Les Révolutionnaires d’Angleterre et de France - Pym et Danton

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LES
RÉVOLUTIONNAIRES
D’ANGLETERRE ET DE FRANCE.

I.
PYM ET DANTON.

En 1638, il y avait à Whitehall, autour de la table du conseil que présidait Charles Ier, six hommes remarquables et prédestinés : le magnifique Buckingham, le brillant Holland, le triste et doux Falkland, le loyal Hamilton, le savant et obstiné Laud, le célèbre Strafford, et Charles Stuart, leur roi. Tous périrent d’une mort violente, Falkland sur le champ de bataille, Buckingham sous le poignard d’un assassin, Laud, Hamilton, Holland, Strafford et Charles Ier sur l’échafaud.

Ils ne savaient guère, ces hommes, lorsqu’ils décidaient autour de leur table du sort de l’Angleterre, que leur sentence était portée. Tous condamnés ! Celui-ci revêtu de sa pompe archiépiscopale ; ces autres sous la soie, le velours et l’or, tels que nous les offre le pinceau charmant de Van-Dyck ; ceux-là dont le front rayonne encore, long-temps après le moyen-âge, du dernier reflet de l’héroïsme chevaleresque. Tous condamnés ! Rien de plus intéressant, rien de plus triste, rien de plus tragique que cette réunion. La plupart sont des ames honnêtes ; mais les idées qu’ils personnifient ne sont plus que des fantômes.

La suprématie ecclésiastique a pour symbole Land, le gouvernement monarchique Strafford, la prérogative royale Charles Ier, le dévouement Falkland. Sur toutes ces figures, vous pouvez lire comme un pâle pressentiment de la cause perdue. Ils sont embarqués sur le vaisseau fatal et tendent vers l’abîme, non sans le savoir ; cependant leur tête reste haute, leur front serein, leur voix ferme, et le gouvernail ne leur échappe pas. Ils ne peuvent point réussir, puisqu’ils sont les hommes du passé, les défenseurs par devoir d’une forme de société qui se déchire, et de toutes les choses qui s’en vont. Aussi voyez sous quels traits délicatement douloureux les artistes contemporains ont reproduit leurs physionomies : tristesse infinie, non pas sombre, mais résignée ; douleur calme et pressentiment du destin. Le trône chancelant de Louis XVI ne put réunir sur ses marches et autour de son dernier éclat ni de tels caractères, ni de tels esprits. C’est que le temps, en 1789, avait fait son œuvre, et que l’établissement monarchique, attaqué en 1640 par les communes d’Angleterre, possédait encore, dans le XVIIe siècle, une force vitale très réelle et très active qu’il était bien loin de posséder en 1789.

Quittez le palais et jetez un coup d’œil sur les communes. Voici Elliott, Hampden, Olivier Cromwell, Henry Marten, John Pym, les chefs du mouvement populaire. Il y a de la grossièreté et de la force sur les traits irréguliers et la tête carrée de Cromwell ; une sévère douceur se fait lire dans la physionomie singulière d’Elliott ; un mélange charmant de grace et de courage marque le front de Hampden, qui mourut si jeune. Ils ne se ressemblent que par un trait commun : l’espérance et l’audace ; on voit qu’ils ont foi dans l’avenir, ce sont en effet les hommes des temps nouveaux.

L’histoire les a toujours groupés, se contentant de les faire marcher en bataillon et renverser le trône. Elle a vu plutôt dans leur union la masse révolutionnaire et l’armée d’attaque, qu’elle n’a déterminé l’influence de chacun d’eux sur ses compagnons d’armes et la conduite individuelle des chefs. Ainsi, se confondant au sein du combat terrible dans lequel ils étaient engagés, ils ont perdu leur valeur personnelle et comme la responsabilité de leurs vertus et de leurs fautes. Je me propose de les détacher de cette mêlée et d’examiner de quelle façon chacun d’eux a concouru à l’œuvre commune. Pour abattre les victimes que j’ai montrées plus haut pour accomplir le sacrifice inévitable que le passé fait toujours à l’avenir, pour annuler la valeur militaire de Charles Stuart et frapper d’impuissance Laud et Strafford, il n’a fallu rien moins que les efforts réunis des combattans populaires que j’ai cités et de plusieurs autres que je nommerai ensuite ; ce sont les Danton, les Camille Desmoulins, les Mirabeau, les Barnave de ce temps. Demi-dieux ou démons pour le vulgaire, adorés ou maudits plutôt que jugés, adorés alors même qu’ils sont de fange, maudits même dans les vertus qui les rachètent ou les relèvent, ils offrent aux époques postérieures et indifférentes, telle qu’est la nôtre, un beau sujet de curiosité analytique. Nous pouvons aujourd’hui les blâmer sans les maudire et les comprendre sans les adorer. Rien ne nous force plus à transformer leurs cruautés ou leurs faiblesses en héroïsme. Vainqueurs et vaincus, on peut les apprécier avec une impartiale hauteur, les plaindre alors même qu’ils sont coupables, les admirer alors même qu’ils succombent. Il est vrai qu’il faut apporter à ce travail un désintéressement parfait et l’oubli de toutes les idées de parti ; l’impartialité souveraine est le vrai génie de l’histoire.

Jean Pym, l’un des plus oubliés et des plus marquans parmi les fondateurs de la république d’Angleterre, fils d’un écuyer de Somersetshire, naquit à Brymore, dans le domaine paternel, en 1584. Élevé à Oxford, parmi les jeunes gentilshommes du pays, il dut à la protection du duc de Bedford, alors chef de l’opposition, une place de comptable dans les bureaux de l’Échiquier, c’est-à-dire au trésor, et conserva cette situation jusqu’en 1614, époque où le bourg de Calne l’envoya siéger au parlement. Il avait trente ans. Vers le même temps, il épousa miss Hooker, fille d’un gentilhomme de son comté ; pendant les six années que dura son mariage, l’obscurité la plus profonde couvre sa vie. Mais en 1620, il perd tout à coup sa femme et sa mère ; et, revenant s’asseoir au parlement à côté de Wentworth, du même âge que lui, comme lui ennemi de la cour, il commence avec une espèce de fureur cette guerre contre le trône dont nous verrons les résultats. Dès ce moment, il n’a plus de vie privée ; on ne le rencontre plus, on ne l’aperçoit plus que sur le champ de bataille du parlement.

Tous les grands coups qui ruinèrent la monarchie absolue, depuis l’accession de Charles Ier jusqu’à la mort de Pym, partirent de sa main. Ce ne fut pas sans raison que le peuple, avec son instinct divinateur des hommes, le nommait king Pym (le roi Pym). Il était roi, parce qu’il devinait le moment de l’action, frappait sans crainte, décidait le mouvement et entraînait tout.

Je le rapproche de Danton : une de ces figures éclairera l’autre ; mais je ne prétends ni écrire la vie complète de Danton ni l’assimiler à Pym, qui ne fut point placé à la même époque et au même rang dans le mouvement révolutionnaire. Les analogies qui se trouvent entre ces deux hommes naissent de leurs caractères et de leur capacité, non des évènemens extérieurs et matériels sur lesquels ils agirent. Danton organisa la révolte dans les masses, Pym organisa la résistance dans le parlement. L’un se servait d’un instrument nouveau et remuait un peuple ignorant de liberté ; l’autre employait une matière toute préparée, mais délicate et habituée depuis long-temps aux guerres parlementaires. Pym usa des formalités reçues pour tuer la vieille forme du gouvernement. Danton brisa violemment toutes les formes pour achever l’œuvre de Mirabeau et frapper la monarchie au cœur. Pym et Danton, qui n’avaient dans l’ame aucun fiel, ont commis des actes moralement exécrables ; l’un marcha sur le cadavre de Strafford son ami, l’autre laissa massacrer les victimes de septembre.

Pym, à la fin de sa carrière, commençait, ainsi que Danton, à perdre son ascendant ; il était usé ; le peuple le huait. Si Pym avait vécu plus long-temps, il lui aurait fallu lutter contre Olivier Cromwell, qui l’eût écrasé comme Robespierre écrasa Danton.

L’extérieur de Pym répondait à son génie politique et à ses actions. Il était corpulent et athlétique ; il avait la figure écrasée, le menton large, les traits sans délicatesse, mais étincelans d’intelligence et d’énergie, un sourire de bonne humeur, non sans finesse, errant sur ses lèvres épaisses, et l’œil à la fois vif et attentif[1]. Ce front, plus élevé que vaste, semblait trahir une résolution inflexible. Une moustache épaisse et soignée, un bouquet de barbe qui terminait le menton, des cheveux longs encadrant une figure expressive et fleurie, un costume plus riche et plus élégant que celui de ses collègues, attestaient les goûts voluptueux et les habitudes galantes de ce chef du peuple. Dans le portrait original que nous avons vu et qui date de cette époque, un gland de soie bleue rattache son justaucorps de velours noir, et retombe sur sa poitrine, se mêlant avec grace au col de mousseline sans ornement qui se rabat sur des épaules carrées et massives. Dans l’ensemble de sa physionomie règne une finesse joviale jointe à une certaine expression de douceur, de fermeté et d’ironie cachée. Il y a là ce qu’il faut pour attirer les sympathies bourgeoises ; on découvre même sur ces lèvres l’amour du vin, des plaisirs et de la gaieté. Ce fut cet homme qui groupa et arma contre Charles Ier la force civile de l’Angleterre, avant que Cromwell groupât contre le trône la force militaire du pays.

Lorsque Pym se montra sur la scène politique, en 1620, tout semblait soumis à l’autorité royale ; la grande Élisabeth avait imprimé à l’industrie, au commerce et à la gloire britanniques un formidable mouvement. Mais ce développement même devait soulever le trône et le briser. Vers la fin du règne de Jacques, comme à la fin du règne de Louis XV, les premiers symptômes de l’expansion populaire se firent sentir et effrayèrent le roi. Ce pédant, qui ne manquait pas de finesse, eut recours à un expédient assez curieux ; faisant contre fortune bon cœur, il affecta de remercier les communes de leur dévouement prétendu pour sa personne. Cependant les évènemens acquéraient de la gravité ; tout devenait menaçant, lorsqu’il mourut, après avoir jeté sur le trône, par les faiblesses de sa conduite et le ridicule de son caractère, un discrédit singulier. Charles Ier, beaucoup plus pur, beaucoup plus digne d’estime et d’amour que Jacques, fut frappé à sa place. Nous ne rappelons pas ici les évènemens généraux d’une histoire que tout le monde sait ; nous ne voulons pas faire ressortir les mouvemens parallèles et les analogies apparentes de notre histoire récente et des anciennes annales de l’Angleterre. Nous ne choisissons qu’un homme dans chacune d’elles : nous nous renfermons dans l’examen de ses moyens, de sa route, de ses ressorts, de ses fautes, de son éloquence. C’est bien assez de cette étude, qui n’est pas même une biographie, mais une analyse du jeu politique dans son action exercée sur l’homme, et de l’homme quant à son action sur la politique.

Comment Pym s’emparera-t-il de cette autorité populaire si facile à conquérir aujourd’hui, si difficile à saisir dans un temps où la royauté avait encore son culte réel, où rien n’était dissous, où l’autorité du monarque n’avait pas reçu ces coups terribles qui en ont abattu d’abord la théorie, puis la pratique ?

Membre d’une bonne famille de province, il vient, en 1620, représenter dans les communes la classe autrefois si importante des gentilshommes provinciaux. Il voit autour de lui des mécontentemens vagues, des colères indéterminées, des courages indécis, un respect traditionnel de l’autorité royale et un extrême mépris pour le roi lui-même. « Jugez, dit l’ambassadeur français Harlay de Beaumont, quels sont l’état et la condition d’un prince que les prédicateurs attaquent en chaire, que les comédiens parodient sur le théâtre, dont la femme se rend à ces représentations tout exprès pour avoir le plaisir de se moquer de son mari, que son parlement brave et dédaigne ; et qui est universellement haï de tout son peuple ?… Un langage audacieux, des caricatures injurieuses, des pamphlets calomnieux, tout ce qui annonce la guerre civile est commun ici ; symptômes doublement puissans et qui indiquent assurément l’amertume profonde des esprits dans un pays tel que l’Angleterre, où la justice est plus respectée et le devoir plus sacré que partout ailleurs. » C’était en 1620 que l’ambassadeur de France écrivait ces révélations. En 1621, l’année suivante, Pym leva l’étendard des communes contre la race des Stuarts ; on sait à quoi cette tentative aboutit. Jacques lui-même parut deviner l’échafaud de Charles Ier. Quand il vit Pym et ses onze confrères lui apporter la réponse altière du parlement à sa lettre ridiculement despotique, il s’écria : Place ! et des fauteuils ! voici les douze rois ! Il avait raison. Je ne crois pas que le caractère de Jacques ait été suffisamment apprécié. C’était un homme vicieux, ridicule et pédantesque ; mais il ne manquait pas d’esprit, et comme il y joignait de la bassesse, il échappait aux embarras beaucoup mieux que Charles Ier. Quand il ne pouvait plus faire peur, il faisait pitié. Ce n’est ni le talent ni la noblesse des actes qui réussissent dans les affaires de ce monde, c’est l’à-propos ; peu importe qu’il se joigne à l’avilissement et au ridicule : les hommes n’y regardent pas de si près.

Le premier soin de Pym, qui avait passé six années dans sa retraite domestique et ne connaissait point l’état des partis, fut de s’affilier au groupe le plus honorable et le plus distingué de l’opposition, à celui qui réunissait tous les talens de la chambre. Les philosophes commencent les révolutions, les audacieux les font éclore, et les ambitieux les achèvent. C’est un fait curieux que jamais les réformes ne viennent d’en bas ; c’est de l’intelligence, c’est de la sphère isolée du penseur et du savant qu’elles descendent. Plus elles s’éloignent de cette école première, plus elles deviennent brutales et violentes ; alors elles oublient étourdiment leurs premiers moteurs. En 1620, comme en 1780, des coteries de philosophes et de savans préparaient en secret la pâte formidable des révolutions futures. Un antiquaire célèbre, sir Robert Cotton, réunissait alors dans sa bibliothèque, à Westminster, les métaphysiciens et les légistes de l’époque, Selden, Camden, Coke, Noy, Stowe, Spelman, Philips, Mallory, Digges, Usher, Holland, Carew, Fleetwood, Hakewell. C’étaient les chefs de cette opposition d’abord légale, puis violente, qui changea, quoi qu’on ait pu dire, toute la constitution de l’Angleterre, et qui fit fleurir les germes populaires en étouffant le développement futur des principes monarchiques. Pym se joignit modestement à ces grands noms, les uns, comme Spelman, Coke et Noy, célèbres par la connaissance approfondie des lois nationales, les autres, comme Selden, Camden et Cotton, par une vaste et spirituelle érudition.

Pym, sous leur direction, marcha au combat. Les gens de cour, profitant de la faiblesse et de l’avarice du roi, lui extorquaient des patentes de monopoles, c’est-à-dire le droit de rançonner les citoyens en leur vendant de mauvais produits le plus cher possible. Buckingham et toute sa famille étaient engagés dans ces effroyables brigandages. Il n’y avait qu’un cri dans tout le peuple contre les auteurs de ces extorsions que personne n’osait attaquer ; Pym s’en chargea. C’était frapper juste et attaquer l’iniquité évidente, reconnue, généralement sentie, celle qui pesait sur tous, et dont tous se plaignaient. Cependant, très jeune encore et homme de plaisir, il marchait plutôt avec ses collègues qu’il ne cherchait à les diriger. Nul métier n’exige plus impérieusement un apprentissage que le métier d’homme politique. Déjà on le distinguait, dit le chroniqueur Wood, comme « un personnage très disert, d’une langue facile et d’une grande érudition légale[2]. » Mais les Selden et les Camden étaient auprès de lui, et il avait le bon sens de ne pas précipiter son ambition. On le voyait paraître dans les occasions qui mettaient en jeu la passion populaire, favoriser le protestantisme, manifester une vive exaltation, appuyer tous les votes pour les protestans, toutes les accusations et toutes les iniquités contre les catholiques ; attirer la haine sur les grands prélats qui étaient odieux au public, et consolider par là son crédit. Grand art, de ne point sembler prétendre à la direction des affaires, et de la conquérir cependant en s’associant aux haines dominantes !

Il commence ainsi doucement, de 1621 à 1625, déjà remarqué par la sagacité craintive de Jacques, qui l’appelait un « homme de fort mauvais caractère ; » victorieux dans la question des monopoles, qui furent supprimés et marqués d’ignominie, il se trouve le principal promoteur de ces comités d’enquêtes qui n’étaient qu’un prélude, mais qui inquiétaient le roi, satisfaisaient les esprits, éveillaient le soupçon, dévoilaient les fautes de la cour, et enhardissaient l’opposition. Assidu aux comités, comme il arrive à tous les hommes politiques, qui, dignes de ce nom, veulent fonder leur crédit d’une manière solide, il avait été emprisonné deux fois ; les bourgeois et les puritains le regardaient comme un de leurs bons défenseurs, et il se plaçait presque au niveau de Selden et d’Elliot, lorsque le nouveau règne commença.

Charles aurait dû voir que l’Angleterre brisait son enveloppe, et que les anciennes coutumes n’étaient plus assez vigoureuses pour contenir le déploiement de la nation. Dès qu’un peuple devient trop fort pour les vieilles lois qui l’enserrent, il brise son cadre, et cela s’appelle une révolution. La révolution française opérée en juillet n’en est pas une ; c’est une transaction. La prétendue révolution anglaise de 1688 n’en était pas une ; c’était un arrangement. Mais les vraies révolutions sont plus terribles. Elles ne remuent pas des ames épuisées et n’aboutissent pas à des compromis plus ou moins convenables. Les vraies révolutions sont des combats dans lesquels luttent tous ceux qui se savent rois, qui voudraient l’être ou qui croient l’être. Par le mot roi, il ne faut pas entendre seulement un chef légal ou héréditaire, mais tout homme que l’on suppose ou que l’on sait doué de la force qui doit régir. Quand la royauté est morte comme idée, elle renaît comme fait ; quand on ne croit plus à l’abstraction de la royauté, elle cherche à s’incarner dans les individus, quels qu’ils soient. Ceux qui possèdent la force, qui pensent la posséder, qui espèrent l’atteindre, se livrent une guerre de titans. Toutes les chances se réunissent alors contre le vrai roi, le roi ancien et héréditaire, parce qu’il veut, au nom du passé, au nom de ses droits, arrêter le combat duquel dépend le développement social. Pourquoi calomnier une aussi déplorable victime ? Charles Ier lui-même avait des antécédens sans nombre pour justifier ses actes monarchiques. La taxe des vaisseaux, qui souleva l’Angleterre, était, quoi qu’aient pu dire les whigs, écrite en toutes lettres dans les anciens priviléges de la royauté. Charles fut renversé par la société qui voulait grandir ; sa faute et sa folie furent de prétendre y mettre obstacle. Il rencontra devant lui Pym et Hampden, comme Louis XVI rencontra Mirabeau et Danton.

Ces deux rois sans couronne, Danton en France et Jean Pym en Angleterre, nous les plaçons en regard, sans prétendre les comparer ; il n’y a guère dans les affaires de ce monde que des différences fondamentales, couvertes par des analogies de surface. Je n’assimile pas davantage les deux révolutions, dont l’une est l’aïeule de l’autre : ce serait fausser l’histoire. Laissons à chacun de ces combats les traits particuliers qui les signalent ; étudions sans les confondre ces deux meneurs d’hommes, Pym et Danton, qui, placés dans des circonstances différentes, avaient, par le fond de l’ame et de l’esprit, par la conduite et la nature de leurs actes, des ressemblances véritables. Ils étaient surtout faits pour diriger les assemblées bourgeoises et les mouvemens populaires, pour imposer une sorte de règle à ce qui n’a pas de règle, pour grouper l’anarchie, pour ordonner le désordre : — des législateurs de la tempête.

La tempête s’annonce en 1625. Jacques, enlevé par une mort mystérieuse et soudaine, a laissé la couronne à un successeur bien plus digne de la porter et bien plus capable de la perdre. On a passé vingt années à se disputer quelques droits de peu d’importance ; mais les communes se sont habituées à résister. On a pénétré le mystère de la faiblesse du trône, on s’est entendu, on a compris cet accroissement intérieur et secret des forces publiques, qui est le vrai mobile des révolutions. Le roi, jeune, mélancolique, plein de grace, de fierté et de bravoure, mais aussi d’obstination, vient ouvrir, le 18 juin 1625, la session du parlement. On remarque qu’il a sa couronne en tête, ce qui est contre toutes les coutumes et ce qui semble bizarre ; mais ce qui le paraît davantage, c’est la solennelle politesse de son geste, lorsque, au commencement et à la fin de son discours, il abaisse devant les députés ce signe de commandement qu’ils feront tomber avec sa tête.

En vain Hallam et tous les écrivains whigs essaient-ils de prouver que Charles Ier dépassa Néron en tyrannie ; ses torts furent ceux de la maladresse ; en politique, ce sont des torts inexcusables. Au lieu de marcher de conserve et d’accord avec l’opinion générale de son peuple, qui haïssait le papisme et penchait vers les opinions puritaines, Charles, craignant pour son pouvoir les suites du principe d’examen, sembla, dès le premier moment de son règne, favoriser le catholicisme, et il effraya tous ses sujets. L’émancipation intellectuelle, qui réclamait son entier essor, fut épouvantée des influences catholiques. Tout se remua sourdement, les dévots pour leur liberté religieuse, les hommes politiques pour leurs droits civils, et le trône s’ébranla.

Ce fut là ce que Pym saisit admirablement. Il vit toute la situation. Dans son âme et sa conscience, il s’embarrassait peu de mysticisme ou de théocratie[3] ; mais il sentit que, hors des idées religieuses, il n’y avait rien à faire pour lui. Se constituant le dénonciateur des catholiques, le défenseur des puritains, attaquant et accusant tous ceux que le peuple abhorrait ou redoutait, il se trouva, dès 1627, porté à la tête du parti dont il n’était d’abord qu’un des premiers soldats : tactique devenue vulgaire, mais qui n’avait pas encore pris place dans les lieux communs de la vie politique. Montagu, partisan du pouvoir arbitraire ecclésiastique, est dénoncé par Pym. Buckingham, représentant du favoritisme usurpateur, est attaqué par Pym et Elliott. Dans cette dernière circonstance, il a le bon esprit de marcher le second et de ne pas briguer le premier rang. Voici pourquoi. La sévérité d’Elliott, la grave et imperturbable rigueur de ses mœurs et de sa conduite, frappaient avec bien plus de force un homme auquel le peuple reprochait surtout l’insolence du luxe et la dépravation des habitudes. Pym qui ne pouvait pas prétendre à un ascétisme rigoureux, se contenta donc de faire ressortir avec une simplicité concluante, ou plutôt accablante, tous les griefs de péculat et de rapine dont le brillant homme de cour s’était rendu coupable ; désignant à la jalousie populaire l’immense fortune de Buckingham et à la vengeance des tribunaux ses vices ; d’autant plus éloquent, qu’il se maintenait avec une réserve apparente dans la plus simple exposition des faits. « Le duc, vous le voyez, possède une fortune colossale, que diverses circonstances rendent plus surprenante. C’est la première fois qu’une somme semblable est sortie de la bourse publique pour entrer dans une bourse privée ; jamais le roi n’eut autant besoin de fonds pour ses affaires étrangères et intérieures ; jamais ses sujets n’ont fourni d’aussi gros subsides, et qui cependant ne peuvent jamais suffire. D’après sa propre confession, le duc ne doit-il pas plus de 100,000 livres sterling ? Si la chose est vraie, pouvons-nous espérer satisfaire son immense prodigalité ? Si elle est fausse, comment assouvirons-nous son avidité immense ? Je ne m’étonne pas que les communes aient hâte de se délivrer de ce fardeau, et je me contenterai d’ajouter qu’un homme capable de s’attacher ainsi aux domaines du roi pour les épuiser, doit avoir plus d’un vice. Que votre sagesse y réfléchisse ; je conclus en manifestant l’espoir que ce grand duc, dont les fautes ont dépassé toutes les fautes de ses prédécesseurs, trouvera dans votre justice une punition qui dépassera les punitions ordinaires[4]. Comme cela est froid, désintéressé, naïf et perfide ! Pym avait l’éloquence qui tue ; les révolutions, qui sont des destructions, estiment peu celle qui sauve.

Ainsi allaient se déconsidérant, au souffle des hommes redoutables qui préparaient l’avenir constitutionnel de l’Angleterre, Charles Ier, Buckingham, le trône, le palais ; bientôt après leurs soutiens ecclésiastiques, Laud et Montagu. Pym, que nous venons de voir prendre position, se charge surtout de la haine ; c’est lui qui l’allume et l’excite avec une persévérance que rien ne fatigue. Sa théorie politique, à ce sujet, était fort curieuse, et il avait coutume de dire que l’on conduisait bien plus facilement une assemblée par la colère et la haine que par l’amour et la sympathie. « De toutes les formes de l’amour, ajoutait-il avec une profondeur originale, la haine est celle qui entraîne les hommes avec le plus de force et de certitude. On hait un objet qui fait obstacle à l’amour ; on déteste ce qui empêche l’accomplissement de ses désirs. Il y a donc de l’amour dans la haine ; il n’y a pas de haine dans l’amour. Servez les animosités ; vous êtes maître d’une force double ; deux puissances sont à votre disposition : sympathie et antipathie. »

Il continua de mettre en œuvre cette redoutable énergie de la haine, la plus envenimée et la plus funeste des armes politiques ; provoquant la sympathie générale par ses services rendus aux antipathies du peuple, attaquant ce qui le blessait davantage. Charles ne trouva pas de meilleur moyen de sauver Buckingham que de dissoudre le parlement et d’emprisonner Pym. Mais élu de nouveau par le bourg de Tavitstock, celui-ci revint prendre sa place aux communes, plus déterminé que jamais à ne laisser à la cour aucun relâche. C’était au commencement de 1628. La chambre n’avait encore obtenu que faiblement l’appui du peuple et des bourgeois, plus occupés de leur commerce et de leur conscience, des dogmes de Calvin et des impôts à payer, que de leur indépendance politique. Pym, qui, nous l’avons dit, était homme d’assez peu de foi, songea dès-lors exclusivement à donner aux débats des communes la teinte religieuse qui pouvait seule assurer leur influence. Ce fut lui qui proclama l’autorité suprême du parlement en matière de dogmes, et qui provoqua la déclaration de foi religieuse de ce même parlement.

Passons en revue ses actes. Il avait commencé à ébranler la doctrine de l’autorité souveraine quand Charles Ier monta sur le trône ; sa première tâche est ensuite d’attaquer le favori et le chapelain du roi. Certain dès-lors de sa puissance, son autorité secrète commence à se faire sentir dans les comités de la chambre, et l’on voit en lui un de ces hommes que l’on appelle, les meneurs et qui se trouvent dans toutes les assemblées. Pas une des irrégularités du pouvoir n’échappe au coup-d’œil de Pym ; après avoir décrédité le roi et la cour par mille diverses attaques, il s’aperçoit de la prépondérance que le parti religieux acquérait tous les jours, et accomplit la grande union entre ce parti et les hommes politiques. Coup vraiment fatal : les communes s’appuyaient ainsi sur le peuple, et ce dernier se détachait du roi.

L’amalgame de ces deux groupes, du groupe révolutionnaire et du groupe puritain, produisit un effet terrible et décida le cours des évènemens. Au moyen des idées puritaines, on avait prise sur la masse, qui ne comprenait point les subtilités du droit civil, et qui eût fait assez bon marché de sa liberté, mais qui, au nom de la Bible, de Dieu et du protestantisme, était capable de tous les crimes et de tous les efforts. « Pourquoi, disait un membre de la chambre à Pym, cherchez-vous à nous effrayer à propos des affaires religieuses ? Elles ne sont point aussi désespérées que vous le prétendez. » — « N’en dites rien. Si vous suspendez ou que vous laissiez se refroidir votre ardeur religieuse, répondit Pym, vous perdrez votre influence civile. »

Pendant que les communes, sous la direction de cet homme, grandissaient en pouvoir et en popularité, la cour, irritée et violente, s’affaissait en s’agitant. Elle n’était plus protégée par la lâcheté pédantesque de Jacques ; Charles Ier, altier, sensible, susceptible, trop faible envers sa femme qu’il aimait, trop fier en face d’un parlement plus fort que lui, se compromettait par ses menaces et par ses tentatives. Il exerçait de petites vengeances stériles ; il essayait de contredire et de taquiner les communes : dès qu’elles avaient censuré les doctrines d’un ecclésiastique, le roi le choisissait précisément et faisait de lui l’objet d’une faveur spéciale. Ce fut alors que l’on vit un personnage de grossière apparence se lever en plein parlement et s’écrier : « On dit que le docteur Beard vient de prêcher, à la Croix de Saint-Paul, un sermon totalement papiste. Je sais aussi que l’évêque de Winchester vient de faire obtenir une riche prébende à Mainwaring, que vous venez de censurer. Si, pour devenir prébendaire, il faut désobéir aux lois et aux communes, à quoi ne devons-nous pas nous attendre » — L’homme qui parlait ainsi était Cromwell. Comme il réunissait en lui l’audace militaire et l’audace civile, et qu’il partageait les idées des hommes politiques et les passions des hommes religieux, tout le pouvoir devait finir par se concentrer un jour en lui seul.

La cour traquée cherchait partout des appuis. Il était évident que, si les choses continuaient, étant pauvre, obérée, en butte à un parlement riche, obstiné, que le peuple adoptait, il ne lui serait pas possible de soutenir le combat. Elle avait pour chef militaire le roi lui-même, pour directeur ecclésiastique Laud, homme inflexible ; il lui manquait un chef civil. Elle fit des propositions à un membre de l’opposition, aussi remarquable par son talent que par ses alliances, ses amitiés, son caractère et son orgueil, le célèbre Wentworth, qui devint comte de Strafford. Il n’avait jamais manqué d’ambition ; mais, jusqu’à cette époque, cette ambition était restée engagée dans les voies populaires. Aux premières propositions que lui fit la cour, il changea de parti, et l’on ne doit point s’en étonner. Le dépit l’avait mêlé aux révolutionnaires ; sa nature même l’appelait ailleurs ; c’était un homme fait pour le pouvoir. Sévère, aimant la force, mais aussi la justice, attaché à la loi comme à la royauté, depuis la fin du règne de Jacques Ier, il était mis dans l’opposition par haine du désordre et de la faiblesse qui régnaient dans les conseils du prince ; quand il vit Charles régner et la balance pencher du côté de la démocratie, il fut saisi de frayeur et s’arrêta. La cour, heureuse de ce mouvement, lui offre ses faveurs. Il se livre à elle, et met aussitôt la main à l’œuvre de reconstitution monarchique qui lui coûtera la vie. Résolu à briser avec ses anciens collègues de l’opposition, il demande à Pym un rendez-vous et un entretien secret ; les deux amis se rencontrent à Greenwich.

Ce fut une dramatique entrevue. La liaison de Pym et de Wentworth avait été intime. Ces deux caractères, l’un voué aux plaisirs et aux trames politiques, l’autre aux études et aux affaires ; l’un populaire et facile, mais rusé et inexorable, l’autre altier et ambitieux, mais ayant surtout l’ambition des grandes choses, formaient par leurs dissonances mêmes une de ces harmonies qui constituent ou préparent les véritables amitiés. Ajoutons que Pym et Wentworth furent tous deux admirateurs de la comtesse de Carlisle ; tous deux, à des époques différentes, réussirent auprès d’elle. Leur rivalité d’amour se mêla-t-elle à leur animosité politique ? Nul ne peut le dire.

À peine Wentworth eut-il commencé ses explications, que son ancien ami l’interrompit. « — Vous n’avez pas besoin de tant de préambules pour m’apprendre que vous nous quittez ; mais souvenez-vous bien de ce que je vous dis : vous vous perdez ! Souvenez-vous aussi que, si vous nous abandonnez aujourd’hui, je ne vous abandonnerai jamais, moi, que votre tête ne soit par terre. »

Pym tint sa parole.

Il a manqué à la révolution française un des personnages les plus curieux et les plus originaux de la révolution d’Angleterre, c’est cette même comtesse de Carlisle que j’ai nommée et dont il faut bien que je parle. Une femme étrangère aux opinions des partis, ne partageant point leurs passions, n’espérant rien d’eux, ne leur demandant rien, belle, orgueilleuse, riche, puissante, amoureuse de la gloire, surtout du succès, s’offre pour récompense au vainqueur, quel qu’il puisse être. Elle ratifie la sentence de la fortune ; sa faveur est le sceau et la dernière couronne du triomphe. Elle traverse, qui le croirait ? toutes les phases d’une révolution qui multiplie les défaites et les victoires, toujours belle, toujours adorée, et souriant toujours au triomphateur. Nous n’osons pas, en vérité, lui opposer notre Théroigne de Méricourt, qui n’avait pour elle que la beauté, la jeunesse et la violence, et qui, après un éclat passager, vit sa réputation équivoque et sa faible raison brisées par le premier choc révolutionnaire.

Lucy, comtesse de Carlisle, était la plus jeune fille du duc de Norhumberland, Henri, huitième du nom ; née en 1617, mariée à un courtisan faible et prodigue, elle jeta les yeux autour d’elle et chercha quel était le premier homme de son temps. C’était, de 1630 à 1640, Wentworth, comte de Strafford, qui essayait, au péril de sa tête, d’arrêter le torrent des opinions populaires et de soutenir le trône de Charles Ier. Il était magnifique, élégant, audacieux, aimé du roi, craint des communes. La liaison de lady Carlisle avec Strafford ne fut bientôt un secret pour personne. Lorsque ce ministre eut payé de sa vie l’audace et surtout l’habileté de sa tentative, lady Carlisle, que Warburton appelle l’Érynnis de son temps, chercha encore un roi à couronner. Elle se donna au grand homme du jour, à Pym, qui venait de tuer Strafford. Ce qu’elle aimait avant tout, ce n’était pas l’amour, mais la supériorité politique, la puissance actuelle, la royauté du moment. Elle était d’une beauté accomplie. Les poètes Suckling, Voiture et Davenant ne tarissent pas en éloges sur la perfection de ses traits et de sa taille, sur l’expression voluptueuse et fière de sa figure, sur ses longs cheveux noirs, sur la symétrie de ses formes et l’éclat de son teint. Elle ne fit pas plus mystère de sa nouvelle préférence que de la première. Elle avait soutenu Strafford dans ses plans royalistes et dans ses manœuvres pour détruire le parti populaire. Elle fit passer sur la tête de Pym tout cet intérêt et toute cette faveur, trahit la cour pour faire réussir les projets de son nouvel amant, et plusieurs fois elle lui sauva la vie. « Cette femme, dit un de ses contemporains[5], n’aime jamais sérieusement ; elle a un cœur trop orgueilleux pour ressentir un vif penchant pour les autres : son ame est altière, sa parole brève, elle préfère la conversation des hommes à celle des femmes. Ce qui lui plaît, c’est le succès, elle en est folle. Elle se donnerait à un bandit, pourvu qu’il fût célèbre… » Après la restauration, elle avait soixante ans ; ne pouvant plus offrir aux concurrens de la renommée le prix de sa beauté, elle continua cependant de jouer à peu près le même rôle, et sa maison fut de nouveau le centre des intrigues royalistes.

Revenons à 1630 et à Pym, qui ne prétendait pas encore à cette noble conquête, mais qui travaillait à la mériter. Son rival heureux, Strafford, se rendit bientôt maître d’une grande fortune et d’un crédit sans bornes. Les deux amis suivirent leurs diverses routes : Pym devint maître des communes, Wentworth arbitre de la cour.

Entre 1630 et 1640, les deux partis et leurs chefs creusent profondément leur sillon. Les puritains, épouvantés des rigueurs de Laud, fuient en Amérique ; le roi, à son tour, effrayé de cette désertion contagieuse, redouble de colère et d’efforts. Son peuple le hait, son parlement le brave ; il ne lui reste que la couronne et cette vaine prérogative qui est de toutes parts attaquée, et qui le rend plus odieux. Son trésor est vide ; pour se procurer de l’argent, il a recours aux iniquités des temps passés, qui, sanctionnées par les exemples de ses prédécesseurs, sont devenues impossibles et exécrables. On ne peut être surpris, si, dans une telle situation, il accumula les illégalités et les violences. Appuyé sur deux hommes absolus et obstinés, sur Laud, chargé d’établir la tyrannie ecclésiastique, et sur Strafford, qui dirigeait tout vers l’arbitraire civil, ne calculant ni ses forces ni celles de ses adversaires, il s’obstina à soutenir l’établissement monarchique pur qui avait succédé à la féodalité : forme transitoire qui ne pouvait durer long-temps. Le peuple était devenu fort ; chacune de ces taxes inventées ou renouvelées pour remplir les coffres du roi rencontrait une résistance obstinée. Sous Henri VIII ou Élisabeth, on les eût payées sans murmurer. Sous un roi dont le coffre était vide et l’autorité déjà attaquée, les chefs de l’opposition avaient beau jeu ; le géant des communes se soulevait avec d’autant plus de danger pour le monarque, qu’il marchait gravement, avec une énergie tranquille et résolue. Déjà en 1638, Pym, du consentement de tous, s’était placé à la tête des haines et s’était constitué le dénonciateur général des iniquités du pouvoir. Hampden se charge de la résistance héroïque ; Pym, de l’accusation acharnée. L’organisation de ce terrible système, le système des pétitions, n’a pas d’autre créateur que Pym. Chacun des griefs de la nation anglaise se représente tour à tour dans ces remontrances, respectueuses pour la forme, meurtrières pour le fond. Charles s’irrite et s’aveugle chaque jour davantage, et, comptant sur le prestige de sa couronne et sur la fermeté de Strafford, il laisse ses agens multiplier les supplices. Ces supplices ne font qu’exalter le peuple. Quand le malheureux Burton, coupable d’avoir écrit un livre de controverse, eut les oreilles coupées, il s’éleva dans la foule un long murmure et des hurlemens de vengeance. Quand le pauvre Bastwyck subit la même indignité, sa femme, montant sur un tabouret, l’embrassa devant tout le peuple, et emporta ses deux oreilles sanglantes dans un mouchoir blanc, aux acclamations universelles[6]. La fureur s’accrut lorsque le bourreau vint brûler les livres de Prynne, sous le nez de ce malheureux, qui fut presque suffoqué par la fumée, et dont une oreille fut abattue devant le palais, une autre à Cheapside[7]. « Que pouvons-nous espérer, demandait Laud à Strafford ? Prynne et ses camarades ont été escortés par des milliers de leurs acolytes à travers les rues de Londres. On les a écoutés et interrompus souvent par des applaudissemens et des acclamations. On a pris note de leurs discours dont on a répandu des copies dans la Cité. » Ces politiques aveugles auraient dû comprendre que le moment était venu de céder ; mais se souvenant trop que Henri VIII, Élisabeth et Marie avaient trouvé une nation docile sous des outrages bien plus violens, ils ne reconnaissaient pas les changemens survenus dans la situation : prospérité croissante de la bourgeoisie, indépendance de la noblesse, décadence de la féodalité, pénurie du trône. Dans le palais de Charles Ier, un seul homme, bossu, contrefait et méprisé, voyait plus juste que les conseillers du roi : c’était Archie, le bouffon de Charles. Un jour qu’il s’était enivré dans une taverne de Westminster, il dit que tout était fini, et que le trône allait tomber, il se plaignit hautement de Laud, qui, disait-il, perdait le royaume, et qui était un « misérable, un traître et un moine[8]. » Le malencontreux observateur fut condamné au bannissement, que l’on exécuta sans cérémonie, en le conduisant à la grande grille, l’habit retourné, et en le chassant à coups de fouet.

Pym ne restait pas oisif ; en 1640, Hampden et lui se liguèrent intimement avec les chefs de la révolte religieuse d’Écosse, parcoururent ensemble les provinces anglaises, dirigèrent les choix électoraux, qu’ils firent tomber sur les partisans de la liberté religieuse et civile, et recueillirent des signatures nombreuses pour ces pétitions embarrassantes que la cour voyait pleuvoir de tous côtés. Cette tactique politique, qui n’est pas des plus honnêtes, mais dont l’effet est certain et à laquelle les pays constitutionnels sont accoutumés, eut pour inventeur Pym, infiniment moins scrupuleux que son collègue. Tout était prêt, et les matériaux inflammables se trouvaient accumulés, lorsque, le 3 avril 1640, un nouveau parlement s’assembla, plus nombreux, dès la première séance, que dans les sessions précédentes. Le roi, altier dans ses assertions despotiques, faible et suppliant dans ses demandes, désirait que la chambre s’occupât d’abord de la guerre avec l’Écosse et ensuite des subsides. Si la discussion commençait par s’engager sur la guerre d’Écosse, la cour ranimait ainsi les animosités nationales, réveillait les rivalités, effrayait l’Angleterre sur son péril, et préparait la chambre des communes à céder, à s’associer au roi et à faire pour lui ce qu’il voulait. Le succès dans les débats parlementaires dépend de peu de chose. Pym avait prévu le coup et le redoutait. Il ne voulut pas laisser la première chaleur se dissiper et le premier moment se perdre. Trois ou quatre pétitions, dont Pym était le moteur, succédèrent immédiatement au discours du roi, et, détournant l’attention générale, la forcèrent de se porter, non pas sur l’Écosse ennemie, mais sur les torts de la cour, sur les souffrances populaires, sur l’illégalité des impôts. Ces pétitions produisirent une sensation très vive. Pym vit que le moment était venu, que les royalistes eux-mêmes étaient ébranlés, que son parti frémissait d’ardeur et d’espoir, que cette occasion ne se représenterait pas ; et, prenant la parole, « rompant la glace, comme s’exprime Clarendon, au moment où tous les membres se regardaient sans oser parler, » il déroula, dans un discours de six heures, sans ornemens et tout entier d’accusation, le long catalogue des griefs publics, réclamant en faveur de l’Angleterre les premiers travaux, les premiers momens de la chambre. Il s’assit enfin au milieu d’un long murmure, après avoir parlé avec une clarté, une adresse et une vigueur victorieuses. Il est impossible de ne pas admirer l’à-propos, la rapidité, le succès de ce mouvement. Je ne vois point dans l’histoire moderne un seul homme qui ait mieux connu que Pym les assemblées politiques et leurs passions. S’il eût prononcé ce discours plus tôt ou plus tard, s’il eût négligé ce moment unique, s’il n’eût pas jeté en avant ces fatales pétitions, il ne gagnait point la victoire.

C’est ainsi que l’on mène à son gré ces réunions d’hommes, qui semblent instituées pour éclaircir les questions, et qui les ont souvent embrouillées ; perpétuel mystère. Que pensent-elles ? que veulent-elles ? vers quel but tendent-elles ? Elles ne le savent pas. Quiconque le devine est leur maître, ou plutôt semble leur maître. Il y a en elles des volontés vagues, des instincts indéterminés, des nuages d’idées et de désirs incomplets, qu’il s’agit de comprendre, de fixer et de saisir. Parvenu à cette divination, vous les poussez, et elles marchent. Mais il faut frapper à l’heure, il ne faut pas se tromper sur le moment, sur le désir, sur son intensité, sur sa vivacité, sur sa profondeur ; il faut calculer le degré de lâcheté, le degré de faiblesse, le degré de courage de chacun et de tous. Pym et Danton possédaient ce talent à un degré supérieur. Grands artistes politiques, habiles à jouer de cet instrument rempli de passions et de violences, ils lui arrachèrent tous les accords qu’il leur plut d’en tirer. Après un discours qui occupa toute une journée, Pym reprit sa place, et, regardant autour de lui, il vit que ses paroles avaient inspiré à toute la chambre une détermination profonde et invincible. Sa cause était gagnée, mais ce n’était pas tout. Il fallait encore affaiblir ou détruire l’autorité de la chambre des pairs, afin de transporter dans les communes toute la force parlementaire. Un vote des pairs venait de décider que l’on s’occuperait des subsides avant de s’occuper des griefs. Pym se rend lui-même à la chambre des pairs, et lit à leur barre une adresse de la chambre des communes, accusant la chambre haute de violation de privilége, et lui refusant son concours si elle persiste. « Milords, dit Pym, vos seigneuries se sont mêlées de fixer l’époque et la place des débats relatifs aux subsides, avant que les communes vous eussent demandé votre avis à cet égard. Il faut réparer ce grief, et les communes ont l’honneur de vous prier de chercher dans votre propre sagesse quelque espèce de réparation et un moyen de prévenir le retour d’un acte pareil. Les communes me chargent de représenter à vos seigneuries, que dorénavant vos seigneuries ne doivent point prendre connaissance des débats des communes avant que les communes vous en aient officiellement informées. » Cette réclamation et le ton de Pym n’ont pas besoin de commentaire. À son retour, les communes lui votent des remerciemens solennels, et bientôt après le parlement est dissous.

On ne résiste, on ne proteste pas contre cette dissolution ; les choses étaient trop avancées. « D’où vous vient cette tristesse, à vous, ordinairement si gai ? » demandait Saint Jean, membre de l’opposition, au royaliste Clarendon. — « Et vous, ordinairement si triste, d’où vous vient cette gaieté ? » — « De la même cause, mylord. Les affaires vont admirablement mal. »

En effet, Charles Ier était vaincu partout. Pym ne se repose pas ; habitant la Cité de Londres, il rassemble chez lui tous les seigneurs mécontens, tous les bourgeois de son parti, et les anime à continuer le combat ; ce qui n’avait été qu’un complot parlementaire devient une conspiration véritable. Les conjurés se réunissent au château de Broughton, chez lord Say, dans l’Oxfordshire ; ils entrent sans être vus, par un passage secret, et pénètrent dans une chambre d’où on éloigne les domestiques, étonnés du bruit et des discussions violentes dont ces personnages mystérieux font retentir le château[9]. Quand ils craignent que leur point de réunion soit découvert, ils se transportent chez sir Richard Knightley, dans le manoir de Fawsley, où l’on conserve encore la table de bois qui servait aux conjurés[10]. Le résultat de ces trames, à la tête desquelles est Pym, et qui sont à peu près aussi extra-parlementaires que l’a été le 10 août en France, c’est une pétition rédigée par lui et signée par dix mille citoyens pour demander la convocation d’un nouveau parlement.

Ce parlement n’était autre que le long parlement. Le 3 novembre 1640, cette célèbre assemblée se réunit, et sa première œuvre, c’est l’accusation de Strafford, dénoncé aux communes et livré au bourreau par Pym, qui tient sa promesse. Le roi savait bien que sa dernière espérance reposait sur Strafford ; Pym ne l’ignorait pas.

Pour donner à ce grand procès politique toute sa valeur et tout son intérêt, il faut bien comprendre les relations antérieures des deux antagonistes, et la réalité des intérêts qu’ils représentent. Strafford revient de l’Irlande, où il a exercé avec sévérité et avec éclat le pouvoir souverain ; il est le Richelieu futur du roi d’Angleterre. Pym a employé son temps et son énergie à remuer et à soulever toute la Cité ; il est le symbole du pouvoir populaire. Rivaux d’amour, rivaux de gloire, rivaux d’autorité, fanatiques de leur opinion, tous deux chefs : non-seulement d’une armée, mais d’une idée, ils apportent dans l’arène la double destinée ou monarchique ou démocratique de l’Angleterre. Mais Strafford est vaincu d’avance. Son ennemi le force de venir plaider sa cause devant ceux même qui l’accusent. En vain Charles essaie-t-il de sauver son puissant ministre par des concessions faites aux chefs de l’opposition. C’est une lutte à mort. Lorsque Pym vit que le procès traînait en longueur, que la sévérité mélancolique, la haute éloquence, la dignité imperturbable de Strafford, commençaient à exciter l’intérêt public, il produisit des notes secrètes que son ami Vane lui avait communiquées, et demanda l’attainder, ou bill de proscription définitive, contre Strafford. Le roi, présent à cette mémorable séance et caché par un treillage en bois qui le séparait de l’assemblée, brisa de sa main irritée le treillage qui le protégeait ; Pym ne se troubla pas, et continua son accusation plus terrible qu’oratoire, tout animée de haine, toute vivante par les preuves, sans déclamation et sans ornement, nue et brillante comme le tranchant d’une hache, qui frappait de mort le conseiller et l’espoir du trône. Ce fut alors que Strafford malade, relevant sa belle tête attristée, fixa sur son ancien ami un si long et si douloureux regard, que les papiers de Pym s’échappèrent de sa main, et qu’il fut incapable de continuer son discours[11].

Strafford périt sur l’échafaud, et les historiens le donnèrent, ceux-ci pour un martyr, ceux-là pour un bourreau. Les nations long-temps divisées n’ont pas d’histoire. Chacune des opinions rédige la sienne, qui n’est qu’un plaidoyer, plus ou moins habile. Hallam lui-même, esprit juste et consciencieux écrivain, est un whig et pardonne tout aux whigs. Hume, malgré sa froideur d’ame et de style, cherche avec soin et présente avec adresse les excuses qui peuvent sauver l’honneur des Stuarts. Lisez Brodie, ce sont des infames. Lisez d’Israëli, ce sont d’excellens et pacifiques monarques. Ces historiens ne s’entendent pas davantage sur les principes et les bases de la constitution anglaise ; elle est monarchie pour ceux-ci, république pour ceux-là ; elle n’est ni l’un ni l’autre. Que Strafford ait payé ses efforts monarchiques de sa vie, on ne peut s’en étonner : l’Angleterre ne voulait plus de couronne arbitraire. Que le symbole royal, l’homme placé à la tête de l’ancienne machine royale, ait péri en France comme en Angleterre, cela ne peut étonner : il était le prisonnier de guerre de ses ennemis, auxquels il faisait peur. Charles Ier et Louis XVI moururent comme symbole.

Ces effroyables et inévitables cruautés devraient bien nous apprendre qu’en fait de politique, il n’est point question d’équité, mais de combat ; que le guerrier le plus fin, le plus rusé, le mieux armé, le plus vigoureux, le plus adroit l’emporte, et qu’il faut, en outre, que les circonstances le favorisent. Pym, qui ne s’arrête devant rien et qui vient de tuer de sa main, dans un discours qui dura six heures, le compagnon de sa jeunesse, est assurément un des plus inexorables parmi ces guerriers. Arrêtons-nous à ce moment de sa vie et de son triomphe. La maîtresse de Strafford se donne à Pym ; le peuple entier le salue comme un vengeur et un héros. Il est maître des communes.

Cette domination, il est vrai, n’embrasse qu’un petit nombre d’années ; les triomphes sont courts en temps de révolution. La révolution d’Angleterre se divise en trois grandes phases : celle de préparation ou de réforme parlementaire, pendant laquelle on s’occupe à détruire un à un tous les priviléges de la royauté ; la seconde, de fanatisme religieux et guerrier, qui se termine par le meurtre de Charles Ier, c’est l’époque de l’exaltation et des combats ; la troisième, d’organisation intérieure et de puissance à l’extérieur, c’est le protectorat. Cette dernière époque est dominée par Cromwell ; la seconde appartient aux saints et aux exaltés ; la première, à Pym. Elle a moins d’éclat que les autres, et l’on a peu parlé de lui ; mais il en était l’instigateur et le chef, comme je l’ai prouvé.

C’est ce qui le rapproche de Danton, dont il me reste à parler, et qui occupe la première place dans la seconde phase de la révolution française. Il suit Mirabeau et précède Robespierre. Il semble avoir commis ou permis des actions plus violentes que celles de Pym, mais ce n’est qu’une apparence. L’accusation contre Strafford vaut toutes les cruautés. Leur analogie principale, c’est que, dans les grandes affaires auxquelles ils prirent part, ils osèrent tout et frappèrent juste. Danton repoussa l’étranger ; Pym détruisit l’arbitraire. L’un garda le silence pendant les boucheries de septembre ; l’autre fit tomber la tête de son malheureux et noble ami Wentworth, comte de Strafford. L’un et l’autre mêlèrent le plaisir, la ruse, les complots, dans une vie ardente, voluptueuse et occupée. L’un arracha son pays à l’étranger, l’autre à l’arbitraire : que Dieu prononce.

Dans la vie de Danton, qui a été récemment analysée avec trop de soin pour que nous la retracions tout entière et en détail, nous trouvons beaucoup plus de turbulence et de férocité apparentes. Cette différence n’appartient pas aux hommes, mais aux temps et aux pays. La fantasmagorie scénique, que la France aime et qui convient à son tempérament, ne se montre point dans la révolution d’Angleterre. Alors même qu’elle est plus atroce, elle est plus grave, plus formaliste et plus solennelle. Cet odieux et terrible procès de Strafford s’accomplit avec une silencieuse simplicité. Pym, qui frappe d’aussi grands coups que Danton, n’a rien des éclats de ce titan révolutionnaire. Il soulève paisiblement sa massue, sans jamais se tromper ni d’heure ni de jour, et ne manquant point de la faire tomber juste. Quand la chose est accomplie, il ne sourit même pas. On ne reconnaît en lui et autour de lui ni la ferveur gauloise, ni le drame impétueux, ni les talens improvisés, ni les flammes sombres qui sortent du cratère de 1793. L’Angleterre puritaine est souvent hypocrite et burlesque ; en revanche, elle procède avec une gravité légale, un respect des antécédens, une constante énergie, un sincère amour du bien. Comme elle n’a pas l’Europe à repousser, et que ses frontières ne sont pas assaillies par l’ennemi, le bourreau a peu de chose à faire ; on n’abat que les plus hautes têtes ; le sang coule surtout dans la guerre civile, sur les champs de bataille, avec une sorte de loyauté, de probité et de politesse permanentes.

Ainsi, au moment même où commençait la guerre, où les uniformes verts de Hampden, les habits rouges de Hollis, les bataillons pourpres de lord Brooke, et les escadrons bleus de lord Say, couvraient les campagnes anglaises, prêts à en venir aux mains, les ennemis se mesuraient des yeux, mais ne s’insultaient pas. On allait se battre, mais noblement. C’est une chose magnifique à observer, dans cette première lutte du trône contre le peuple, que ce respect universel de l’humanité et cette magnanimité chevaleresque que l’on remarque chez tous les combattans. « Mon affection pour vous, écrit à sir Ralph Hopton, royaliste déterminé, sir William Waller, général des troupes parlementaires, est tellement invariable, que notre hostilité actuelle ne peut altérer mon attachement à votre personne ; mais je dois être fidèle à la cause que je sers. Je m’arrête devant l’autel. Le grand Dieu qui lit dans mon cœur sait avec quelle répugnance je commence cette entreprise, et quelle parfaite aversion m’inspire une guerre dans laquelle je ne trouve pas d’ennemis. Il faut cependant faire son devoir ; toutes mes inclinations se taisent. Puisse le Dieu de paix nous envoyer bientôt le calme et nous rendre propres à en jouir ! Nous sommes tous les deux placés sur un théâtre, mon ami. Il faut que nous jouions les rôles qui nous sont assignés dans cette tragédie ; faisons-le en gens d’honneur et sans animosité personnelle. »

Les grandes actions de la révolution française n’ont pas ce caractère pour ainsi dire réglé. La présence de nos ennemis, la pénurie du trésor, l’ignorance de la liberté, leur donnent un caractère désespéré et sanglant, qui fait reculer d’effroi le lecteur, mais qui ne doit pas épouvanter le philosophe, et dont il doit à la fois tenir compte et apprécier les motifs.

Toute la première partie de la vie de Danton est rejetée sur le second plan par un homme plus bruyant, plus énergique et plus lettré que lui. L’ombre de Mirabeau tombe sur Danton et le cache. Jusqu’au moment où le premier symbole de la révolution disparaît, Danton n’est que le soufflet patient et énergique de la forge révolutionnaire. Il sait, comme Pym, se soumettre quand il le faut, et discipliner son ambition ou sa colère. Il n’est rien, au commencement de la révolution, que besoigneux et ardent. Il lui faut un piédestal ; il le crée en inventant le club des cordeliers, force qu’il s’attribue, et dont il dispose contre la convention d’une part et contre les girondins de l’autre.

Une fois maître de sa position, il fait le 10 août, et devient ministre de la justice. Les ennemis s’avancent ; Brunswick est aux portes de Paris : de la peur même il fait une arme. Il est certain que cette terrible machine a sauvé le territoire ; il est également certain que Danton l’a mise en mouvement sans colère, sans fureur, sans goût pour le sang, comme Pym tua son ami et prépara l’échafaud de Charles Ier. Roi de la commune improvisée, c’est alors que Danton devine la France, la France désarmée, déshabituée des armes et environnée d’ennemis. Il lui donne du courage, ne fût-ce que celui de la peur. Moment curieux que celui où, les sourcils froncés sur ses yeux sombres, et apparaissant comme un colosse à la tribune de l’assemblée, il s’écria d’une voix tonnante : « Législateurs ! ce que vous entendez, ce n’est pas le canon d’alarme, c’est le pas de charge contre l’ennemi. De l’audace ! de l’audace ! et toujours de l’audace ! » Il connaît bien la race gauloise et sait en user, non pour lui-même, non pour ses plaisirs ou ses vengeances, mais pour cette cause nouvelle qu’il a adoptée et embrassée, et qui seule est présente à son esprit, pendant que le canon gronde, que les Tuileries sont en flammes, et que les sabres de septembre font leur œuvre abominable. Il règne cependant, et son dessein est accompli.

Après septembre, Danton s’élève, et plane comme fondateur de la république ; de même Pym, après la mort de Strafford, est le fondateur et le chef de la nouvelle Angleterre. On sait quelles péripéties précipitèrent sous la main jalouse et vengeresse de Robespierre la suprématie de Danton et le livrèrent à l’échafaud, lorsque, dans son dernier accès de franchise en face de la mort, il s’écria : « Danton ! pas de faiblesse ! »

Pym fut plus heureux, parce qu’il était venu plus tôt. La mort devait le surprendre, comme un accident, non comme une vengeance. Après avoir frappé le ministre Strafford, il continua son œuvre, fit jeter en prison tous les ecclésiastiques favorables à la suprématie épiscopale, réclama et obtint l’abolition de la chambre étoilée, et devint tellement redoutable à la cour, que trois fois pendant l’année 1641 on essaya de l’assassiner.

On peut aussi, sans blesser son honneur, croire qu’il n’a pas négligé ces moyens de captation populaire, ces suppositions d’assassinats qui émeuvent si profondément les imaginations, et dont notre révolution a fourni plus d’un exemple. Le récit suivant, rapporté par Nalson, nous paraît réunir tous les caractères de la fraude politique, et de cette invraisemblance palpable qui n’est qu’un attrait de plus pour les vulgaires crédulités. La peste venait de quitter Londres. Un jour Pym entra dans la chambre des communes, une lettre ouverte à la main, et dit au speaker[12] : Un commissionnaire vient de me remettre, à la porte de cette chambre, la lettre que voici ; quand je l’ai ouverte, il en est tombé un linge qui avait recouvert la plaie d’un pestiféré. » — On envoya chercher le commissionnaire qui répondit qu’un gentilhomme à cheval et vêtu d’un surtout gris lui avait remis ce message et 12 pence, en lui recommandant bien de la remettre promptement à M. Pym. Clarendon a raison, selon nous, de ne pas ajouter une foi implicite à cet incident hasardé du mélodrame révolutionnaire.

Cependant Charles, dont les intrigues en Écosse n’avaient pas été plus heureuses que ses armes, se trouva, quand il revint de ce voyage, entièrement à la merci de ses sujets ; on profita de cette situation pour l’accabler. Ce fut Pym qui, en octobre 1641, marchant à la tête des communes, se rendit à la chambre des lords pour dénoncer les conseillers royaux, et qui, bientôt après (en novembre), fit retentir la grande remontrance sur l’état de la nation, et passer le bill sur la levée des troupes, bill qui enlevait au roi la force militaire, après lui avoir ôté la force civile. Les évêques protestèrent ; les communes, sur l’instigation et à la requête de Pym, les enfermèrent à la Tour. Le 30 décembre 1641, on vit douze prélats, dont deux étaient octogénaires, paraître à la barre de la chambre haute, conduits par l’huissier de la verge noire, et s’y agenouiller pour entendre leur sentence. Ainsi se termina la mémorable année 1641, point culminant de l’influence que Pym avait conquise.

L’année 1642 s’annonça par des émeutes populaires et par la faute nouvelle que commit Charles Ier, lorsqu’il accusa d’abord devant les communes et voulut ensuite arrêter lui-même cinq chefs de l’opposition. Trop docile aux conseils violens et absurdes de sa femme, il crut se sauver par la force, et vint lui-même à la chambre des communes pour s’emparer de Pym et de quatre autres membres. Le parlement s’empressa de les soustraire à la vengeance royale ; cinq jours après, ils revinrent en triomphe s’asseoir sur leurs anciens bancs.

Poussé ainsi jusque dans ses derniers retranchemens par l’énergie infatigable de son ennemi, Charles finit par planter à Nottingham l’étendard royal. Pym reste à Londres, et pendant que tous ses amis courent aux armes, chargé seul du pouvoir exécutif et des affaires du parlement, il soutient le poids des affaires. Cependant, en 1643, il commençait à s’user et à subir la destinée des instrumens révolutionnaires. Déjà on lui préférait des chefs plus ardens encore et des fanatiques plus déterminés. Comme un glaive qui a émoussé son tranchant, il n’avait plus sur les masses son ancienne et incisive influence ; et je ne sais quelle eût été sa destinée, quand la maladie l’enleva, au milieu des cris du peuple, qui, assemblé sous ses fenêtres, demandait son corps pour le mettre en lambeaux. Il mourut le 8 décembre 1643, épuisé par le travail sans relâche que lui avait imposé l’organisation révolutionnaire de cette époque. Les royalistes d’Oxford firent des feux de joie et se crurent sauvés ; mais il laissait, comme Mirabeau, la monarchie détruite, et en grande partie de sa propre main. Moins confus, moins brillamment éloquent, moins grandiose et moins théâtral que Mirabeau, rusé, tenace, indomptable, n’ayant de cruauté que dans la poursuite de ses desseins politiques, il méritait une analyse particulière et approfondie, comme l’un des hommes qui se sont montrés les plus habiles à conduire les assemblées, à disposer des intentions de leurs semblables, à profiter des circonstances, et à changer les empires. Personnages curieux à étudier : comment chacun de ces individus puissans dans un orage passager, et dont le nom seul reste comme un bruit qui effraie, a-t-il conquis cette puissance ? par quels ressorts, misérables ou criminels, excusables ou hardis, a-t-il agi sur les hommes ses semblables ? Dans ce retour à la nature sauvage qu’on appelle une révolution, intermède singulier qui fait tomber tous les costumes et donne à chacun sa valeur naturelle, sous quelle forme ont apparu ces meneurs de l’humanité ? ont-ils eu de l’esprit vrai et du vrai courage, ou seulement de la témérité et du bonheur ? Rien de moins compris que ces phénomènes monstrueux qui naissent au milieu d’une éruption, n’apparaissant que tout environnés de flammes et de cendres ; le mouvement qui les emporte nous aveugle. Si nous revenons à les étudier quand l’élan est passé, l’éruption terminée et la cendre froide, nous ne pouvons plus les juger. Mais les juger pendant l’éruption est également difficile. Alors on voit en eux des idoles, et non pas des hommes. Il y eut une époque en France où toute la France était Voltaire, une autre où toute la France était Mirabeau, une autre où Napoléon s’élevait comme unique symbole. L’Angleterre, entre 1630 et 1660, dans ce grand et périlleux renouvellement de sa constitution, a eu aussi ses géans symboliques, points de ralliement lumineux qui marquaient la route révolutionnaire. Le premier a été Pym, le second Hampden, le troisième Cromwell.

Assurément tous les instrumens de révolution ne peuvent et ne doivent pas être confondus. Il y en a d’aveugles ; il y en a qui sont ou purs, ou intelligens, ou seulement féroces et déshonnêtes. Les grands-prêtres, les initiateurs de tout un mouvement, de toute une phase, sont Mirabeau, Napoléon, Cromwell. Après eux viennent les hommes de second ordre, mais puissans encore, qui s’emparent de toute la passion, de toute l’énergie populaires pendant un temps, et les dirigent vers leur but ; tels furent Danton et Pym. Les premiers du second rang, ils furent l’un et l’autre les ouvriers bourgeois, mais non vulgaires, de cette œuvre terrible qui déchira la vieille loi et en chercha une nouvelle. Pym et Danton avaient la même audace, le même instinct de l’à-propos, la même sympathie avec les masses, la même facilité à guider et à grouper les hommes, le même coup d’œil, apercevant le but et ne se laissant pas décevoir par une apparence ; le même mépris des honnêtes scrupules, les mêmes ardeurs de tempérament ; le même effroyable dédain des petites vertus. Du reste, ils furent jetés très diversement à travers les deux drames dont on les vit s’emparer quelque temps. Pym parut dans le sien dès les premières scènes ; il n’eut pas à lutter contre Ireton et Cromwell. Il mourut à temps, et avant la fin du second acte. Danton ne fit son entrée que très tard, quand l’initiation révolutionnaire avait été accomplie par Mirabeau. Il périt au fort de la crise et de la mêlée, au sein de la péripétie, en plein troisième acte, sur l’échafaud, avec infiniment plus d’effet et de véhémence théâtrale.

Habiles à diriger et faire mouvoir les masses humaines, à deviner et à supputer, à déterminer et à dominer les incalculables influences dont se compose toute réunion d’hommes, ils sacrifièrent tout à ce plaisir. Ces activités tumultueuses et sourdes, ces forces contradictoires et sympathiques, où iront-elles ? que deviendront-elles ? comment se distribueront-elles ? Le problème change et se renouvelle à chaque instant. Il y va du salut d’un empire, de la tête d’un roi, de la vie, de la mort, de la honte. C’est un grand jeu ; il n’en est pas de plus irritant, de plus enivrant, de plus hardi, de plus dangereux il n’en est pas qui conseille plus aisément le crime. Les hommes qui ont joué à ce tapis vert et passé par cette épreuve se reconnaissent dans le monde. Leur front est brûlé et sillonné par la fournaise, leur cerveau n’a plus qu’une pensée, et leur mémoire n’a plus qu’un souvenir. On les a souvent nommés les criminels des révolutions : ils en sont les victimes encore plus que les instrumens.

Je ne les justifierai ni ne les accuserai. Il ne nous appartient pas de juger ici, quant à la morale universelle, ces foudres providentielles et redoutables, qui se montrent aux époques de chaos. Dieu les envoie, comme il envoie les orages. Si les hommes étaient purs et les constitutions politiques immortelles, on ne verrait point apparaître ces singuliers prodiges ; mais les sociétés renferment toujours le mal et le vice, et la vie des peuples a ses crises. Il serait niais et oiseux d’apporter une excuse de sophiste ou un anathème banal pour ou contre les moteurs ou les acteurs principaux de ces grands évènemens qu’on nomme révolutions. Peut-être est-il permis de les préférer, ainsi que leurs époques, à ces hommes et à ces époques qui ne sont que la parodie du courage, la contre-épreuve de la force, la fausse monnaie de la grandeur.

Quant à Pym et à Danton, le mépris de la chimère, la haine de l’apparence, le dédain de la phrase qui séduit le populaire et emporte les sots, distinguaient ces deux hommes. Si vous voulez peser la valeur d’un esprit, voyez s’il tend à la vérité, s’il y croit et s’il la cherche ; examinez s’il va droit au fait, s’il veut un résultat, s’il soulève les voiles ; demandez-vous s’il se contente de formules, s’il se paie de mots, s’il est heureux dans la déclamation. Le César et le Napoléon, pas plus que le Tacite et le Shakspeare, n’ont aimé le vide et les masques. Il y a des temps cependant où le vide et les masques plaisent à tous : les sociétés très pleines de mépris pour elles-mêmes se gardent de les rejeter. C’est qu’alors le mensonge devient nécessaire. Mais toute nation qui vit dans le faux est une nation perdue ; toute littérature équivoque est un amas de papier stérile ; tout grand homme charlatan est destiné à perdre son habit de théâtre tôt ou tard, même en France, où l’habit de théâtre a tant de succès. Si vous lisiez l’histoire comme elle mérite d’être lue, vous reconnaîtriez qu’il n’y a de grands hommes que ceux qui déchirent résolument les enveloppes des apparences, de grands génies dans les lettres que ceux qui aiment la vérité, de grands peuples que ceux qui osent se la dire à eux-mêmes.

Si, dans sa lutte contre la monarchie et Strafford, Pym a été sans pitié, sans scrupule, sans remords, toujours violent, toujours rusé, toujours inexorable, ce n’est pas là ce qui l’isole, sans le justifier, parmi ses compagnons de guerre ; c’est la haine profonde du mensonge, c’est la franchise de l’attaque ; c’est l’amour de la vérité, même dans le crime. Comme Danton, il s’attacha au but positif, au succès, et laissa d’autres esprits adorer la chimère de l’époque.

Ces deux révolutions, qui ont déplacé le pouvoir en Angleterre comme en France, avaient l’une et l’autre un but idéal et un but réel. L’idéal, pour les révolutionnaires d’Angleterre, c’était l’institution hébraïque, la liberté sous le règne de Dieu, l’impossible ; — pour les révolutionnaires de France, c’était l’impossible aussi, la démocratie grecque. Pym et Danton se distinguent sous ce rapport, qu’ils n’embrassèrent pas la chimère, et ne s’en servirent que pour atteindre le résultat réel, le but possible. Ils firent descendre en effet, par des efforts extraordinaires, mêlés de grands crimes, le pouvoir, l’un dans le parlement, l’autre dans les masses, et se reposèrent, celui-ci dans le lit de mort, cet autre sur l’échafaud.


Philarète Chasles.
  1. Voyez les portraits de Vertue, Lodge, et surtout celui de R. Edwards.
  2. Ath. Ox. III, 73.
  3. Clarendon, Hist., tom. II.
  4. Old Parliam. Hist., 123, 139.
  5. Sir Toby Matthews. Voir Ellis’ Letters, tom. 2.
  6. Lettre de Garrard à Wentworth.
  7. Lettre de Laud à Wentworth.
  8. Strafford’s Papers, 2, 140.
  9. Voyez Echard, Histoire d’Angleterre.
  10. King’s Pamphlets, 113, part. 13.
  11. Voyez Lettres de Baillie.
  12. Président.