Les Réfugiés/XXVI

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Traduction par Geo Adam.
Société d’Édition et de Publications - Librairie Félix Juven (p. 293-301).

CHAPITRE XXVI

L’ICEBERG

Pendant trois semaines, le vent se maintint à l’est ou au nord-est, soufflant frais et, parfois même, presque en tempête. Le Golden Rod filait gaiement, toutes voiles dehors, de sorte que, vers la fin de la troisième semaine, Amos et Éphraïm Savage comptaient par heures le moment où ils reverraient leur pays. Pour le vieux marin, habitué à le quitter et à le retrouver, c’était une chose de peu d’importance, mais Amos, qui ne s’en était jamais éloigné jusque-là, ne pouvait contenir son impatience. Il restait pendant des heures assis à califourchon sur le beaupré, la pipe aux dents et les yeux fixés devant lui sur la ligne du ciel.

Cependant, les nuits devenaient très froides, et il advint qu’un soir, sitôt le soleil couché, le Golden Rod entra dans un de ces épais brouillards jaunes, si fréquents dans ces parages. Il devint si dense que c’est à peine si, de l’arrière, on pouvait apercevoir la misaine, mais on ne voyait absolument rien du grand perroquet ni du foc. Le vent venait du nord-est, le brick se couchait, sous l’effort de la brise, jusqu’à permettre de toucher l’eau avec la main du côté sous le vent. Le second battait la semelle sur le pont, et ses quatre compagnons de quart grelottaient, accroupis, à l’abri du bastingage. Tout à coup, l’un d’eux se dressa debout et poussa un cri en tendant l’index en l’air, tandis qu’un énorme mur blanc sortait soudain de l’obscurité, à l’extrémité du beaupré ; au même instant, le navire reçut une secousse terrible qui brisa net les deux mâts comme deux roseaux secs, jetant sur le pont un enchevêtrement de cordages de toile et de débris de bois.

Le second avait failli être tué par la chute du grand mât, tandis que deux de ses hommes avaient été précipités dans l’ouverture du poste de l’équipage et qu’un troisième avait eu la tête fracassée contre la patte de l’ancre. Tomlinson se releva et courut sur l’avant pour voir toute la partie comprise entre les deux bossoirs, complètement enfoncée et tordue, et un marin se dépêtrant, avec des yeux ahuris, du milieu d’un fouillis de voiles en lambeaux et de pièces de bois déchiquetées. Il faisait noir comme dans un four, et tout autour du navire on ne distinguait que les crêtes blanches des vagues. Le second regardait avec désespoir autour de lui tout cet amoncellement de ruines quand, en se retournant, il se trouva face à face avec le capitaine Éphraïm Savage, à moitié vêtu, mais aussi calme et aussi impassible que jamais.

— Un iceberg, dit-il, en reniflant l’air glacé. Vous ne l’avez pas senti, ami Tomlinson ?

— J’ai bien vu qu’il faisait froid, mais je mettais cela sur le compte du brouillard.

— Ils sont toujours entourés de brouillard, et le Seigneur seul, dans sa sagesse, sait pourquoi, car ils sont un grand danger pour les pauvres marins. L’eau monte vite, monsieur Tomlinson, l’avant s’enfonce déjà.

Le reste de l’équipage était monté rapidement sur le pont, et un des matelots sondait la pompe.

— Il y a trois pieds d’eau ! cria-t-il, et les pompes étaient sèches hier soir.

— Tout le monde aux pompes ! commanda le capitaine. Monsieur Tomlinson, dégagez la chaloupe, et voyez si elle peut servir, quoi que je craigne bien qu’elle n’ait souffert du choc.

— La chaloupe a deux planches enfoncées ! cria un marin.

— Le youyou, alors.

— Il est en trois morceaux.

Le second s’arrachait les cheveux, mais Éphraïm Savage sourit de l’air d’un homme amusé par le souvenir d’une coïncidence.

— Où est Amos Green ?

— Me voici, capitaine Éphraïm. Que puis-je faire ?

— Et moi ? cria la voix de Catinat. Adèle et son père ont été enveloppés de couvertures et mis à l’abri dans le rouf.

— Dites-lui qu’il peut se mettre aux pompes, dit le capitaine à Amos. Quant à vous, Amos, vous savez vous servir d’un outil. Prenez une lanterne et voyez si vous ne pouvez pas réparer la chaloupe.

Pendant une demi-heure, Amos Green cogna, scia et calfeutra, pendant que les pompes manœuvraient avec un bruit sec et régulier. Lentement, très lentement, l’avant du brick s’enfonçait, pendant que son arrière se relevait.

— Eh bien, Amos, mon garçon, et cette chaloupe ? demanda le capitaine d’une voix calme. Vous n’avez plus beaucoup de temps.

— Elle peut se maintenir à flot maintenant, quoiqu’elle ne soit pas tout à fait étanche.

— Très bien ! Mettez-la à la mer, vous autres. Monsieur Tomlinson, embarquez dedans tout ce qu’elle pourra contenir de provisions. Venez avec moi, Hiram Jefferson.

Le matelot et le capitaine se laissèrent glisser dans la chaloupe, et l’amenèrent sur l’avant du navire. Le capitaine secoua la tête quand il vit la gravité de l’avarie.

— Coupez la voile de misaine et faites-la passer ici.

Tomlinson et Amos Green exécutèrent cet ordre.

— Quelle hauteur d’eau dans les pompes ? demanda de nouveau le capitaine.

— Cinq pieds et demi.

— Alors, le navire est perdu ! Continuez de pomper. Vous avez les provisions, monsieur Tomlinson ?

— Elles sont prêtes, capitaine.

— Faites-les passer. Le navire n’en a pas pour plus d’une heure ou deux. Vous ne voyez pas l’iceberg ?

— Le brouillard se lève à tribord, derrière, cria un des hommes. Oui, voilà l’iceberg, à un quart de mille sous le vent.

Le brouillard s’était éclairci tout d’un coup, et la lune brilla de nouveau sur la vaste mer solitaire et sur l’épave. Tout près d’eux, comme une grande voile blanche, se dressait l’énorme bloc de glace contre lequel ils s’étaient brisés, se balançant lentement, au gré des vagues.

— Il faut l’atteindre, dit le capitaine Éphraïm. C’est notre seule chance. Descendez la jeune femme et son père dans la chaloupe, par l’avant. Dites-leur de rester calmes, Amos… Là, maintenant, le baril et la caisse, et tout ce que vous trouverez. Et à présent, embarquons tous, il n’est que temps.

Quand tout le monde fut installé à sa place, le capitaine Éphraïm saisit un cordage qui pendait du navire et, d’un bond, il se hissa à bord. Il revint avec un paquet de vêtements qu’il jeta dans la chaloupe.

— Poussez au large ! cria-t-il.

— Sautez en bas, alors.

— Éphraïm Savage coule à fond avec son bateau, dit-il tranquillement ; ami Tomlinson, ce n’est pas mon habitude de répéter deux fois un ordre. Poussez au large !

Le second appuya sa gaffe contre le bordage du navire. Amos et Catinat poussèrent un cri de terreur, mais les matelots appuyèrent sur leurs avirons et nagèrent vers l’iceberg.

— Amos ! Amos ! Allez-vous souffrir cela ? cria l’officier.

— Tomlinson, vous ne voudriez pas l’abandonner. Retournez à bord et forcez-le à venir.

— Je ne connais pas d’homme vivant, capable de le forcer à faire ce qu’il ne veut pas.

— Mais vous ne pouvez pas le laisser. Vous devez au moins rester dans les environs et le recueillir.

— La chaloupe fait de l’eau comme un tamis, dit le second. Je vais d’abord la conduire à l’iceberg. Je vous laisserai là si nous pouvons débarquer et je reviendrai chercher le capitaine. Un peu de cœur, mes garçons, plus tôt nous arriverons, plus tôt nous reviendrons.

Mais ils n’avaient pas fait cinquante brasses qu’Adèle poussa un cri.

— Mon Dieu, le navire coule !

Le brick s’était enfoncé de plus en plus et, soudain, avec un bruit de planches qui craquent, il avait piqué son avant dans l’eau comme un oiseau de mer faisant un plongeon. Avec un long bruit de remous, la lanterne de poupe disparut sous les vagues. D’un mouvement brusque, la chaloupe vira de bord et revint en arrière, aussi vivement que les solides bras des marins pouvaient manœuvrer les avirons. Mais tout était tranquille et calme sur le lieu du désastre. Il ne restait même pas un fragment de l’épave sur les flots pour indiquer où le Golden Rod avait trouvé son dernier port. Ils restèrent un long quart d’heure à croiser de tous côtés, sous le clair de lune, mais ils ne purent apercevoir la moindre trace du capitaine puritain, et ils se décidèrent enfin à reprendre le chemin de leur triste refuge, silencieux et le cœur oppressé.

Si désolé qu’il fût, le bloc de glace était le seul espoir qui leur restât, car l’eau envahissait de plus en plus la chaloupe. Comme ils approchaient, ils virent avec terreur que le côté qu’ils avaient en face d’eux était un mur de glace de soixante pieds de haut, sans une crevasse où l’on pût poser le pied. L’iceberg formait un énorme bloc d’au moins cinquante pas de long sur chaque face, et on pouvait espérer que l’autre côté serait peut-être plus abordable. Tout en épuisant l’eau, ils tournèrent l’angle, mais ce ne fut que pour se trouver devant une autre falaise de glace. De nouveau, ils continuèrent de tourner et ne rencontrèrent encore que le mur à pic. Il ne restait plus qu’un côté à explorer, et ils savaient tout en ramant que leurs vies dépendaient du résultat, car la chaloupe s’enfonçait de plus en plus. Ils sortirent de l’ombre pour entrer dans la lumière de la lune, éclairant un spectacle qu’aucun d’eux n’oublierait jamais.

Le mur qui se dressait devant eux était à pic aussi, et les mille facettes de la glace scintillaient et miroitaient sous la lumière argentée de la lune. Au centre, cependant, au niveau de l’eau, était une énorme crevasse qui marquait l’endroit d’où le Golden Rod, en s’écrasant, avait détaché un gros bloc et préparé ainsi, sur sa ruine, un refuge pour ceux qu’il portait. Les bords dentelés de cette caverne étaient d’un vert d’émeraude, dont la teinte allait en se fonçant jusqu’au bleu pour finir en un trou noir. Mais ce ne fut pas la beauté de cette grotte, ni l’assurance de trouver un refuge qui amena un cri de joie et d’étonnement sur toutes les lèvres : les naufragés venaient d’apercevoir, assis sur une pointe de glace et fumant tranquillement une longue pipe de corne, le capitaine Éphraïm Savage en personne. Un instant, ils auraient pu croire que c’était son fantôme, mais le ton de sa voix leur montra que c’était lui réellement, et de fort mauvaise humeur, en vérité.

— Ami Tomlinson, dit-il, quand je vous dis d’aller vers un iceberg, j’entends que vous y alliez tout droit, voyez-vous, et que vous ne vous amusiez pas à vous promener sur l’Océan. Ce n’est pas de votre faute si je ne suis pas gelé, ce qui n’aurait pas manqué si je n’avais eu pour me réchauffer un peu de tabac sec et un briquet.

Sans s’arrêter pour répondre aux reproches de son capitaine, le second accosta le rebord de l’iceberg, où l’avant du brick avait taillé une sorte de plate-forme en pente sur laquelle ils hissaient la chaloupe. Le capitaine Savage saisit ses vêtements secs, disparut dans le fond de la caverne et reparut bientôt, le corps plus chaud et l’humeur plus douce. On retira de la chaloupe les vêtements et les couvertures, et on ouvrit le baril de biscuits.

— Nous avons eu peur pour vous, Éphraïm, dit Amos Green. Et j’avais le cœur gros en pensant que je ne vous reverrais plus.

— Vous devriez me mieux connaître, Amos.

— Mais comment êtes-vous venu ici ? Je croyais que vous aviez été entraîné au fond par le remous du navire.

— C’est le troisième navire avec lequel je coule, mais ils ne m’ont pas encore gardé au fond. En attendant, je suis bien content de vous revoir, moi aussi, car je craignais que la chaloupe n’eût coulé.

— Et maintenant, qu’allons-nous faire ?

— Installez cette voile et faites un abri pour la jeune dame. Après, nous souperons et nous dormirons comme nous pourrons, car il n’y a rien à faire cette nuit, et nous aurons probablement de la besogne demain matin.