Les Réformes de la Turquie - La Politique russe et le Panslavisme
Il y a une manière aisée de raconter l’histoire, manière longtemps à la mode et pratiquée par la plupart de nos anciens historiens, c’est d’attribuer tous les événemens, toutes les révolutions, à l’intervention de tel ou tel personnage, au génie de l’un, à l’incapacité de l’autre, en un mot à l’action individuelle. Si la république romaine a péri, c’est qu’il s’est rencontré un César ; si la vieille monarchie française s’est effondrée, c’est que la royauté est tombée aux mains du débile Louis XVI. En histoire, une semblable explication du passé est aujourd’hui regardée comme enfantine par les élèves mêmes de nos écoles. En politique, c’est-à-dire pour l’histoire inachevée qui se déroule sous nos yeux, cette mesquine conception des faits prévaut encore. Tous les événements contemporains sont rapportés par l’opinion aux calculs des hommes d’état, aux intrigues des cabinets, aux hasards de la guerre, comme si la politique était une partie d’échecs jouée sur une table rase, comme si derrière les révolutions populaires ou la diplomatie, des gouvernemens il n’y avait point en jeu des causes générales et l’inexorable logique des faits. Combien de personnes en France croient avoir expliqué les deux grandes révolutions du XIXe siècle, l’unité de l’Italie et l’unité de l’Allemagne, avec la dextérité de M. de Cavour, le machiavélisme de M. de Bismarck et les illusions de Napoléon III !
Comment s’étonner d’entendre juger de cette sorte l’Orient de l’Europe, les principautés du Danube, la Russie, des pays qui pour le public sont de simples dénominations géographiques plutôt que des peuples vivans ? Dès que du fond de l’obscure Herzégovine s’élevèrent les premières étincelles de l’incendie qui aujourd’hui menace d’embraser l’Europe, tout le monde se demanda d’où était partie la main qui avait mis le feu. Était-ce de Pétersbourg, était-ce de Berlin ? Hélas ! ils est encore en Europe des peuples inflammables où, comme dans les forêts de pins, le feu peut prendre spontanément ; ou mieux, il y a des régions où l’incendie qui éclate tout à coup aux yeux couvait silencieusement depuis des années. Pour qui connaissait tant soit peu la Turquie, il n’était pas douteux que de ce côté devaient tôt ou tard venir à l’Europe de désagréables surprises. La question d’Orient n’est pas nouvelle ; depuis le commencement du siècle, il ne s’est guère passé dix ans qu’elle n’ait été remuée quelque part : en Serbie, en Grèce, en Égypte, au Monténégro, en Bosnie, au Liban, en Crète, et cela le plus souvent non sans donner de légitimes inquiétudes pour la paix générale. En maintenant l’intégrité territoriale de la Turquie sans y introduire aucunes réformes intérieures, la guerre de Crimée avait laissé la question dans toute sa périlleuse gravité ; elle ne pouvait manquer de se représenter à plus ou moins longue échéance. Bien qu’en politique, de même qu’en météorologie, nous sachions fort mal prévoir les changemens de temps, l’orage était certain, le moment seul restait douteux, et plus la tempête tardait, plus il était manifeste qu’elle allait éclater. Il y a des gens qui, lorsque le ciel est demeuré longtemps chargé de nuages sans qu’il pleuve, s’étonnent de voir enfin la pluie tomber. C’est ce que nous avons fait en nous montrant surpris des événemens d’Orient.
L’Europe, qui connaît moins bien ses frontières orientales que les deux Amériques ou les côtes de l’extrême Asie, l’Europe s’est habituée à regarder les soulèvemens périodiques des chrétiens d’Orient, des Slaves surtout, comme quelque chose d’artificiel ou d’apprêté dont la raison devait être cherchée à Pétersbourg ou à Moscou. Pour la plupart des hommes politiques comme pour le vulgaire, c’est la Russie qui se cache toujours derrière les Slaves, c’est elle qui se meut derrière les Bosniaques, les Serbes, les Monténégrins, elle qui dans la dernière insurrection et la dernière guerre est le principal, ou mieux, le seul acteur. Pour qui connaît un peu les pays slaves de la Turquie, ne seraient-ce que les bords du Danube ou les côtes de l’Adriatique, c’est là un point de vue erroné. La politique russe peut jouer plus ou moins habilement des sentimens ou des sympathies slaves, ce n’est point elle qui les fait toujours vibrer. Le vent révolutionnaire, qui depuis un demi-siècle agite plus ou moins bruyamment les contrées slavonnes de la Turquie ou de l’Autriche, ne souffle pas toujours des steppes moscovites. En Turquie comme en Autriche, le slavisme a des racines séculaires, des racines indigènes dans la tradition, dans l’histoire, dans la conscience même des Slaves, Serbes ou Bulgares, Tchèques ou Slovaques. Chez tous ces peuples longtemps oubliés de l’Europe et souvent même de leurs maîtres, les promoteurs de l’idée slave, de l’idée nationale, n’ont été d’ordinaire ni des étrangers ni des Russes, ni des hommes d’état, ni des écrivains politiques. En Turquie comme dans l’Autriche-Hongrie, ce furent des poètes, des philologues, des historiens, des érudits, qui, en remettant en honneur les idiomes, les légendes, la poésie, l’histoire des petits peuples slaves, leur rendirent avec leurs titres nationaux une conscience nationale. A cet égard, les Tchèques de Bohême ont plus fait pour le réveil du slavisme que les Russes de Pétersbourg ou de Moscou.
Ces apôtres d’une grande race, morcelée en de nombreuses petites nationalités, toutes soumises à l’étranger, levèrent naturellement les yeux sur le seul peuple slave qui fût indépendant et puissant, sur le seul état de l’Europe qui semblât leur devoir prêter un appui. C’est ainsi que les Slaves, les orthodoxes et les sujets de la Porte surtout, s’habituèrent à tourner leurs sympathies et leurs prières vers Moscou, comme vers la ville sainte nationale, vers une sorte de La Mecque ou de Jérusalem slavonne d’où devait un jour leur venir la rédemption. De leur dispersion et de leur abandon, de leurs souffrances dans le présent et de leurs espérances dans l’avenir, est ainsi né ce penchant dès Slaves de la Turquie pour leur grande congénère de Russie, penchant vague et le plus souvent irréfléchi, dont quelques esprits ont voulu tirer toute une doctrine, toute une politique, et qui plus ou moins encouragé des Russes, a reçu des Allemands et des Hongrois le nom de panslavisme.
Une nation qui rencontre au dehors de pareilles sympathies n’a garde de les négliger. Les hommes d’état russes étaient trop habiles pour ne point entretenir les sentimens qui s’élevaient vers la Russie, des rives du Danube, de la Save et de l’Adriatique. La protection des petits peuples de même race et de même religion est devenue de plus en plus un point fixe, un dogme de la politique russe ; mais ici encore il ne faut point confondre ce qui revient aux cabinets et ce qui revient au peuple, ce qui est le fait des calculs de la politique avec ce qui appartient aux instincts nationaux. En Russie comme chez les Slaves non Russes, ce double courant de sympathie réciproque a sa première source dans la conscience populaire. Le peuple russe, demeuré des siècles sous la domination ou la suzeraineté des Tatars, et depuis lors en guerres fréquentes avec les Turcs, le peuple russe, habitué à voir dans l’islamisme l’ennemi héréditaire de sa patrie et de sa foi, était merveilleusement disposé à partager les haines et les espérances de ses frères slaves encore soumis au joug qu’il avait eu lui-même tant de mal à secouer. Rien par suite de plus complexe que les sentimens qui animent la politique russe en Orient. Tout n’y est point calcul et visées personnelles, tout n’y est point intérêt égoïste, comme on affecte de le dire en Occident ; tout n’y est point non plus dévoûment, charité chrétienne et amour de ses frères, comme on aime à se le persuader à Moscou.
Chez les peuples comme chez les individus, les mobiles sont souvent multiples et confus : l’amour-propre, la vanité, l’ambition, se mêlent aisément à la générosité, à l’amour du bien, à l’enthousiasme pour une grande œuvre ou une grande cause. Ainsi en Orient la Russie souhaite passionnément l’affranchissement de ses frères orthodoxes, et elle est flattée de l’idée de reprendre sa revanche de l’inutile guerre de Crimée. Ainsi le cabinet de Pétersbourg compatit, comme la nation, aux souffrances des Slaves du Balkan, et il n’est point insensible aux reproches des Russes ou des étrangers qui l’accusent de n’avoir pas su tirer pour sa politique un parti suffisant des dernières guerres de l’Europe, et de n’avoir obtenu pour l’agrandissement de son allié de Prusse qu’une insuffisante compensation. Le peuple veut le triomphe de la croix sur le croissant, le gouvernement un libre débouché sur la Méditerranée, et par là de libres communications avec l’univers entier. Il y a dans les sentimens qui agitent la Russie une sorte de poésie romanesque et d’idéal traditionnel contre lequel la nation se défend d’autant moins que sa grandeur n’y peut que gagner ; il y a un enthousiasme, une sorte d’ivresse qui, pour être puisée à des sources différentes, n’en est pas moins sincère et vivace. Les volontaires russes qui, au milieu de la déroute des milices serbes, se sont fait tuer sur les hauteurs de Diunïs, sont bien réellement morts pour une idée. Une même cause avait réuni des hommes d’opinions fort diverses, car, dans cet intérêt passionné pour les Slaves, les instincts religieux se joignent aux visées politiques, les tendances mystiques du passé aux penchans humanitaires du présent. Il y a là de l’esprit des croisades et de l’esprit de la révolution. Les uns rêvent de délivrer la coupole de Sainte-Sophie des quatre hauts minarets qui la dominent, et d’où les navires chrétiens voient le muezzin appeler les musulmans à la prière ; les autres songent à l’affranchissement des nationalités opprimées et espèrent voir réaliser chez de petits peuples aux mœurs encore primitives l’idéal patriarcal ou démocratique slave. Arriérées ou novatrices, désintéressées ou calculées, toutes les idées, toutes les vues convergent vers le même but. Orthodoxes et raskolniks, croyans et nihilistes regardent presque également la Russie comme ayant en Orient une mission sainte, une vocation providentielle. Une telle conviction, une telle unanimité chez un grand peuple et un peuple jeune est une force dont la politique doit tenir compte et qu’il est imprudent de surexciter par d’inutiles provocations.
L’opinion publique, dans l’Occident de l’Europe, ne comprend pas assez ce qu’est la Russie moderne. Habituée à regarder cet empire du Nord comme le domaine de l’absolutisme, l’Europe se le représente fréquemment comme un grand corps inerte, une sorte d’automate ou de mécanisme incapable de mouvement spontané. C’est là une vue fausse, en retard d’au moins un quart de siècle. La Russie est aujourd’hui une nation aussi vivante qu’aucune en Europe. C’est une nation qui a conscience d’elle-même, qui pense, qui sent, qui s’exprime. Dans cet état autocratique, la dominatrice du monde moderne, l’opinion, règne presque aussi souverainement que dans les états constitutionnels de l’Occident. Si la Russie n’a ni parlement, ni constitution politique, l’opinion y a son principal et plus puissant organe, la presse. Chose singulière, en Russie et en Turquie la presse est à peu près soumise au même régime, au régime des avertissemens, inventé par le second empire français. En dépit de ces entraves, la presse russe est nombreuse et puissante. A certains égards même, elle a d’autant plus d’influence, d’autant plus d’importance, qu’il n’y a point d’assemblées politiques pour lui disputer l’attention du pays.
Le manque de chambres et d’institutions représentatives a une autre conséquence : la presse et le public, n’étant point occupés des débats parlementaires et des querelles de partis, sont moins souvent distraits de ce qui se passe à l’étranger. Le caractère du régime politique contribue ainsi à tourner au dehors les regards des Russes. C’est, je crois, un phénomène ordinaire que, sous un gouvernement absolu, les relations étrangères tiennent d’autant plus de place dans les préoccupations publiques que le train régulier des affaires intérieures y laisse plus de vide. La France, sous le second empire, en a elle-même été dans une certaine mesure un exemple, tandis qu’aujourd’hui la France est d’autant moins disposée à se passionner pour les questions extérieures qu’elle est tout entière à ses luttes de partis et à l’expérience de sa nouvelle constitution. La Russie a, elle aussi, été longtemps absorbée dans les grandes réformes du règne actuel ; elle n’en a point encore recueilli tous les fruits qu’elle en avait espérés, et, moitié par déception, moitié par désœuvrement, elle a de nouveau reporté son attention et ses espérances sur la politique extérieure. La presse russe, jadis remplie de discussions ou de considérations sur la situation des paysans, sur la réforme judiciaire, sur l’enseignement classique, est aujourd’hui presque uniquement consacrée aux affaires de l’Orient.
Une chose à noter, c’est qu’aux premiers jours cet ardent intérêt pour les Slaves de la Turquie n’a pas éclaté dans toute son impétuosité. Au début de l’insurrection de l’Herzégovine, l’opinion russe paraissait relativement froide. Les intérêts matériels, devenus, là aussi, puissans depuis une vingtaine d’années, et là comme partout ennemis de toute cause de trouble, les intérêts industriels et financiers, privés et nationaux, semblèrent un moment capables de dominer toute autre préoccupation et de comprimer les sympathies politiques ou religieuses. Les comités slaves avaient quelque peine à remuer l’opinion, et les esprits positifs montraient, non sans satisfaction, cette sorte de froideur ou d’apathie comme une preuve des transformations et de la maturité de l’esprit public. La prolongation de l’insurrection, les atermoiemens du cabinet anglais, l’intervention de la Serbie, ne tardèrent point à réveiller l’opinion. Quand on songe à l’émotion produite en Angleterre par les massacres de Bulgarie, l’on comprend sans peine les sentimens qu’ont dû soulever chez les Slaves orthodoxes de Russie ces horreurs minutieusement enregistrées et longuement commentées dans les feuilles russes. Toutes les passions religieuses ou nationales assoupies furent ravivées, et la vieille Russie, la sainte Russie d’autrefois, sembla renaître pour reprendre sa mission historique.
Le mouvement de l’opinion a été si soudain, si universel, si impératif, que, malgré les apparences contraires, la conduite du gouvernement russe, obligé de résister à une telle pression, a été jusqu’ici réellement modérée. Certes l’attitude du cabinet de Pétersbourg, demeurant en relations officielles avec la Porte-Ottomane, et laissant soldats et officiers marcher librement au secours du vassal de la Porte, était peu conforme aux usages du droit des gens ; mais pour l’Europe, pour la Turquie même, mieux valait de la part de la Russie une incorrection diplomatique qu’une déclaration de guerre en Donne forme. Le sentiment populaire, l’impatience nationale, ont par là reçu satisfaction sans entraîner tout le pays ; ces envois d’hommes et d’argent aux Serbes ont été pour l’excitation russe comme la soupape de sûreté sans laquelle une explosion eût été malaisée à prévenir. Il semble du reste que le nombre des volontaires russes ait été exagéré, et en tous cas leurs valeureux efforts n’ont point changé le cours des événemens.
Pour fermer à l’invasion turque le cœur de la Serbie, il a fallu un ultimatum de Livadia. Grâce à lui, nous avons enfin un armistice, et le gouvernement russe va pouvoir prouver la sincérité de son amour de la paix. La question, encore une fois enlevée au sort des armes, a été de nouveau remise à la diplomatie. En dépit de l’humeur guerrière d’une partie de la presse russe, en dépit même des belliqueux discours de Londres ou de Moscou, la guerre du tsar et du sultan peut encore être évitée. En arrêtant l’armée turque dans sa marche sur Belgrade, la Russie a eu une première satisfaction que les ministres britanniques ont tort de lui contester ; avec de la modération et l’appui des conseils de l’Europe, elle peut sans tirer l’épée assurer aux provinces chrétiennes de la Porte les garanties que réclament pour elles la civilisation et l’humanité. Russes et Turcs vont avoir le temps de réfléchir, et d’une longue trêve on peut dire, comme de la nuit, qu’elle porte souvent conseil. Les intérêts matériels, les intérêts du crédit et du trésor de la Russie, sauront peut-être de nouveau faire entendre leur voix. L’effervescence nationale, apaisée par de sages concessions de la Porte, pourrait avoir le temps de se calmer et de tomber. Pour cela, il suffirait d’obtenir de la Turquie de larges et sérieuses garanties en faveur des provinces chrétiennes, et c’est à quoi doivent s’employer les puissances préoccupées du maintien de la paix.
Tout le monde en Europe est d’accord sur un point : l’empire ottoman ne peut prolonger son existence qu’à l’aide de réformes. La Turquie est la première à le reconnaître, et l’honneur des hommes d’état aujourd’hui à la tête des affaires ottomanes, de Midhat en particulier, est de ne pas avoir attendu la crise actuelle pour le sentir. Tout le monde demande des réformes, la Turquie en offre, en promet, en décrète de bonne grâce. Par malheur, le divan n’est plus à l’époque où ce mot magique semblait suffire à rendre invisibles tous les vices de l’administration turque. L’Europe veut savoir ce que seront ces réformes et quelles en seront les garanties. A vrai dire, ce n’est point là une affaire d’un règlement aisé. La première chose, te point capital, est de décider si les changemens accomplis devront s’appliquer spécialement aux régions insurgées et aux provinces chrétiennes, ou s’étendre au même titre et simultanément à toutes les contrées de l’immense empire ottoman, du Danube à l’Euphrate et de l’Adriatique aux déserts de l’Arabie. En ira mot, les réformes seront-elles locales, particulières à certaines contrées, ou générales, édictées également pour tous les sujets de la Porte, et, dans le premier cas, quelle en sera la portée et quelles seront les provinces appelées à en bénéficier ? Là est le nœud de la difficulté.
L’on sait que vers le mois d’octobre l’Angleterre a proposé d’accorder des institutions particulières à la Bosnie, à l’Herzégovine, même à la Bulgarie, c’est-à-dire aux provinces qui ont plus ou moins pris part à l’insurrection. Il semblait en effet naturel d’appliquer un remède local à un mal aujourd’hui localisé dans les provinces chrétiennes de la Porte. La Russie a pris à son compte, en cherchant à l’étendre, la proposition anglaise. Qu’a fait le divan ? Aux demandes des puissances, il a répondu par des contre-propositions plus larges, embrassant l’empire entier. La Porte offre de donner à ses états un régime constitutionnel, un parlement composé de deux chambres, l’une élue par le peuple, l’autre choisie par le sultan, et toutes deux ouvertes à tous les sujets turcs, sans distinction de nationalité ou de religion. Le divan a fait comme le débiteur dont les créanciers réclameraient une hypothèque privilégiée sur certaines de ses terres, et qui répondrait en leur offrant une banale garantie sur tous ses biens, sans renoncer à la libre disposition d’aucun. Un tel procédé inspire toujours quelque méfiance. Pour qui connaît un peu la Turquie, les plans de réforme de la Porte sont trop beaux pour être satisfaisans. A l’Europe comme aux chrétiens de l’Orient, quelque chose de plus modeste inspirerait moins de doute.
Qu’est-ce en effet que le système proposé par la Porte ? C’est tout simplement le régime parlementaire, tel qu’il fonctionne plus ou moins librement dans les états civilisés des deux mondes, monarchie ou république ; c’est un parlement composé de deux chambres, tout comme en Angleterre ou aux États-Unis. Il y avait une certaine malice à répliquer par une telle proposition à la Russie, le seul pays de l’Europe, outre la Turquie, encore dépourvu de ce savant mécanisme constitutionnel, la plus à la mode et la plus imitée des machines qui soient jamais sorties des îles britanniques. Le vizir du sultan répondant aux représentons du tsar autocrate par y offre d’une constitution, cela était piquant et humiliant pour l’amour-propre des Russes. L’Angleterre ne pouvait manquer d’en être flattée. Tout en affectant de répéter que ce mécanisme compliqué ne peut régulièrement fonctionner que dans leur île, les Anglais aiment assez voir les autres pays le leur emprunter, sauf à s’amuser dans leur orgueil des bévues ou des accidens des malheureux peuples qui ne savent pas faire jouer la délicate machine. La Russie ne pouvait prendre la chose d’aussi bon cœur, et il n’est vraiment pas besoin d’avoir mis le pied à Stamboul pour partager à cet égard le scepticisme russe. Des élections en Turquie, des députés à Constantinople, un sénat ottoman, tout cela, il faut le reconnaître, n’avait pas l’air assez sérieux pour contraindre la Russie à y voir autre chose qu’un moyen dilatoire ou une plaisanterie déplacée. A force d’être habile et spirituelle, la Porte avait en somme dépassé la mesure. Elle ne demandait cependant, pour mettre la nouvelle constitution en jeu, qu’un armistice de six mois. C’en devait être assez pour faire les élections et réunir les chambres turques. Tout était déjà fixé ; le chiffre des députés accordé à chaque province était déterminé, la répartition des sièges entre musulmans et chrétiens officiellement réglée. La Bulgarie devait avoir quatre députés chrétiens et autant de musulmans,.la Bosnie et l’Herzégovine l’une trois, l’autre deux représentans de chaque religion, bien que dans ces trois provinces les chrétiens l’emportassent notablement en nombre sur les mahométans. Le jour même de la convocation des chambres a, je crois, été annoncé, et les futurs députés ont été prévenus de l’indemnité de séjour ou des frais de voyage sur lesquels ils devaient compter.
Le grand malheur de la Turquie est de ne pouvoir guère opérer les réformes qu’on lui demande, alors même qu’elle en a le désir ; mais de tous les plans le moins pratique, le plus manifestement inefficace, si même il était mis à exécution, est assurément le régime constitutionnel. Veut-on prendre de tels projets au sérieux, on est vite convaincu que pour les chrétiens de la Turquie une constitution turque devrait plutôt être un objet de crainte qu’un motif d’espérance. Que peut être en effet une représentation nationale en Turquie, de quelque titre qu’on la décore, de quelque origine qu’elle provienne ? Les chrétiens y seront toujours en minorité devant les musulmans, la partie européenne devant la partie asiatique. La majorité appartiendra à l’islam et l’influence à l’Asie ; le pouvoir abandonné au parlement tomberait aux mains des Turcs d’Anatolie, à la fois bien moins éclairés et bien plus fanatiques que leurs compatriotes du Bosphore. Avec la diversité de races et de langues de l’empire, en Asie comme en Europe, il ne saurait y avoir d’autre drapeau, d’autre signe de ralliement que la religion. L’islamisme deviendrait plus que jamais le lien ou le ciment de l’empire, le Koran serait plus encore que par le passé le code national, et le chéri la loi suprême de l’état. Ulémas et softas, derviches ou santons, seraient les vrais inspirateurs de la chambre des députés. Quand il échapperait par miracle au fanatisme religieux, le parlement ottoman serait par politique zélateur de l’islam, car la majorité ne saurait renoncer au désir de s’assimiler ses adversaires, et, pour rendre tout le monde turc en Turquie, il n’y aurait toujours qu’un moyen, l’islam[1] Chez des peuples ignorans, mal préparés à la liberté, les franchises politiques offrent, au début du moins, plus de dangers que d’avantages. Cela serait surtout vrai de la Turquie. Quels que soient ses défauts, le gouvernement turc de Constantinople est incontestablement plus éclairé, plus libéral, que la masse de ses sujets, parce que le gouvernement est en relation plus étroite avec l’Europe et que nombre de ses agens ont plus ou moins emprunté les mœurs européennes. A des réformes administratives ou politiques, l’obstacle en d’autres pays peut être dans les conseillers du gouvernement, intéressés à maintenir les abus ; en Turquie, le principal obstacle aux réformes, et par suite à une pacification durable, est dans le peuple turc, dans son ignorance, ses préjugés et ses haines. Aujourd’hui même, l’une des principales difficultés du divan vient du fanatisme du peuple de Stamboul, qui d’un moment à l’autre peut renouveler sur une plus vaste échelle les massacres récens de Salonique ou aider une conspiration rétrograde à renverser du pouvoir les partisans des réformes et des concessions à l’Europe. Avec des chambres, l’embarras serait plus grand encore. Quand la crainte de l’Europe les déciderait à concéder ostensiblement aux chrétiens l’égalité civile, l’égalité devant la justice ou devant l’impôt, ce n’est point un parlement ottoman qui aiderait à la mise en pratique des droits accordés aux ghiaours. Abandonnés à la discrétion d’une majorité musulmane, les raïas auraient plus que jamais besoin de protection étrangère, et l’Europe, ne leur pouvant toujours refuser ses bons offices, risquerait d’être obligée à une incessante et périlleuse intervention. En résumé, libre et indépendant, un parlement turc ne serait pour le gouvernement qu’une entrave à tout progrès, et pour le chrétien qu’une menace ou un agent légal d’oppression. Assujetties et dépendantes du pouvoir, des chambres turques, parées d’un pouvoir nominal, ne seraient pour l’empire ottoman qu’un vide et coûteux décor, qui n’aurait pas longtemps l’avantage de faire illusion à l’Europe. Cette triste hypothèse est la plus probable et serait la plus désirable ; mais que doivent espérer les chrétiens d’Orient et l’Europe d’une institution dont le mieux qu’on puisse attendre est d’être inoffensive ?
Il n’y a pour les chrétiens en Turquie qu’un seul mode de réformes praticable et efficace, ce sont les réformes locales appliquées à une région déterminée et sanctionnées par des conventions internationales. Aucun homme ayant quelque connaissance personnelle de l’Orient ne saurait, je crois, mettre ce fait en doute. Les vices de l’administration, le défaut d’instruction et de moralité, le manque d’hommes et de personnel, n’en sont pas la seule raison ; la première est dans la variété, la diversité des races et des religions, dans l’étendue et la conformation géographique de l’empire. Les populations réunies par les armées musulmanes sous le sceptre du sultan seraient-elles plus avancées, les fonctionnaires seraient-ils moins ignorans et plus intègres, que la centralisation administrative serait encore dans l’empire ottoman un contre-sens. La Turquie ressemble sous ce rapport à sa voisine l’Autriche-Hongrie. Comme l’empire des Habsbourg et plus encore, l’empire ottoman n’est qu’une mosaïque de peuples juxtaposés et souvent enchevêtrés les uns dans les autres, une confuse marqueterie d’élémens hétérogènes qui se disjoint de tous côtés et manque sans cesse de se rompre. Pour surcroît de difficultés, aux diversités nationales s’ajoutent les diversités religieuses qui, ne correspondant pas toujours aux premières, aggravent encore la complication. Comment la centralisation, si difficile à l’Autriche, serait-elle possible à la Turquie, dépourvue de l’instrument moderne de tout régime centraliste, dépourvue de bureaucratie ? Il est à remarquer du reste que dans l’empire ottoman la centralisation est de date relativement récente. C’est avec un système tout différent que l’empire turc s’est fondé, a grandi et vécu. La centralisation n’y est guère qu’une imitation des grands états bureaucratiques de l’Occident, et ce fâcheux emprunt n’a pas été étranger à l’énervement et à la décadence de l’empire. En voulant rapprocher et fondre ensemble des élémens disparates, on n’a réussi qu’à fortifier, au lieu de l’affaiblir, leur répulsion réciproque et leurs tendances à l’isolement. Si la Turquie peut se régénérer, si elle doit réconcilier au sceptre du sultan les diverses nationalités de l’empire, ce ne peut être qu’au moyen d’institutions locales, d’institutions provinciales en harmonie avec les besoins, les traditions et l’individualité de chaque province. S’il doit y avoir un jour dans l’empire ottoman renouvelé une représentation centrale commune à toutes les portions du territoire, ce ne pourra être que le couronnement d’institutions provinciales déjà anciennes et respectées. Agir autrement avec le cadre actuel de l’empire, c’est prétendre élever une maison sans tenir compte de la disposition du terrain ou de la nature des matériaux, au risque de la voir s’écrouler sur la tête de ceux qu’elle devrait abriter.
Tout ce qui, en fait de réformes, a depuis un siècle été tenté sur la base de la centralisation, est demeuré une œuvre stérile ou une lettre morte ; ainsi les réformes solennellement annoncées à la suite de la guerre de Crimée, et tous les hatts, firmans et iradés libéraux prodigués par Abdul-Medjid ou Abdul-Azis, tout ce qui dans ce siècle s’est fait d’un peu sérieux, d’un peu efficace dans la Turquie d’Europe ou d’Asie, a été fait par des réformes locales, par des arrangemens propres à telle ou telle province ; ainsi en a-t-il été pour le Liban, à la suite des massacres de Damas, ainsi en Crète à la suite de la grande insurrection de 1866, ainsi encore dans l’île de Samos, après la grande guerre de l’indépendance grecque. Partout où les populations sont d’ordinaire demeurées soumises, chez les tribus chrétiennes de l’Albanie, chez les Mirdites par exemple, il s’est. conservé une bonne part d’autonomie. Partout où, après des insurrections ou des massacres, la pacification a été quelque peu durable, c’est grâce à des mesures spéciales et à des privilèges locaux.
La même méthode a seule quelque chance d’assurer aux provinces européennes de la Turquie, aux chrétiens slaves ou grecs, un peu de tranquillité et de sécurité. En Asie même, en dépit de la prépondérance numérique de l’élément turc et mahométan, ce système serait encore le plus propre à rattacher à la Turquie les différentes populations réunies sous son sceptre, les Arméniens, par exemple, de sa frontière orientale, ou les Grecs du littoral de la mer Egée. Des deux côtés du Bosphore, des institutions provinciales seraient le meilleur moyen de donner aux populations musulmanes ou chrétiennes un réel contrôle sur l’administration, et par là de mettre un terme aux malversations de toute sorte et à la gêne du trésor public, en dépit du lourd poids des impôts. Des deux côtés du Bosphore, si chrétiens et musulmans peuvent être rapprochés, c’est dans des assemblées où prédomineraient les intérêts locaux, communs aux uns et aux autres, dans des assemblées où le plus souvent ils auraient au moins pour lien ou pour interprète une langue commune, ce qui ne saurait se rencontrer dans une chambre turque.
La direction, l’orientation de la politique européenne, est indiquée par la nature des choses ; toute la difficulté est dans le chemin à suivre. Que peuvent être des réformes locales, des institutions provinciales, si ce n’est des libertés spécialement accordées à telle ou telle contrée, c’est-à-dire un certain degré d’autonomie ? Or, dès que l’on parle d’autonomie, les soupçons se font jour et les interprétations diffèrent. Certes, le mot n’a point le même sens dans les propositions de l’Angleterre et dans celles de la Russie. Ce n’est pas la première fois que l’on paraît s’entendre sur les mots sans être sûrs de s’entendre sur les choses. Un point cependant est manifeste, c’est que la Porte, victorieuse des Serbes, n’accorderait pas sans guerre à ses provinces chrétiennes une autonomie politique qui serait le prélude d’une complète indépendance. D’un. autre côté, pour avoir quelque valeur et quelque efficacité, les privilèges accordés à ces provinces doivent être sérieux, constituer de véritables droits, et, selon l’expression du chef du foreign-office, un véritable self-government local. L’affaire est certes complexe et délicate ; mais en quelque sens que l’on retourne le problème oriental, on aura toujours du mal à trouver une solution pratique et quelque peu acceptable aux deux parties. Il ne nous appartient pas d’indiquer jusqu’où doivent s’étendre les droits ou privilèges accordés aux provinces chrétiennes de la Porte. Là où elle a conclu avec ses sujets ou avec l’Europe des arrangemens locaux, au Liban, en Crète, à Samos, la Turquie l’a fait sur des bases fort différentes et inégalement avantageuses aux habitans. Il y a néanmoins là des précédens dont aucun sans doute n’offre un modèle digne d’être copié, mais qui réunis offrent d’utiles points de comparaison. La participation des chrétiens aux affaires locales en raison de leur nombre, la nomination de fonctionnaires et même de gouverneurs chrétiens, là où les chrétiens sont en majorité, la collection des taxes remise aux habitans, l’emploi de la langue locale dans l’administration et la justice, enfin l’admission des non-musulmans au service militaire ou l’égal désarmement de tous les habitans, tels semblent devoir être les points fondamentaux des nouvelles institutions. En dépit des difficultés de détail et des prétentions opposées de la Porte et de Pétersbourg, une entente sur de telles bases n’est pas absolument impossible. Il faut seulement que, sous la pression des autres puissances, la Russie renonce pour ses protégés à l’autonomie politique, et que la Turquie consente à une réelle autonomie administrative.
La première difficulté de tout arrangement est de fixer les limites des droits concédés aux chrétiens ; la seconde est de déterminer le nombre et les frontières des provinces admises au bénéfice des institutions nouvelles. Au début, on ne parlait que des deux provinces insurgées, dont l’une n’est. guère qu’une annexe de l’autre, de la Bosnie et de l’Herzégovine. Depuis, les méfaits systématiques des Circassiens et des bachi- bozouks ont élargi la question. Les incendies et les massacres dont ils ont été victimes ont amené la diplomatie à réclamer pour les Bulgares les mêmes avantages ou les mêmes garanties que pour les Bosniaques. Il semble difficile en effet que, dans les réformes demandées à la Turquie, l’Europe laisse de côté la contrée qui a le plus souffert, et qui, ayant le moins participé à l’insurrection, a le plus souffert par la faute de ses maîtres. De tous les peuples de la péninsule des Balkans, les Bulgares sont à la fois le plus nombreux et celui qui croît le plus rapidement en nombre, le plus travailleur et le plus paisible, le plus moral et peut-être aussi le plus intelligent, au moins le plus désireux de s’instruire. Sur ce dernier point, ces Bulgares, longtemps les plus arriérés de l’Orient, longtemps raillés pour leur pesanteur d’esprit, le cèdent à peine aujourd’hui aux Grecs, dont le goût pour l’instruction est notoire. Au lycée franco-turc de Constantinople, où les diverses races et religions de l’empire, assises sur les mêmes bancs, concourent pour ainsi dire entre elles, le Bulgare tenait, dans les dernières années, le premier rang[2]. De grands efforts en faveur de l’enseignement primaire avaient été faits récemment par les Bulgares eux-mêmes, de nombreuses écoles, soutenues par des contributions volontaires, s’élevaient dans leurs bourgades, et, chose remarquable, ces écoles ont été avec les- églises le principal objet de la fureur des Circassiens et des bachi-bozouks. Les instituteurs, souvent même les institutrices, ont été partout les premières victimes. La région des Balkans, qui, grâce à l’esprit travailleur et à la patience de ses habitans, était la plus riche province de l’empire ottoman, a été ainsi dévastée à la fois moralement et matériellement. Pour relever ces doubles ruines, les Bulgares ont besoin de garanties que le trésor ottoman, dont ce peuple agriculteur était le principal pourvoyeur, est le premier intéressé à leur voir accorder. Ce peuple du reste, qui, à l’inverse de ses voisins serbes ou grecs, n’a jamais pris qu’une faible part aux insurrections, ce peuple avant tout paisible et patient, est le moins exigeant de tous ceux qui vivent sous la domination turque. De tous les raïas, les Bulgares sont ceux qui se laisseraient contenter à moins de frais, et s’il est des chrétiens que la Porte puisse se rattacher par d’habiles concessions, ce sont eux.
Il y a des difficultés naturellement inhérentes à toute institution autonome ; il s’en rencontrera ; je dois le dire, de particulières et de différentes pour les Bosniaques et les Bulgares. Dans la Bosnie et l’Herzégovine, les obstacles sont le caractère fier et belliqueux des habitans, le penchant de beaucoup d’entre eux pour la Serbie ou le Monténégro, enfin la division des chrétiens mêmes en deux églises dont la rivalité va jusqu’à l’hostilité. C’est ainsi la région de la Turquie d’Europe où les chrétiens, tout en étant en majorité, sont le plus désunis, et c’est en même temps celle où les musulmans, qui forment une nombreuse minorité, sont le plus, riches, le plus habitués à commander, le moins résignés à rien abdiquer de leur suprématie[3]. La Bosnie offre cette singulière anomalie que les musulmans n’y ont guère donné moins de tracas à la Porte que les chrétiens. Les uns et les autres, ceux-là pour maintenir leurs privilèges, ceux-ci pour s’affranchir du joug des begs, ont tour à tour eu recours aux armes. Entièrement abandonnée à elle-même, la Bosnie risquerait de devenir comme un champ-clos où mahométans et chrétiens, orthodoxes grecs et catholiques latins, lutteraient entre eux pour la liberté ou la domination. Dans une telle contrée, il ne saurait guère y avoir de paix durable sans un pouvoir arbitral extérieur, sans une force armée du dehors musulmane ou chrétienne. Durant la dernière insurrection, bien des gens ont en France et à l’étranger proposé d’ériger la Bosnie et l’Herzégovine en principauté vassale, sans s’apercevoir qu’il n’y avait pas là, comme en Serbie ou en Roumanie, d’élément politique ou religieux homogène, capable de servir de base à un état indépendant. Les insurgés bosniaques auraient réussi à chasser les Turcs, que, pour mettre fin à leurs discordes intérieures, ils eussent été obligés de se jeter dans les bras d’un de leurs voisins, obligés de s’annexer à la Serbie, au Monténégro, à l’Autriche, ou à tous les trois à la fois. L’on sait que tels étaient les vœux de ces provinces, les orthodoxes penchant vers les principautés, les catholiques vers l’Autriche. La défaite de la Serbie maintient aujourd’hui les Bosniaques sous le sceptre du sultan. L’autonomie réclamée pour eux ne doit point les exposer à un danger auquel, en devenant indépendans, ils n’eussent échappé qu’en aliénant leur indépendance le jour même où ils l’eussent conquise. La Bosnie est la dernière partie de l’empire turc pour laquelle les amis des chrétiens puissent réclamer une entière autonomie ; l’intérêt même des habitans interdit de les laisser seuls en face les uns des autres.
Pour les Bulgares, il y a aussi des difficultés particulières, mais en grande partie d’un autre ordre. Là, le caractère tranquille de la population n’expose pas aux mêmes troubles qu’en Bosnie. À ce point de vue, il serait vraiment dommage de refuser aux plus paisibles et aux plus travailleurs des chrétiens ce que l’on propose d’accorder aux plus turbulens. Le côté délicat du problème, pour les Bulgares, c’est de fixer les limites, les contours matériels de la région appelée à bénéficier du self-government. Les Bulgares en effet ne sont pas seulement le peuple le plus nombreux de la Turquie d’Europe, ils en sont aussi le plus diffus, le plus épars. En certaines contrées, ils se mêlent aux Turcs et aux Tatars, en d’autres aux Roumains et aux Albanais, et surtout aux Grecs. Là même où ce peuple de laboureurs est le plus compacte, les villes situées dans son sein sont souvent presque exclusivement peuplées de Turcs et de Grecs. Il n’y a en tout cas nulle relation entre les limites de la population bulgare et les limites de la province placée entre le Balkan et le Danube, qui chez nous porte le nom de Bulgarie. Au sud et à l’ouest, les Bulgares dépassent largement les frontières de la Bulgarie, ou, comme disent les Turcs, du vilayet du Danube. En revanche, les Bulgares sont en minorité dans la partie orientale de la province qui porte leur nom. Les mahométans turcs ou tatars récemment colonisés forment même la population presque exclusive de la région comprise entre le coude du Danube et la Mer-Noire. Cette portion du pays pourrait, dans une organisation nouvelle, être sans inconvénient détachée de la province pourvue d’institutions autonomes. Restreinte de ce côté, la nouvelle Bulgarie devrait être agrandie d’un autre. Il serait difficile de lui donner partout pour frontières les Balkans, dont le versant méridional est également habité par les Bulgares, et a été le principal théâtre des massacres dont s’est émue l’Europe. Beaucoup de ces localités aujourd’hui tristement célèbres, Tatar-Bazardjik par exemple, sont en dehors de la Bulgarie officielle et ne sauraient être laissées en dehors des mesures réparatrices destinées à empêcher le renouvellement de semblables horreurs. d’un autre côté, une extension démesurée ou prématurée d’une Bulgarie autonome peut nuire aux intérêts futurs des Grecs autant qu’aux intérêts présens des Turcs, menacés par là de voir un jour enlever à Constantinople la muraille du Balkan après le fossé du Danube. Aussi, dans les régions mixtes comme la Macédoine et la Thrace, la diplomatie européenne aura-t-elle double motif de ne pas trop laisser sacrifier les Grecs aux Bulgares et l’hellénisme au slavisme.
La route qui tôt ou tard doit mener les Bulgares à des institutions autonomes a été ouverte, dans ces dernières années, du consentement même de la Porte. Ce peuple, jusque-là dépourvu de tout lien national, a récemment reçu du divan un commencement d’autonomie sous la forme jusqu’ici en usage dans l’empire ottoman, la forme religieuse. Les Bulgares, confondus pendant des siècles avec les Grecs dans la grande église byzantine et exploités par le clergé phanariote, ont obtenu du divan d’avoir une église nationale indépendante du patriarcat de Constantinople et ayant pour chef un exarque bulgare. Cette mesure trop peu remarquée en Europe, souvent même mal comprise, a été l’acte le plus important de la Porte depuis la guerre de Crimée et le principal résultat de l’influence du général Ignatief sur le Bosphore. Par là les Bulgares, affranchis du joug religieux des Grecs, ont été érigés en communauté, en nation particulière de l’empire, au même titre que les Grecs ou les Arméniens. La grande difficulté, le grand débat a porté sur les limites de la nouvelle église et de l’église-mère, sur les limites de l’exarchat bulgare et du patriarcat de Constantinople. Dans cette affaire de juridiction ecclésiastique qui a conduit les deux parties rivales à un schisme au fond tout politique, ce qui était en question, c’était moins les droits du siège patriarcal œcuménique et les privilèges de la liturgie grecque que les prétentions nationales des Slaves et des Hellènes sur les pays où, comme en Macédoine, les deux races se touchent et se mêlent. Grecs et Slaves comprenaient que les frontières de l’exarchat bulgare devaient dessiner à l’avance le cadre futur d’une Bulgarie autonome et marquer au sein de l’empire la part de l’héritage ottoman assigné à chacune des deux races. La Porte ne le sentait guère moins, et, tout en cédant aux demandes de ses sujets slaves et aux conseils de la Russie, elle répugnait à fixer les bornes du nouvel exarchat. Pour le Bulgare en effet, l’émancipation ecclésiastique n’a été qu’un moyen d’arriver à l’émancipation civile, l’autonomie religieuse que le prélude de l’autonomie administrative.
Quelques difficultés pratiques que présente la délimitation des droits à concéder aux provinces chrétiennes, ou la délimitation même des régions appelées à profiter des nouvelles institutions, le principal obstacle à tout régime autonome est ailleurs. La véritable objection est celle que, dans les négociations, les adversaires de tels projets mettront le moins en avant. Ce qui fait hésiter les puissances, ce n’est ni leur confiance dans la Porte, ni leur indifférence pour les chrétiens de la Turquie, c’est la crainte qu’un nouvel ordre de choses ne tourne tôt ou tard au démembrement de la Turquie et à l’agrandissement d’un empire voisin. Ce que redoutent les hommes d’état, c’est de voir l’autonomie administrative des provinces slaves aboutir à l’autonomie politique, et celle-ci à la domination directe ou indirecte de la Russie. A cet égard, l’insistance même du cabinet et de la presse russes en faveur de l’autonomie des Slaves de Turquie éveille les soupçons de l’étranger et paralyse ses sympathies pour les malheureux sujets de la Porte. Nous en revenons ainsi à la Russie, aux Slaves et à ce spectre du panslavisme, que la défiance européenne voit toujours planer sur la question d’Orient.
Il serait manifestement peu sincère ou peu clairvoyant d’affirmer que les institutions locales accordées aux provinces chrétiennes ne les mèneront jamais plus loin, de nier que de l’autonomie administrative elles puissent jamais s’élever à l’autonomie politique, et de là à l’indépendance. L’exemple des deux provinces roumaines, de là Valachie et de la Moldavie, suffirait à prouver qu’une telle marche est possible, peut-être même naturelle. Les circonstances ne sont cependant pas tout à fait analogues. Les Roumains possédaient une unité de nationalité et de religion, une unité géographique qui leur devait singulièrement faciliter une telle évolution. Pour les Bosniaques et les Bulgares au contraire, le mélange des races ou des cultes d’un côté, l’indécision des contours géographiques de l’autre, semblent devoir rendre la transition de l’autonomie à l’indépendance plus difficile ou plus lente. Je suppose cependant que malgré tous les obstacles ce pas ait pu être franchi, je supposé les Bulgares parvenus, de concessions en concessions, à une situation analogue à celle des Roumains aujourd’hui ; si ce passage s’était fait pacifiquement, si, au lieu d’une province désolée par des insurrections ou des massacres périodiques, la Turquie avait sur les Balkans un vassal paisible et prospère, le mal ne serait pas grand. S’il n’y avait qu’une principauté danubienne de plus, les puissances occidentales, qui ont plus que personne contribué à l’indépendance de la Roumanie, qui, pour l’agrandir, ont même enlevé à la Russie une bande de terre, les puissances occidentales ne sauraient s’inquiéter. D’où viennent donc les appréhensions suggérées par une perspective si vague et si lointaine encore ? Comment se fait-il que l’on redoute en Bulgarie ce qu’on a soi-même encouragé en Roumanie ? Faut-il dire : vérité en deçà du Danube et erreur au-delà ? Non, la contradiction n’est qu’apparente ; elle s’explique du moins sans peine. Toute cette différence de points de vue tient uniquement à la différence de races des populations sur les deux rives du Danube. Au nord, c’est un peuple de traditions et de langue latines qui se fait gloire du nom de Romain, dont toutes les sympathies sont pour l’Occident, et qui se regardé comme un avant-poste de l’Europe en Orient. Au sud du grand fleuve au contraire, c’est un petit peuple slave, sans lien avec l’Occident, et n’ayant de penchant que pour le grand empire slave du nord. En aidant à ériger la Roumanie en état quasi-indépendant, l’Europe créait une barrière entre la Russie et les maîtres actuels du Bosphore ; en contribuant à préparer l’érection de la Bulgarie en principauté vassale, l’Europe craint de laisser jeter sur le Danube un pont pour les Russes et d’établir sur les Balkans une avant-garde de la Russie.
Qu’y a-t-il de fondé dans de telles appréhensions ? C’est là un point qui mérite examen. L’on ne saurait avoir aucune opinion sur les affaires d’Orient avant de s’en être fait une sur cette vieille question du panslavisme, dont tant de personnes prononcent le nom et dont si peu comprennent le sens. Le panslavisme est-il un vague fantôme qui s’évanouit dès qu’on le regarde de près, ou au contraire est-ce un monstre qui menace de dévorer l’Orient ? Dans ce dernier cas, l’Europe ne saurait en effet prendre trop de précautions ; sa sécurité, sa liberté, y sont intéressées. Toutes les puissances devraient sur ce point se sentir solidaires et abdiquer leurs rivalités devant le péril commun. La Russie occupe déjà près de la moitié du sol européen, elle a déjà une population double de celle du plus peuplé des autres états ; aucune nation européenne ne peut souhaiter de la voir s’agrandir dans notre partie du monde. La France là-dessus ne saurait être d’un autre sentiment que l’Autriche, l’Allemagne ou l’Angleterre. Malgré toutes ses sympathies naturelles pour la Russie, malgré l’appui qu’en telle ou telle occasion lui pourrait prêter le gouvernement russe, la France ne peut oublier l’équilibre de l’Europe ou en trahir les intérêts généraux, Certes, notre pays en ses malheurs a eu peu à se louer d’autrui, il n’en reste pas moins fidèle à ce qui semble la cause de cette Europe dont il a été abandonné. Quoi qu’en puissent penser quelques esprits isolés, la France vaincue d’aujourd’hui ne doit point regarder le panslavisme d’un autre œil que la France naguère victorieuse de Sébastopol. Toute la question est de savoir ce qu’il y a de réel dans ce spectre si souvent évoqué depuis vingt ans. Pour sortir à cet égard des notions vagues où flotte l’opinion publique, il y a deux faces de la question à considérer. La Russie a-t-elle vraiment sur la presqu’île des Balkans les convoitises qu’on lui soupçonne depuis un siècle, et les ayant, la Russie trouverait-elle un point d’appui chez les populations slaves de la presqu’île ?
Et d’abord la presse occidentale entretient souvent l’Europe d’un « parti panslaviste russe. » C’est là, il faut le dire, une dénomination absolument inconnue en Russie. On y connaît bien un groupe d’hommes distingués auxquels depuis une trentaine d’années on applique la désignation de slavophiles (slavianophily) ; mais que signifie ce nom ou ce sobriquet ? A-t-il quelque rapport à la politique étrangère et aux Slaves de Turquie ? Nullement ; ce n’est qu’une allusion à la politique intérieure et aux tendances russes, moscovites si l’on veut, de certaine école. Les slavophiles sont des hommes qui croient qu’au lieu de tout emprunter à l’Europe, la Russie doit rester fidèle à son génie national, doit chercher sa grandeur dans les mœurs et les traditions slaves. Ce parti, ou mieux cette école, s’oppose en Russie aux Occidentaux, partisans de l’imitation des institutions européennes, et le plus grand nombre des slavophiles ne songe guère plus à l’annexion à la Russie des Slaves des Balkans, que leurs adversaires les Occidentaux ne songent à l’annexion de l’Occident. Ce terme de slavophile ne répond donc nullement an mot de panslaviste, expression originaire d’Allemagne, et qu’en parlant des partis russes la presse européenne devrait abandonner, Certes il y a chez le plus grand nombre de ces slavophiles, comme chez la plupart des Russes, de vives sympathies pour les Slaves orthodoxes et une vive répulsion pour la Turquie musulmane ; mais chez eux comme chez la plupart de leurs compatriotes, ces sympathies restent vagues, idéales, et ne sont nullement formulées en politique déterminée.
Pour dire toute la vérité, nous nous méprenons en prêtant d’ordinaire à la Russie et aux Russes sur la Turquie et sur Constantinople des vues précises, des projets calculés. Ce qui se rencontre en Russie, c’est plutôt une vague attraction, d’indécises visées, d’incertaines velléités. Les peuples, les gouvernemens mêmes, sont comme les individus, loin d’avoir toujours un parti-pris, une résolution arrêtée, en un mot, un plan. Il y a des nations auxquelles la nature même a marqué un but qu’elles se sentent obligées d’atteindre ; ainsi pour l’Italie unifiée était Venise, ainsi était Rome. Aucun Italien ne niait sérieusement un fait aussi évident, aucun ne songeait à dissimuler l’objectif national, quelque intérêt momentané que pût avoir le gouvernement italien à donner sur ce point le change à l’étranger. Rien de pareil en Russie. Peu de Russes confessent des vues sur le Bosphore, moins encore sur le Balkan, et les plus sérieux traitent de telles visées de dangereuses chimères. Si les Russes jettent naturellement les yeux de ce côté, c’est moins sur le Danube que sur le Bosphore même ; ils s’inquiètent moins d’agrandir leur empire en y faisant entrer des frères slaves que d’avoir par la possession des détroits un libre accès sur la Méditerranée. Or il ne faut point beaucoup de réflexion pour sentir ce qu’à ce point de vue pourrait avoir de précaire et de décevant l’occupation du bas Danube, des Balkans, de Constantinople même. Quand les Russes camperaient à Péra et dans Stamboul, il serait encore facile à une puissance maritime, à l’Angleterre par exemple, de fermer à la Russie l’étroite et double porte des détroits. Il suffirait pour cela de se faire à l’extrémité des Dardanelles, dans la presqu’île de Gallipoli ou ailleurs, un autre Gibraltar, et les Anglais seraient plus maîtres de-cette issue de la Méditerranée qu’ils ne le sont de l’autre aujourd’hui. Pour achever l’examen de cette hypothèse, l’on ne doit point oublier que sur terre la position des Russes établis en Turquie ne serait pas meilleure. Ils seraient toujours menacés de voir couper leurs communications avec le centre de l’empire, toujours à la merci d’une armée autrichienne ou allemande débouchant des bastions naturels de la Transylvanie ou descendant le grand chemin du Danube. Si jamais les Russes doivent régner à Constantinople, ce sera par la tolérance de l’Europe, de l’Allemagne ou de l’Autriche en particulier, et dans ce cas Constantinople, dont les communications dépendraient toujours du bon plaisir de Vienne ou de Berlin, ne saurait être pour la Russie qu’une garnison excentrique dont l’un ou l’autre empire voisin lui aurait fait payer cher la possession. Pour peu qu’on y réfléchisse, l’on voit qu’au point de vue russe même, les avantages d’une telle politique sont loin d’en valoir les risques.
Nous en sommes toujours en Occident au prétendu testament de Pierre le Grand, pièce apocryphe qui paraît avoir été forgée cent ans après la mort du vainqueur de Charles XII, dans l’intérêt des desseins de Napoléon Ier, pour servir à des plans non moins démesurés que ceux prêtés par le faussaire au grand réformateur du Nord. La Russie est assez vaste, elle est embarrassée d’assez de peuples divers pour ne point accroître encore ses difficultés- en absorbant des contrées dont l’assimilation ne se ferait pas sans dépenses ni peine. Quels seraient pour le gouvernement de Pétersbourg les résultats d’un partage ou d’une occupation de la Turquie, faite isolément ou de concert avec l’Autriche, selon les projets mis un moment en avant ? Annexion ou occupation prolongée aurait pour la Russie deux conséquences également funestes : l’une serait un surcroît de dépenses, alors que pour son propre développement l’empire a un besoin impérieux de toutes ses ressources ; l’autre serait un sursis, un temps d’arrêt, peut-être un recul dans ses réformes intérieures, et pour longtemps le rejet indéfini de toute constitution politique. Ainsi se trouveraient compromis du même coup les résultats du passé et les espérances de l’avenir, ce qu’a si laborieusement obtenu le gouvernement, l’équilibre financier, et ce que rêvent obstinément les patriotes, des institutions libérales. L’on sait ce que sous ce dernier rapport la Pologne a déjà coûté à la Russie. Rien en effet ne ferme a une nation l’accès de la liberté et du self-government comme l’incorporation à son territoire de populations hétérogènes, de mœurs et d’éducation étrangères, qui ne peuvent être gouvernées qu’à l’aide du pouvoir absolu ou de lois d’exception. La Russie a déjà sur ses frontières européennes et asiatiques toute une large ceinture de provinces et de populations difficiles à assimiler, il y aurait imprudence à l’élargir encore. Une Russie prolongée par-dessus le Danube jusqu’à la Méditerranée menacerait l’élément russe d’énervement à force d’extension ou de dénationalisation dans le cosmopolitisme. L’empire russe, agrandi de parties mal soudées ensemble, offrirait plus de prise à l’ambition de ses voisins, ou, démesurément distendu, il risquerait de se rompre et à se désagréger de lui-même. A quelque point de vue que l’on se place, au point de vue financier ou économique, au point de vue du développement politique ou de la force effective de l’état, l’héritage des empereurs byzantins ne serait pour les tsars qu’une fastueuse et périlleuse succession. En vérité, aucun patriote russe, aucun ami de la Russie ne lui peut rien souhaiter de pareil.
L’intérêt bien entendu de la Russie est manifeste ; mais devant des séductions ambitieuses, chez les peuples comme chez les individus, il serait imprudent de se trop confier à l’intérêt bien entendu. Par bonheur pour la Russie et l’Europe, les rêves du panslavisme rencontreraient plusieurs barrières successives dans la géographie, dans l’ethnologie, dans la conscience même des peuples que l’on suppose enclins à de pareils songes. En dépit de l’opinion vulgaire, la région des Balkans ne serait guère pour la Russie qu’une seconde Pologne, plus vaste que la première, plus isolée naturellement de l’empiré et plus facile à en distraire. Les Slaves ne sont point les seuls habitans de la péninsule de l’Hœmui. Au nord, entre eux et les Russes, il y a d’abord un peuple presque aussi nombreux que Bulgares et Serbes réunis, les Roumains, demeurés depuis Trajan à l’embouchure du Danube comme un avant-poste de l’Occident. Au sud, il y a les Grecs, qui aujourd’hui encore forment le gros de la population chrétienne de la banlieue de Constantinople ; les Grecs, comme les Roumains, plus rapproché de nous que des Slaves, par l’origine et les traditions, comme les Roumains jaloux de leur nationalité et peu soucieux de se laisser submerger dans un océan panslave. Chez ces deux peuples, les plus compactes, les mieux délimités par la nature, les plus fortement constitués aujourd’hui de la péninsule, l’antagonisme avec les Slaves va parfois jusqu’à l’injustice. C’est cette rivalité ou ces méfiances qui, dans la dernière guerre serbo-turque, ont retenu les cabinets d’Athènes et de Boukarest dans la neutralité, alors qu’en coopérant énergiquement avec les Serbes ils eussent pu décider la défaite de l’adversaire commun. Roumain et Hellène, tous deux justement fiers de porter le nom des deux grands peuples classiques, n’abdiqueront jamais leur antique et glorieuse nationalité au profil de peuples que, dans leur orgueil traditionnel, ils dédaignent comme d’obscurs parvenus. Chez l’un et l’autre, une Russie établie sur les Balkans ou sur le Bosphore ne rencontrerait que des sujets toujours portés à la révolte ou des voisins toujours prêts à se joindre à ses adversaires,
Le panslavisme ne trouverait guère un meilleur accueil chez les Slaves de la Turquie. L’opinion contraire est, je crois, le fruit de l’ignorance ou de la prévention. J’ai plusieurs fois visité l’empire turc, j’ai eu l’occasion de voir sur le Danube ou sur l’Adriatique des patriotes slaves, serbes, monténégrins, bulgares ; je les ai toujours trouvés fort mécontens du régime ottoman, mais fort décidés à ne lui point substituer la domination russe. J’ai rencontré, je l’avoue, un ou deux hommes parlant ouvertement de la création d’un état, d’un empire slave. « Vous voulez dire un empire russe ? leur demandai-je. — Non pas russe, répliquaient-ils avec une sorte d’indignation, mais bien slave, en dehors de la Russie comme de l’Autriche… » Ces peuples ont l’habitude en effet de réserver pour eux-mêmes ce nom de Slave, qui, dans la bouche des riverains de l’Adriatique, désigne habituellement la branche jougo-slave ou le rameau serbo-croate des ethnologues. Ce que les plus exigeans ou les plus aventureux entendent par un état slave, c’est d’ordinaire une grande Serbie, tout au plus un état serbo-bulgare ou une confédération jougo-slave réunissant dans une même patrie tous les Slaves du sud orthodoxes. Si chez les populations serbes ou bulgares il y a quelques tendances panslavistes, c’est dans ce sens restreint qu’il faut habituellement entendre leur panslavisme.
Les Slaves de Turquie appartiennent à cette branche jougo-slave à laquelle se rattachent en dehors d’eux les Croates, les Dalmates et les Slovènes de l’Autriche, mais ils se divisent en deux rameaux fort différens par le caractère, bien que fort semblables de mœurs et d’éducation, les Serbes et les Bulgares. Chez les premiers, les plus actifs, les plus entreprenans, les plus belliqueux, l’on chercherait en vain un panslaviste dans le sens donné à ce mot en Occident. Habitans de la Serbie proprement dite ou de la Montagne-Noire, Bosniaques ou Herzégoviniens sont également jaloux de leur autonomie. Les deux principautés en guerre avec la Turquie y sont trop habituées pour y renoncer volontairement, et si Belgrade et Tsettinié comptent sur la Russie, c’est comme sur une alliée qui doit les aider à s’affranchir de la domination ottomane. Les Serbes ont leurs traditions, leurs songes de grandeur ; ils se croient, eux aussi, de hautes destinées, mais la démocratie slave pour laquelle combat ou conspire l’Omladina serbe n’entend pas vivre à l’ombre des ailes de l’aigle à deux têtes moscovite. Si quelques Russes je sont jamais fait illusion à ce sujet, la dernière campagne a pu les éclairer. Les volontaires de Moscou sont accourus à Belgrade en libérateurs ; les Serbes, dépourvus d’officiers indigènes, étaient heureux de remettre à ces généreux auxiliaires le commandement de leurs milices. Les officiers de Tchernaïef n’en ont pas moins pu entendre les murmures qu’excitait parmi leurs frères slaves leur ingérence politique ou leur prépondérance militaire. Ces rivalités ne semblent même pas avoir été sans influence sur les dernières défaites de l’armée serbe et de ses cadres russes. Il n’y avait pas besoin d’une telle expérience pour savoir que si les Serbes réclamaient l’appui de la Russie, c’est uniquement au profit de la Serbie, et que, s’ils désiraient être indépendans du sultan, ce n’était point pour devenir les vassaux du tsar.
Restent les Bulgares. Si en dehors de la Russie il y a quelques panslavistes dans le sens que nous donnons à ce mot, c’est parmi ces Bulgares. La raison en est simplement un plus long et plus complet abaissement, une sorte d’affaissement politique et d’aveuglement de la conscience nationale obscurcie par la privation séculaire de toute autonomie. Tandis que depuis trois quarts de siècle le raïa serbe peut lever les yeux vers Belgrade ou Tsettinié, le Bulgare, las du joug turc, ne savait où diriger les siens. Il était pour ainsi dire devant un ciel vide, et la nuit de sa servitude était sans étoiles. Abandonné d’autrui et sans confiance en lui-même, il n’est point étonnant que le désespoir lui ait fait regarder vers le tsar du Nord comme vers le dieu mystérieux d’où lui devait un jour venir le salut. Aujourd’hui, si ses yeux se dirigent encore du même côté, ce n’est plus avec le même sentiment. Au contact de leurs voisins, Serbes et Roumains, sous l’impulsion des comités de Boukarest ou de Belgrade, ces Bulgares tant abaissés ont relevé la tête ; ils se sont mis, eux aussi, à rêver d’avenir, mais à rêver pour leur propre compte. S’ils ont avec les Russes plus d’affinité de race que n’en ont les Serbes, étant probablement, comme les Moscovites, nés d’une infusion du sang finnois dans le sang slave, les Bulgares sont moins que les Serbes rapprochés des Russes par le lien le plus apparent, le lien de la langue. Eux aussi du reste ont leur histoire, leurs traditions entièrement étrangères à celles de la Russie et récemment recueillies dans leurs chants populaires. Chez ce peuple si longtemps déprimé, l’orgueil national s’est déjà réveillé : faute de mieux, il s’exerce rétrospectivement, et, à l’aide de poèmes plus ou moins authentiques, le patriotisme bulgare revendique comme sienne une bonne part de l’héritage poétique ou héroïque des Grecs, d’Orphée de Thrace à Alexandre de Macédoine. Pour peu qu’on lui permette de goûter à l’autonomie, un tel peuple y prendra vite assez de goût pour se détourner du trouble breuvage panslaviste. Sa conscience nationale, déjà éveillée par l’indépendance de son église et la découverte de ses titres littéraires, ne peut manquer de mûrir. Une fois pourvus d’institutions autonomes, les Bulgares cesseront de regarder au-delà du Danube, et, si le lien qui les unit à la Porte vient un jour à se relâcher, ils n’iront pas d’eux-mêmes s’enchaîner à un empire étranger. Ce qui, là où il peut exister encore, fomente le panslavisme, c’est l’oppression des Slaves, ce qui en doit effacer les derniers vestiges, c’est leur liberté.
En demandant l’autonomie de ses congénères de Turquie, la Russie travaille ainsi contre les projets qu’on lui prête sur les Balkans. Une fois libres, Serbes et Bulgares ne seraient pas pour la cour de Pétersbourg des cliens beaucoup plus dociles que les Roumains ou les Grecs. Slaves ou non Slaves, les chrétiens d’Orient rechercheront la protection de la Russie tant qu’ils craindront la servitude d’un autre côté ; du jour où ils se sentiraient menacés par elle d’annexion ou de vasselage, ils deviendraient les plus défians vis-à-vis de la politique russe, et au besoin chercheraient un appui chez ses adversaires. Il se passerait chez eux ce que nous avons vu à nos portes en Belgique. Quand la France travaillait à l’indépendance des provinces belges des Pays-Bas, plusieurs Français s’imaginaient donner à leur patrie une sorte d’annexé ou d’avant-poste. On sait combien, au point de vue politique, l’événement a démenti ces espérances. Partout, en pareil cas, les petits peuples qui ont goûté à l’indépendance ou à l’autonomie redoutent les nations les plus voisines et les plus parentes, parce que ce sont celles qui peuvent le plus aisément les absorber. Or, par tout ce qui rapproche les peuples et constitue la nationalité, par l’histoire, par la géographie, par la langue, par les mœurs, les Bulgares sont manifestement plus éloignés des Russes que les Belges, les Wallons du moins, des Français. Si les Slaves du sud sont jamais engloutis par leur puissante protectrice, c’est que l’Europe les lui aura abandonnés, au lieu de les aider à maintenir ou à recouvrer leur autonomie nationale.
C’est par une étrange confusion en effet que nombre de personnes regardent les rêves du panslavisme comme un corollaire légitime de ce qu’on a nommé le principe de nationalité. Si le panslavisme en semble une conséquence, c’est une déduction forcée qui, dans son exagération, fausse et dénature singulièrement le principe. Le nom de Slave indique une race, nullement une nation. Il ne serait pas plus conforme à la nature et aux instincts nationaux de réunir en un seul état les différens peuples slaves, que de joindre en un seul les différens peuples néo-latins. C’est de même un abus de mots que de comparer l’unité slave à l’unité allemande. L’analogue du panslavisme, ce serait le pangermanisme, en entendant par là l’annexion à l’empire d’Allemagne de tous les pays où peut prédominer le sang teutonique, de la Hollande au Danemark, de l’Angleterre à la Scandinavie. Or l’une ou l’autre de ces conceptions est également monstrueuse, également en contradiction avec le droit national et les libres aspirations des peuples. Je dirai plus, les Slaves de la Turquie, les Serbes et les Bulgares ont leur nationalité moins en péril sous la suzeraineté ou la domination même d’un empire faible et hétérogène comme la Turquie, que sous la domination ou le protectorat d’un empire fort et centralisé comme la Russie, qui, depuis l’effacement des derniers vestiges du royaume de Pologne, ne souffre plus dans son sein aucune trace d’autonomie locale.
Le panslavisme est une chimère malsaine, aujourd’hui repoussée de tous ceux qu’on a cru longtemps incliner vers elle. Non-seulement l’unité de tous les Slaves ou leur fédération même est impossible, mais il est douteux que le panslavisme restreint des jougo-slaves soit jamais réalisé ; il est douteux même que le rameau serbe réussisse jamais à réunir en un seul faisceau ses branches aujourd’hui éparses. Pour être une combinaison plus modeste et plus inoffensive que le panslavisme, le panserbisme ou l’illyrisme, du nom antique ressuscité par quelques-uns de ses premiers fauteurs, ne semble pas de longtemps pouvoir sortir de la région des utopies. La division des églises, le long divorce historique des Croates et des Serbes, la séparation des alphabets latin et cyrillique, enfin, parmi les Serbes orthodoxes même, le dualisme de la Serbie et du Monténégro, sont autant d’obstacles difficiles à franchir[4].
Le programme omladiniste d’une grande Serbie est, dans les affaires actuelles, l’épouvantail de l’Autriche-Hongrie. On comprend qu’un état si fortement éprouvé par l’unité italienne et l’unité allemande redoute l’unité serbe. Cette dernière n’a pourtant, dans un avenir prochain, qu’une chance sérieuse, l’incorporation à l’Autriche même de la Bosnie et plus tard de la Serbie. Dans les cercles slaves et aussi, dit-on, dans les cercles militaires de Vienne, de tels projets ont rencontré une certaine faveur. La proposition d’occuper en commun les pays insurgés, un moment faite à l’Autriche par la Russie, tendait au fond vers le même résultat ; mais ces avances ont été repoussées par le gouvernement autrichien, avant tout soucieux de maintenir le fragile équilibre de son dualisme intérieur. L’on peut croire qu’en dépit de certaines sollicitations l’Autriche ne songera à une occupation ou à une rectification de frontières que le jour où elle serait devancée dans cette voie par la Russie, ou verrait s’étendre à ses portes un état serbe agrandi, s’enfonçant comme un coin entre la Croatie et la Dalmatie autrichiennes.
Une occupation des provinces insurgées par des troupes chrétiennes semble à une partie de la presse russe la seule garantie sérieuse que l’on puisse obtenir de la Porte pour l’exécution de ses réformes. Le gouvernement russe, inclinerait, dit-on, vers ce point de vue. Si cela est, ce peut être la pierre d’achoppement de la paix. Certes, après les massacres de Bulgarie, trop souvent exécutés sous les yeux ou avec la connivence des nizams et des officiers turcs, il est difficile d’avoir grande confiance dans les troupes régulières de la Porte ; mais dans ces provinces, divisées entre des races ou des cultes hostiles, il faut une force armée, et si l’on récuse les Turcs, qui mettre à leur place ? Des Russes en Bulgarie, des Autrichiens en Bosnie, nous dit-on, et l’on cite comme précédent l’occupation française de Syrie après les massacres de Damas de 1860. L’exemple est mal choisi. Est-ce que les régimens français envoyés au Liban pouvaient exciter en Europe ou à Constantinople la même défiance qu’un corps d’armée russe sur le Balkan ? Si l’on veut imiter ce qui s’est fait en Syrie, il faut confier la garde des provinces slaves à une puissance assez éloignée, assez désintéressée pour qu’on ne lui puisse supposer aucune velléité d’annexion permanente.
Cette puissance, où la trouver ? Un journal russe, le Golos, je crois, a un instant mis l’Italie en avant ; des journaux anglais, le Times en particulier, ont parlé de la France. L’un ou l’autre choix serait sans inconvénient pour la Turquie ou l’Europe, mais il est peu probable que le gouvernement italien soit plus que le gouvernement français disposé à accepter les embarras et les frais d’une occupation des provinces turques. Une intervention collective avec des garnisons empruntées aux diverses puissances n’offre malheureusement guère moins de difficultés. On est ainsi obligé d’en revenir à la Russie et à l’Autriche, et quand elle se ferait en commun, simultanément et par traité, une telle occupation ne serait jamais que la coopération de la méfiance, et une sorte de prise de gage pour des éventualités qu’une telle mesure rendrait presque inévitables. L’Autriche entrée sur le territoire turc à la suite de la Russie, d’autres puissances, l’Angleterre par exemple, pourront croire utile de prendre aussi leurs sûretés, et ainsi les principaux états de l’Europe se verraient conduits à occuper sur le territoire ottoman des positions difficiles à quitter et difficiles à garder sans luttes. Pour l’opinion européenne ce ne serait là que le prélude d’un démembrement et d’une guerre générale. Et que deviendraient au milieu de tout cela ces chrétiens de Turquie qu’on prétend ainsi protéger ? Que deviendrait avec une telle occupation russe ou autrichienne l’autonomie si ardemment réclamée pour les provinces occupées ? Hélas ! il serait trop à craindre que Bosniaques et Bulgares ne vinssent à disparaître, momentanément submergés sous un flot de troupes étrangères. Une telle perspective n’a rien de réjouissant pour les amis des Slaves de Turquie, et il est permis de douter que ce soit là le but pour lequel Serbes et Monténégrins ont pris les armes. Certes, si l’Europe, si la Russie, comme je le crois, veulent sincèrement l’autonomie des provinces chrétiennes, ce n’est point là le procédé dont elles doivent user. Mieux vaut encore, à défaut d’occupation collective, laisser Slaves ou Grecs en face des garnisons turques, sans autre protection que la présence de consuls ou de commissaires européens spécialement nommés dans ce dessein.
Le gouvernement russe a toujours protesté de son amour pour la paix ; l’heure est venue de montrer si ses préparatifs militaires n’ont d’autre but que d’intimider la Porte. Par son ultimatum de Livadia, la Russie, en imposant l’armistice, a sauvé la Serbie et Belgrade de l’invasion turque ; par son attitude belliqueuse et la simple menace du déploiement de ses forces, elle peut de même, sans tirer l’épée, obtenir pour ses protégés slaves une large autonomie administrative. Ne serait-ce rien qu’un tel résultat atteint sans verser le sang ? Ne serait-ce point pour les provinces slaves de Turquie l’inauguration d’une ère nouvelle, pour la Russie elle-même une suffisante et noble revanche de la guerre de Crimée ? En poussant les choses au contraire à l’extrême, en formulant des demandes inacceptables pour la Turquie et inquiétantes pour l’Europe, le cabinet de Pétersbourg compromettrait le succès de sa politique, au moment d’en recueillir les fruits. Une déclaration de guerre à la Porte aurait pour premier résultat de remettre tout en question. Les appréhensions suscitées en Europe par les exigences belliqueuses de la Russie refroidiraient singulièrement les sympathies européennes pour les chrétiens d’Orient, à l’heure même où toutes les puissances sont prêtes à seconder le tsar pour donner aux chrétiens des garanties contre l’arbitraire musulman.
Le gouvernement russe a toujours désavoué les rêves du panslavisme, il a toujours nié toute velléité d’agrandissement territorial, et, tant que ses troupes ne sont point entrées en Turquie, personne n’a le droit de douter de la sincérité de la Russie. Le gouvernement du tsar a donné une noble preuve de modération et de bonne foi en 1870, lors de la révision du traité de Paris, en ne cherchant pas à reprendre la bande de terre de Bessarabie enlevée en 1855 à la Russie. Tant que la paix n’est point troublée, rien n’autorise à soupçonner au cabinet de Pétersbourg des vues cachées ; mais le jour où les hostilités seraient ouvertes, le jour où les troupes russes camperaient sur le Danube ou sur les Balkans, qui peut garantir les résolutions de la Russie, qui peut affirmer que le gouvernement du tsar restera toujours maître de sa politique ? Une fois lancé sur la pente de la guerre, aucun gouvernement n’est sûr du point où il s’arrêtera, aucun n’est certain de ne pas dépasser ses propres intentions. Rien n’est entraînant comme la guerre, domine la victoire surtout ; il y a dans les succès militaires, pour les peuples comme pour les individus, quelque chose d’exaltant, d’enivrant, qui les emporte souvent au-delà de leurs desseins prémédités. Le général répugne à laisser abandonner par ses troupes tout le terrain conquis, le politique réclame des avantages en rapport avec les sacrifices consentis et les risques courus. Comment la Russie persuadera-t-elle au monde qu’elle saura toujours se maintenir au-dessus de telles tentations ? Et si l’Europe n’en est point convaincue, les puissances les plus intéressées à l’équilibre oriental peuvent, malgré leur peu de sympathie pour les Turcs, malgré leur désir de coopérer au bien des chrétiens, se voir entraînées à la guerre contre la Russie, ou obligées de garder une neutralité défiante dont pourrait toujours sortir la guerre.
Si l’on regarde de sang-froid la crise orientale, on a peine à croire qu’elle puisse aboutir à un conflit armé, tant Russes et Turcs, chrétiens et musulmans semblent avoir d’intérêt à l’éviter. Pour la Porte-Ottomane, une guerre heureuse ou malheureuse n’offre que des périls ; sa situation est telle, que succès ou revers militaires l’amènent presqu’au même point. La preuve en est sa dernière campagne de Serbie : victorieux des Serbes, le divan s’entend réclamer au nom de ses provinces chrétiennes plus qu’on ne lui demandait pour elles avant l’ouverture des hostilités. À ce que lui coûte une victoire, la Turquie peut mesurer ce que lui pourrait coûter une défaite. Pour elle, la sagesse est de céder, d’éviter à tout prix une lutte qui l’atteindrait en Asie aussi bien qu’en Europe, et où l’intervention même des gouvernemens les mieux disposés pour elle, de l’Autriche ou de l’Angleterre, peut précipiter un démembrement. La sagesse est de ne pas trop se fier aux rivalités des puissances, de ne pas trop compter sur un retour d’intérêt de l’Angleterre, et d’accorder aux provinces chrétiennes une autonomie qui seule peut leur rendre supportable la domination ou la suzeraineté ottomane, et seule les enlever aux suggestions du panslavisme. Il y a une chose cependant que, si compromise qu’elle soit, la Turquie ne saurait faire, c’est de céder sans guerre tout ce que la guerre peut lui faire perdre, c’est d’ouvrir de sa main aux Russes le passage du Danube et les défilés du Balkan.
Pour la Russie, les chances de la guerre sont moins graves, mais redoutables encore, et mince et précaire en serait le profit. Ce que l’ouverture des hostilités mettrait en péril en Russie, c’est ce qui intéresse le plus un état civilisé, c’est son propre développement économique, intellectuel, politique. Une ère admirable de réformes et de progrès intérieurs de toute sorte peut être soudainement close sans que l’œuvre soit achevée, sans même que les premiers fruits en aient eu le temps de mûrir. Veut-elle des avertissemens ? la Russie, hélas ! n’en a déjà que trop : ses finances menacées d’être entraînées de nouveau dans le torrent du déficit, au moment où elles semblaient avoir définitivement atteint les bords escarpés de l’équilibre budgétaire ; son crédit subitement ébranlé, ou mieux renversé d’un coup, alors que par vingt ans de sagesse il semblait affermi au niveau de celui des plus riches contrées de l’Europe ; son papier-monnaie enfin, naguère relevé par de coûteux efforts, brusquement avili, et le rouble-argent menacé de retomber au niveau de l’ancien rouble-assignat ; voilà pour la Russie les premiers effets de la guerre, alors même que les hostilités ne sont point certaines[5]. Je ne veux pas envisager quelles seraient pour l’armée russe, encore en voie de transformation, les perspectives d’une lutte européenne, encore moins les conséquences d’une défaite. Je veux croire au succès des armes du tsar ; je rappellerai seulement que dans son triomphe la Russie aurait tôt ou tard à compter avec les empires voisins, avec l’Autriche, avec l’Allemagne, dont l’amitié ou la tolérance pour elle ne peuvent dépasser les limites de leurs intérêts nationaux, et qui ne sauraient oublier que le Danube a ses sources chez l’une et la plus grande partie de son cours chez l’autre. L’alliance des trois empires et l’amitié des trois empereurs peut être une belle chose, une bonne chose même pour l’Europe, si elle maintient la paix européenne ; mais il serait imprudent à la Russie de mettre à une trop rude épreuve la condescendance de ses deux voisins, ou de s’exposer à payer trop cher la connivence de Vienne ou de Berlin.
ANATOLE LEROY-BEAULIEU.
- ↑ Un des plus grands, des plus justes reproches que l’on puisse faire à la Porte, depuis la guerre de Crimée, ce sont précisément ses essais de colonisation de l’Europe au profit de l’islam, au moyen des Circassiens et des Tatars établis par le gouvernement au milieu des populations chrétiennes de la Bulgarie, et plus récemment de la Thessalie. Ces tentatives pour renforcer la population musulmane en Europe ont eu pour principal résultat les massacres de la Bulgarie, et l’une des choses à demander au divan devrait être de s’interdire à l’avenir la transplantation de ces tribus fanatiques au milieu des provinces chrétiennes les plus paisibles.
- ↑ Voyez, dans la Revue du 15 octobre 1874, l’étude de M. de Salve sur l’Enseignement en Turquie.
- ↑ Voyez, sur les begs musulmans de la Bosnie, l’étude de M. Yriarte, dans la Revue du 1er mars 1876.
- ↑ Sur cette question comme sur la plupart de celles qui se rattachent aux Slaves du sud, le lecteur français possède en sa langue les meilleurs moyens d’information. Je citerai en particulier le Monde slave et les Études slaves de M. L. Léger, les Serbes de Hongrie de M. E. Picot, le Balkan et l’Adriatique de M. Albert Dumont, et les Slaves de Turquie de M. Cyprien Robert, publication qui, après avoir paru il y a plus de trente ans dans la Revue, conserve encore un véritable intérêt d’actualité.
- ↑ Pour les charges qui pèsent actuellement sur la masse du peuple russe, voyez, dans la Revue du 15 août et du 15 novembre, nos études sur l’émancipation des serfs et sur le communisme agraire.