Les Réfractaires/Les Victimes du Livre

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G. Charpentier (p. 159-184).


LES VICTIMES DU LIVRE



Pas une de nos émotions n’est franche.

Joies, douleurs, amours, vengeances, nos sanglots, nos rires, les passions, les crimes ; tout est copié, tout !

Le Livre est là.

L’encre surnage sur cette mer de sang et de larmes !

Cela est souvent gai, quelquefois triste. Mais à travers les débris, les fleurs, les vies ratées, les morts voulues, le Livre, toujours le Livre !

« Cherchez la femme, » disait un juge. C’est le volume que je cherche, moi : le chapitre, la page, le mot…

Combien j’en sais dont tel passage lu un matin a dominé, défait ou refait, perdu ou sauvé l’existence !

Une pensée traduite du chinois ou du grec, prise à Sénèque ou à saint Grégoire, a décidé d’un avenir, pesé sur un caractère, entraîné une destinée. Quelquefois le traducteur s’était trompé, et la vie d’un homme pivotait sur un contresens.

Souvent, presque toujours, la victime a vu de travers, choisi à faux, et le Livre la traîne après lui, vous faisant d’un poltron un crâneur, d’un bon jeune homme un mauvais garçon, d’un poitrinaire un coureur d’orgies, un buveur de sang d’un buveur de lait, une tête-pâle d’une queue rouge.

Tyrannie comique de l’Imprimé !

D’où vient cela ?

Je ne sais ; mais l’influence est là ! Tous la subissent, jusqu’à nous, les corrompus, qui lisons mieux sur la mise en page que sur le manuscrit, et croyons plutôt que c’est arrivé.

Joignez à cette autorité de l’imprimé l’intérêt du roman. Que l’écrivain ou l’écrivailleur ait donné à ses personnages une physionomie saisissante, dans le mal ou le bien, sur une des routes que montre Hercule, moine ou bandit, ange ou démon ! et c’en est fait du simple ou du fanfaron sur qui le bouquin tombera. Ce sera une bosse ou un trou, une verrue ou une blessure, suivant la chance ! Mais la trace est ineffaçable comme la tache de sang sur la main de Macbeth ! Ils gratteront à en saigner ; le pâté y est, il restera !

Et cela, sans qu’ils s’en doutent, sans qu’ils sachent qu’ils ont le cerveau gonflé de vent et que leur cœur bat… dans l’écritoire d’un autre.

Rares, d’ailleurs, bien rares, dans Paris comme à la banlieue, à l’Académie comme dans la boutique, ceux que n’a pas plus ou moins entamés le Livre, qui n’en portent pas un peu la marque dans la tête ou dans la poitrine, sur le front ou la lèvre !

Combien de fois, sans le vouloir au juste ni le savoir tout à fait, tel qui croit être lui, ne s’est-il pas tenu en face d’une émotion ou d’un événement dans l’attitude de la gravure, avec le geste d’Edgar !

Si l’on était franc et si l’on cherchait bien, comme on se surprendrait en flagrant délit de contrefaçon ? En faisant le siège de son âme, combien de brèches par où passe un bout de chapitre, un coin de page !


Que de mensonges il fait faire à soi-même, le livre ! que de lâchetés il excuse, que de faiblesses il autorise !

On croira n’être pas gai, pas triste, point en joie, pas en train, parce que le livre marque autre chose à cet endroit. On voulait être simple, on est précieux ; passer outre, on s’arrête ; pardonner, on se fâche ; saluer, on insulte ; — Ici l’on rêve. — Ici l’on flâne. — Ici l’on pleure. Et un tas d’autres poteaux plantés tout le long de la vie, auxquels le premier mouvement vient se casser les ailes, et sur lesquels on lit son chemin, au lieu de le faire, l’œil en avant, le cœur en haut !

Pauvre cœur qui avance ou retarde ; qu’on règle sur le volume comme un bourgeois règle sa montre sur une horloge ; on regarde à ce cadran l’émotion qu’il est ! pauvre cœur ! — vieil oignon !

C’est partout ! c’est toujours ! en haut, en bas ; à dix ans, à quarante !

Victime convaincue ou désespérée, gaie ou funèbre, qui fera rire ou fera pleurer, tout petit, le livre vous prend ! — Il vous suit des genoux de la mère sur les bancs de l’école, de l’école au collège, du collège à l’armée, au palais, au forum, jusqu’au lit de mort, où, suivant le volume feuilleté dans la vie, vous aurez la dernière heure sacrilège ou chrétienne, courageuse ou lâche !

Regardez !


I


C’est d’abord le livre d’enfance.

Les contes du chanoine Schmidt, les Œufs de Pâques, la Couronne de houblon, Théophile ou le petit ermite.


ROBINSON.

Qui de nous n’a pas été un peu victime de Robinson ?

Qui n’a pas rêvé son petit naufrage et son île déserte ? L’île déserte, avec le canot, la chasse, son château, ses vignes, du tabac, du melon, la liberté !

Mon Dieu ! de 10 à 13 ans, que j’ai donc souvent prié le ciel de m’égarer ! — Je ne m’aventurais jamais dans la basse ville ou hors la barrière que muni de tout ce qui peut être utile à un naufragé. Ficelle, aiguilles, hameçons, ce qu’il faut pour écrire ; un briquet, de peur de ne pouvoir faire de flamme en frottant les morceaux de bois.

J’ai passé des journées, — vous aussi, allons ? — à frotter des copeaux l’un contre l’autre pour avoir du feu, sans obtenir jamais que des ampoules. On mouillait sa chemise, on suait, on soufflait, il n’y avait que le bois qui restait froid, le copeau étant plus sensible sous un ciel que sous un autre et le frottement de la civilisation ne valant pas, à ce qu’il paraît, celui de la barbarie. — Dans mes poches : des noyaux de cerises d’abricots, de pèches, ramassés dans toutes les boues ! des grains de blé pour semer dans l’île, au cas où ma récolte de manioc ou de pommes de terre manquerait.

Et le linge ? Je me souviens d’un jour où l’on m’arrêta à l’octroi comme suspect. Il faisait 33 degrés à l’ombre. J’avais en dessous de ma culotte de collégien le pantalon noir de mon père, des bas de laine dans mes chaussettes, et deux chemises, dont une à ma mère, plus longue, pour agiter du haut du rocher, s’il passait une voile à l’horizon.

Comme on prenait ses précautions, et quelle conscience on y mettait, je me souviens ! On se trouvait, sans savoir comment, dans un chemin qui n’était plus le sien. On n’y prenait garde d’abord, oubliant toute prudence, puis tout d’un coup on s’apercevait qu’on s’était perdu.

« Où suis-je ?… Je ne connais pas ces plantes… On dirait un matelot qui appelle… Pas une habitation… Que dira ma mère ce soir ? »

La mère vous donnait une semonce et une taloche, en vous voyant revenir tout crotté de votre naufrage. Cela ne vous guérissait point, et vous vous couchiez en rêvant de la terre inconnue où tous les jours étaient des dimanches et les vendredis des domestiques.

Quelquefois on tombait chez les sauvages, qui vous nommaient grand esprit, ou bien l’on était quelque part sur les côtes d’Afrique coiffeur de la reine

Quels rêves, mon Dieu ! et que d’heures passées derrière le pupitre, le nez sur le gradus, la tête au diable, à mille lieues de là, sur le Grand-Océan ! On a bien autre chose à faire vraiment qu’à éviter les solécismes et à mettre la quantité ! Et les voyages au vaisseau, et les découvertes dans le nord de l’île !…

Si l’on est roi, les traités à signer, les ambassadeurs à recevoir, les finances à désorganiser — tout est là — pour repartir un jour avec la caisse sur un navire faisant voile pour « la vieille Europe. »

Ah ! quand M. Chose nous reverra, l’homme du second qui nous appelait les pannés du cinquième, et la demoiselle du sous-chef qui riait toujours de vos culottes rapiécées et de vos gilets trop longs… quand ils sauront que vous avez été roi, et des Caraïbes encore ! et que vous revenez millionnaire… — On disait millionnaire, de mon temps.

Quelles petites vengeances on mitonne en outre ! Il y a des gens dont on fait brûler les maisons, voler les papiers, enlever les femmes ; on a une police, des noirs, des blanches, un sérail. Coquin d’enfant !


LES LIVRES BLEUS.

À côté du livre qu’on lit dans la bibliothèque de son père ou qu’on a en prix à la distribution, celui qu’on feuillette d’une main avide, qu’on parcourt d’un œil hagard dans la case du bouquiniste, imprimé sur un papier gris, à chandelles, en peau de chien, avec des gravures ! livre souvent autorisé, quelquefois défendu, quoique souvent le titre promette plus que l’ouvrage ne tient.

Histoire d’une jolie femme, l’Amour conjugal

On feuillette ceux-là sans les comprendre, on dévore les autres sans reprendre haleine.

Le Collège incendié. Comme on aurait voulu que ce fût le sien, comme on aurait sournoisement soufflé le feu, et qu’on se serait bien gardé d’avertir ! Les De viris et les Selectæ brûlés, les classes détruites, le censeur, un chien fini, rôti jusqu’à l’os ; le désordre, le bruit ; un congé !

Les Aventures de Cartouche, ou de Mandrin, ou d’un autre, d’un capitaine de voleurs illustré, pour tout dire : un voleur courageux, galant, poli avec les dames, s’il est dur avec les gendarmes, jurant à la belle étrangère qu’elle ne sera que détroussée, lui offrant le bras pour passer au salon de la caverne. Des brigands qui ont des salons, des habits bourgeois, qui vont entendre lire leur condamnation à mort par le crieur public sur la place de la ville, qui s’évadent par les toits, les caves, sur le dos de leurs confesseurs, rient au nez de leurs juges et montent au pilori en martyrs…

Comme c’est toujours à la veille de se retirer ou de céder son fonds au lieutenant que le capitaine est pincé, on se promet bien de partir la veille et d’aller quelque part, bien caché, mener la vie du brigand honoraire qui a le sac sans la corde — quitte à faire dire des messes et à fonder un prix de vertu pour étouffer le remords.

Cette vie d’aventures hardies et d’évasions miraculeuses, couronnée d’une bonne retraite, n’a rien que de fort agréable, et je sais bien que si, en quatrième, on m’avait offert un engagement dans une troupe convenable, avec espoir d’avancement et des feux, j’aurais signé des deux mains, et j’aurais peut-être envoyé mon traité à ma mère.


L’HISTOIRE DE JEAN BART.

Jusqu’à présent le mal n’est pas grand.

On a beau tout faire pour s’égarer, la bonne vous retrouve toujours. On n’a pas, comme cela, la chance d’être jeté dans une île déserte par terre, et quant aux brigands, ils ont beaucoup baissé depuis les chemins de fer.

Mais voici que les jambes grandissent, on attend les moustaches, on se rase avec un couteau, on a l’âge pour être mousse.

Après le livre de récréation, le livre d’histoire. Après Robinson, Jean Bart !


Difficile à mener le moutard qui a été empoigné par cette légende et qu’achèvent de troubler toutes les histoires de mousses arrivés, dont sont pleins le Journal des enfants, le Musée des familles, la France maritime

À peine il a achevé sa lecture, il parle de quitter les classes de latin pour entrer en élémentaires, et se préparer à la marine. Il demande à sa tante une boîte de compas, à son parrain une boussole pour son jour de l’an. Il se fait acheter une petite casquette avec un galon d’or, s’il est riche : s’il est pauvre, un chapeau de toile cirée sur lequel il colle en lettres de papier d’or le nom de son navire : le Vengeur, la Méduse.

Cela n’est souvent qu’une fantaisie qui passe avec un rhume attrapé dans une manœuvre à sec faite pour s’habituer à la mer. Mais si le livre était ardent, le récit touchant, qu’on y prenne garde ! — Ne brutalisez pas cette impression d’enfant, ou malheur à vous, malheur à lui ! Il sortira de là un mauvais sujet ou un mauvais fils.

Le Livre tuera le père.


Un jour avec cent sous gardés de ses étrennes, sa gourde, son livre, il filera. Il marchera sur Toulon pour s’embarquer. Vous le ferez arrêter par les gendarmes, mettre au séquestre, ou au cachot ; vous le corrigerez par vos mains. Ce gamin de douze ans se redressera fier sous le châtiment ; il se croit déjà devant l’ennemi.

Je n’ose pas dire que Toulon l’attend.

Mais voici un abîme qui se creuse entre le fils et le père, où peut s’engloutir une jeunesse.

Au lieu de faire naufrage « sur la côte lointaine, » il ira, l’amiral manqué, se briser contre les écueils à fleur de boue de la vie banale. On le retrouvera aux compagnies de discipline un jour, ou dans une bande d’aventuriers ; peut-être bien sur un navire, mais sans pavillon, faisant la contrebande ou la traite.

Peut-être encore, sur les bords de la Seine, cadavre verdi par l’eau, noyé de l’autre quinzaine, souffleté au courant par la lame des canotiers d’Asnières, piqué au ventre par la gaffe d’un marinier, échoué contre le Pont-Neuf.

Comme nous sommes loin de l’île déserte et de l’histoire de Jean Bart ! Et pourtant, je vous l’assure, il est parti de là pour arriver ici.

LE CORSAIRE.

Après la bibliothèque de collège, celle du cabinet de lecture, après le naufragé connu, l’homme sans nom ; après Jean Bart, Jean Fatal…

Le Pirate, Arthur, la Gorgone… Eugène Sue, La Landelle, etc., etc…

Le fameux corsaire au nez d’aigle, à la lèvre pâle, à l’œil bleu d’enfer, qui ne parle pas, qu’on n’entend que dans le danger, l’orage ou la bataille… D’où il vient ?… nul ne le sait ! Il n’a pas de pays, pas de patrie. Ubi mare, ibi patria. — Qui l’a fait si sombre ?… Est-ce un amour, un crime ? Le mousse dit qu’une fois il l’a vu pleurer.

Toujours est-il qu’il ne rit jamais. Ses hommes lui obéissent comme à Dieu et le craignent comme le diable ; et il va, entre le ciel et l’eau, faisant sauter les têtes et les navires…

Tempêtes, massacres, incendies, un peu de viol au besoin ; l’orgie sur le pont où le tafia ruisselle ou dans la taverne où les couteaux marchent !

Voilà pourtant les rêves que caressent, dans leurs fauteuils en cuir vert, de braves gens qui ne feraient pas tort d’un sou à personne, et qui ont peur des revenants ! Vous entendez des hommes qui ont un ventre à ne pas pouvoir lacer leurs souliers, ou des pituites à faire rendre la Garde, vous dire qu’ils étaient nés pour être corsaires, qu’il leur fallait cette vie d’émotions ardentes, coupables… comme dans Couprre, d’autres prononcent Cauau père.

Cela ne les empêche pas d’être bons garçons, de jouer au bésigue dans les cafés, et de dire la leur quand chacun dit la sienne — mais tous ne se résignent pas ainsi !

J’en sais qui poussent la farce jusqu’au bout, et se condamnent au corsaire forcé pour la vie : gens qui se font une figure en coin de rue qu’on dépave, qui posent pour le front pâle, le regard dur, qui donneraient cent sous d’une ride, et feraient des billets pour une cicatrice.

Ils portent chez eux leur bonnet de coton à la Masaniello, dans la rue leur panama en sombrero, leur pet-en-l’air en veste de combat, muets ou bruyants, tout glace ou tout feu, tombe ou trombe, comme dirait Hugo ; — cela dépend de la coupe de la barbe et de la couleur des cheveux. Les nuances du reste ont traité à l’amiable : — le blond a pris l’énergie froide, le brun l’énergie sauvage… L’un raille et l’autre blasphème, l’un ricane et l’autre hurle.

Ces gaillards-là sont comiques au café, dehors, au soleil ; mais chez eux, dedans, ce sont des monstres. — Ces énergiques de carton, qui veulent se donner des airs de commandeurs du sud, cassant le fouet sur le dos des esclaves, de négriers jetant, quand le croiseur les chasse, leur lest de chair humaine dans l’océan, et qu’on s’obstine à ne pas craindre, ils se vengent de la bienveillance blessante des étrangers sur le dos des leurs ; ils s’arrangent de façon à ce qu’il n’en soit pas ainsi à la maison.

Ils sont là sur leur bord ! — ils commandent comme à des nègres ; ils demandent une fourchette comme ils crieraient : « Coupez le grand mât ! »

Ils rendent la vie insupportable aux domestiques, à l’inférieur, à leurs enfants et à leur femme. Ces comédies finissent quelquefois par des drames, souvent par des adultères. C’est pain bénit.


LE DERNIER DES MOHICANS.
LA PRAIRIE.

Victime de Cooper, celui-là.

Il entrevoit, à travers les carreaux de son grenier ou de sa boutique, le ciel profond du Nouveau-Monde. Il est avec le vieux Trappeur contre la jeune Amérique, avec les vaincus contre l’envahisseur, pour le grand chef des Delawares contre le général en chef des Visages-Pâles.

Il rêve d’aller là-bas chasser le daim, manger la bosse de bison, faire la guerre du sauvage. Ce ne sont que chevaux détachés, rivières passées à la nage, pirogues de cuir, cachettes de feuillages, ruses de combat, chants de guerre !

Et vers le soir, comme dans la gravure, sur l’horizon triste, il se détache dans sa hauteur, le menton appuyé sur le canon de sa carabine, le front mélancolique et l’œil rêveur !

Ah ! les plus sages y ont songé ! sur notre terre de loyers lourds, où l’on étouffe entre des murs malsains et des lois cruelles, où l’on vit de bêtise, où l’on meurt de faim, on se prend, sur la foi du livre, à désirer cette vie honnête, simple et grande, sous un ciel bleu, sans censeurs ni gendarmes !


WALTER-SCOTT.

Lui-même.

Que de jeunes têtes tournées par la Dame du lac !

Après Ivanhoe, Quentin Durward, le Sanglier des Ardennes. Quel appétit de moyen âge ! — Comme on aurait voulu vivre dans ce temps-là !…

Il existe des familles entières qui ont fait leurs malles et pris le chemin de l’Écosse, sur les talons du romancier.

Ils ont, les braves gens, traversé au galop de leurs chaises de poste d’interminables lieues de brouillard, visité les filatures de Glascow et les boutiques d’High-Street à Édimbourg, et sont repartis tout écorchés par les notes d’hôtellerie et les banquettes de wagon, très dégoûtés du montagnard écossais…

D’autres, plus heureux, ont gardé leur illusion toute la vie et sont morts à cinquante ans, au fond d’une arrière-boutique, en murmurant : Rowena Wodstoock.

Quelques-uns chez qui le rêve s’est éteint dans un bon rhume ou une fluxion de poitrine prise au lac d’Enghien !


Peu dangereuses jusqu’ici, ces lectures qui transportent l’esprit dans un monde imaginaire ou mort, ces livres qui ont pour théâtre le moyen âge, l’océan, la forêt vierge.

C’est si loin !

Tout a marché sur des roulettes jusqu’à présent.

On est de première force aux armes : à la carabine, à l’épée, au chausson, à la course, à la lutte.

On s’y porte ! — Poitrines de fer, muscles de bronze, fronts de marbre !

Dieu sait pourtant si l’on boit, comme on mange !

Ce ne sont que festins et batailles.

Batailles d’où l’on sort toujours avec le sac ou la croix, une cargaison ou une épaulette. Les navires sombrent, la poudre parle, l’incendie éclate ; vous vous promenez là dedans comme l’homme du Cirque dans son brasier : on peut vous trouer, vous brûler, vous fendre ; allez-y ! — puisqu’on sait qu’on en reviendra.

De la légende… des histoires de l’autre monde… des victimes pour rire !

Mais voici que nous entrons dans la vie.

Nous allons saisir la manie toute chaude, couper tout frais le livre.

Entendez les passions qui grondent, l’ambition, l’amour, les vices qui grognent, l’ivrognerie, la débauche, l’ennui qui bâille, la haine qui hurle, les soldats qui passent !


II


Tout cela grouille, gronde et grogne, comme un troupeau d’esclaves.

Un volume a donné le la, in-16 ou in-8o.

René ou Antony, Werther ou Manfred, Mardoche ou Rubempré.


RENÉ.

Ah ! qu’on me ramène aux Caraïbes !

Quel livre ! et quelles victimes, ces victimes du vague à l’âme, ce chevalier du Vide immense ! qui joue aux mélancolies creuses coupées de sourires blafards, de regards noyés, d’aboiements plaintifs !

Rien ne l’amuse, rien ne l’émeut ; il bâille au nez de la vie qui passe.

Pauvre garçon ! Il mange du bout des dents : — un désespéré n’a pas d’appétit, — le gigot est lourd aux mélancolies ; mais la gastrite arrive. Il n’a plus faim, plus soif !

Il ne s’ennuie plus pour de rire, il s’embête pour tout de bon.

Ce farceur, qui la demandait courte et bonne, la mène bête et triste, et, un beau jour, il meurt de spleen et d’écœurement, dans son agonie tenant d’une main la main de René, de l’autre le nez du père Aubry.

Heureux encore si, le cœur troublé par les aveux arrachés à la triste et infortunée Amélie, il ne se sent pas tressaillir quand sa sœur l’embrasse, et ne se surprend pas à craindre que les caresses de l’espiègle et rieuse enfant ne cachent un amour criminel !


ANTONY.

Tous les chevaux s’emportent… dans les livres. Vous sautez à leur tête, ils vous écrasent sous leurs pieds.

À partir de ce moment, on ne se rappelle plus rien… Quand on se réveille, on est tout étonné de se trouver dans une chambre éclairée d’un jour pâle, avec une comtesse qui vous embrasse.

C’est la grande dame de la voiture, la femme du vieux général en tournée, la veuve de Pondichéry.

Connu, l’enfant « qui n’a pas eu de mère ! »

Mais, à partir d’Antony, l’enfant abandonné se fâche ; il ne geint point, ne pleurniche plus — il sauve, il aime, il tue !

« Elle me résistait… je l’ai assassinée ! »

Cri admirable, du reste, qu’on voudrait pousser rouge du sang d’Adèle, devant le mari, les gendarmes et le reste…

Dire cela et mourir !…


LORD BYRON.

Il a troublé aussi quelques âmes, celui-là ! il a dérangé quelques têtes ! Son ours apprivoisé, ses orgies dans la salle basse du château, sa vie, sa mort… Il y avait là, dans ce mélange de farces lugubres et d’actions glorieuses, de quoi faire tourner le sang aux vaillants et la tête aux faibles…

Les vaillants ? ils luttent, ils sont morts !

Les faibles ? Quand on fait un punch, ils soufflent les bougies ou tournent la lampe et font brûler des saletés dans des verres pour qu’on ait des faces de damné !

Ils boivent du cidre dans des crânes et mendient des os de squelettes pour faire des manches de couteau.

Devant le monde, les giaours ! ils crient au bon Dieu : « Foudroie-moi ! » Quand il tonne la nuit, ils cachent leur nez sous la couverture et font le signe de la croix. — Avec don Juan, ils rient des maris, des femmes, raillent la vertu, l’amour, et la première blonde qui passera va leur faire cracher le sang, pleurer tout ce qu’ils savent, donner tout ce qu’ils ont !

— Des provinciaux.

J’arrive à des victimes plus fraîches, toutes saignantes.

Voici les bourreaux :


A. DE MUSSET.

Ce qu’il a égaré de talents, ce grand poète, vous le savez ; ce qu’il a fait d’ivrognes, on l’ignore.

Il n’y a pas eu que des cœurs brûlés à cet incendie d’une âme, et de petits génies flambés, mais aussi des poumons fondus, des entrailles grillées…

On s’est grisé après Rolla, on a couru les cabarets et les maisons de filles après don Juan.

J’ai vu des garçons avaler de la bière qui les rendait bêtes, de l’absinthe qui les rendait fous, point par plaisir, parce qu’ils avaient soif, non ! mais parce que c’était déjà être poète que de boire ainsi ! — Très mécontents si la tête eût résisté ou si le cœur eût tenu bon !

Ceux qui avaient la chance de n’avoir pas de santé, dont l’estomac se révoltait aux premières gorgées, se vantaient d’ivresses et se flattaient d’indigestions qu’ils n’avaient point eues, prenant, au besoin, pour faire croire à l’orgie de la veille, l’air abruti du lendemain.

Après l’orgie à tant par tête, la débauche à cent sous l’heure, avec des filles qu’on aurait bien voulu rosser un peu comme le maître, mais qui, quand vous leviez la main, regardaient s’il y avait des gants…

Je me suis fait des ennemis de bien des poètes, pour n’avoir pas dit d’eux « qu’ils se soûlaient comme des brutes et qu’ils donnaient des coups aux femmes, » pour les avoir, au contraire, défendus naïvement, quand on en parlait. — On ne m’y prendra plus !

Les bien bâtis, les bien doués, ceux qui ne font là que jeter leur gourme, en reviennent ; mais les demi-cerveaux y restent, éponges qui s’imbibent d’alcool et de fiel ou s’émiettent comme l’amadou.

Il y a au bout de cela le réchaud d’Escousse ; le pistolet de Rolla ?… Pas même ! On devient idiot ou l’on reste ivrogne ; on a des tubercules dans les poumons et des tremblements dans les mains. Si l’on ne meurt pas, on engraisse, on n’a plus le front pâle, mais le nez rouge ; et quand, par un jour de remords, on remonte ce fleuve de bière et de crachats où s’est noyée la vie, on ne se rappelle pas que la source est au bas de la page, au coin d’un vers.

C’est pourtant vrai. Ajoutons que le poète, ici renchérissait, dit-on, sur ses héros.

Pauvre Musset ! qui arrosait de feu sa blessure et donnait à boire au vautour ! — Ils voulaient faire comme lui, ces gamins, et ils buvaient pour oublier ! comme s’ils avaient quelque chose à oublier, puisqu’ils n’avaient jamais rien appris ! — Et, fût-elle vraie cette théorie de la muse fouettée par la bière, des larmes battues par l’absinthe, encore faudrait-il, ce me semble, qu’on eût souffert à jeun et pleuré avant boire…

« Voyez Musset ! » Ils vous fermaient la bouche avec ce mot.

Ils avaient toujours rencontré le poète, l’autre soir, dans une rue borgne, ivre et malade, cherchant le gros chiffre.

Ils mentaient ! Dans leur ivresse, et pour les besoins de la cause, ils voyaient des Musset partout. On m’en a bien montré une dizaine.

Il est mort sans que je l’aie vu.

Ce n’est plus l’absinthe de Musset, maintenant : c’est l’opium de Baudelaire. — Je croyais d’abord qu’ils se calomniaient, ces jeunes gens ; que de gaieté de cœur on ne se détruisait pas l’estomac, on ne se cassait pas le cerveau ; mais non, on en avale bel et bien dans les cafés de Montmartre et du quartier Latin ! Ils en mâchent pour dix sous, et ils en rendent pour cinq francs.


MURGER.

Je passe vite.

Tous ceux qui ont eu trente ans hier, ou les auront demain, ont chanté dans des chambres du quartier Latin le fameux refrain :

La jeunesse (ter) n’a qu’un temps !

Vous souvient-il de ce temps-là et de cette jeunesse — qu’on dépensait, faute de mieux, en compagnie de quelques pauvres filles qui en vivaient aussi de la bohème, en attendant qu’elles en mourussent : la pauvre Maria, Andrée la folle, et Fleurinette, si heureuse quand elle crachait le sang, comme Mimi ?

Tristes, faut-il le dire maintenant, ces amours qui avaient faim ! — Triste toute cette vie de misère fiévreuse et d’insouciance fanfaronne : vie d’été, qu’il faut peut-être mener avant l’autre, la vie d’hiver ; mais qui ne doit avoir qu’une saison.

La jeunesse ! la jeunesse !
(Musique de M. Artus.)

On scandait encore le refrain qu’on n’en avait déjà plus ni l’air ni la chanson.

Que de temps perdu ! — Quoi de fait ? — Un dîner sur l’herbe dans un coin de toile, un bout d’idylle ou de sonnet, quelques iambes rougis au feu des émeutes, tout commencé, rien de fini… que la jeunesse ?


Le voici venir maintenant, derrière ces gens de printemps et de vers, cet homme en prose :


BALZAC.

Ah ! sous les pas de ce géant, que de consciences écrasées, que de boue, que de sang ! Comme il a fait travailler les juges et pleurer les mères ?

Combien se sont perdus, ont coulé, qui agitaient au-dessus du bourbier où ils allaient mourir une page arrachée à quelque volume de la Comédie humaine !

Ceux-ci, avec Rastignac, du haut d’une mansarde ou debout sur le pont des Arts, ont montré le poing à la vie et crié au monde : À nous deux ! jurant, sur le Père Goriot ou le volume à côté, de faire leur trou à coup d’épée — ou de couteau, prêts à jouer tout, et, pour forcer la porte, sauter dans l’arène, passant d’avance sur le ventre des hommes et le cœur des femmes.

Quelles femmes ? des drôlesses sentimentales qui vous jettent des places, des croix par les alcôves, vous font entrer dans leur boudoir devant le mari qui s’en va, et vous promènent à leurs bras à travers les salons, au théâtre, au bois, devant le monde qui salue !

On ne parle que par millions et par ambassades, là dedans ! Les hommes de lettres y font des vies ! les attachés s’en donnent !

La patrie tient entre les mains de quelques farceurs, canailles à faire plaisir, spirituels à faire peur, qui allument des volcans avec le feu de leur cigare et écrasent vertu, justice, honneur sous la semelle de leurs bottes vernies.

Il s’est trouvé des gens — des conscrits — pour prendre le roman à la lettre, qui ont cru qu’il y avait comme cela de par le monde un autre monde où les duchesses vous sautaient au cou, les rubans rouges à la boutonnière, où les millions tombaient tout ficelés et les grandeurs toutes rôties, et qu’il suffisait de ne croire à rien pour arriver à tout…

Monde de filous et d’entretenus.

Dans l’ombre, au second plan, la Vieille fille, les Deux Frères, les chefs-d’œuvre.

Au soleil, le sermon de Vautrin, coupé par le célèbre jet de salive ! Et les pauvres garçons d’en faire un évangile, crachant comme lui, en homme supérieur (voyez la page), au nez de la société, qui les a laissés s’embarrasser dans leurs ficelles et tomber — de ces chutes dont quelquefois on porte la marque sur l’épaule.

Les grands hommes de province à Paris ! — J’ai vu s’en aller un à un, fil par fil, leurs cheveux et leurs espérances, et le chagrin venir, quelquefois même le châtiment — en voiture jaune, au galop des gendarmes. Qu’on en a reconduit de brigade en brigade, de ces Illusions perdues !

Les plus heureux, je vous les nommerai un jour, jouent au La Palférine dans les escaliers de ministère, les antichambres de financiers, les cafés de gens de lettres, et font des mots, n’ayant pas pu faire autre chose. Ils attendent l’heure de l’absinthe, après avoir laissé passer celle du succès.

Je m’arrête à Balzac.

Il résume la grandeur du livre et ses dangers.

J’aurais pu parler de Dumas, de madame Sand !

C’est assez d’Antony, et je ne veux pas passer en revue le régiment des Amazones.

La Bovary, Fanny, Lélia, le monde des amoureuses, les Victimes d’amour !

Je mets des points et je jette du blanc.

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Que chacun y loge ses souvenirs, et qu’on me dise s’il n’y avait pas du livre dans tout cela, — avant, pendant et après ?

Elles ont un livre pour exécuter toutes les trahisons, poétiser leurs crimes !

La courtisane a Manon Lescaut, Léonie Chéreau copie la Dame aux Camélias, Angélina Lemoine lit Marion Delorme. Madame Lafargue avait lu aussi !

Toutes les femmes qui ont un peu empoisonné leur mari, jeté au feu leur enfant : des victimes du livre !

Tout assassin en redingote, tout suicidé en blouse, victime du livre !


Et si je regarde plus haut, sur le théâtre de l’histoire, qu’y vois-je ? Derrière l’armée de Béotie s’avance la légion thébaine, noire de poudre…

Notre génération n’a pas été avare de son sang ! Sur la route où nous hésitons, a passé un peuple de courageux, et dans les cimetières qui bordent l’arène est couché un bataillon de martyrs.

Eh bien ! si l’on déterre les victimes — je mêle ici les cadavres, gentilshommes ou plébéiens, républicains et royalistes, crânes cassés à la Pénissière ou à Saint-Merry — combien qui s’étaient jetés dans la mêlée, grisés par l’odeur chaude de certains livres, histoires de la Montagne ou de la Vendée, des Girondins ou de Dix ans ! Esquiros ou Crétineau-Joly, Lamartine ou Louis Blanc !

Je les salue, ces morts qui rendirent leur âme avant leur épée ?

Je les plains — au lieu de les insulter — ceux qui vécurent pauvres et seuls, par delà la frontière, et ceux surtout qui sont restés là-bas, plus loin, de l’autre côté de l’Océan, jusqu’à l’heure des amnisties.

Mais, disons-le — non sans tristesse — chez quelques-uns de ces héros, l’amour des batailles remportait peut-être sur l’amour du bien ; on avait plus soif de poudre que de justice ; la tête donnait plus que le cœur.

Ah ! que n’ai-je le droit et le temps d’en parler ! Ce loisir, je l’aurai ; ce temps, je le prendrai. Mais dès à présent, je l’affirme, tous, presque tous, ces chercheurs de dangers, ces traîneurs de drapeaux, apôtres, tribuns, soldats, vainqueurs, vaincus, ces martyrs de l’histoire, ces bourreaux de la liberté : les Victimes du livre.