Les Réformes administrative dans la Marine russe

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Les Réformes administrative dans la Marine russe
Revue des Deux Mondes2e période, tome 29 (p. 1006-1010).


ESSAIS ET NOTICES

LES RÉFORMES ADMINISTRATIVES DANS LA MARINE RUSSE.

Un éminent officier de la marine française exprimait dernièrement dans la Revue des Deux Mondes[1] un vœu auquel nous sommes heureux de pouvoir répondre. « Ce n’est pas, disait-il, le développement matériel de la marine russe que nous aurions à étudier, mais bien plutôt les dispositions éminemment libérales par lesquelles le grand-duc Constantin s’est efforcé d’améliorer le sort de la grande famille à la tête de laquelle la confiance de l’empereur l’a placé. » Bien qu’étranger à cette noble famille, qui a su, dans la guerre de Crimée, conquérir l’estime de ses ennemis eux-mêmes, nous avons tenu à nous procurer des informations précises sur le sujet qui préoccupait à si bon droit l’amiral français. Il nous a été donné de consulter quelques documens officiels qui mettent en pleine évidence cette sollicitude du gouvernement russe pour le sort du marin à laquelle on rendait dans la Revue un si éclatant hommage. En attendant un tableau plus complet, que nous voudrions voir tracé par une plume mieux autorisée que la nôtre, peut-être ne lira-t-on pas sans intérêt ces détails sur la condition présente des marins russes telle que l’assurent les récentes mesures adoptées sous la généreuse Influence du grand-duc Constantin.

C’est depuis la guerre de Crimée surtout qu’une impulsion paternellement réformatrice s’est fait sentir dans la marine russe. Les réformes accomplies embrassent deux ordres d’intérêts bien distincts, c’est entre la vie morale et la vie matérielle du marin que le gouvernement à partagé son attention. Indiquons d’abord en quoi consistent les réformes morales.

Le marin russe apportait autrefois au service des bras vigoureux, mais rien de plus. Le gouvernement a compris qu’il fallait veiller à l’éducation intellectuelle de cette population inculte, et il n’épargne pas les efforts pour lui dispenser largement l’instruction. Cronstadt n’a pas seulement des arsenaux et des forts redoutables, la terrible place de guerre a aussi son école, que fréquentent en hiver plus de 300 marins. On y apprend à lire, à écrire, à compter, à se servir du compas. Le ministère de la marine distribue en outre dans les différens corps détachés des ouvrages de morale et des livres de piété. Des bibliothèques maritimes sont ouvertes partout aux officiers et aux matelots. Ce sont là des soins dont les autres marines de l’Europe avaient donné l’exemple ; mais ce que l’état n’a fait, je pense, en aucun pays, le gouvernement russe a voulu le faire en faveur des officiers de sa marine. Il a voulu assurer l’avenir des enfans d’officiers de tous grades ayant servi pendant plus de vingt ans. Pour réaliser cette pensée généreuse, il ne s’est pas contenté, comme en d’autres contrées, d’instituer des bourses ou des admissions gratuites dans des collèges spéciaux. Il a fait plus et mieux. Il a inscrit au nom de chaque enfant, sans distinction de sexe, une pension dont le père conserverait le libre usage, qui ne lui imposerait pas même l’obligation de choisir pour ses fils une carrière maritime et qui ferait d’une nombreuse descendance bien moins un fardeau qu’une source de bien-être. C’est ainsi qu’en 1856, une somme de 485, 400 fr. a été consacrée à des pensions qui n’ont d’analogie avec aucune des allocations inscrites aux budgets maritimes des autres puissances européennes. En 1857, ce crédit a été porté au chiffre de 1,025, 360 fr., et successivement à celui de 1, 190, 600 fr. en 1858, de 1, 193, 147 francs en 1859. Par cette disposition bienfaisante, le sort de 1, 691 enfans, dont 699 garçons et 992 filles, a été mis à l’abri des terribles vicissitudes qui attendent les familles des fonctionnaires publics, lorsqu’une mort prématurée leur enlève leur chef et leur soutien. Ce qu’en d’autres pays on accorde quelquefois à de longues sollicitations, toujours si pénibles aux âmes généreuses, est devenu un droit sacré en Russie. Le fils ou la fille d’un officier de marine n’y connaîtra jamais la misère, car la pension octroyée pour chaque enfant lui est continuée jusqu’à l’âge de dix-huit ans, sans préjudice de la pension de retraite attribuée aux veuves et aux orphelins. On a vu d’ailleurs, de 1853 à 1856, plus de 480 enfans placés par les soins du prince grand-amiral dans diverses maisons d’éducation, et depuis 1856, il est entretenu aux frais du ministère de la marine 80 bourses pour garçons et filles dont les parens ne peuvent jouir légalement des secours accordés pour l’éducation des enfans d’officiers ; le ministère dépense à cet effet 64,000 francs. M. l’amiral Jurien de La Gravière a raison de dire, on le voit, que la marine en Russie « est l’objet d’une sollicitude qui se manifeste chaque année par de nouveaux bienfaits. »

L’instruction militaire n’est pas oubliée non plus. Un vaisseau spécial a été désigné pour former les chefs de pièces nécessaires à la flotte. Ce vaisseau fait chaque année des exercices pendant tout l’été, comme cela se pratique en France et en Angleterre. Des écoles de tir et de gymnastique existent dans chaque équipage. On a compris qu’il importait de faire du matelot un homme de mer complet, et on a supprimé certaines dispositions qui lui imposaient dans les ports une sorte de domesticité peu compatible avec la dignité de la vie militaire. On a voulu en même temps rendre l’impôt du recrutement moins lourd pour les familles pauvres, en réduisant de 25 à 14 ans la durée du service exigé. On a supprimé la corporation des enfans de troupes appelés cantonistes, dont la vie entière devait être consacrée à l’état. Les hommes devenus incapables de servir avant l’expiration de leur engagement par suite de blessures ou d’infirmités sont placés dans des établissemens dépendant des bureaux de l’assistance publique et dans une maison spécialement affectée aux invalides, entretenue aux frais du ministère de la marine ; 221 matelots sont logés dans ce dernier établissement avec femmes et enfans, et en outre 333 reçoivent des subsides du ministère. Les victimes de la dernière guerre d’Orient ont été secourues avec la plus libérale générosité. De 1853 à 1856, l’état a distribué en secours aux familles des morts et des blessés de Sébastopol 7, 785, 695 francs.

Une fois le temps du service accompli, l’état s’efforce encore d’assurer l’existence de ses marins. Un projet est à l’étude pour créer des pensions de retraite en dehors des pensions déjà délivrées par le gouvernement et de celles que fournit la caisse de l’émérital, qui fonctionne au ministère de la marine depuis près de quatre ans[2]. Le taux des pensions de retraite délivrées aux officiers de tout grade est cependant déjà considérable. Un amiral, après 25 ans de service, reçoit du trésor 2,860 fr., et de la caisse de l’éméritat 858 fr. ; — après 35 ans, du trésor 5, 720 fr., de la caisse 1, 144 fr. Le chiffre des pensions réunies (du trésor et de la caisse) est de 2,977 fr. pour le vice-amiral après 25 ans, de 5,496 fr. après 35 ans ; de 2,236 fr. pour le contre-amiral dans la première condition, de 4, 128 fr. dans la seconde. Le taux des pensions assurées aux capitaines, lieutenans, enseignes, n’est pas réglé sur une base moins libérale.

Suivons maintenant le marin russe à bord. Ici les améliorations portent principalement sur la vie matérielle. La solde a été augmentée pour l’ordinaire à terre comme en mer. Avant 1853, un maître d’équipage, dans le service à l’intérieur, recevait 71 fr. d’appointemens annuels, plus 58 fr. pour son habillement, 42 fr. pour son logement. La nourriture calculée pour 7 mois seulement comprenait 33 fr. pour alimens divers, 12 fr. pour la viande et le sel. En tout, il recevait une solde de 216 fr. par an. Aujourd’hui, avec 71 fr. d’appointemens, 58 fr. d’habillement, il reçoit 66 fr. pour logement, 33 fr. pour nourriture, 28 fr. pour viande et sel, en tout 256 fr. En mer, il reçoit de plus 160 fr. d’argent de ration. En pays étranger, les appointemens sont portés à 142 fr., l’habillement à 58 fr. ; on lui compte de plus 80 fr. de linge de table et de corps, 544 fr. d’argent de ration. Pour les autres sous-officiers, le total de la solde s’est élevé de 180 fr. avant 1853 à 220 fr. en 1860 pour le service intérieur, de 752 fr. à 848 fr. pour le service extérieur. Les matelots, qui recevaient une solde de 156 fr. en 1853, touchent en 1860 une solde de 196 fr. dans le service intérieur ; — dans le service extérieur, 395 fr. au lieu de 363 fr.

Une grande, une précieuse force pour une marine, c’est le corps des officiers. C’est par eux que se maintiennent les grandes traditions ; ils sont comme l’âme d’une armée navale. L’état remplit donc un pieux devoir en assurant à ces précieuses existences le noble éclat qui doit les entourer dans. le service actif, et la sécurité qu’elles réclament quand vient le moment de la retraite. La flotte russe compte 14 amiraux (dont 4 sont membres du conseil de l’empire), 27 vice-amiraux, 37 contre-amiraux, 111 capitaines de 1er rang (capitaines de vaisseau), 78 capitaines de 2e rang (capitaines de frégate), 262 capitaines-lieutenans (capitaines de corvette), 578 lieutenans, 456 enseignes, total 1,563 officiers, à quelques unités près le chiffre de la marine française. Un amiral à l’intérieur de l’empire recevait, avant 1853, 17,508 fr., à savoir 5,720 fr. pour appointemens, 8,008 fr. pour argent de table, 3,428 fr. pour logement, 352 fr. pour domestiques. En 1860, il reçoit 22,624 fr., à savoir 7,420 fr, pour appointemens, 8,008 fr. pour table, 6,864 fr. pour logement, 352 fr. pour domestiques. De plus, en mer, l’argent de table est porté à 16,800 fr., auxquels on ajoute, comme argent de ration, 3,120 fr., plus 1, 440 pour domestiques. En mer et en pays étranger, l’argent de table est porté à 23,800 fr., l’argent de ration à 37, 960 fr., le prix du domestique à 3, 380 fr. On a de même élevé les appointemens d’un vice-amiral dans les diverses branches de service actif où il peut être employé. Commandant en chef d’une escadre sur les côtes de l’empire, il recevra 32, 228 fr. par an[3] ; — commandant en second, 21,868 fr. ; — ministre de la marine, 56,000 fr. ; — membre du conseil de l’amirauté, 28,000 fr. ; — membre du conseil de l’auditorat, 28,000 fr. ; — vice-directeur du département, 20,000 fr. ; — commandant en chef de port, 28,000 fr. ; — commandant en second, 12,000 fr. Telles sont les conditions du service actif ; voici celles de la réserve. La réserve, on le sait, correspond à la demi-solde française ; les officiers de la réserve reçoivent un traitement sans être soumis à aucun service ; ils peuvent séjourner où bon leur semble, soit en Russie, soit en pays étranger. Ils conservent l’uniforme et les insignes de leur grade, mais ne peuvent être armés. Un vice-amiral dans la réserve reçoit 5,920 fr., un contre-amiral 4,440 fr., un capitaine en 1er 3,000 fr., en 2e 2,320 fr., un capitaine-lieutenant 1,920 fr., un lieutenant 1,600 fr., un enseigne 1,360 fr.

Un rapide tableau fera ressortir encore quelques différences significatives dans la situation des officiers de marine russes avant et depuis 1853.


Traitement à l’intérieur de l’empire[4] " Traitement en pays étranger "
Avant 1853 En 1860 Avant 1853 En 1860
Contre-amiral 12,236 21,868 31,048 37,744
Capitaine de vaisseau en 1er 6,960 14,000 18,912 25,164
Capitaine de vaisseau en 2e ou capitaine de frégate 4,568 7,900 12,920 15,120
Capitaine de corvette ou capitaine-lieutenant 3,480 6,392 9,480 11,400
Capitaine de clipper (aviso) 3,360 6,272 9,220 11,140
Enseigne 1,600 2,424 5,140 5,436

Veut-on savoir maintenant dans quelle mesure cette amélioration dans les conditions matérielles faites aux marins russes correspond à un développement de la marine nationale et surtout de l’emploi de la vapeur dans cette marine ; quelques chiffres encore montreront quel a été le mouvement de la marine à vapeur comparé à celui de la marine à voiles de 1853 à 1859. Voici pour cette période le chiffre des bâtimens à vapeur et à voiles et des officiers ayant navigué en pays étranger de 1853 à 1859. Dans ce chiffre ne sont pas naturellement compris les navires composant l’escadre d’évolutions de la Baltique. Il ne s’agit ici que des stations extérieures. L’escadre de la Baltique comptait en 1859 six vaisseaux à hélice, et chaque année verra probablement s’accroître cette escadre, car il est de principe en Russie d’entretenir autant que possible une nombreuse armée permanente.

De 1853 à 1855, la Russie compte 7 bâtimens à voiles (3 frégates, 1 corvette, 2 transports, 1 goélette) naviguant dans les mers étrangères. En 1856 apparaissent les bâtimens à vapeur ; le nombre des bâtimens à vapeur employés en pays étranger en 1856 est de 1 vaisseau, 1 frégate, 6 clippers, 1 brick, 1 transport : total 9 bâtimens à vapeur, plus 5 bâtimens à voiles, le tout monté par 156 officiers, 60 élèves, 3,052 matelots. Le chiffre des bâtimens à vapeur naviguant à l’étranger s’élève encore en 1857. Il est de 18, savoir 1 vaisseau, 3 frégates, 10 corvettes, 3 clippers, 1 transport. Les bâtimens à voiles sont au nombre de 5, savoir 2 frégates, 1 corvette, 1 brick, 1 transport, en tout 23 bâtimens montés par 352 officiers, 89 élèves, 5, 773 matelots. Les chiffres de 1858 et 59 sont encore plus significatifs : — pour 1858, 25 bâtimens à vapeur contre 3 bâtimens à voiles ; — pour 1859, 27 bâtimens à vapeur et pas un seul bâtiment à voiles.

Nous n’avons fait ici que grouper quelques récentes données statistiques, mais elles suffisent certainement pour faire apprécier l’importance des réformes accomplies dans la marine russe depuis quelques années. Ces réformes sont principalement administratives ; en effet, c’est dans l’administration surtout qu’il importait d’introduire une vie nouvelle. Des mesures financières ont concouru avec les mesures administratives pour assurer ce résultat sans élever le chiffre total du budget. En simplifiant quelques rouages, en diminuant le personnel des bureaux, on a réalisé des économies qui tourneront au profit de la marine tout entière. On a supprimé les deux tiers des employés du ministère de la marine, en leur accordant une prime de retraite qui atténue pour eux les conséquences matérielles de cette perte d’emploi. C’est enfin à mettre la marine russe, sous le rapport administratif comme sous le rapport militaire, au niveau de celles de France et d’Angleterre qu’on a voulu arriver par de si énergiques efforts. Ces efforts méritent d’être couronnés de succès.


Pce NICOLAS TROUBETZKOÏ.


De quelques livres sur l’art musical
[5]

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  1. M. le contre-amiral Jurien de La Gravière, dans la Revue du 1er avril 1860, p. 599.
  2. Cette caisse a été fondée en 1856 ; elle possède un capital de 10,400,000 francs.
  3. Avant 1853 il ne recevait que 17, 188 francs.
  4. Avec calcul d’un supplément de solde en mer par semestre.
  5. La Mise en scène du Don Juan de Mozart, d’après le libretto original de Da Ponte. — Le Théâtre et la Musique, par M. de Wolzogen. — Louis Spohr, sa vie et ses œuvres, par M. Alexandre Malibran. — De l’Enseignement populaire de la musique en France, par M. Boiteau. — Le Diapason normal, par M. G. Bénédit.