Les Réfugiés/X

La bibliothèque libre.
Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 127-139).

CHAPITRE X

UNE ÉCLIPSE À VERSAILLES

Mme de Maintenon possédait un très grand empire sur elle-même et un esprit plein de ressources. En un instant elle fut debout et eut l’air enchanté de quelqu’un qui voit enfin arriver la personne longtemps attendue. Elle s’avança la main ouverte et un sourire sur les lèvres.

— Comme c’est aimable à vous, dit-elle.

Mais Mme  de Montespan resta sans un geste, faisant les plus grands efforts pour ne pas laisser éclater la colère que l’on sentait bouillonner en elle. Son visage était tout pâle, ses lèvres serrées, et ses yeux bleus avaient la lueur fixe, les éclairs froids d’une femme en furie. Pendant un instant ces deux femmes, les plus belles de France, demeurèrent face à face l’une fronçant les sourcils, l’autre souriant. Puis Mme  de Montespan, sans prendre garde à la main tendue de sa rivale, se tourna vers le roi qui fixait sur elle un regard sévère.

— Je crains d’être importune, Sire.

— Votre entrée, madame, est certainement quelque peu brusque.

— Je vous demande humblement pardon, Sire, mais j’ai toujours eu l’habitude d’entrer sans être annoncée chez la gouvernante de mes enfants.

— En ce qui me concerne, je n’ai jamais songé à m’en plaindre, dit sa rivale avec un calme parfait.

— J’avoue que je n’avais même pas pensé qu’il fût nécessaire de demander votre permission, madame, répondit l’autre froidement.

— Alors vous le ferez à l’avenir, dit le roi d’une voix sévère. C’est mon ordre formel que vous montriez, en toutes circonstances, tout le respect possible à cette dame.

— Oh ! à cette dame ! dit-elle avec un geste méprisant de la main. Les ordres de Votre Majesté sont naturellement nos lois. Mais il ne faut pas que j’oublie qui est cette dame, car on ne sait pas toujours quel nom Votre Majesté a daigné honorer et on risque de confondre. Aujourd’hui c’est Maintenon ; hier c’était Fontanges ; demain… Ah ! qui peut dire qui ce sera demain ?

Elle était magnifique, là debout dans son orgueil et son audace, la poitrine soulevée, ses yeux bleus dardant des étincelles sur son royal amant.

Celui-ci la regardait avec sévérité, mais non sans embarras, voire sans quelque émotion.

— Il n’y a rien à gagner, madame, par l’insolence, dit-il.

— Ce n’est pas mon habitude, Sire.

— Je trouve vos paroles insolentes.

— La vérité est souvent prise pour de l’insolence à la cour de France, Sire.

— En voilà assez. Vous vous oubliez, madame. Je vous prie de sortir de cette chambre.

— Je dois, auparavant, rappeler à Votre Majesté qu’elle m’a fait l’honneur de me fixer un rendez-vous cette après-midi. J’avais votre promesse royale que vous seriez chez moi à quatre heures. Je ne doute pas que Votre Majesté ne la tienne malgré les fascinations qu’elle peut trouver ici.

— J’y serais allé, madame, mais cette pendule, comme vous pouvez le voir vous-même, retarde d’une demi-heure, et le temps a passé avant que je m’en fusse aperçu.

— Je supplie Votre Majesté de ne pas se tourmenter de cela.

— Je vous remercie, madame, mais cette entrevue n’a pas été si agréable qu’elle m’en fasse désirer une autre.

— Alors Votre Majesté ne viendra pas ?

— Je préfère ne pas y aller.

— Vous manqueriez à votre parole ?

— Silence, madame, ceci est intolérable.

— C’est intolérable, en effet, s’écria la dame furieuse, abandonnant toute retenue. Oh ! je n’ai pas peur de vous, Sire ! Je vous ai aimé, mais je ne vous ai jamais craint. Je vous laisse ici. Je vous laisse donc avec votre conscience et votre… dame confesseur. Mais vous entendrez encore une parole de vérité avant que je sorte. Vous avez été parjure à votre femme, vous avez été parjure à votre maîtresse, et maintenant je vois que vous pouvez être parjure à votre parole.

Et avec une révérence dans laquelle elle exprimait son indignation et son mépris, elle sortit de la chambre, la tête haute.

Le roi bondit de son fauteuil comme s’il eût été piqué soudain. Avec la douce Marie-Thérèse, sa femme, avec La Vallière plus douce encore, ses royales oreilles n’avaient jamais entendu un pareil langage. Il se sentait écrasé, humilié, étourdi par une sensation inaccoutumée. Quelle était donc cette odeur qui se mêlait pour la première fois à l’encens au milieu duquel il vivait ? Et soudain toute son âme se souleva de colère contre la femme qui avait osé élever la voix contre lui. Il poussa un cri de rage et se précipita vers la porte.

— Sire ! s’écria Mme  de Maintenon, qui avait suivi attentivement sur sa figure expressive toutes les phases des émotions par lesquelles il avait passé. — Elle fit rapidement un pas en avant et posa sa main sur le bras du roi.

— Je veux la retrouver.

— Et pourquoi, Sire ?

— Pour lui interdire de se représenter à la cour.

— Mais, Sire, ne pourriez-vous pas lui écrire ?

— Non, non ! Je veux la voir.

Il ouvrit la porte.

— Oh ! soyez ferme, alors !

Ce fut avec un visage anxieux qu’elle le vit partir et s’engager dans le corridor d’un pas rapide et avec des gestes de colère. Puis elle rentra dans sa chambre, et se laissant tomber à genoux sur son prie-Dieu, elle enfonça sa tête dans ses mains et pria pour le roi, pour elle-même et pour la France.

Catinat, le mousquetaire, s’était employé à montrer à son nouvel ami toutes les merveilles du grand palais, et celui-ci avait examiné tout, critiquant ou admirant avec une indépendance de jugement et une rectitude de goût naturelle à un homme dont la vie s’est écoulée libre, au milieu des œuvres les plus nobles de la nature. Le château, surtout, avec son étendue, sa hauteur, la beauté de ses pierres taillées et de ses marbres, l’avait rempli d’étonnement.

— Il faut que j’amène Ephraïm Savage ici, répétait-il. Autrement il ne voudrait jamais croire qu’il puisse exister dans le monde une maison pesant plus que tout Boston et New-York ensemble.

Catinat avait décidé que son ami resterait avec le major Brissac, car son tour de service était revenu. Il était à peine à son poste dans la galerie royale, quand il fut étonné d’apercevoir le roi qui s’avançait rapidement sans escorte. Ses traits délicats étaient convulsés par la colère, et ses lèvres serrées indiquaient un homme qui vient de prendre une grave résolution.

— Officier de garde, dit-il d’un ton bref.

— Sire !

— Quoi ! C’est encore vous, capitaine de Catinat. Vous n’avez pas été de service depuis ce matin ?

— Non, Sire. C’est ma seconde garde.

— Très bien. J’ai besoin de vous.

— Je suis à vos ordres, Sire.

— Vous allez vous rendre vous-même chez M. de Vivonne. Vous connaissez ses appartements ?

— Oui, Sire.

— S’il n’est pas là, vous irez à sa recherche. Où qu’il soit, vous le trouverez d’ici une heure.

— Oui, Sire.

Catinat salua de l’épée et partit aussitôt pour accomplir sa mission.

Le roi ouvrit une porte sur une magnifique antichambre, qui était un flamboiement de glaces et d’or. Il se trouva devant un petit nègre en livrée de velours garni de paillettes d’argent, et qui se tenait aussi immobile que la sombre statuette placée contre la porte faisant face à celle par laquelle le roi était entré.

— Votre maîtresse est-elle là ?

— Elle vient justement de rentrer, Sire.

— Je désire la voir.

— Pardonnez-moi, Sire, mais…

— Tout le monde a donc juré de me contrarier aujourd’hui, cria le roi, et prenant le petit page par son collet de velours, il le lança à l’autre bout de la chambre. Puis, sans frapper, il ouvrit la porte et entra dans le boudoir de la dame.

C’était une grande pièce haute, bien différente de celle d’où il sortait. Trois énormes fenêtres allant du parquet au plafond prenaient un des côtés, et à travers les rideaux de fine soie rose, le soleil du soir jetait une lumière douce et atténuée. De grands candélabres d’or brillaient entre les miroirs sur le mur, et Le Brun avait prodigué toute la richesse de sa palette sur le plafond, où Louis lui-même, dans le rôle de Jupiter, lançait ses foudres sur un amoncellement convulsé de Titans hollandais et palatins. Le rose était la teinte dominante dans la tapisserie et dans le mobilier, de sorte que la chambre entière avait les reflets adoucis de l’intérieur d’une coquille, et lorsqu’elle était éclairée comme en ce moment, un héros de féerie n’eût pu en rêver une pareille pour sa princesse. À l’autre bout de la pièce, sur un sopha, la figure enfoncée dans des coussins, avec sa belle chevelure blonde en désordre ruisselant sur ses bras blancs et sur son cou d’ivoire aux lignes impeccables, était étendue la femme à laquelle le roi venait signifier son intention définitive de rompre avec elle.

Elle s’était soulevée un peu, et, en apercevant le roi, elle se mit sur pied et courut vers lui, les mains tendues, ses yeux bleus voilés par les larmes, avec sur son beau visage une expression d’humilité capable d’attendrir le cœur le plus dur.

— Ah ! Sire, s’écria-t-elle, avec un charmant transport de joie à travers ses larmes, je vous ai méconnu, je vous ai cruellement méconnu. Vous avez tenu votre promesse ! Vous vouliez seulement mettre mon amour à l’épreuve ! Oh ! comment ai-je pu vous dire de telles paroles, comment ai-je pu causer de la peine à ce noble cœur ? Mais vous venez me dire que vous me pardonnez, n’est-ce pas, Sire ?

Elle avança ses bras de l’air confiant d’un enfant qui réclame les embrassements de sa mère comme son dû, mais le roi se recula vivement, et la repoussa d’un geste plein de colère.

— Tout est fini entre nous, dit-il durement. Votre frère vous attendra à la grille à six heures, et vous y recevrez mes ordres.

Elle chancela comme s’il l’eût frappée.

— Vous quitter ! s’écria-t-elle.

— Il faut que vous quittiez la cour.

— La cour ! Ah ! de grand cœur, à l’instant même. Mais vous ! Ah ! Sire, ce que vous demandez est impossible !

— Je ne demande pas, j’ordonne. Puisque vous avez appris à abuser de votre situation, votre présence à la cour est devenue intolérable. Les rois d’Europe réunis n’ont jamais osé me parler comme vous m’avez parlé aujourd’hui. Vous m’avez insulté dans mon propre palais, moi, Louis, le roi. Ces choses-là ne se font pas deux fois.

— Oh ! j’ai été méchante, dit-elle en sanglotant ; je le sais, je le sais.

— Je suis heureux, madame, que vous daigniez le reconnaître.

— Comment ai-je pu vous parler ainsi ? Comment ? Moi qui n’ai reçu de vous que des bontés ! Moi vous insulter, vous qui êtes l’auteur de tout mon bonheur. Oh ! Sire, pardonnez-moi, pardonnez-moi pour l’amour de Dieu, pardonnez-moi.

Louis avait le cœur naturellement bon. Il était touché et son orgueil était flatté de l’abaissement de cette femme si belle et si hautaine. Ses autres favorites avaient tout accepté de lui sans récrimination, mais celle-ci avait été si fière, si inflexible, jusqu’au jour où elle avait senti la main du maître. Il secoua la tête, et bien que son regard se fût adouci en se fixant sur son ancienne maîtresse, ce fut d’une voix très ferme qu’il répondu :

— C’est inutile, madame, je pense à cela depuis longtemps, et votre conduite d’aujourd’hui n’a fait que hâter une décision déjà prise. Il faut que vous quittiez le palais.

— Je quitterai le palais. Dites-moi seulement que vous me pardonnez. Oh ! Sire, je ne peux pas supporter votre colère ; elle m’accable ; je ne suis pas assez forte. Ce n’est pas le bannissement, c’est la mort à quoi vous me condamnez.

Pensez à nos longues heures d’amour, Sire, et dites que vous me pardonnez. J’ai tout abandonné pour vous, Sire, mari, honneur, tout. Oh ! n’oublierez-vous pas votre colère, comme j’ai oublié la sienne ? Mon Dieu ! il pleure ! Je suis sauvée. Je suis sauvée.

— Non, madame, cria le roi, en passant sa main sur ses yeux. Vous voyez la faiblesse de l’homme, mais vous verrez aussi la fermeté du roi. Quant à vos insultes, je vous les pardonne volontiers, si cela peut vous faire plus heureuse dans votre retraite. Mais j’ai un devoir à remplir envers mon peuple, et ce devoir c’est de lui donner le bon exemple. Or, nous avons trop peu pensé à de telles choses, et le temps est venu où il est nécessaire que nous passions en revue notre vie passée et que nous nous préparions à la vie à venir.

— Oh ! Sire, vous me peinez. Vous êtes à peine à la fleur de l’âge et vous parlez comme si la vieillesse était déjà sur vous. Dans une vingtaine d’années ceux qui prétendent que l’âge a produit un changement dans votre vie auront peut-être raison, mais…

Le roi eut un tressaillement.

— Qui prétend cela ? cria-t-il avec colère.

— Oh ! Sire, je vous demande pardon. Cela m’a échappé. Oubliez ce que j’ai dit. Personne ne parle de cela, personne.

— Vous me cachez quelque chose. Qui a dit cela ?

— Oh ! ne me le demandez pas, Sire.

— Vous venez de dire que l’on prétend que ce sont les années et non la religion qui m’ont fait changer de vie. Qui dit cela ?

— Oh ! Sire, ce sont de sots bruits qui courent et qui ne valent pas que vous y portiez attention. Ce sont des propos en l’air tenus par les courtisans qui n’ont rien autre chose à dire pour gagner un sourire de leurs dames.

Louis devint cramoisi.

— Ai-je donc tellement vieilli ? Vous me connaissez depuis vingt ans, avez-vous donc remarqué en moi un si grand changement ?

— Pour moi, Sire, vous êtes toujours l’homme aimable et brillant qui sut gagner le cœur de Mlle  Tonnay-Charente.

Le roi sourit en regardant la splendide femme qu’il avait devant lui.

— En toute vérité, dit-il, je dois confesser qu’il n’y a pas eu non plus un grand changement en Mlle  Tonnay-Charente. Mais malgré tout, il est préférable que nous nous séparions, Françoise.

— Si cela peut contribuer à votre bonheur, Sire, je m’y résoudrai, quand cela devrait être ma mort.

— Allons, vous voilà devenue raisonnable.

— Quant à vous, Sire, soyez heureux, soyez heureux, et ne pensez plus à ce que je vous ai dit de ces sots bavardages de la cour. Votre vie est dans l’avenir, la mienne est dans le passé. Adieu, Sire, adieu !

Elle jeta ses bras devant elle, ses yeux se remplirent de larmes, elle chancela et elle allait tomber si Louis ne s’était précipité et ne l’avait reçue dans ses bras. Sa belle tête retomba sur l’épaule du roi, qui sentit sur sa joue son souffle chaud, et dans ses narines l’odeur subtile de ses cheveux.

Puis soudain, ses paupières battirent rapidement, ses grands yeux bleus se fixèrent langoureusement sur lui, suppliants, passionnés, avec une expression à la fois de prière et de défi. Fit-il un mouvement, ou si ce fut elle ? Qui pourrait le dire ? Mais leurs lèvres se rencontrèrent dans un long baiser, puis dans un autre, et les projets et les résolutions de Louis s’envolèrent comme les feuilles d’automne dans un vent d’ouest.

— Alors je ne partirai pas ? Vous n’auriez pas le cœur de me renvoyer, n’est-ce pas ?

— Non, non. Mais vous ne devriez pas m’irriter, Françoise.

— J’aimerais mieux mourir que de vous causer une minute de peine. Oh ! Sire, je vous ai si peu vu en ces derniers temps ! Et je vous aime tant ! Cela m’a rendu folle. Et puis cette terrible femme…

— Qui donc ?

— Oh ! je ne veux pas dire de mal d’elle. Pour vous, je veux être polie, même envers elle, envers la veuve du vieux Scarron.

— Oui, oui, soyez polie. Je ne veux pas de scènes ici.

— Mais vous resterez avec moi, Sire ! Elle lui entoura le cou de ses bras souples. Puis elle l’éloigna d’elle un instant pour se repaître la vue de son visage et l’attira de nouveau. Vous ne me quitterez plus, mon cher roi ! Il y a si longtemps que vous n’étiez venu ici.

La douce figure, la teinte rose de la pièce, le calme de la soirée, tout semblait concourir à créer une atmosphère de sensualité. Louis se laissa tomber sur le sopha à côté d’elle.

— Je resterai, dit-il.