisines pour en déloger les Bavarois. Des cartouches de chassepot lui avaient fourni la poudre et les balles. A la première décharge, les soldats à la veste bleue ou couverts de la lourde capote grise sautèrent comme des rats surpris par une explosion dans leur grenier. Les plus agiles bondissaient par-dessus les murs et les enclos; les plus fins ou les plus timides rampaient çà et là, profitant du moindre pan de muraille, des plis du terrain, des obstacles épars sur la route, pour dissimuler leur présence. D’autres, qui ne voulaient pas reculer, se faisaient un abri de quelque bout de haie ou d’une borne jetée à l’angle d’une maison, et continuaient à tirailler. Prussiens et Français, nous étions tous en embuscade. Je n’avais qu’un petit nombre de cartouches, et je les ménageais. Mes camarades et moi, nous n’échangions que de rares monosyllabes. Les yeux, les oreilles, les pensées, l’âme et le cœur, tout appartenait à la bataille. On voulait tuer, tuer encore, toujours tuer. Du bout du fusil, on cherchait sa proie; on avait des joies subites et des sourires nerveux quand un corps tombait et augmentait la ceinture de cadavres qui bordait la palissade. On m’avait parlé de la fièvre épouvantable que donne la chasse à l’homme : j’en avais l’abominable feu dans les veines.

On ne savait rien de la bataille, dont les bruits retentissaient depuis le matin. Un horizon de fumée nous entourait; mais on comprenait, à la violence des détonations, qu’elle se rapprochait de plus en plus. Nous sentions vaguement que l’armée allait être prise dans Sedan. Elle s’y engouffrait lentement. Autour des remparts, des tourbillons d’hommes s’agitaient pêle-mêle, les cavaliers avec les fantassins. Tout à coup la nouvelle qu’un armistice de vingt-quatre heures venait d’être signé circula avec la rapidité de l’étincelle électrique. Presque aussitôt le drapeau blanc fut arboré sur le rempart. — Voilà le chiffon ! me dit un zouave d’Afrique en me poussant du coude. — Tous, nous nous mîmes à le regarder d’un air d’hébétement. A la furie de la bataille succédait une sorte d’anéantissement. J’essuyai machinalement mon fusil, dont la culasse était noire de poudre, et dont le canon fumait. Mes camarades grondaient entre eux : — Et l’homme aux graines d’épinard de ce matin, où donc est-il? En voilà des généraux qui ne valent pas un caporal! murmura l’un d’eux.

Je me rappelai en effet que dans la matinée un officier supérieur, général ou colonel, je ne sais lequel, qui commandait à la porte de Paris, était passé dans nos rangs, et, relevant la tête d’un air d’importance, prenant une pose fastueuse : — Mes enfans, avait-il dit, vous êtes les zouaves d’Afrique; je m’engage à vous faire passer sur le ventre des Prussiens et à vous ramener à Paris ! — Nous n’avions plus à passer sur le ventre de personne, et de soldats nous allions devenir prisonniers.

Les batteries prussiennes continuaient à tirer, tandis que le drapeau blanc continuait à flotter. Mon pauvre détachement, diminué de quelques hommes, descendit le rempart et s’engagea dans la rue de Paris, où, réuni à d’autres compagnies, il forma une haie d’honneur. Les obus éclataient çà et là, faisant voler le plâtre et les briques. Nous avions l’arme au pied. Les plus vieux hochaient la tête. On ne leur avait rien dit, et ils avaient la certitude que c’était fini. Aucun de nous ne savait ce que nous faisions là. Que nous importait du reste? Le vol des obus qui ricochaient sur les pavés ou égratignaient au passage la façade des maisons nous laissait indifférens. Des officiers, des aides-de-camp montaient et descendaient la rue. L’un d’eux se dirigea vers le rempart, et fit appeler le portier-consigne, qui requit une corvée de quelques hommes. — Bien sûr on attend un parlementaire ! me dit mon voisin. — Mes regards se portèrent vers la voûte que j’avais si souvent traversée, et où l’on distinguait sur la pierre noire la trace blanche des balles.

Le pont-levis abaissé, les barrières ouvertes, un colonel bavarois accompagné d’un trompette traversa nos rangs. Des officiers français lui faisaient escorte. Tous les yeux le suivaient; il portait le casque et la grande capote grise. C’était un homme grand, maigre et blond. Ses yeux pâles, couleur de faïence, clignotaient sous ses lunettes d’or en nous regardant. Un trompette, qui le suivait d’un pas méthodique, avait une longue figure blafarde sur laquelle deux énormes favoris rouges traçaient un arc de cercle. Il portait une sorte de bonnet à poil et l’uniforme rouge des hussards prussiens. Son rayon visuel, maintenu par la discipline, avait pour objectif les épaules de son colonel. L’attitude de celui-ci offrait un mélange d’insolence et d’embarras. Il avait à peine fait une centaine de pas, lorsqu’un obus, parti des lignes prussiennes, vint tomber à dix mètres de lui. Il eut un tressaillement, et se tournant vers ceux qui l’accompagnaient : — Messieurs, je vous demande mille pardons; c’est une impolitesse que nous faisons là. Nos batteries n’ont certainement pas vu le drapeau blanc... C’est incroyable!

Cette « impolitesse, » comme disait le colonel prussien, avait coûté la vie à deux pauvres diables, et, comme on les emportait sur quatre fusils : — Ah ! mille pardons ! répéta-t-il tout en continuant sa route. — Un peu moins d’obus et un peu plus de silence eussent mieux fait l’affaire de Sedan. Les projectiles y tombaient toujours, tuant, blessant, effondrant. Le drapeau blanc hissé sur le rempart ne mettait point de terme à l’attaque, et n’empêchait que la défense. Cependant vers six heures du soir le feu se ralentit, et petit à petit il s’éteignit. Un silence morne, plein de bourdonnemens et de rumeurs tristes, s’abattit sur la ville. On nous avait défendu de remonter sur les remparts. Malgré cette interdiction formelle, les soldats s’y pressaient. L’un d’eux, dans une minute d’exaspération, lâcha un coup de fusil. Des hurlemens féroces lui répondirent. Nos officiers accoururent. Un capitaine se dévoua, et, pour éviter une rixe imminente, se rendit auprès d’un colonel prussien qui avait le commandement hors des murs, et lui porta des excuses. Le pont-levis auprès duquel j’avais brûlé mes premières cartouches était resté abaissé. Deux sentinelles françaises se promenaient sous la voûte, et deux sentinelles prussiennes leur faisaient vis-à-vis sur le revers du fossé. Je ne savais que faire. J’allais de long en large, quelquefois seul, quelquefois avec un camarade. On échangeait quelques mots au passage. La colère faisait tous les frais de l’entretien. Je n’étais plus soutenu par l’ardeur de la lutte. Une immense réaction se faisait, suivie d’un immense accablement. Je tombai par terre plus que je ne m’y couchai, et m’endormis d’un lourd sommeil.

Une clameur horrible me réveilla vers neuf heures. A peine ouverts, mes yeux furent éblouis par la clarté d’un incendie que l’armée prussienne saluait d’un hurrah frénétique. Trois ou quatre maisons flambaient dans la nuit. Enveloppé de mon fidèle tartan, je restai étendu sur le dos, regardant brûler cet incendie qui projetait de grandes lueurs sur le ciel. La voix du canon aurait pu seule me tirer de mon immobilité. Je n’avais pas bien le sentiment de mon existence. Des zouaves dans toutes les attitudes dormaient, ou fumaient la pipe autour de moi. Que de choses s’étaient passées depuis deux jours! Je regardais mes mains noires de poudre. Un bruit sourd et continu me tira de cet anéantissement. Des masses épaisses et sombres marchaient dans l’obscurité de la nuit, et passaient devant moi : c’étaient les débris de l’armée qui avait perdu la bataille suprême. Vaincue et brisée, elle se rangeait autour des remparts. Des régimens de ligne entiers suivaient l’infanterie de marine, qui avait si vaillamment payé la dette du sang. Beaucoup d’entre eux n’avaient même pas donné. Des rumeurs confuses sortaient des rangs. Des mots sans suite nous apprenaient que le maréchal de Mac-Mahon avait été blessé, — quelques-uns le disaient mort, — et que des mains du général Ducrot le commandement avait passé aux mains du général Wimpfen. L’éclair vacillant des baïonnettes reluisait au-dessus des képis. Cette foule énorme marchait d’un pas lourd : elle portait le poids d’une défaite. Une partie de la nuit se passa dans ce tumulte. J’ouvrais et je fermais les yeux tour à tour : des bataillons suivaient des bataillons; je les entrevoyais comme dans un rêve.

Le matin me trouva sur pied. Il y avait dans la ville un encombrement de soldats de toutes armes confusément rassemblés dans les rues et sur les places publiques. Cette multitude, où l’on ne sentait plus les liens de la discipline, bourdonnait partout. Des soldats qui portaient des lambeaux d’uniforme erraient à l’aventure. C’était moins une armée qu’un troupeau. Soudain un mouvement se fit dans cette masse. Une voiture parut attelée à la Daumont. Un homme en tenue de ville s’y faisait voir portant le grand cordon de la Légion d’honneur; un frisson parcourut nos rangs : c’était l’empereur. Il jetait autour de lui ces regards froids que tous les Parisiens connaissent. Il avait le visage fatigué; mais aucun des muscles de ce visage pâle ne remuait. Toute son attention semblait absorbée par une cigarette qu’il roulait entre ses doigts. On devinait mal ce qu’il allait faire. A côté de lui et devant lui, trois généraux échangeaient quelques paroles à demi-voix. La calèche marchait au pas. Il y avait comme de l’épouvante et de la colère autour de cette voiture qui emportait un empire. Un piqueur à la livrée verte la précédait. Derrière venaient des écuyers chamarrés d’or. C’était le même appareil qu’au temps où il allait sur la pelouse de Longchamps assister aux courses du grand prix. Deux mois à peine l’en séparaient. On penchait la tête en avant pour mieux voir Napoléon III et son état-major. Une voix cria : Vive l’empereur! une voix unique. Toute cette foule armée et silencieuse avait le vague sentiment d’une catastrophe. Un homme s’élança au-devant des chevaux, et, saisissant par les jambes un cadavre étendu au milieu de la rue, le tira violemment de côté. La calèche passa; j’étouffais. Quand je ne vis plus celui que plus tard on devait appeler l’homme de Sedan, un grand soupir souleva ma poitrine. Celui qui avait dit : L’empire, c’est la paix, disparaissait dans la guerre.

Le spectacle que présentait alors Sedan était navrant. On se figure mal une ville de quelques milliers d’âmes envahit par une armée en déroute. Des soldats endormis gisaient au coin des rues. Plus d’ordres, plus de commandement. Des familles pleuraient devant les portes de leurs maisons visitées par les obus. Il y avait un fourmillement d’hommes partout; ils étaient, comme moi, dans la stupeur de cet épouvantable dénoûment. J’errai à l’aventure dans la ville. Des figures de connaissance m’arrêtaient çà et là. Des exclamations s’échappaient de nos lèvres, puis de grands soupirs. Le bruit commençait à se répandre que l’empereur s’était rendu au quartier-général du roi Guillaume. Les soldats, furieux, ne lui épargnaient par les épithètes. On lui faisait un crime d’être vivant. Les officiers ne le ménageaient pas davantage. On questionnait ceux, — et le nombre en était grand, — qui l’avaient vu passer dans sa calèche à quatre chevaux. L’histoire de la cigarette soulevait des explosions de colère. — Un Bonaparte! disait-on.

Vers deux heures, un caporal de ma compagnie m’avertit que les zouaves qui occupaient la porte de Paris avaient reçu ordre de rallier ce qui restait du régiment, campé sur la gauche de la citadelle en faisant face à la Belgique. J’y trouvai quelques centaines d’hommes sur lesquels la furieuse bataille qu’ils venaient de traverser avait laissé d’épouvantables traces. Quelques-uns accroupis par terre rafistolaient des lambeaux d’uniforme; d’autres pansaient des blessures qu’ils dédaignaient de porter à l’ambulance.

Le lendemain, — je ne l’oublierai jamais, — on afficha partout la proclamation du général de Wimpfen, qui avait signé la capitulation de la ville et de l’armée. Tous nous étions prisonniers de guerre.

Il n’y eut plus alors ni frein, ni discipline; l’armée était comme affolée. Des groupes énormes s’arrêtaient aux places où l’affiche était collée; il en sortait des imprécations. Ce mot dont on a tant abusé depuis, trahison! volait de bouche en bouche. On était livré, vendu ! Après avoir été de la chair à canon, le soldat devenait de la chair à monnaie : tant d’hommes, tant d’or. Un bourdonnement terrible remplissait-la ville. On ne saluait plus les généraux. Des bandes passaient en vociférant le long des rues, et s’agitaient dans cette enceinte trop étroite pour leur foule. Il y avait çà et là comme des houles faites de cuirassiers, de hussards, d’artilleurs, de dragons, de lignards. L’ivresse s’abattait partout. Un mot ne me sortait pas de la tête : prisonnier! et j’avais fait une campagne de trois jours! Je rencontrai mon commandant : — Eh bien? me dit-il. Je ne trouvai pas une parole à lui répondre. Il me serra la main et passa. Il y avait des visages sur lesquels on lisait un désespoir terrible. On s’accostait, on se quittait, on se reprenait. Le vieux zouave qui m’avait pris en amitié depuis les palissades marchait à côté de moi. Il riait dans sa barbe semée de fils d’argent. — Prisonnier ! sais-tu ce que c’est, petit? me disait-il. C’est du pain noir, de l’eau, des casemates, de la terre à remuer, quelquefois des coups... Et pas un brin de tabac à fumer ! Des zouaves prisonniers ! Les conscrits un jour ne le croiront pas ! Ça ne s’était jamais vu. Et dire qu’on m’a fait revenir d’Afrique pour ça ! Être pris dans son pays comme un rat dans une souricière quand on a passé par Inkermann et Solferino, c’est drôle tout de même! Ce sont les Arabes qui vont rire! Mon vieux régiment abîmé, les officiers morts, adieu les zouaves du 3e ! Toi, tu viens de Paris, ça se voit à ton air; moi, j’arrive d’Oran, et toi et moi nous tomberons en Allemagne!... Est-ce qu’on n’a pas fait ce qu’on a pu, dis? voyons, dis-le pour voir! — Je crus un instant qu’il allait me chercher querelle; il me regardait avec des yeux furibonds. Je me hâtai de le calmer en lui jurant que c’était aussi mon avis. — Alors, vois-tu, c’est la faute des généraux? avoue-le, reprit-il.

Un tapage abominable interrompit notre conversation. C’était l’administration qui donnait à piller les subsistances de l’armée. On courait, on se bousculait, on se battait : c’était une crise aiguë dans le désordre. Je perdis mon vieux zouave dans la foule comme on perd de vue un chevreuil dans une forêt. Des bandes se ruaient autour des caisses de biscuits et des barils de salaisons en poussant des cris formidables. On défonçait à coups de crosse les tonneaux de vin et d’eau-de-vie. Le liquide coulait dans les rues. Les plus proches en avaient jusqu’aux chevilles. A cent mètres de ce gaspillage hideux, des régimens mouraient de faim. Les repus vendaient le produit de leurs rapines aux affamés. On mettait aux enchères les pains de munition et les pièces de lard. Je me tirai comme je pus de cette cohue qui trébuchait. Après l’indignation, le dégoût.

Ce sommeil de plomb qui m’avait surpris sur l’herbe aux approches de la citadelle m’attendait dans le même campement. Une lassitude extrême m’accablait, une lassitude nerveuse qui venait du cerveau plus que des membres. J’étais littéralement brisé. Au réveil, je devais entrer dans un cauchemar plus terrible. Les régimens reçurent l’ordre de livrer leurs armes. Non, jamais je n’oublierai le spectacle à la fois superbe et lugubre qui frappa mes yeux. Un frémissement parcourut la ville. La mesure était comble; c’était comme le déshonneur infligé à ceux qui restaient des héroïques journées de Spickeren et de Reischofen, de Wissembourg et de Beaumont. Ce fut bientôt un tumulte effroyable. Les vieux soldats d’Afrique faisaient pitié. Ils se demandaient entre eux si c’était bien possible. On en voyait qui pleuraient. Moi-même, — et je n’étais qu’un conscrit, — j’avais des larmes dans les yeux. Ce chassepot que je n’avais guère que depuis trois jours et avec lequel j’avais fait mes premières armes, ce chassepot auquel j’avais adapté, en guise de bretelle, un lambeau de ma ceinture de zouave, et qui sentait encore la poudre, il fallait donc le livrer ! Je le pris par le canon, et, le faisant tournoyer au-dessus de ma tête, je le rompis en deux morceaux contre le tronc d’un arbre. Je ne faisais d’ailleurs que ce que faisaient la plupart de mes camarades. C’était partout un grand bruit de coups de crosse contre les murs et les pavés. On n’apercevait que soldats armés de tournevis qui démontaient la culasse mobile de leurs fusils, et en jetaient les débris. Les artilleurs, attelés aux mitrailleuses, en arrachaient à la hâte un boulon, une vis, en brisaient un ressort pour les mettre hors de service. D’autres, fous de rage, silencieusement, enclouaient leurs pièces. C’était dans tout Sedan comme un grand atelier de destruction ; les officiers laissaient faire. Les cavaliers jetaient dans la Meuse les sabres et les cuirasses, les casques et les pistolets : on marchait sur des monceaux de débris. Chaque pas arrachait au sol un bruit de métal ; c’était la folie du désespoir.

Il fallut enfin que la sinistre promenade commençât. Je revis la porte de Paris et le pont-levis où j’avais fait le coup de feu. La longue cohue des prisonniers arriva devant le petit bourg, au-delà des palissades, d’où nous avions essayé de déloger les Bavarois. Les maisons en étaient criblées de balles, quelques-unes étaient effondrées; mais déjà les corvées prussiennes en avaient retiré les cadavres. Des familles tremblaient autour de leurs demeures. Un officier d’état-major à cheval attendait la colonne des pantalons rouges. A mesure que nous passions : — Par ici, messieurs de l’infanterie ! Par là, messieurs de la cavalerie ! criait-il d’une voix forte. Fantassins et cavaliers s’ébranlaient et se rangeaient à droite et à gauche. Pendant une heure, ces grands troupeaux d’hommes attendirent dans la boue. Cet abattement qui suit les grands désastres les avait saisis. Les plus las se couchaient sur les tas de pierres. La faim l’emporta sur mon marasme, et, tirant de ma poche un biscuit et un morceau de lard cru, j’y mordis à belles dents. Personne autour de moi ne savait où nous allions. Au bout d’une heure, la colonne se remit en marche. La route était détrempée de flaques d’eau dans lesquelles nous entrions jusqu’à mi-jambe. Echelonnés le long de cette route, des pelotons composés d’une vingtaine de soldats prussiens montaient la garde de 50 mètres en 50 mètres. Immobiles, ces soldats nous regardaient passer. Ils portaient devant eux une cartouchière ouverte où nous pouvions voir des cartouches admirablement rangées. Pendant que l’infanterie veillait sur la masse mouvante des prisonniers, des cavaliers, le pistolet au poing, couraient à travers champs, et ramenaient ceux qui s’égaraient. Les coups de plat de sabre pleuvaient. Nous marchions sans ordre, officiers et soldats pêle-mêle. Le respect avait disparu avec la discipline. Les capotes grises ne se gênaient pas pour heurter au passage les manches galonnées d’or. Les cavaliers bousculaient leurs capitaines. C’était l’anarchie sous l’uniforme, la pire de toutes; des rixes s’ensuivaient quelquefois.

A l’extrémité de la route que nous suivions s’ouvrait un pont qui enjambait un canal, et donnait accès dans une sorte d’île formée par une grande courbe de la Meuse, qui dessine un oméga. Les deux pointes de l’oméga sont reliées par ce canal, qui ferme hermétiquement l’île vers laquelle on nous poussait par troupes. Nous étions dans l’île d’Iges, ou presqu’île de Glaires, comme dans une prison. Une rivière lui sert de murailles. Une ceinture d’eau n’est pas un obstacle moins infranchissable souvent qu’une ceinture de briques et de moellons. Il m’a été facile d’en faire l’expérience pendant les quelques jours que j’ai passés dans l’île, tournant autour de mon domaine avec la monotone et patiente régularité des animaux en cage, qui fatiguent le regard par la constance de leur marche inutile.

Les vieux zouaves jetaient un coup d’œil autour d’eux froidement. Les plus jeunes pressaient le pas pour mesurer l’étendue du champ qu’on leur livrait. Une tristesse sombre se peignait sur quelques visages; d’autres, en plus grand nombre, exprimaient l’abattement. La colère était tombée. — C’est à présent que les taquineries vont commencer, me dit mon voisin.

Le vieux qui m’avait fait un discours la veille vint à moi, et, me frappant sur l’épaule : — Tu dois être content, me dit-il, on arrange tes débuts à toutes les sauces. — Puis se reprenant : — As-tu du tabac? — J’en avais encore une mince provision au fond de mes poches; je lui en offris une pincée. Je compris alors à l’épanouissement de son visage quelle place le tabac tient dans la vie du soldat; une pipe bourrée, c’est l’oubli de toutes les misères. — Tu es un bon garçon, me dit-il en me serrant la main d’une façon à me briser les os. — Je venais de conquérir un ami qui se serait fait tuer pour moi pendant cinq minutes.

La presqu’île de Glaires se compose d’une légère éminence dont les deux versans s’abaissent vers la Meuse; on y découvre un petit village, une assez grande maison d’habitation et un moulin. Au point de jonction de la rivière et du canal, un barrage alimente les écluses de ce moulin; de l’autre côté de la Meuse, de grandes prairies s’étendent jusqu’au pied de collines boisées qui couronnent l’horizon, et que l’armée prussienne occupait encore.

Des officiers prussiens allaient et venaient dans l’île d’un pas méthodique et raide, indiquant à chacun des corps dont se composait cette armée de prisonniers quel emplacement il devait occuper. Point d’hésitation, point d’embarras. Un jeune lieutenant, mince et fluet, pâle et blond, nous servait de guide. Nous nous avancions et nous nous arrêtions sur un signe de sa main; par momens, à ce signe muet il ajoutait un mot. Il tenait un carnet à la main, où je suppose que les vaincus dont il répondait étaient classés par numéros d’ordre. Une dernière fois nous fîmes halte sur l’un des versans de l’éminence. D’une voix claire et nous montrant le sol du bout du doigt : — C’est ici, messieurs, nous dit l’officier. — Il était huit heures du soir. Sous nos pieds des touffes d’herbes humides s’étendaient sur un lit de boue. — As-tu choisi ta place? me dit un camarade. — Et d’un air de philosophie gouailleuse : — Si tu veux la moitié de mon lit, prends, ajouta-t-il. — Il venait de se coucher tout de son long par terre; je l’imitai.

Quand j’ouvris les yeux, la rosée et la pluie m’avaient percé jusqu’aux os; je pouvais croire que le tartan qui me servait de couverture était tombé dans la rivière. Je grelottais. Il faisait encore nuit; mais des lueurs ternes qui dessinaient la crête des collines me faisaient comprendre que le jour n’allait pas tarder à paraître. Je me levai, et, pour me réchauffer autant que pour assouvir ma faim, j’allai dans les champs arracher des pommes de terre. J’avais eu beau fouiller dans mes poches, je n’y avais pas trouvé une miette de biscuit ni une parcelle de lard : je n’avais plus d’autre fournisseur que le hasard. Je n’avais pas fait cinquante pas dans la campagne, que j’aperçus des ombres errant çà et là à l’aventure. Elles se baissaient vers la terre, et se relevaient par mouvemens alternatifs et irréguliers. Je compris que cette même pensée dont j’étais fier avait germé dans l’esprit d’un nombre respectable de soldats. Tous les pieds de pommes de terre avaient été proprement secoués. — Un peu plus loin, il y en aura encore pour tout le monde, si tu te presses, me dit un grenadier. — Je m’écartai. La pluie tombait toujours. A la première clarté du matin, mes yeux ravis reconnurent un troupeau de moutons broutant l’herbe à l’extrémité d’un champ voisin. — Des côtelettes! me cria un camarade qui m’avait suivi. — J’avais déjà pris ma course du côté du berger. C’était un petit vieux grisonnant qui rêvait sous sa limousine, les deux mains sur son bâton. — Combien le mouton? lui dis-je.

— C’est que je ne suis pas le maître, et je ne sais pas si le propriétaire,... me répondit-il en se grattant l’oreille.

— Dis toujours.

— Dame ! répliqua-t-il en clignant de l’œil, on pourra croire tout de même que des maraudeurs en ont volé un,... ça s’est vu.

— Certainement.

— Alors c’est quatre francs.

Je lui donnai cent sous, et j’emportai le mouton sur mes épaules. On me vit passer en courant avec ma proie vivante. Le bruit se répandit, comme une traînée de poudre dans les campemens, qu’un troupeau de moutons paissait aux environs. Zouaves et chasseurs d’Afrique se mirent en campagne comme des gens pour qui aucune razzia n’a de mystères. La clientèle du berger augmenta à vue d’œil. Il prit goût à sa spéculation, et, ses prétentions augmentant avec ses scrupules, la bête que j’avais eue pour quatre francs en valait quarante une heure après : le troupeau s’évanouit comme un brouillard.

J’avais bien l’animal, et il n’était pas maigre, l’île me fournissait assez de broussailles pour avoir du feu; mais où trouver du sel ou du poivre? Où découvrir du pain surtout? Recherches, offres brillantes, supplications, rien ne me réussit. Mon compagnon n’avait pas été plus heureux. Il fallut se résigner à s’asseoir autour d’un quartier de mouton accommodé à la diable dans sa graisse. On l’avalait, on ne le mangeait pas. Quelques pommes de terre cuites sous la cendre me consolaient un peu. Nous eûmes du mouton, du même mouton, à dîner et à déjeuner pendant trois jours. La faim seule pouvait combattre l’aversion qu’il m’inspirait. Une heure vint où il n’en resta plus un débris. J’eus l’ingratitude de m’en réjouir. Les tristesses et la sobriété farouche des jours suivans l’ont bien vengé, rendant le règne du mouton, j’avais eu des instans de volupté; ils m’étaient offerts par des camarades sous la forme d’un quart de biscuit ou d’un peu de café. Ces magnificences m’éblouissaient. Elles ne durèrent qu’un temps; mais ce qui mettait le comble à mon extase, c’était une cigarette. J’avais usé de ma petite provision de tabac avec la prodigalité d’un fils de famille qui croit que les cantines suivent le soldat dans toutes ses aventures; j’avais compté sans la captivité.

Un matin, errant sur la lisière de mon campement, j’aperçus un groupe de soldats qui gesticulaient avec une animation singulière. Des exclamations sortaient de ce groupe. Je m’approchai, et vis un zouave qui, debout au milieu d’un cercle avide, mettait aux enchères une cigarette dont l’enveloppe de papier contenait un mélange bizarre de poussière de tabac et de mie de pain ramassées avec les ongles au fond des cavités que recelait son large pantalon. On offrait ce qu’on avait, quatre sous, cinq sous, dix sous, quinze sous, non pas pour l’acquérir et en faire sa propriété exclusive, mais pour obtenir le droit précieux d’aspirer un certain nombre de bouffées. On poussait comme dans une salle de vente. Un caporal offrit un franc. Je doublai son enchère, un frémissement parcourut l’auditoire, et, au prix de quarante sous payés comptant, le droit de fumer un tiers de la cigarette, avec le privilège de commencer, me fut adjugé. Les autres adjudicataires se rangèrent autour de moi, et la cigarette mesurée et marquée d’un cercle noir au tiers de sa longueur, dix paires d’yeux suivaient les progrès du feu tandis que je la tenais entre mes lèvres.

Pendant les deux ou trois premiers jours, il y avait eu des heures de pluie et des heures de soleil. On employait celles-ci à sécher l’insupportable humidité occasionnée par celles-là; mais un matin le ciel parut tout noir, et la pluie se mit à tomber avec une persistance et une régularité qui pouvaient aisément faire croire qu’elle tomberait toujours. Vers le soir, mouillé comme une éponge qui aurait fait une chute dans une rivière, on me recueillit dans une tente. Sept ou huit soldats se pressaient dans un espace où trois ou quatre auraient peut-être pu s’étendre. J’étais en outre arrivé le dernier, et je dus m’allonger au bas bout de la tente. Après une heure de sommeil, de larges gouttes d’eau froide qui s’aplatissaient sur mon visage me réveillèrent. Un sergent que mes mouvemens tracassaient ouvrit les paupières nonchalamment. — Ça, me dit-il, c’est la pluie. — Merci, répliquai-je, et, prenant une autre posture, je me fis un rempart de mon capuchon. Au bout d’une autre heure, j’éprouvai vaguement la sensation d’un homme qu’on plongerait brusquement dans un bain froid. Il me semblait qu’un robinet invisible versait avec obstination un torrent d’eau glacée autour de mon corps. Un frisson acheva de me réveiller. Le rêve ne m’avait pas trompé : j’étais dans une mare. L’eau clapotait le long de mes épaules et de mes jambes. Je sautai sur mes genoux. Le sergent qui déjà m’avait parlé risqua un coup d’œil de mon côté, et m’aperçut dans ma baignoire. — Ça, reprit-il, c’est les rigoles. — Je n’en pouvais douter. La pluie avait rempli les rigoles creusées autour de la tente et au bord desquelles je me trouvais. Elles débordaient sur moi.

Il était dix heures, je ruisselais. Autour de moi, on ronflait. J’abandonnai la tente et achevai ma nuit en promenades. C’est dans ces momens-là que l’on devine la douceur des occupations qui vous paraissaient fatigantes autrefois. — Je revoyais en esprit la petite chambre voisine de la rue de Turenne, la cheminée flambante, la tasse de thé, la table auprès desquelles j’avais passé des heures à la clarté d’une lampe placée entre des livres. — Et j’avais pu me plaindre du travail nocturne !

Le jour arriva. La pluie continuait à tomber avec la même abondance et la même tranquillité. Les rives de la Meuse s’enveloppaient d’un rideau de brume. Les Prussiens avaient commencé une sorte de distribution sommaire ; elle se composait d’un demi-biscuit par homme et pour deux jours. On y courait cependant. C’était une distraction encore plus qu’un soulagement. Malheur à qui laissait traîner un morceau de cette maigre pitance ! On avait pour boisson l’eau de la rivière, à laquelle on allait par troupes remplir ses bidons. Ce régime et cette température faisaient des vides parmi les prisonniers ; qui tombait malade était perdu. Un cas de fièvre était un cas de mort. Point de médecins et point de médicamens. On avait la terre pour dormir et un quart de biscuit pour ne pas mourir de faim. J’avais fait la connaissance d’un chasseur d’Afrique, engagé volontaire comme moi. C’était un garçon qui avait le visage d’une jeune fille, et avec cela vif comme un oiseau et brave comme un chien de berger. Rien n’avait de prise sur ce caractère robuste, ni la fatigue, ni les mésaventures. À chaque nouvelle épreuve, il secouait ses épaules comme un terre-neuve qui sort de l’eau. Didier ne tarissait pas en histoires incroyables. J’ai toujours pensé que ma nouvelle connaissance était de cette famille de Parisiens qui, leur patrimoine croqué, s’arrangent d’un sabre pour avoir un cheval. Il était porté pour la croix. Un jour il m’offrit son quart de biscuit. — Et toi ? lui dis-je.

— Je n’ai pas faim.

Et comme j’hésitais : — Un de ces jours tu me rendras un gigot, si tu trouves encore un mouton, reprit-il en riant.

Il me tendit la main, et s’éloigna. Je remarquai qu’il avait les yeux tristes. Le souvenir de ces yeux me poursuivit tout le soir. Le lendemain, errant sur un chemin, j’avisai quatre soldats qui portaient un mort sur une civière. — Sais-tu qui passe là? me dit un sergent de ma compagnie.

— Non.

— C’est ton chasseur.

Je courus vers la civière : c’était Didier en effet. — On savait chez nous qu’il était perdu, me dit l’un des cavaliers qui le portaient. — Je me mis à marcher derrière lui, les yeux gros de larmes.

On ne pouvait sortir sans rencontrer un de ces cortèges sinistres. Ordinairement le cadavre était couché sur un brancard fait de deux morceaux de bois reliés par deux traverses. Quelquefois encore quatre soldats le prenaient par les jambes et les bras, et le jetaient dans une fosse creusée à la hâte et recouverte bien vite de quelques pelletées de terre. Deux ou trois camarades suivaient le corps. Le lendemain, on n’y pensait plus... C’était comme une grande loterie.

Les heures dans cette pluie et cette inaction étaient longues et lourdes. On en perdait le plus qu’on pouvait en promenades çà et là. Les bords de la Meuse nous attiraient. On ne pouvait faire une centaine de pas sur la rive sans voir descendant au fil de l’eau des cadavres d’hommes et de chevaux. On en rencontrait d’autres échoués dans des touffes d’herbe, là un chasseur de Vincennes, là un uhlan. Tous les corps des deux armées y avaient laissé quelques-uns de leurs représentans. On y faisait un cours d’uniformes in anima vili. Il y avait des heures, quand il ne pleuvait pas, où je ne pouvais m’arracher à ce lugubre spectacle. Je regardais les cadavres que le cours du flot emportait lentement, ou qui restaient pris entre les joncs dans des attitudes terribles. Il en était parmi eux qui, vivans au mois de juillet, avaient peut-être chanté le Rhin allemand sur les boulevards de Paris. Leur agonie s’était terminée dans la vase. La première fois que je m’étais avancé du côté du moulin, j’avais vu sur le barrage, accrochés parmi les pierres, les corps de deux soldats, un Français et un Prussien, que le remous des eaux balançait. Ce mouvement vague, qui faisait par intervalles rouler leurs têtes et leurs bras, leur prêtait un semblant de vie qui avait quelque chose d’effrayant. Ils y étaient encore quatre jours après. Des oiseaux voletaient au-dessus du barrage. Le soir, aux lueurs incertaines qui tombaient d’un ciel gris, ces formes vagues qu’on voyait flotter sur la rivière prenaient des aspects étranges. L’imagination y avait sa part; mais le spectacle dans sa réalité crue avait par lui-même un caractère épouvantable.

Je me rappelle qu’un matin, en allant remplir mon bidon dans un pli du rivage où jusqu’alors le hasard ne m’avait pas conduit, un de mes camarades me poussa le coude : — Regarde, me dit-il. — Je levai les yeux et aperçus sur un îlot de sable, à quelques mètres du rivage, le corps d’un cuirassier dont la tête disparaissait à demi sous un lit de longues herbes. Ses jambes, chaussées de lourdes bottes, et son corps, sur lequel étincelait la cuirasse, saillaient hors de l’eau. Sa main gantée reposait sur la vase et s’était nouée autour d’une touffe de glaïeuls. Deux ou trois corbeaux battaient de l’aile autour de l’îlot : on pouvait croire à l’attitude du pauvre cuirassier que la mort l’avait surpris là. Il avait le visage déchiqueté. L’image de ce cuirassier me poursuivit longtemps. Quand je portai à mes lèvres le bidon rempli de l’eau puisée dans l’anse qui l’abritait, ma main le laissa retomber sans pouvoir en avaler une gorgée.

Il n’était pas rare de rencontrer dans nos promenades des groupes de soldats accroupis autour du cadavre d’un cheval qu’ils avaient tiré de la rivière, et sur lequel ils taillaient des lanières de chair avec leurs couteaux. Quelquefois ils grondaient comme des dogues qu’on dérange dans leur immonde repas. Je n’avais jamais voulu de cette chair nauséabonde; mais la faim me tourmentait. On a vite fini de broyer entre ses dents le quart d’un biscuit, si dur qu’il soit; on ne découvrait presque plus de pommes de terre, tant des mains par milliers en avaient retourné les champs. Un jour que je serrais ma ceinture après avoir vainement fouillé vingt sillons : — Écoute, me dit un camarade avec lequel j’avais partagé quelques lambeaux de mon mouton, il y a le moulin.

— Je le connais; j’ai même rôdé par là hier encore. Ni poules, ni canards, rien.

— Pas sûr; moi, j’ai l’œil.

Et mon Marseillais porta le doigt à l’organe dont il parlait avec ce geste expressif que connaissent tous ceux qui ont traversé la Canebière. C’était un garçon avisé, qui avait le flair d’un chien de chasse pour la nourriture. — Explique-toi, repris-je.

— Eh bien! s’il n’y a plus de volailles au moulin, le meunier a encore quelque chose.

— De la farine! m’écriai-je avec joie, du pain peut-être !

— Non, mais du son; viens voir.

Mon enthousiasme s’était refroidi, cependant je suivis le camarade. — Et il y en aura pour moi, n’est-ce pas? car ça se paie, me dit-il en courant. — Je lui répondis par un signe de tête affirmatif, et nous arrivâmes au moulin. Il y avait déjà queue. — Voilà ce que je craignais! s’écria mon Marseillais avec un accent désespéré rendu plus vif par le dépit.

Le meunier vendait à tout venant muni de pièces blanches le son de son moulin, qu’il débitait parcimonieusement par petites portions. La livre de son coûtait quarante-quatre sous, et, pour en avoir, il fallait attendre deux ou trois heures. Ma livre de son payée, je l’emportai et la délayai dans une gamelle pleine d’eau... J’avais ainsi deux services à mon menu, un quart de biscuit sec et une écuelle de son mouillé.

Cette existence, irritée par la misère, commençait à me peser lourdement. Rien ne me faisait prévoir qu’elle dût bientôt prendre fin. Des officiers auxquels on avait d’abord remis la garde des prisonniers, la surveillance était passée aux sous-officiers : ils avaient la charge des distributions, qui n’arrivaient plus intactes aux soldats. Le grand découragement amenait un grand désordre. Chacun tirait à soi. Qui pouvait voler la part d’un camarade la gardait. Il y avait des querelles pour un biscuit perdu. Quelques généraux faisaient ce qu’ils pouvaient pour améliorer le sort de leurs soldats, le général Ducrot entre autres, qui jusqu’au bout mit tout en œuvre pour leur venir en aide ; mais l’autorité allemande faisait la sourde oreille à leurs réclamations. On périssait dans la fange. A ces privations, qui avaient le caractère d’une torture, s’ajoutaient des spectacles qui me faisaient monter le rouge au front. Des officiers prussiens visitaient l’île à toute heure et sans façon, avec des airs d’arrogance, pour les besoins de leur remonte personnelle, faisaient descendre les officiers français de leurs montures et s’en emparaient avec la selle et les harnais. Je voyais mes malheureux compatriotes mordre leurs lèvres et mâcher leurs moustaches. Quelques-uns devenaient tout blancs. L’un d’eux, mit la main à sa ceinture, et demanda à celui qui le dépouillait s’il ne voulait pas aussi sa montre. — Ich vorstche nicht (je ne comprends pas), — répondit le Prussien, qui savait parfaitement le français.

Il y a des choses qu’il faut avoir vues pour y croire. On a le cœur serré quand on y songe. Un de ces Prussiens armés d’éperons qui parcouraient l’île rencontra un jour un officier français qui passait à cheval, et l’invita à descendre. Un prisonnier n’a presque plus le caractère d’un homme. L’officier obéit. Le Prussien se mit en selle, et, après avoir fait marcher, trotter, galoper le cheval, inclinant la tête d’un air froid : — C’est bien, monsieur, je le garde. — Aucune résistance n’était possible. Il fallait se soumettre à tout ; mais on avait la mort dans l’âme. Je commençai sérieusement à penser à une évasion. Malheureusement il était plus facile d’y songer que de l’exécuter. Un seul pont jeté sur le canal donnait accès dans l’île. Ce pont était gardé par deux pièces de canon mises en batterie, la gueule tournée vers nos campemens. On savait qu’ils étaient chargés. Un poste nombreux veillait tout autour, les armes prêtes. De ce côté-là, rien à espérer ; de l’autre côté de la Meuse, courbée en arc de cercle, des pelotons de soldats bivouaquaient de distance en distance, et dans l’intervalle de ces bivouacs, séparés les uns des autres par un espace de cinq cents mètres à peu près, se promenaient, le fusil sur l’épaule, deux ou trois sentinelles qui ne perdaient pas notre île de vue. Quand la nuit venait, on doublait le nombre de ces sentinelles. Des détonations qui me réveillaient pendant mon sommeil ou troublaient mes promenades sous la pluie nocturne, et dont je comprenais la sinistre signification, m’indiquaient suffisamment que ces sentinelles faisaient bonne garde.

Une nuit cependant, n’y tenant plus, et redoutant de trouver en Allemagne des îles plus tristes encore, je me décidai à tenter l’aventure. Je me dirigeai donc vers la Meuse. Le ciel était sombre, la rive déserte. De l’autre côté de l’eau, envoyait les feux de bivouac allumés. Malgré l’obscurité qui étendait un voile gris sur le fleuve, on distinguait à la surface claire des eaux des formes incertaines qui flottaient mollement. Elles s’effaçaient et reparaissaient. J’hésitai un instant, puis enfin, me déshabillant de la tête aux pieds et ne gardant qu’un caleçon, j’entrai dans la Meuse; j’avais déjà de l’eau jusqu’à mi-corps, et la pente du sol où je marchais m’indiquait que j’allais bientôt perdre pied, lorsqu’une masse noire passa lentement devant moi, et m’effleura la poitrine, contre laquelle je la sentis fléchir et s’enfoncer. Un horrible frisson me parcourut le corps : cette perspective de nager au milieu d’un fleuve noir qui m’offrait des cadavres pour compagnons de route me fit trembler. Je venais d’être saisi d’une peur nerveuse, d’une peur irrésistible, et, reculant malgré moi, les yeux sur cette masse indécise qui s’en allait à la dérive, à demi paralysé, je regagnai le bord, où je m’assis.

Le lendemain, au plein jour, je retournai à l’endroit même où j’avais tenté le passage de la Meuse. A quelques pas de la rive, où l’on distinguait encore l’empreinte de mes pieds nus, en aval, sur un banc de vase tapissé de quelques joncs, le corps d’un jeune turco, que je n’y avais pas vu la veille en inspectant les lieux, était échoué, le visage dans l’eau qui le découvrait et le recouvrait à demi dans son balancement doux. Ses deux mains, étendues en avant, plongeaient dans la vase. On me raconta qu’il avait essayé de s’évader dans la soirée, et que les sentinelles prussiennes l’avaient fusillé. Atteint de deux ou trois balles, il n’avait pas eu la force de regagner le bord. Peut-être était-ce là ce corps qui m’avait effleuré au moment où j’allais me jeter en plein fleuve; peut-être encore ai-je dû la vie à ce pauvre mort. Je renonçai à ma première idée de demander à la Meuse des moyens d’évasion, sans renoncer toutefois à mon projet : il ne s’agissait que de trouver une occasion meilleure.

Si la Meuse charriait des cadavres huit jours encore après la bataille, notre île vomissait des morts : on en comptait par centaines. C’était comme une épidémie. L’autorité prussienne finit par s’inquiéter de cet état de choses. La contagion pouvait gagner l’armée victorieuse comme elle décimait l’armée vaincue. — Tu sais, me dit un jour l’un de mes compagnons de tente, les trains de plaisir pour la Prusse vont commencer bientôt! — Le lendemain en effet, on faisait évacuer les malades. J’en vis partir qui se traînaient à peine ! Le tour des officiers devait venir après celui des malades. Chacun d’eux avait le droit d’emmener un ordonnance. Ce fut pour moi comme un trait de lumière, et je courus auprès du commandant H... pour obtenir la faveur insigne d’être promu aux fonctions de brosseur. Il accueillit favorablement ma demande, et me présenta à un capitaine. J’arrivai à propos; ce poste de confiance était sollicité par un grand nombre de candidats, et quelques-uns avaient des titres peut-être plus sérieux à faire valoir que les miens. Je l’emportai cependant, grâce à l’appui du commandant, j’en donnai la nouvelle à mes camarades de lit sous cette tente dans laquelle il pleuvait tant. — Brosseur déjà! s’écria le plus vieux de la bande.

Dans la soirée, on m’avertit de me tenir prêt à la première heure du jour. Je comptai sur la pluie pour m’empêcher de dormir; elle ne trompa point mon espérance, et le 10 septembre, au matin, je pris le chemin du pont, après une dernière visite au moulin. Les deux pièces de canon étaient à leur place, les Prussiens sous les armes. La troupe de ceux qui devaient former un nouveau convoi s’y rassemblait. Il avait été décidé que les officiers, à partir du grade de capitaine inclusivement, monteraient dans des espèces de chariots garnis de planches. Les lieutenans et les sous-lieutenans, avec les ordonnances, devaient marcher à pied.

Un colonel prussien qui était en surveillance à l’entrée du pont donna un ordre, un aide-de-camp cria : En route! et la colonne se mit en mouvement. Le pont franchi, nous suivîmes pour rentrer à Sedan le même chemin que nous avions pris pour en sortir. La colonne s’y arrêta un instant. Une pièce de monnaie à la main, et profitant de cette halte, je me présentai devant la boutique d’un boulanger, à la porte duquel s’allongeait une queue de prisonniers. Des soldats prussiens se mêlaient à cette foule. L’un d’eux ne se gênait pas pour bousculer ses voisins. On se récria. Il était brutal, il devint insolent. La discussion entre gens que la faim talonne dégénère bien vite en querelle. Au moment où la querelle prenait les proportions d’une rixe, un officier intervint. Il s’enquit de ce qui se passait. Les prisonniers déclarèrent d’une commune voix, et c’était vrai, que le Prussien avait voulu se faire servir avant son tour, et qu’il s’était jeté à travers les rangs comme un furieux, frappant et cognant. — L’officier donna l’ordre au soldat de se retirer. Celui-ci avait bu quelques verres d’eau-de-vie, un de trop peut-être. Il s’écria qu’il ne céderait pas, et qu’il aurait son pain parce qu’il le voulait. Sans répondre, l’officier prit à sa ceinture un revolver, l’arma, et froidement cassa la tête au soldat. Il tomba comme une masse. Aucun des camarades du mort ne remua; je commençai à comprendre ce que c’était que la discipline prussienne.

Rentrés à Sedan par la porte de Paris, nous en sortîmes par la porte de Balan. Cette ville, que j’avais vue encombrée de troupes françaises, était alors occupée par une garnison de soldats de la landwehr. Des malades et des blessés se traînaient ici et là. Les habitans nous regardaient passer d’un air morne. Quand ils pensaient n’être pas vus par nos gardiens, quelques-uns d’entre eux s’approchaient de nous pour nous donner du pain ou des morceaux de viande, aumône de la ruine à la misère. Notre colonne, composée de huit cents hommes à peu près, comptait des officiers de toutes armes. La cavalerie et l’artillerie y avaient un grand nombre de représentans. Leurs uniformes ne les eussent-ils pas désignés, on les aurait reconnus à la pesanteur de leur marche, alourdie par leurs grosses bottes et la basane de leurs pantalons. C’était au tour des fantassins de payer en sourires les railleries des cavaliers; mais qui pensait à sourire en ce moment-là? Il ne restait plus trace de la vieille gaîté gauloise. Ce sentiment qu’on était prisonnier écrasait tout. Des officiers qui portaient la médaille de Crimée et d’Italie essuyaient des larmes furtivement. Il semblait que cette troupe dont la file s’allongeait sur la route portât le deuil de cent années de victoires effacées en un jour par un désastre. Nous avions pour escorte deux forts pelotons d’infanterie prussienne portant le casque à pointe, et qui marchaient l’un en tête de la colonne, l’autre en queue. Et sur les bas côtés de la route, la flanquant de deux mètres en deux mètres, des sentinelles nous accompagnaient, le fusil chargé sur l’épaule. On nous avait prévenus qu’à la moindre alerte elles avaient ordre de faire feu. Des uhlans, le pistolet au poing, faisaient la navette, et passaient au grand trot de l’avant-garde à l’arrière-garde de la colonne, bousculant tout.

La route était défoncée, les chariots cahotaient dans les ornières. Nous marchions dans la boue. On ne voyait partout que chaumières brûlées, arbres abattus, champs ravagés. C’est ainsi que nous arrivâmes à Bazeilles. Qui a vu ce spectacle ne l’oubliera jamais. Il semblait qu’une trombe se fût jetée sur le village. Tout y était par terre. Un amoncellement de toitures effondrées et de murailles tombées au ras du sol, des débris de meubles calcinés, des poutrelles rompues, des charrettes en morceaux, des charrues et des herses brisées par le milieu, des lambeaux de volets et de portes pendant sur leurs gonds, des carcasses d’animaux atteints par les balles et surpris par le feu, les jardins en ruine avec leurs treilles et leurs pommiers noircis, partout les traces de l’incendie. On marchait sur des éclats d’obus. Il y avait à et là sur des pans de mur de larges taches d’un brun noirâtre. Une main sanglante avait appliqué l’empreinte de ses cinq doigts sur un enduit de plâtre; des lambeaux de vêtement restaient accrochés entre les haies; sur un buisson, on apercevait deux petits bas d’enfant qu’on y avait mis sécher. Sur la façade d’une maison labourée par un paquet de mitraille, l’appui d’une fenêtre à laquelle il ne restait pas une vitre supportait deux jolis pots de fleurs en faïence bleue. Quelques malheureux se promenaient parmi ces décombres. Il s’en dégageait une odeur affreuse de cadavres en putréfaction. Des fragmens d’armes jonchaient le sol. C’était navrant, horrible, hideux. Le village était comme éventré. Une famille vêtue de loques s’était blottie sous un appentis : elle nous regardait passer avec des frémissemens effarés. Peut-être cherchait-elle son foyer; son malheur dépassait le nôtre : des soldats lui jetèrent des morceaux de biscuit.

Bazeilles traversé, notre marche continua. On ne pouvait ni s’arrêter, ni se reposer. Chaque étape était marquée d’avance avec un temps déterminé pour les parcourir. Nous étions partis de Sedan à onze heures un quart, et nous arrivions à Stenay à huit heures du soir, après une halte d’une demi-heure. Une surprise heureuse m’attendait à Stenay. L’officier à qui je servais d’ordonnance, et qui poussait la bonté jusqu’à me traiter en ami plus qu’en soldat, voulut bien me présenter à un ancien capitaine de zouaves qui avait obtenu du préfet prussien l’autorisation de loger les camarades du 3e régiment, auquel il avait appartenu. Une place me fut offerte à la table hospitalière autour de laquelle M. D... les reçut. Je m’empressai d’accepter. Quelle faim! Jamais soupe fumante, jamais bœuf bouilli ne dégagèrent arômes plus savoureux; mes narines les aspiraient non moins que mes lèvres. Il y avait huit ou dix jours à peu près qu’une bouchée de nourriture honnête ne les avait traversées. On parlait beaucoup à mes côtés, et les récits s’entrecroisaient avec les questions; je n’entendais rien, je mangeais. On ne sait pas quel vide peuvent creuser dans l’estomac d’un volontaire, majeur depuis un an à peine, l’abus du son délayé dans l’eau pure, et trente-deux kilomètres avalés d’une traite! Rien ne le comble; M. D... riait de mon appétit. La nappe enlevée et le café pris, il me permit de m’étendre sur le tapis d’une chambre à coucher. Les lits, les canapés, les matelas, appartenaient naturellement aux officiers. A peine étendu, je dormis les poings fermés. Une inquiétude me restait : pourrais-je me lever le lendemain matin? Il y avait là un problème que l’expérience seule pouvait résoudre.

A sept heures, le bruit qu’on faisait dans la maison me réveilla. J’essayai de me dresser. Ce ne fut pas sans une certaine difficulté que j’y parvins. Mon officier m’encourageait du geste et de la voix. — La courbature, ce n’est rien, quoiqu’il me semble avoir fait une ample provision de rhumatismes du côté de Glaires; mais c’est le pied qui ne va plus! lui dis-je. — C’était vrai. Il faut avoir été chasseur ou soldat pour savoir ce que c’est qu’une plaie au talon, à la cheville, au cou-de-pied. Mieux vaudrait avoir un bras cassé, ou une balle dans l’épaule. Comme disent les marins, on est atteint dans ses œuvres vives. L’aspect d’une table servie me rendit un peu de force; lorsqu’on se réunit pour le départ, je demandai la permission d’emporter les morceaux de pain qu’on oubliait. Laisser du pain sur une table quand la veille encore j’aurais été chercher un quart de biscuit en rampant sur le ventre! On me l’accorda, et j’en remplis mes poches. Bien m’en prit. A neuf heures précises, on se remit en route. Toujours les mêmes ornières, toujours les mêmes cailloux, toujours la même boue ! Pendant le premier kilomètre, ce fut terrible. Je me traînais, mais enfin le pied s’échauffa, et je retrouvai en partie l’élasticité de mon pas.

Les misères de cette épouvantable route devaient presque me faire oublier les misères de mon séjour dans l’île que j’avais maudite. Vers midi, la colonne, qui marchait avec des ondulations de serpent, présentait un spectacle lamentable. On trébuchait, on tombait. Les traînards se laissaient aller sur les tas de pierres. Quelques-uns peut-être manquaient d’énergie, beaucoup manquaient de force. Tous les prisonniers n’avaient pas rencontré à Stenay des capitaines comme les zouaves du 3e régiment. Le besoin faisait dans la colonne autant de ravages que la fatigue. Les retardataires s’en détachaient comme les feuilles mortes d’un arbre que le vent secoue. Ces malheureux étendus par terre, les gardiens accouraient, et les frappaient à coups de crosse. Un coup, deux coups, trois coups, jusqu’à ce qu’ils fussent remis sur pied. Autant de coups qu’il en fallait, et, si les coups de crosse ne suffisaient pas, les coups de baïonnette venaient après. La peau fendue, la chair déchirée, on se relevait; mais l’épuisement était quelquefois plus fort que la douleur. Quelques-uns de ceux qui s’étaient relevés retombaient bientôt. Les coups et les menaces ne pouvaient plus rien sur ces corps inertes, la colonne avec son escorte de sentinelles continuait sa marche. On laissait au peloton prussien qui la suivait le soin de balayer la route. — Elle a ordre de ne rien laisser traîner, me disait un chasseur d’Afrique qui enfonçait ses éperons dans la boue auprès de moi. — On m’a raconté que ces malheureux, étendus dans les fossés ou sur les talus du chemin, étaient impitoyablement fusillés par ce dernier peloton, à qui incombait la terrible et suprême police de la colonne. Je n’ose pas affirmer le fait dans sa sanglante brutalité. Traitait-on en déserteurs les prisonniers qui restaient en arrière, et la discipline impitoyable que l’armée prussienne applique aux vaincus après l’avoir subie elle-même l’engageait-elle à ne voir dans l’épuisement qu’un prétexte? Je l’ignore; mais ce que je sais bien, c’est que jamais aux étapes prochaines je n’ai revu aucun de ceux qui tombaient, et que des chariots pouvaient recueillir.

Nous étions partis à neuf heures. Après la halte d’une demi-heure qu’on nous accorda vers midi, j’eus quelque peine à me mettre debout. L’un de mes pieds, le pied gauche, avait la pesanteur du plomb. Il me devenait impossible de conserver ma bottine, qui me blessait et m’occasionnait à chaque pas d’intolérables souffrances. Je jetais des regards d’envie sur les talus gazonnés du chemin. Les animaux avaient le droit de s’y reposer. Je voyais au milieu des champs des bœufs étendus dans l’herbe, et il me fallait marcher encore, marcher toujours; n’en pouvant plus, je tombai sur un tas de pierres et retirai ma chaussure. Les soldats prussiens, chaussés de bottes excellentes, me regardaient faire, tout prêts à mettre le doigt sur la gâchette de leur fusil, si j’avais fait un pas dans les prés voisins. L’heure n’en était pas venue, car je n’avais pas renoncé à mon projet d’évasion. Je ne faisais qu’y songer au contraire, et cette pensée me donnait du cœur. Un sentiment d’amour-propre aussi me soutenait. D’autres, qui ne souffraient pas moins que mol, ne marchaient-ils pas?

Vers la tombée du jour, nous arrivions à Damvilliers. Ces chaumières qui nous indiquaient que le moment de la halte était venu me parurent superbes; je faisais mon choix en esprit, caressant de l’œil les plus comfortables, lorsqu’on nous dirigea vers l’église, tous en masse. La porte s’ouvrit toute grande, on nous y poussa, et la porte se referma : nous venions de trouver le gîte que nous destinait la discipline prussienne. Il y avait là dans la nef et le chœur huit cents hommes à peu près. Il pleuvait depuis quarante-huit heures avec des intermittences de rafales et d’averses; il eût fallu un feu de forge pour sécher nos vêtemens. Les poches de mon vaste pantalon étaient pleines d’eau; quand j’y plongeais les mains, il me semblait qu’elles entraient dans le bassin d’une fontaine. Je ruisselais, et nous étions huit cents comme cela, moins des hommes que des gouttières. — Tant pis ! dit un zouave, je lâche mon robinet. — Il défit sa veste, son gilet, son pantalon, et les tordit comme on fait d’une serviette. Le mot avait fait rire; l’action parut sage, on l’imita. En un instant, le sol de l’église fut comme une mare; c’était là dedans que nous devions nous coucher. Chacun chercha la place où il devait être à peu près le moins mal. Toutes se valaient pour l’incommodité : des dalles de pierre froides pour matelas, des bancs de bois pour oreillers. Le pauvre curé de cette malheureuse église nous prit en pitié. Grâce à lui, nous eûmes un peu de pain et quelques boisseaux de pommes de terre. Il allait et venait parmi nous, les lèvres pleines de bonnes paroles et nous consolant de son mieux. Une vive clarté pénétra tout à coup dans l’église; c’était le bois du bon curé qui brûlait. Français et Prussiens pêle-mêle fraternisaient autour de ce feu, alimenté par de nombreuses bourrées : nous trouvions pour une heure des camarades parmi nos ennemis; mais au moment même où les soldats prussiens traitaient de leur mieux les pauvres hères qu’ils surveillaient, si un officier survenait, le camarade redevenait soudain le geôlier, et pour un mot il passait des amitiés aux coups de plat de sabre.

Je m’étais accroupi devant le feu, auquel je présentais tour à tour mes jambes et mon dos. Des buées sortaient de mes vêtemens de laine alourdis par l’eau du ciel; mais la pluie mouillait de nouveau ce que le feu avait séché. Cet exercice pouvait durer toute la nuit. Un instant, il me sembla que le calorique l’emportait sur l’humidité; j’en profitai pour rentrer dans l’église et y choisir un gîte. Deux bancs en firent les frais, et, la fatigue aidant, je m’endormis. Un frisson me réveilla. Le jour filtrait par les ouvertures ogivales où quelque débris de vitrail restait encore. Un engourdissement général paralysait mes membres. Les deux jambes surtout avaient la raideur du bois. J’abaissais lentement un regard mélancolique sur mon pied. Était-ce bien celui que je possédais la veille? Il eût suffi aux ambitions d’un géant. Il était énorme, enflé, tuméfié. Il fallait cependant le poser par terre. On devait partir à huit heures un quart. Et comment ferai-je, si un apprentissage n’habituait pas mon malheureux pied aux tortures de la marche? Je touchai les dalles timidement par le talon, et par de lentes progressions j’arrivai à le poser à plat. Le pied posé, il fallait se lever; levé, il fallait se mouvoir. Au premier effort que je tentai, j’eus comme un éblouissement. Tout mon corps plia. Pour me donner du cœur, je pensai aux coups de crosse et aux coups de baïonnette que l’escorte prussienne tenait en réserve pour les traînards. J’avais encore dans les oreilles le sinistre retentissement de certaines détonations dont la signification pouvait m’être facilement donnée! Debout au premier signal, je me mis à marcher. Une sueur froide mouilla subitement la paume de mes mains. Il fallait continuer cependant : j’avançai avec la conviction qu’une balle me jetterait bientôt dans un fossé.

Mais le mouvement, la terreur peut-être, et aussi cette sève de jeunesse qui fait des miracles, rendirent un peu de jeu à mes muscles; les kilomètres succédaient aux kilomètres, et je ne tombais pas. La fièvre me soutenait. Le mouvement machinal qui me poussait en avant ne laissait à ma pensée aucune liberté. Les paysages que nous traversions m’apparaissaient au travers d’un voile gris. Je me rappelle que des paysans, émus de compassion sur le passage de cette colonne qui se traînait avec des cassures intermittentes et des mouvemens d’animal blessé, venaient quelquefois sur les bords de la route placer à notre portée des vases pleins d’eau et des écuelles de lait. Si l’un des prisonniers, harcelé par la fatigue et la soif, s’approchait, les soldats prussiens renversaient les écuelles et les vases d’un coup de pied, ou bien les officiers du bout de leurs bottes se chargeaient de cette besogne féroce, et si le vase de terre se brisait en morceaux, si l’écuelle de fer-blanc rebondissait de place en place, un rire éclatant ouvrait leurs moustaches.

Vers trois heures, — je m’en souviendrai toujours, — en traversant un pauvre village, j’avisai un paysan qui, debout sur le seuil de sa porte, découpait en petits morceaux une robuste miche de pain. Il en offrait aux misérables qui passaient. J’espérais profiter de cette aumône ; mais au moment où je m’écartai de la route, la main tendue, le soldat prussien qui me suivait leva la crosse de son fusil, et la laissa retomber sur mes reins avec une telle violence que du coup je me trouvai par terre, étendu sur la face. Cette secousse et cette chute me donnèrent la mesure de mon accablement. Je me relevai les mains remplies de boue sans penser même à me rebiffer ; je crois même que je ne tournai pas la tête pour voir qui m’avait frappé. Il y a des heures écrasantes où de l’homme il ne reste plus que l’animal : cet aplatissement de tout mon être me valut de n’être pas fusillé au coin d’un mur.

Il était sept heures à peu près quand j’aperçus le clocher d’Etain, où nous devions passer la nuit. Je n’allais plus. Deux ou trois fois, pris d’une lassitude sans nom, j’avais failli me laisser choir sur un tas de pierres ; mais j’entendais derrière moi le pas lourd de mon gardien, et une âpre volonté de vivre me poussait en avant. La colonne entière arrêtée dans la grande rue, le chef du détachement fit ranger les officiers devant lui, et d’une voix glapissante : — Messieurs les officiers donnent leur parole de se trouver demain à neuf heures et demie sur la place du marché ? — Personne ne répondit. — À demain donc, messieurs, reprit-il, et il s’éloigna.

Les officiers se séparèrent, cherchant un asile au hasard. Il n’avait pas été question des simples ordonnances. Le soin de trouver un gîte nous regardait. Dans l’état où m’avait mis cette dernière étape, la question de la distance l’emportait sur toutes les autres. Mes yeux interrogeaient les maisons pour y découvrir la branche de pin symbolique ou l’enseigne d’une auberge, lorsqu’une main douce me tira par la manche de ma veste. Un jeune garçon qui rougissait était devant moi. — N’êtes-vous pas du 3e zouaves ? me dit-il. Et sur ma réponse affirmative : — Ma mère a un frère au régiment, reprit-il; elle serait bien heureuse, si les officiers qui sont ici voulaient bien accepter l’hospitalité chez elle. C’est de bon cœur qu’elle la leur offre.

Je me mis à héler un camarade, et, mon capitaine étant prévenu, sept officiers de zouaves et cinq officiers d’artillerie se réunirent chez Mme L... Les ordonnances suivaient les officiers, si bien qu’il y avait vingt-quatre personnes dans la maison. C’était beaucoup, et déjà quelques-uns d’entre nous battaient en retraite; mais Mme L... avait un cœur de mère. Elle se mit devant la porte, et déclara nettement qu’aucun de nous ne sortirait. L’excellente femme! Aucun de nous ne se fit prier, et je donnai l’exemple en me dirigeant vers le grenier cahin-caha. C’était non pas une botte de paille qui m’y attendait, mais un matelas, un vrai matelas, le premier que j’apercevais depuis mon départ de Paris. Aucun produit de l’industrie ne pouvait me paraître plus beau en un tel moment. Je m’étendis sur la toile rebondissante avec délices et tirai de ma poche cette pipe qui déjà si souvent avait été ma suprême consolation. La fumée s’envolait et le sommeil venait, je crois, quand la porte du grenier tourna sur ses vieux gonds rouilles. — Vous n’avez besoin de rien, messieurs ?

Ainsi parlait une jeune fille, qui venait de la part de la maîtresse de la maison. Elle avait seize ou dix-sept ans, le sourire aimable, le regard doux, un air de candeur qui inspirait le respect. Chacun se leva un peu lentement. Ses yeux nous interrogeaient. — Mademoiselle, dis-je alors, si vous pouviez me procurer des bandes de toile, vous me rendriez un grand service.

Je venais de poser mon pied malade sur le bord du matelas. Elle joignit les mains, et d’un air de pitié : — Je vais appeler ma mère, reprit-elle, elle vous fera un pansement.

Elle disparut avec la légèreté d’un oiseau, et deux minutes après Mme L... était auprès de moi, portant à la main un paquet de linge. — C’est donc vous qui êtes blessé? me dit-elle en s’agenouillant sur le matelas.

Elle essuya une larme du bout de ses doigts. Tout en parlant, elle roulait des bandes autour de mon pied. Je l’aurais embrassée de bon cœur. — Vous n’avez pas dîné? reprit-elle doucement.

Je secouai la tête. — Eh bien ! descendez avec moi, la table est assez grande pour vous recevoir tous.

Le pansement était achevé. J’en éprouvai un soulagement subit. Que bénies soient les mains qui m’ont touché! La souffrance éteinte, les choses m’apparurent sous un aspect moins triste. Il y avait encore du bon dans la vie. L’appétit se réveilla, et avec cet appétit la volonté de m’évader. — Dînons d’abord, me dis-je, après quoi je songerai à mon projet.

Je dormis tout d’un trait jusqu’au matin. Les yeux ouverts, entouré de mes camarades qui ronflaient ou s’étiraient, je m’assis sur mon séant, et me mis à réfléchir. Je me sentais dispos et en belle humeur. Où et quand trouverais-je une occasion meilleure pour m’évader? La surveillance semblait s’être détendue; j’avais dans ma ceinture assez d’or pour être assuré que le concours de quelque habitant du pays ne me manquerait pas. — Ce sera pour aujourd’hui, me dis-je.

La chose bien résolue, je descendis de mon grenier. Les officiers s’étaient réunis dans la salle à manger pour faire leurs adieux à la maîtresse du logis; je me coulai de ce côté. Mme L... avait les yeux rouges. Sa fille et son fils se tenaient à ses côtés. On était fort ému de part et d’autre. Savait-on si on se reverrait jamais? Un officier qui frottait sa moustache grisonnante donna le premier le signal du départ. — Merci, madame, et adieu ! cria-t-il. — Chacun fila vers la porte. Au moment de les suivre, je sentis une petite main qui pressait la mienne. C’était la jeune fille qui, de la part de sa mère, m’offrait un petit paquet de bandes. Je les serrai dans ma poche, et me trouvai dans la rue sans oser regarder derrière moi. Il était neuf heures, et l’on devait partir à neuf heures et demie. Il fallait se hâter. Je pris au hasard à travers le bourg. Au bout d’un quart d’heure, tandis que de tous côtés on allait et venait, j’avisai un paysan qui comptait des sous devant une porte. Il avait l’air bonhomme et paraissait solide ; j’allai droit à lui, et la bouche à son oreille : — Si vous voulez me conduire en Belgique, il y a deux cents francs pour vous. — Tout en parlant, j’avais mis sous ses yeux une main où brillaient dix pièces d’or. Le paysan se gratta le menton, fit tomber ses sous dans une bourse de cuir, me regarda du coin de l’œil, puis, voyant que personne ne l’observait : — Venez, me dit-il brusquement.

Je le suivis. Il marchait d’un air tranquille, et sifflait entre ses dents. Chemin faisant à travers des ruelles qui me semblaient interminables, nous rencontrions des soldats prussiens qui me regardaient; mais il n’était pas neuf heures et demie encore, et aucun d’eux ne songea à m’arrêter. Le cœur me battait à m’étouffer. Une femme vint qui se mit à causer avec mon guide; je l’aurais étranglée; il ralentit son pas, puis la congédia, et reprit sa course le long des ruelles. Où me menait-il donc? Il entra enfin dans une maison petite et pauvre, et me pria de monter dans le grenier. — Et vous n’en bougerez que quand vous me verrez.

En un clin d’œil, j’atteignis le sommet de l’escalier, et me jetai dans le trou noir qu’il appelait un grenier. J’attendis là quinze minutes qui me parurent longues comme des nuits sans sommeil. J’écoutai, l’oreille collée aux fentes des murailles. Un bruit sourd remplissait Étain; il me semblait qu’un corps de troupe était en marche. Ne s’apercevrait-on pas de mon absence? La porte s’ouvrit, et mon paysan parut. — Il est temps, me dit-il en jetant par terre un paquet qu’il avait sous le bras. — Je me dépouillai de mon uniforme, veste, large pantalon, ceinture, calotte. Je dus même me séparer de mon fidèle tartan. En un tour de main, j’endossai un costume d’ouvrier besoigneux; rien n’y manquait, ni le pantalon de toile bleue, ni le gilet, ni la blouse usée aux coudes et blanchie aux coutures, ni même la casquette de peau de loutre râpée où l’on cherchait vainement vestige de poils. Mes pieds disparaissaient dans de gros sabots. Mon guide avait vidé deux ou trois bouteilles pour augmenter son courage : il en restait quelque chose, dont sa marche se ressentait; mais la finesse de l’esprit campagnard surnageait. — Et les moustaches? et la barbiche? me dit-il.

Une paire de mauvais ciseaux m’aida à faire tomber de mon visage cet ornement qui pouvait réveiller l’attention, et je quittai le grenier. — La pipe et le bâton à présent, reprit mon homme. — J’achetai une pipe de terre que je bourrai de caporal, et me munis d’un fort bâton qu’un cordonnet de cuir attachait à mon poignet. — Maintenant en route sans avoir l’air de rien ! ajouta-t-il.

Une chose cependant m’inquiétait. Dans la ferveur de mon zèle et pour me donner l’apparence enviée d’un vieux zouave, au moment de mon départ de Paris, je m’étais fait raser cette partie du crâne qui touche au front. Les cheveux recommençaient à pousser un peu, mais pas assez pour cacher la différence de niveau. J’enfonçai donc ma casquette, dont je rabattis la visière éraillée sur mes sourcils, me jurant bien de ne saluer personne, le général de Moltke vînt-il à passer devant moi à la tête de son état-major. Les plus étranges idées me traversaient l’esprit. Il me semblait que tout le monde me reconnaissait, ceux même qui ne m’avaient jamais vu. Quiconque me regardait n’allait-il pas s’écrier : C’est un zouave, un fugitif? J’évitai de rencontrer les yeux des passans. La vue des Prussiens que je croisais dans les ruelles d’Étain me donnait le frisson. L’un d’eux n’allait-il pas me mettre la main au collet? Par exemple j’étais décidé à me faire tuer sur place. Je m’efforçais d’imiter de mon mieux la tournure et la marche pesante de mon guide. — Ça, me disais-je, Étain est donc grand comme une ville? Nous marchions à peine depuis cinq minutes, et il me semblait que j’avais parcouru déjà deux ou trois kilomètres de maisons.

La dernière m’apparut enfin; un soupir saluait déjà ma sortie d’Étain, lorsque sur la route se dessina la silhouette d’une sentinelle allemande qui se promenait de long en large. Mon compagnon me jeta un coup d’œil expressif; fusillé ou libre, la question se posait nettement. Encore trente pas, et nous étions devant la sentinelle, dont la promenade barrait le chemin. Je ne songeai même plus à fumer. Toutes les facultés de mon esprit étaient tendues vers un but unique : avoir la démarche, le visage, le geste d’un paysan. Le Prussien n’allait-il pas deviner le zouave sous la blouse et croiser baïonnette, et, si je faisais un mouvement, se gênerait-il pour me casser la tête d’un coup de fusil? Les battemens de mon cœur me faisaient mal. Mon compagnon sifflait toujours; je l’admirai. Comment faisait-il? Enfin nous approchons, lui sifflant, moi traînant mes lourds sabots dans la boue et balançant mes épaules : nous voilà juste en face du soldat; il nous regarde et continue sa marche ; nous passons lentement, d’un pas égal et pesant. Il ne m’arrête pas, il se tait. Il m’a donc pris pour un vrai paysan? Quel triomphe! Le reste ne me paraît plus rien. La respiration me revient; le paysan cligne de l’œil, et, comme il me voit rire : — Ah ! ce n’est pas fini ! me dit-il.

En effet, ce n’était pas fini : je voyageais en pays conquis; mais les détails de cette fuite qui a laissé tant de souvenirs dans mon esprit et m’a fait connaître toutes les angoisses de la plus cruelle incertitude, je n’en parlerai pas. Elle m’a promené à travers plaines et bois, de village en village, de ferme en ferme, tantôt à la suite d’un braconnier, tantôt derrière un garde-chasse, tremblant à chaque pas, et croyant voir toujours dans la verdure des champs luire le casque des dragons ou la lance effilée des uhlans. Combien de hasards qui pouvaient m’arrêter en route! Je ne respirai à l’aise qu’à l’heure bénie où la frontière belge fut enfin franchie, et encore là avais-je à craindre les questions et les patrouilles qui pouvaient avoir pour conséquence de me faire interner au camp de Beverloo. Un moment vint où un convoi me prit à Bruxelles et me ramena en France : j’étais libre. La nuit était venue. Je voyais par les fenêtres les campagnes de mon pays. Je comprenais à présent la valeur profonde et douce de ce mot cher aux soldats : je le revoyais, mon pays, et une émotion indéfinissable me pénétrait. A deux heures du matin, le convoi entrait à Paris. Il faut avoir passé par ces dures anxiétés pour savoir ce que la vue des longues rangées de maisons et des longues files des becs de gaz entre lesquelles on a vécu peut remuer le cœur; on étouffe.

C’était le 14 septembre. Deux ou trois jours après, Paris était investi; le siège allait commencer.


AMÉDÉE ACHARD.

  1. Les pages qu’on va lire sont extraites d’un cahier de notes écrites par un engagé volontaire. Il n’y faut point chercher de graves études sur les causes qui ont amené les désastres sous lesquels notre pays a failli succomber, ni de longues dissertations sur les fautes commises. Non; c’est ici le récit d’un soldat qui raconte simplement ce qu’il a vu, ce qu’il a fait, ce qu’il a senti, au milieu de ces armées s’écroulant dans un abîme. À ce point de vue, ces souvenirs, qui ont au moins le mérite de la sincérité, ont leur intérêt; c’est un nouveau chapitre de l’histoire de cette funeste guerre de 1870 que nous offrons aux lecteurs de la Revue.