Les Réfractaires/Les Morts

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G. Charpentier (p. 101-112).

LES MORTS


I

2 novembre.

C’est aujourd’hui que les trépassés donnent audience aux vivants ; aujourd’hui qu’on va leur porter des fleurs et les saluer au cimetière.

Moi, j’irai visiter les tombes sur lesquelles personne ne viendra pleurer ; j’irai saluer d’un dernier adieu ces inconnus enterrés pêle-mêle dans la fosse commune, que n’a point, à vrai dire, enlevés la mort, mais qu’a tués la vie.

À Dieu ne plaise que je vienne ici faire le procès de mon temps, accuser mon siècle de cruauté ! Les morts dont je parle n’ont point été assassinés, mais brisés, écrasés par la fatalité. Il y a dix ans, j’aurais poussé peut-être un cri de guerre, appelé aux armes ; entraînant, comme au soir des révolutions, le cadavre des victimes, à la lueur de mes colères. C’eût été une satire ou une Marseillaise, le Dies iræ et non le Requiem.

Aujourd’hui que je suis moins jeune, que j’ai vu mourir plus d’hommes et passer plus de choses, je ne me laisserai point égarer. Je ne jette point un glaive dans la balance pour faire pencher le plateau ; je viens seulement évoquer la charité de ceux qui ont, sans le vouloir, de bonne foi, sous le pavillon déchiré de la tradition, empoisonné la vie, précipité la mort de quelques braves gens : dont le seul crime était de vouloir vivre à leur guise, au courant de leurs illusions, et qui, les pieds dans le ruisseau, l’œil au ciel, immolèrent leur corps en l’honneur de leur âme. Je ne viens donc point faire de leur tombe une tribune et haranguer du fond d’un cimetière ; mais je me souviens, en voyant passer ces femmes en deuil, au bruit triste des cloches sur les églises, de tous ceux que depuis dix ans j’ai entendus tousser, soupirer, râler, et que j’ai vus mourir : pauvres diables, toujours humiliés, traqués, blessés, toujours meurtris, toujours saignants, qui n’ont connu de la vie que les nuits sans sommeil, les jours sans pain, les silences lourds, les bruits vulgaires. À peine a-t-on su leurs combats et cru à leur courage. Leurs commencements ont été obscurs, leur fin ignorée, sombre, terrible. Moins heureux que le forçat qu’on tue à grand spectacle devant le bagne assemblé, que le corsaire qu’on fusille sur le pont du navire et qu’on jette avec un boulet au pied dans l’abîme !

C’est le tort, tort généreux, de la plupart de ceux qui ont écrit sur la misère, de s’être laissé égarer par leur douleur, d’avoir été les soldats de leur sentiment, et d’avoir amoindri en voulant l’élever, compromis en essayant de la glorifier, la cause triste de ces martyrs, tués bêtement, sans bruit, sans gloire, par le froid, la faim, la honte, au haut des mansardes, au fond des hospices, au coin des bornes.

Le monde n’a jamais vu dans les malheureux que des révoltés. La misère ne lui apparaît qu’à travers le brouillard pâle des philanthropies ou la fumée rouge des révolutions, l’écume aux lèvres, la poudre aux mains.

À côté de cette misère classique qui a une histoire, il y en a une autre — la vraie, l’affreuse, l’horrible — je veux parler de celle qui n’a point de drapeau, ne jette point de cris ni d’éclairs : de celle qui tue ses victimes à petit feu : de celle qui, tous les ans, couche dans la poussière et dans la boue un bataillon d’hommes : qui, après avoir éteint la flamme dans le cerveau, brisé le cœur dans la poitrine, dévore les poumons, boit le sang.

Oui, il y a, dans ces cimetières, des cadavres de gens qui ne sont point morts pour avoir abusé de la vie, par le caprice d’un fléau, le feu, le choléra, la guerre ; point morts de maladie ou de vieillesse, de douleur ou d’amour, mais morts de froid, morts de faim.


II

« La misère en habit noir, » dit Balzac. Mais elle a droit de cité dans le monde, celle-là ; elle est admise, tolérée, reconnue. Il y a dans les poches de cet habit noir un portefeuille de ministre.

Il y en a, hélas ! une autre qu’on ne connaît pas, qui n’a ni passeport ni portefeuille, qui ne peut plus mentir, qui bâille par toutes les coutures ; dont on entend claquer les dents, crier le ventre ; qui n’a plus rien à mettre sur ses plaies ; dont les héros sans nom, affamés, grelottants, poitrinaires, portent des gilets trop courts, des redingotes d’invalides, des vestes de première communion, sur des épaules de trente ans ; qui remet à la mode les pantalons à la hussarde et use les derniers gibus ; si grande qu’on n’y croit pas ; affreuse à faire rire, grotesque à faire pleurer ; qu’on chasse des garnis, qu’on met à la porte des maisons honnêtes ; qui rôde, l’œil hagard, les jambes tremblantes, autour des restaurants borgnes et des maisons aux allées noires.

À peine on en compte un cependant, qui, dans cette vie de privations et de souffrances, se soit écarté du devoir, ait violé la loi ! Ils ont laissé par les chemins des lambeaux de leur fierté, mais ils ont encore le droit de porter le front haut : l’honneur ne s’est point échappé par le trou des blessures.

Et c’est ainsi qu’elles s’écoulent, les vertes années, dans le doute, l’amertume et le désespoir ! Ainsi se passe la jeunesse, et l’on a déjà les cheveux gris, l’estomac ruiné, le cœur fané, qu’à peine on a trente ans ! Elle vient tout tuer, cette misère, l’amour comme l’ambition. Ni fleurs, ni parfums, ni maîtresse ! On n’ose laisser retomber sur de frêles épaules la croix lourde de ses souffrances ! Pas un sourire, une parole tendre, un serrement de main, une larme, un baiser ! Ah ! plaignons-les, ces jeunes hommes étendus là dans le cimetière, qu’une femme n’a jamais consolés avec sa grâce, aimés avec son cœur, qui, au matin d’un duel, au bout d’un jour sans pain, n’ont point senti dans leur main fiévreuse tomber la main émue d’une maîtresse, qui, à leur lit de mort, au moment de sombrer, quand ils ont senti qu’ils en avaient fini avec la vie, n’ont eu personne à leur côté pour apaiser leur regret aux portes du néant.

Au lieu d’applaudir à leur héroïsme, de les consoler dans leur sombre tristesse, nous ne savons que les repousser avec pitié, les insulter avec colère. Nous leur en voulons de ce qu’ils ne faiblissent pas dans la lutte, de ce qu’ils n’amènent pas leur pavillon ; sans nous dire que si, au premier souffle de l’orage, les combattants quittaient leur bord, si les soldats désertaient au matin, épouvantés et lâches, le génie gagnerait rarement des batailles.

Puis il en coûte tant de sacrifier le rêve à la réalité, d’étouffer les cris de son âme !

Aussi dussent-ils mourir inconnus, sans laisser au monde de testament, je leur sais gré de leur opiniâtreté courageuse, de leur glorieux entêtement.

III

Le monde croit peu à ces existences lamentables, à ces fins sinistres ! Fatigué par les déclamateurs qui ont voulu faire de tout petit poète mort à l’hospice un grand homme, de toute victime un héros, il crie : qui vive ? chaque fois qu’un de ces pauvres passe ! Suspecte toutes leurs douleurs ! Cette défiance a cours ; mais moi qui ai passé quelques heures dans le camp, je sais ce qu’on perd d’hommes tous les jours dans ce 101e régiment. Cette nuit, tandis que j’écrivais cet adieu au coin de mon feu mourant, tandis que, dans les chambres des mères, on parlait de ceux à qui l’on irait au matin souhaiter le nouvel an et porter des immortelles ; à travers les rues, par le froid triste, sous le ciel gris, rôdaient peut-être une centaine de malheureux, portant un diplôme de bachelier dans les poches de leurs habits troués.

« C’est leur faute » crie notre égoïsme gêné par ce spectacle et ces images ! Qui nous l’a dit ? Savons-nous ce que fut leur enfance, comment s’est passée leur jeunesse, à quelle heure ils firent naufrage, comment ils se sont perdus corps et âme dans cette tempête sans éclairs ! Et pour cela faut-il qu’ils meurent ? Nous n’affamons pas les prisonniers, nous ne tuons pas les fous !

Qu’il devienne fou ou qu’il tue, il aura un lit et du pain. D’ici là, il se traînera malade, enlaidi, épuisé, humilié ! Mettez un homme dans la rue, avec un habit trop large sur le dos, un pantalon trop court, sans faux-col, sans bas, sans un sou, eût-il le génie de Machiavel, de Talleyrand, il sombrera dans le ruisseau.

Comme on meurt vite à ce métier, et comme l’esprit se gâte dans cette atmosphère malsaine ! L’aile dans la poussière, touchée au cœur, comme un oiseau blessé, la pensée s’irrite, se désespère. Elle se meurtrit en se débattant, ne s’échappe qu’en laissant un peu d’elle-même, comme le loup dans le piège, qui se coupe la patte entre les dents. Tout s’en ressent : langage, caractère, talent !

Il y a ensuite un danger ! La misère sans drapeau conduit à celle qui en a un, et, des réfractaires épars, fait une armée, armée qui compte dans ses rangs moins de fils du peuple que d’enfants de la bourgeoisie. Les voyez-vous forcer sur nous, pâles, muets, amaigris, battant la charge avec les os de leurs martyrs sur le tambour des révoltés, et agitant, comme un étendard au bout d’un glaive, la chemise teinte de sang du dernier de leurs suicidés !

Dieu sait où les conduirait leur folie ! Nous avons vu ce que valaient ces religions de l’émeute, ces théories du combat ! La liberté n’y gagne rien, la misère y perd, seulement le ruisseau est rouge.

Il en faut pourtant de ces hommes qui oublient qu’ils ont un corps à défendre pour s’égarer fiévreux dans le domaine de la pensée. Il faut qu’il en tombe ainsi des centaines avant qu’une idée triomphe ; il faut qu’elle mûrisse dans bien des têtes, qu’elle ait tourmenté bien des âmes. Ne maudissons pas ceux qui s’offrent en holocauste, ne rions point sur le passage des victimes, et laissons au moins s’accomplir pieusement l’hécatombe !

Leur aumône vaut bien la nôtre. Un seul nous paye les dettes de tous ! Un jour, du milieu de cette foule en guenilles, jaillit un rayon. Du fond de l’un de ces esprits malades, du fond d’un de ces cœurs blessés, s’échappe une note qui va au cœur de l’humanité, portée sur les pages frémissantes d’un livre, sur l’aile d’un chant sublime, fixée sur la toile, arrêtée dans le marbre ! Il tient un monde dans la tête d’une statue et tout le ciel dans le coin d’un tableau.

« Des fous ! » crient quelques-uns. Mais la folie d’hier est la sagesse de demain, l’impiété de la veille la religion d’aujourd’hui, l’athée d’une génération le dieu d’une autre. Hypocrites que nous sommes, nous blâmons leur audace, nous condamnons leur témérité : tout heureux au fond de nous-mêmes, d’assister à leurs jeux sanglants, joyeux du pittoresque de la lutte, irrités seulement parce qu’ils ne crient pas : Ave, Cæsar !


IV

Et ce ne sont pas seulement les inconnus, qui se débattent, sanglotent et meurent dans les angoisses de la pauvreté !

Tenez, par là-bas, un homme est enterré, que nous connaissons tous, qui mérita pendant sa vie d’être beaucoup insulté, calomnié[1]. Quoique bien plus jeune que lui, je fus presque son ami. Si je n’ai point assisté à ses derniers moments, si je ne l’ai point vu à son dernier jour, je l’ai suivi pendant ses dernières années, où il descendit pas à pas l’escalier sombre, le chemin obscur qui devait le conduire à l’hôpital.

Ce que la misère lui imposa de sacrifices, lui ôta de courage, lui a peut-être enlevé de talent, nul ne le sait, que ceux qui ont côtoyé sa vie et pu surprendre le secret de son amertume ! Combien croit-on, pour parler comme le monde, qu’il gagnait bon an mal an, le grand critique, l’homme dont un article valait un livre, dont le nom couvrait comme d’un pavillon la Revue célèbre où il imprimait ses jugements sévères sur ses contemporains ? — Ce que gagne un calligraphe à copier des rôles : douze francs la page ; à la fin de sa vie, deux cents francs la feuille : voilà comment on payait son talent. Ce qu’il souffrait en écrivant, il faut, pour le comprendre, avoir assisté à l’enfantement de quelques-uns de ces articles, où sa pensée planait sur les hommes et les choses de notre temps. On l’a dit méchant, cruel, amer. Méchant, il ne l’était point ; cruel, il ne voulait pas l’être ; amer, c’est vrai. Et voilà où la tristesse me revient ! Sans le savoir, sans qu’il fût complice, malgré lui, il était atteint, envahi. La misère le faisait chagrin et son génie s’en ressentait. Le poison montait du cœur à la tête et gâtait l’encre comme le sang !

Quelques minutes avant sa mort, on lui apporta sur son lit une grappe de raisin toute fraîche et toute dorée. Elle avait dû coûter bien cher ; on était, je crois, au mois de juin. Celui qui la lui adressait était un vieil ami qu’il connut aux jours de détresse ! Peut-être il ne dîna pas de deux jours, le pauvre homme, pour envoyer cette grappe cueillie avant la saison à son camarade qui mourait avant l’heure.

Il n’est pas le seul. À côté de lui, qui eut la réputation, presque la gloire — qui eut au moins des ennemis — combien d’autres, demi-célèbres même, sont partis avant l’heure, étranglés par le monstre !

V

Voilà pourtant où ils en arrivent ! L’hospice Dubois au plus ! C’est là qu’ils meurent, après avoir éclairé, distrait ou attendri une génération. Encore une fois, je ne fais retomber sur personne la responsabilité de leur malheur ; mais la défiance plane sur nos têtes. Messieurs, il y a entre nous un malentendu ! Dans tout homme qui tient une plume, une palette, un ciseau, un crayon, n’importe, le bourgeois voit un inutile ; dans chaque bourgeois, l’homme de lettres un ennemi. Préjugé triste, opinion bête, antagonisme malheureux ! Notre cause est la même, la cause vaillante des parvenus ! Je trouve le jour et le lieu bien choisis pour sceller l’alliance entre la jeune littérature et la vieille bourgeoisie. Vous avez là vos morts, nous avons les nôtres. Mêlons nos immortelles sur leurs tombes.

Allons à toutes, même à celles de nos ennemis ! Saluons-les tous, ceux qui sont tombés martyrs de l’idée, victimes de leur cœur, soldats d’un drapeau, les fils de Bretons qui se firent écraser à Castelfidardo et les aventuriers courageux qui se ruaient sur les royaux à Calatafimi. J’admire et j’aime tout ce qui est grand dans le monde, j’ai des regrets pour tous ceux qui ont écrit leur nom avec leur sang, qui sont tombés dans la mêlée en défendant ce qu’ils croyaient être la justice, ce qu’ils appelaient le devoir : de Lourmel, de Flotte ou Pimodan !

Je m’arrête : tout triste après avoir remué ces cendres, tout inquiet quand je songe que je serai lu par des mourants. Mais une parole de plus ne les effrayera pas : ils ne seront pas plus pâles !

Nous y viendrons tous au cimetière. Faisons le chemin avec courage ! Ne poussons pas de plaintes, dévorons nos larmes. Beaumanoir, bois ton sang !

Et maintenant, si j’ai laissé échapper des paroles trop vives, qui aient la couleur du reproche ou l’accent de l’amertume, c’est de mon cœur que le cri est sorti. Il s’est gonflé au souvenir des douleurs que j’ai connues, des agonies dont je fus le témoin. Je n’ai voulu que déposer une couronne au seuil de la fosse commune. Je ne viens point secouer un drapeau, mais demander à votre justice, tête nue, un mot d’adieu aux morts, un salut aux blessés.


  1. Voir le chapitre suivant.