Les Révolutions économiques de la guerre/02

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Les Révolutions économiques de la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 368-383).
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LES
RÉVOLUTIONS ÉCONOMIQUES
DE LA GUERRE

II.[1]
CHEZ LES NEUTRES


I

A côté des nations qui, avec leur sang, écrivent l’histoire, comment vivent celles qui, plus heureuses, la lisent, mais ne la font pas ? Il est pour les belligérans des degrés dans la gêne, et l’on ne saurait comparer les Français qui mangent du pain blanc aux Allemands qui mangent du pain noir ; mais, pour nos alliés comme pour nos ennemis, la cherté est cause de misère. Pour les neutres, elle est parfois effet de la prospérité. La vie a enchéri dans tout l’univers, mais tout l’univers ne souffre pas de cet enchérissement.

Chez les neutres dont le change a monté par rapport aux belligérans de 15, 20 ou 25 pour 100, comme la Hollande, le Danemark, la Suède et la Norvège, il est clair que la cherté ne vient pas d’une inflation monétaire, d’une abondance excessive de cet instrument de crédit qu’est le billet de banque ; mais chez eux les prix, quoique exprimés en une monnaie recherchée et qui fait prime, subissent l’influence des frets sur les objets importés par mer, et, lorsqu’il s’agit d’une marchandise dont le blocus prive l’Allemagne, les efforts faits par nos ennemis pour se la procurer se traduisent chez leurs voisins par une hausse sensible de ces articles. La liste en est longue : ils comprennent toute la contrebande de guerre, les Alliés ne la laissant pénétrer en pays neutres qu’autant que-ceux-ci s’engagent à ne pas approvisionner l’ennemi.

La Hollande, par où transitaient avant la guerre des milliards de francs d’importations allemandes, a pris des mesures énergiques pour remplir loyalement ses engagemens envers les Alliés : elle a créé tout au long de ses frontières de l’Est une zone de contrôle de 10 kilomètres ; les villes de cette région ont été déclarées en état de siège, ce qui permettait une plus stricte surveillance militaire. A Tilburg, tous les chemins conduisant hors de la ville sont barricadés et les véhicules contrôlés ; à Wow, à Philippine, des bandes de contrebandiers ont été souvent arrêtées et des compagnies d’agens cyclistes ont été déplacées maintes fois, parce qu’elles s’entendaient trop bien avec les habitans ; depuis quelques mois on a doublé les postes. L’appât du gain, pour le simple soldat auquel on offre des sommes énormes, l’incite évidemment à laisser les fraudeurs passer à travers les lignes hollandaises.

Les Allemands, qui laissent les marchands hollandais s’avancer sur territoire belge, ne négligent rien pour provoquer la contrebande ; dans une affaire d’exportation frauduleuse de margarine et d’huile de lin, jugée par la Cour d’appel d’Arnhem, où le procureur requérait six mois de prison, il fut prouvé que tout avait été organisé par la « Centrale d’achat » de Berlin. Tantôt c’est du cuivre qui reste en souffrance aux bords de la Meuse, par suite d’une crue de la rivière ; tantôt c’est du caoutchouc que la maréchaussée, prévenue par la légation de Belgique, saisit aux environs de Bréda. La liste noire des firmes suspectes en pays neutre, publiée par le gouvernement anglais, contient soixante-sept noms pour les Pays-Bas ; mais elles sont surveillées, et l’Association hollandaise, — la Nederlandsche Overzee trust, — organisme qui comprend plus de sept cents employés, exerce un contrôle aussi sévère que possible sur les ventes.

Si l’efficacité de ces mesures pouvait être mise en doute, il suffirait de rappeler l’émoi et les récriminations qu’elles ont soulevés en Allemagne. A la forte pression de Berlin, exigeant officiellement la vente des graisses, le gouvernement néerlandais n’a pourtant pas cédé. Sa résistance se justifiait par les nécessités intérieures, pour les huiles par exemple qui avaient doublé. Pour les produits de son propre sol, la Hollande demeure libre ; à condition de ne pas trop se démunir, elle exporte une partie de ses denrées agricoles à des conditions avantageuses : les fromages ont haussé de 33 à 70 florins les 50 kilos ; les œufs, de 4 à 7 florins le cent. Le même produit, sur le marché hollandais, vaut plus ou moins cher, selon qu’il est accompagné ou non d’un permis d’exportation : avec permis, le beurre se vend 4 fr. 70 ; sans permis, 3 fr. 20 ; chiffre d’ailleurs double de ce qu’il valait en 1914. On conçoit que les envois de bétail, de laitages ou de légumes se soient multipliés dans la proportion de 40, 60 ou même 100 pour 100.

Cet excès de sortie de ses productions, pompées par l’Allemagne, crée une hausse dont la Hollande profite ; elle en subit une autre sur les articles introduits du dehors : sur le sucre qui a doublé, sur l’alcool de grain qui a triplé. Si le renchérissement de la vie n’est estimé en moyenne qu’à 32 pour 100 dans les Pays-Bas, c’est que d’autres prix ont peu varié. C’est même parce que celui de l’étain, par exemple, était demeuré bas que le ministre des Colonies a vendu, dit-on, 800 000 kilos d’étain de Bornéo à l’Allemagne, afin d’obtenir des couleurs d’aniline dont l’industrie des Indes néerlandaises avait besoin.

D’Allemagne aussi ont été exportés cet été nombre de pneus de bicyclettes en Hollande, où leur apparition a causé quelque surprise. Ils étaient tirés, croit-on, des magasins français saisis dans le Nord de la France, et le gouvernement allemand les laissait sortir pour ne pas perdre complètement le marché hollandais. « Chose qui parait incroyable et qui pourtant est vraie, disait en 1916 l’Algemeen Handelsblad d’Amsterdam, l’Allemagne exporte aux Pays-Bas des articles en soie et coton et des parties de machines dont le cuivre forme la partie essentielle. »

Il est peu probable que ces ventes aient été de quelque importance ; mais il est certain que le libre-échange néerlandais profitait depuis longtemps à l’Allemagne : c’est ainsi qu’avant la guerre on construisait aux Pays-Bas les chalands rhénans en tête allemande, moins cher que dans le pays producteur des matériaux, parce que le Syndicat des métallurgistes germains consentait des rabais à la Hollande, où, les salaires aussi étant plus bas, les chantiers établissaient les mêmes types à moindre prix.

Ce principe de la porte ouverte auquel les Pays-Bas sont attachés et qu’ils se flattent de maintenir après la paix, — leur ministre des Finances, M. Treub, l’a nettement déclaré à la seconde Chambre, — fera naturellement de leur territoire le dépôt d’élection des produits allemands, pressés de se répandre sur le globe. La Hollande sera ainsi favorisée d’une grosse clientèle de transports, mais entraînée commercialement dans la sphère d’influence germanique ; il se peut que son industrie en éprouve quelque gêne, si l’Entente économique, conclue entre les Alliés, n’est pas un vain mot.

La Belgique, au contraire, cherchera dans son industrie la base de sa prospérité future ; elle a de la houille à revendre et pourra même alimenter de coke les hauts fourneaux des nations voisines, s’il est exact que l’on ait découvert, quelques mois avant la guerre, dans le Sud de la Campine, à une faible profondeur, la suite des riches veines de la Westphalie. Chacun sait que le charbon de notre bassin lorrain est impropre à la transformation en coke et que, pour la fabrication du fer, nous étions tributaires du coke allemand, dont il a été introduit chez nous, en 1913, pour 160 millions de francs. La Belgique industrielle, victime de l’hypertrophie du transit, était inondée des marchandises de l’Allemagne, qui dominait même à Anvers où, par sa marine de commerce, elle contrôlait toute l’exportation.


II

D’Allemagne aussi dépendaient les royaumes Scandinaves, pour nombre d’objets fabriqués et de denrées agricoles : les usines germaniques ont fixé à leur gré le cours des articles dont elles avaient le monopole ; elles ont fait savoir l’hiver dernier à leurs correspondans danois que tous les produits colorans seraient majorés de 100 pour 100 et que le paiement devrait se faire en couronnes danoises. Pour les denrées, au contraire, les Allemands ont subi les lois des Scandinaves ; la Suède a été sollicitée de leur vendre celles que précédemment elle leur achetait : seigle et avoine, viande et lard. En effet, depuis que la Suède a cessé d’être un État purement rural, — un tiers de la population étant employé dans les manufactures, — elle a perdu le pouvoir de se nourrir elle-même : 3 millions de quintaux de grains, presque autant de viande, 30 millions d’œufs, etc., y étaient annuellement importés. Aussi le prix des blés, — ou plutôt des seigles dont il se consomme deux fois plus, — monta-t-il jusqu’à 70 pour 100 au-dessus du taux ordinaire, en ce pays qui jouissait pourtant, comme ses voisins, d’une « commission de ravitaillement » et de maxima imposés par décret.

On se mit spontanément à fabriquer par économie un pain spécial, avec des flocons de pommes de terre mélangées à la farine dans la proportion de 10 pour 100 ; la distillerie fut supprimée pendant quatre mois et l’on fut sur le point d’interdire l’emploi du grain pour les bestiaux. La hausse n’est plus maintenant que de 30 pour 100 sur le pain et c’est au même taux que l’on évalue le renchérissement moyen de l’alimentation depuis la guerre. Ici, comme en Hollande, les chiffres sont exprimés en une monnaie qui fait prime de 29 pour 100 sur l’allemande. Le surcroît de dépenses, que l’on peut évaluer à 230 francs par an pour un ménage de travailleurs, a été compensé par une hausse sur les salaires. Les mêmes phénomènes s’observent en Norvège et en Danemark, en tenant compte, pour ce dernier royaume, que les prix du temps de paix y étaient toujours plus bas que dans les deux autres.

Il se produisit de brusques sauts, lorsque Copenhague, l’an dernier, acheta en un jour 690 000 livres de thé sur le marché anglais, alors que ses acquisitions normales étaient de 1 100 000 livres par an ; il y eut aussi un boum du hareng, qui doubla, et une baisse passagère de la viande en 1914, parce que la rareté des fourrages avait fait abattre quantité de bétail. Sur le beurre, les interdictions autant que les licences de sortie firent osciller fortement les cours ; ils s’étaient élevés en Scanie à 6 fr. 50 le kilo lorsque le gouvernement suédois en prohiba l’exportation, sauf pour qui s’engage à vendre à l’intérieur partie de sa production à prix convenus. Sur l’exportation des beurres, si le gouvernement danois ne publie aucune statistique et prend toutes les précautions pour empêcher le public d’être renseigné, c’est qu’il redoute de mécontenter soit l’Allemagne qui paie 3 couronnes 45 le kilo, soit l’Angleterre qui ne paie que 2 couronnes 50, mais qui tient la clef des provisions d’outre-mer.

Chez les Alliés, la cherté vient d’une disproportion entre les besoins et les ressources, entre la consommation et la production ; quelques citoyens en profitent un peu, la nation y perd beaucoup parce qu’elle doit acheter au dehors et, — sauf l’Angleterre, — payer une prime sur les monnaies étrangères.

Chez les neutres, au contraire, dont les monnaies sont toutes au pair, certaines marchandises ont haussé sensiblement, il est vrai, sous l’influence des frets, — la tonne de charbon, par exemple, de 16 à 40 couronnes en Suède et les dépenses d’exploitation des chemins de fer ont passé de 55 à 71 millions ; encore le gouvernement de Stockholm s’est-il procuré 12 millions de tonnes de Cardiff à bon marché en échange de certaines facilités de transit pour la Russie ; — mais, comme la cherté de tous les produits indigènes venait uniquement d’une demande exceptionnelle de l’étranger, les classes agricoles et commerçantes ont réalisé de gros profits.

En Danemark, les dépôts aux caisses d’épargne rurales ont quintuplé ; à Copenhague même ils ont diminué ; mais, dans l’ensemble, à voir les emprunts Scandinaves largement souscrits au pair dans chacun des trois royaumes ; à voir le rachat par les Danois, à un taux avantageux, de la presque totalité des actions de l’Union danoise de crédit, société hypothécaire naguère en mains allemandes ; à voir enfin le chiffre de 75 millions de francs auquel monte cette année la taxe sur les bénéfices de guerre dans ce pays de 2 millions et demi d’habitans, on se rend compte que la vente de tous les stocks, de toutes les provisions qu’ils ont écoulés à haut prix a créé dans la région Scandinave une balance pécuniaire favorable.

Chez les neutres aussi, l’arrêt des importations, c’est-à-dire des concurrences étrangères, a suscité ou ressuscité des industries nouvelles ou mourantes : telle, en Espagne, celle du sucre qui traversait avant la guerre une crise terrible. « Nous avons, disait un fonctionnaire espagnol, les sucreries les plus perfectionnées comme matériel ; mais il existe entre nos betteraves et celles de l’étranger une différence de 15 à 20 francs la tonne ; le combustible, principal auxiliaire de la fabrication, et les moyens de transport sont chez nous aussi insuffisans que chers ; tout cela explique que notre produit ne circule sur le marché mondial que dans des circonstances exceptionnelles. »

Il avait été construit en Espagne un nombre de sucreries supérieur aux besoins nationaux qui, faute de pouvoir même lutter contre l’importation, traînaient une vie précaire. La guerre les a débarrassées de toute concurrence, a augmenté leur vente, et, comme leur machinerie était allemande, par conséquent impossible à obtenir en ce moment, les sucreries espagnoles, placées pour produire dans de meilleures conditions, se sont rouvertes, et les valeurs sucrières ont monté de 300 pour 100. Le plus curieux est que le sucre a légèrement baissé de prix en Espagne : le kilo s’y vendait en moyenne 1 peseta 20 durant les cinq années qui ont précédé la guerre ; il s’y vend maintenant 1 peseta 07 cent. Différence que suffit à expliquer la hausse du change espagnol, qui était au-dessous du pair en 1913, tandis que la peseta fait maintenant une prime de 20 pour 100 sur le franc.

Cette prime, qui renchérit pour nous les produits espagnols, contrarie par la même leur exportation, — d’ailleurs interdite pour le sucre, — et maintient dans la péninsule un bon marché relatif. Relatif, disons-nous, puisque, depuis 1913, le pain de froment et les pommes de terre ont haussé de 20 pour 100, la morue de 25 pour 100, les œufs de 30 pour 100, la viande de bœuf et de mouton de 17 pour 100 ; mais, comme les pois chiches, le lait, le riz, le vin, ont peu varié, que l’huile même a baissé de 12 pour 100, la nourriture pour la classe populaire n’a augmenté en moyenne que de 18 pour 100 dans les campagnes et de 15 pour 100 dans les villes capitales de provinces.

Tout autre a été le renchérissement des objets fabriqués et des matières premières ; beaucoup venaient de l’étranger, leurs sources se sont taries, la production indigène n’était pas capable de combler le déficit : l’Espagne, faute d’importation de Russie et de Suède, manque de bois ; ses massifs montagneux ne suffisent pas à l’alimenter ; les papetiers recommandent de les planter en épicéas, parce que la pâte à papier a haussé de 60 pour 100, ainsi d’ailleurs que les produits chimiques et le charbon. Le chanvre a fait défaut ; les lainages aussi : les draps communs, originaires, soit du pays, soit du midi de la France, ont enchéri de 200 pour 100.

Une cause contraire, — l’exportation intensive, — a eu le même résultat pour d’autres objets : les cuirs ont triplé, la bougie et le savon ont haussé par suite de la rareté du suif, conséquence de la vente du bétail à l’étranger. Que la résine et l’essence de térébenthine, très demandées par les nations alliées pour la fabrication de leurs explosifs, aient monté, pendant que les usines de bouchons de liège, privées de commandes, ont licencié leur personnel, l’importance de ces industries n’est pas telle que la nation puisse se ressentir de leurs fortunes diverses ; tandis que la pénurie de charbon a fortement influé sur l’extraction des divers minerais, et que la disette de fer et de zinc a paralysé les constructions urbaines et provoqué des chômages forcés.

Les salaires sont loin d’avoir augmenté en même proportion que les subsistances ; dans les usines de textiles, la différence avec 1913 est seulement de 3 francs par semaine pour les hommes, de 2 francs pour les femmes mariées et de un franc pour les jeunes filles. L’industrie n’était pas suffisamment outillée en Espagne pour profiter des perspectives nouvelles que lui ouvrait la guerre. A qui la faute ? Les hommes d’affaires l’imputent à la lourdeur des impôts qui, dans certaines cités, représentent 400 francs par cheval-vapeur ; il serait trop long de discuter les responsabilités.


III

Si la prospérité d’une nation dépendait de son gouvernement, c’est en médiocre posture que les États-Unis se fussent trouvés au mois d’août 1914. Ils étaient en pleine expérience d’un nouveau régime politique que l’on pourrait définir un « Essai du rétablissement de l’esclavage, « ; à cette nuance près que la couleur des nouveaux esclaves était passée du noir au blanc : les « démocrates » d’il y a cinquante ans s’opposaient à l’affranchissement de 4 millions de nègres ; les démocrates d’aujourd’hui avaient pour principal objectif de mettre sous le joug de l’État un certain lot de blancs, levain précieux de la pâte humaine, businessmen dont le génie créateur, le travail et la volonté tenace ont réussi depuis un demi-siècle cette « affaire » colossale, telle que le monde n’en avait jamais vu ni rêvé, qu’est l’Amérique contemporaine.

Le temps est loin où écrivait Tocqueville, où Laboulaye publiait son Paris en Amérique ; en ce pays qui fut longtemps ennemi de la réglementation, en ce pays de respect traditionnel de l’Etat pour l’initiative privée s’organise aujourd’hui l’envahissement méthodique de l’Etat dans la gestion des grandes industries. Les capitaines de l’activité nationale sont coupables de s’être enrichis eux-mêmes en enrichissant leur pays.

Lors même que ces « surhommes » privilégiés abandonnent une partie de leur fortune à la collectivité, ces donations généreuses demeurent, aux yeux de certains groupes politiques, suspectes des plus noirs desseins. Les ploutophobes jaloux ne désarment pas devant ces millions qui s’aumônent ; et c’est avec surprise que nous autres Européens avons vu par exemple la « fondation Rockefeller, » connue surtout de ce côté-ci de l’Atlantique par ses larges envois de secours à la population belge, soumise à une inculpation, à une « investigation » judiciaire, devant une Commission fédérale, sous prétexte que cette œuvre philanthropique, dotée par son fondateur d’un capital de cinq cent vingt millions de francs, aurait par ses distributions charitables une trop grande influence sur le marché du travail. On prétendait qu’elle pourrait à l’occasion servir comme d’une « agence à briser les grèves, » — strikebreaking agency.

La haine de tout organisme privé, de toute force individuelle ou collective, indépendante de l’Etat, s’est traduite parfois en motions dont notre vieux continent ne se serait pas avisé : les législateurs de l’Ohio ont édicté une peine de 500 francs d’amende ou de six mois d’emprisonnement contre les patrons qui renverraient un ouvrier pour s’être affilié à un syndicat. Les démocrates du Colorado, prétendant que les journaux remplissent un service public au même titre que les chemins de fer, ont proposé, par voie de référendum, de les soumettre à la même législation, concernant leurs tarifs d’abonnement ou d’annonces. Un bill, voté par le Sénat de cet État, pour prévenir le monopole des agences télégraphiques d’information, analogues à notre Havas français, veut les contraindre, sous peine de 5 000 francs d’amende, à communiquer leurs nouvelles indistinctement à tous les journaux qui en feront la demande, moyennant un tarif légal.

Pour les chemins de fer, le régime des tarifs que l’État arbitre à sa guise, en même temps qu’il impose un plus grand nombre d’employés et réduit la journée de travail ; ce droit des pouvoirs publics d’augmenter à son gré les dépenses en diminuant les recettes, conduisait les compagnies à la ruine : dans un seul État, — le Missouri, — quatre d’entre elles avaient fait faillite depuis deux ans. L’abaissement des droits de douanes, dont l’Europe, il est vrai, avait lieu de se féliciter, mettait en péril les hauts salaires dont les États-Unis étaient si fiers, le chômage augmentait ; il est en effet chez eux des industries un peu factices, — celle des lainages notamment, — qui ne sauraient lutter avec les nôtres sans des tarifs ultra-protecteurs. L’acier même était menacé ; la grande corporation de l’United States Steel, en déficit, suspendait ses dividendes ordinaires.

Telle était, en 1914, la situation précaire de l’industrie américaine, due au triomphe du parti démocrate en 1912, et il est utile de la bien préciser parce que, si elle s’est radicalement transformée depuis deux ans, on saisit mieux ainsi les causes du contraste et combien la prospérité récente des États-Unis vient exclusivement de la guerre européenne.

La période du 30 juin 1912 au 30 juin 1916, — l’année statistique aux États-Unis se calcule du 1er juillet au 30 juin, — quelque matière ou quelque industrie que l’on envisage, offre le spectacle de deux courans successifs : l’un de baisse et de dépression, qui va s’accentuant jusque vers l’automne de 1914 ; l’autre de hausse et de gain que les achats de l’Europe ont créé, grossi et entretenu jusqu’à ce jour. Que l’on recherche par exemple l’origine des commandes d’acier dans les principaux centres sidérurgiques : celles de l’intérieur ont augmenté de 10 pour 100, celles de l’étranger de 300 pour 100. Sous cette influence, les prix moyens de la tonne manufacturée sont passés de 30 dollars à 60. Les cliens indigènes et les plus importans de tous, les chemins de fer, restreignent leurs achats au strict nécessaire.

D’autant plus que le renchérissement est général sur les divers métaux comme sur l’ensemble des marchandises. La demande semble insatiable, la capacité de production et de transport grandit sans parvenir à l’égaler : grains ou coton, articles d’habillement, d’alimentation ou d’éclairage, sans parler des munitions dont les ordres de livraison s’étendent dès maintenant sur l’année 1918, atteignent des cours inouïs ; celui du froment à 6 dollars l’hectolitre ne s’était pas vu depuis la guerre de Sécession en 1864.

Les pays neutres, que les belligérans fournissaient naguère, s’adressent aux Etats-Unis pour obtenir les produits que ni l’Angleterre, ni la France, ni l’Allemagne, bien en peine de suffire à leurs propres besoins, ne sauraient exporter ni établir. C’est pourquoi la cherté ne paralyse pas la vente. De ce Pactole dont nous faisons les frais, les citoyens américains, ceux du moins qui n’en sont pas les bénéficiaires directs, se plaignent en qualité de consommateurs, obligés de surpayer toutes choses.

Mais ils ne nous paraissent pas très à plaindre ; le peuple voit ses salaires singulièrement haussés et, pour la classe bourgeoise, les prix élevés n’entravent pas le développement du luxe. Bien que l’opinion ait violemment proteste contre l’ « exagération » des cours de l’essence, montée de 20 à 30 centimes le litre, le nombre des automobiles en service aux Etats-Unis est passé, depuis le 1er janvier 1916, de 2 225 000 à trois millions cinq cent mille pour une population de 100 millions d’habitans. A elle seule, la ville de New-York en compte 100 000, c’est-à-dire 50 pour 100 de plus que toute la France en 1913, où l’effectif était de 66 000 autos. Un sixième seulement des autos enregistrés aux Etats-Unis fait un service commercial ; les cinq autres sixièmes sont des véhicules de famille et d’agrément, — family and pleasure cars.

L’année dernière encore, le réseau téléphonique du Nouveau-Monde s’est étendu et allongé : on y cause maintenant à 4 800 kilomètres de distance, — entre New-York et San Francisco, — au tarif de 100 francs les trois minutes. Depuis que le blé vaut 30 francs l’hectolitre au port d’embarquement, l’ouvrier paie son petit pain un sou de plus ; mais l’exportation fait encaisser des milliards aux fermiers de l’Ouest.

Pour la viande, si nous parcourons les rapports de deux grandes usines de Chicago, — Swift et Armour, — qui ensemble ont fait l’an dernier 5 milliards 700 millions de francs d’affaires, nous constatons qu’elles ont vendu le quintal de bœuf dans les principales villes 5 pour 100 moins cher que l’année précédente, tout en payant un peu plus le bétail sur pied, — 80 francs les 100 kilos. — Leur bénéfice de 150 millions de francs est venu tout entier de la hausse des cuirs, engrais, savons et autres sous-produits. Or, ces sous-produits sont exportes beau coup plus que la viande elle-même, dont une bonne part est au contraire introduite d’Argentine aux États-Unis à l’état frigorifié, au plus grand profit des importateurs.

Ainsi, ces produits qu’ils vendent à l’Europe, les États-Unis les ont, ou transformés ou créés tout exprès pour elle depuis la guerre : sur un million de tonnes de zinc que le monde civilisé consommait en 1913, la moitié venait d’Allemagne et de Belgique et 320 000 des États-Unis. La disparition partielle de ce métal fit tripler son prix. Aussitôt, les fonderies américaines multiplièrent à l’envi leurs cornues et leurs fours : en 1915, elles offrirent 500 000 tonnes, à la fin de 1916 leur capacité est portée à 824 000 tonnes, soit 150 pour 100 d’augmentation depuis deux ans. L’American Zinc qui perdait, en 1913, 169 000 dollars, qui en gagnait seulement 77 000 en 1914, a gagné 5 millions de dollars en 1915 et 7 millions et demi en 1916.

On ferait les mêmes observations sur la production de l’aluminium, qui a quintuplé aux États-Unis, où il atteint 100 000 tonnes, contre 22 000 en 1913 ; sur celle du tungstène, métal employé pour durcir l’acier des machines-outils et des tours à grande vitesse, dont la consommation est présentement énorme. Une véritable fièvre du tungstène, rappelant la fièvre de l’or en 1859, règne en Californie et au Colorado, où des camps s’élèvent du soir au matin. Quoique l’extraction ait doublé, ce minerai se vend 11 500 francs la tonne, et les États-Unis, incapables de suffire à la demande, en importent de l’Amérique du Sud.

Les relations, d’ailleurs, entre les deux parties du Nouveau Continent, sont devenues beaucoup plus étroites. Du domaine théorique et politique, la doctrine dite de Munroë, l’Amérique aux Américains, est entrée par la force des choses dans le domaine financier et industriel. « La guerre, disent les leaders aux États-Unis, nous a appris bien des choses dans l’ordre des faits économiques, et ce n’est pas la moindre de ses leçons que de nous avoir montré combien nos rivaux étaient solidement retranchés sur des terrains que nous croyions ouverts au premier venu. Nous avons vu la cessation des placemens européens dans le Sud-Amérique suivie d’un arrêt du progrès et d’une réduction du pouvoir d’achat de ces contrées. Nous avons compris que les prêts de l’Angleterre seule représentaient environ 20 milliards de francs qui avaient été envoyés sous forme de marchandises anglaises. »

Au début de la guerre, l’Angleterre possédait 100 milliards placés à l’étranger, dont 46 dans les colonies et dominions britanniques, 7 milliards aux États-Unis, et 38 dans le reste du globe. Du revenu que lui rapportait ce capital elle replaçait sur les lieux mêmes chaque année plus de la moitié. Les autres pays suivaient cet exemple et, par les prêts qu’ils consentaient à l’étranger, se ménageaient des débouchés pour leurs produits. On estime que l’Allemagne et la France avaient placé chacune environ 5 milliards de francs en Amérique latine. Les États-Unis n’y détenaient aucunes valeurs de portefeuille ; seuls quelques-uns de leurs trusts avaient directement entrepris, sur les côtes Atlantique et Pacifique, des affaires minières et commerciales que l’on peut évaluer entre 1 500 millions et 2 milliards de francs.

Comment eussent-ils fait davantage puisqu’eux-mêmes étaient débiteurs de l’Europe ? Lorsqu’ils avaient conçu ce projet d’apparence insensée, qui consistait à lancer sans capitaux, d’un océan à l’autre, une dizaine de voies ferrées à travers un pays vide, où il n’y avait par conséquent ni voyageurs, ni marchandises, c’est l’argent de l’Europe qui les avait aidés à mener à bien cette entreprise ; puis, avec les exportations de l’agriculture, ils soldaient l’intérêt des sommes que leur industrie avait empruntées au dehors.

Ils furent saisis d’une grande inquiétude au début d’août 1914 : « Le remboursement au pair de 2 milliards 600 millions de nos obligations, disaient les railroadmen les plus autorisés, est exigible d’ici la fin de 1915 ; il nous faut en outre chaque année 2 milliards de francs pour le développement normal de notre réseau ; — la Pensylvania company, à elle seule, avait dépensé à cet effet 1350 millions dans les quatre années antérieures au 30 juin 1914. — Or, non seulement nous ne pouvons plus compter sur l’Europe pour de nouveaux prêts pendant plusieurs années, mais nous allons être submergés par un déluge de nos propres titres que les belligérans vont envoyer vendre sur notre marché, au risque d’écraser les cours. »

Ces craintes ne se sont pas réalisées ; l’Amérique a racheté pour 18 milliards de ses valeurs au vieux continent et lui a prêté en outre un chiffre de milliards qui grossit sans cesse. De débitrice, elle est passée créancière et ses exportations qui, au 30 juin 1916, ont dépassé de 16 milliards et demi ses achats au dehors, ne nous donnent qu’une idée très incomplète de l’accroissement subit et prodigieux de sa richesse nationale.

Les pessimistes, — ils ne manquent pas aux États-Unis, — observent « qu’il y a chez eux une sorte d’inflation ; qu’à l’instant où la paix sera en vue, tout ce flot d’ordres de matériel de guerre cessera soudain ; » et il est vrai que les explosifs, qui figurent pour 2 milliards 400 millions de francs dans les envois américains de 1916, disparaîtront, que le fer et l’acier qui représentent plus de 3 milliards de francs ne seront plus payés au même prix ; que nous fabriquerons à nouveau notre sucre et demanderons à la Russie partie des 800 millions de pétrole et des 1 500 millions de blé, que nous avons tirés exclusivement cette année des États-Unis. « L’Europe alors commencera un long et pénible travail de réajustement ; les pertes de la guerre auront grandement réduit son pouvoir d’achat ; le besoin forcera ses producteurs à lutter plus durement que jamais pour vendre à bas prix, en basant leurs offres sur des salaires plus bas. L’Amérique, attaquée sur son propre marché, aura peine à se défendre. »

La majorité des Américains ne croient pas à ces sombres pronostics ; ils admettent bien que l’acier, tantôt prince et tantôt mendiant selon le mot de Carnegie, sera offert à des conditions tout autres pour la construction que pour la destruction, pour la paix que pour la guerre ; mais ils ne croient pas que des nations, affaiblies par le manque de capitaux, de matières et de main-d’œuvre, pliant sous le poids de lourds impôts, puissent rivaliser avec une Amérique alerte et bien entraînée. Ils s’entraînent donc et se préparent, de l’autre côté de l’Atlantique, afin de conserver et d’accroître leur avance. Ils s’attendent à trouver en face d’eux une nouvelle Europe, sortie de la guerre plus particulariste, plus jalouse que l’ancienne de son marché national.

Cela ne les a pas empêchés et cela même peut-être les a-t-il décidés à créer sans bruit, sous le nom d’American International Corporation, le plus formidable organisme financier et industriel que l’on ait jamais vu dans l’un ou l’autre hémisphère. C’est proprement le trust des trusts, ce sont les États-Unis en marche à la conquête pacifique de l’univers, ce par quoi ils entendent réaliser leur rêve nouveau de « banquiers du monde, » — World’s banker, — pour le plus grand profit du monde… et d’eux-mêmes.

Il se peut que les Allemands voient la chose d’assez mauvais œil ; quant à nous, Français, qui n’avons qu’à nous louer durant cette guerre des procédés américains à notre égard ; nous qui n’avons à redouter dans l’avenir aucun conflit avec la nation pour l’indépendance de laquelle nous avons jadis versé notre sang, nous n’avons qu’à nous féliciter de cette organisation nouvelle, qui pourra nous servir, lors de la conclusion de la paix, de barrière la plus efficace aux tentatives d’invasion industrielle de la Germanie. C’est donc avec un intérêt sympathique que nous la voyons surgir.

Cette « corporation, » société d’études et de lancement, débute avec le capital ultra-modeste de 250 millions de francs. Ses administrateurs pouvaient le souscrire entre eux sans trop de gêne ; elle n’a fait aucun appel au public. Ce qui signale en effet cette entreprise, c’est, avec l’étendue de son programme, le groupement sans précédent de tous les chefs, de tous les « rois » si l’on veut, de la banque et des grandes industries, de l’électricité ou de la viande, des chemins de fer ou du pétrole, des aciers, des cuivres, des bateaux, etc. Elle réunit des hommes et des sociétés qui, depuis des vingtaines d’années se sont combattus à outrance ; les pro-germains y fusionnent avec les amis des Alliés et, quoique cette gigantesque collaboration de tant de forces dût sembler au gouvernement un odieux monopole, c’est au contraire avec l’assentiment et de concert avec le secrétaire d’État du Commerce que les promoteurs ont élaboré leur plan ; preuve qu’il s’agit ici d’une affaire pour ainsi dire nationale.

Elle se propose, dit sa charte d’incorporation, d’ouvrir de nouveaux marchés aux produits américains, de régénérer et développer, tant par ses capitaux que par ses ingénieurs et par ses manufacturiers, les entreprises industrielles dans les pays étrangers, y compris les affaires connexes qui pourraient, aux États-Unis, concourir à la même fin.

Pour commencer, la « Corporation » vient d’acquérir, en union avec les Compagnies de navigation Atlantique et Pacifique, le plus grand chantier de constructions maritimes, — le New-York Shipbuilding C°, — dont elle double la puissance de production. Elle se forge ainsi l’outil indispensable pour la reprise des transports. En attendant que l’Europe s’ouvre à son activité et réclame ses services, elle vient de traiter avec le gouvernement chinois pour quelques milliers de kilomètres de chemins de fer et pour le dragage et l’approfondissement du Grand Canal.

Les Etats-Unis se préparent donc à fabriquer, à vendre, a commanditer partout sur le globe. Ils ont réformé depuis deux ans leur système de banque à l’intérieur, ils entendent le perfectionner au dehors, suivant les méthodes allemandes, eu multipliant les crédits à long terme et les « acceptations, » qui mobilisent par avance le travail et le profit. Ils envoient ou reçoivent des missionnaires commerciaux en Russie ou en Hollande, aussi bien que dans les républiques du Centre-Amérique, où jusqu’ici la part de leur importation ne dépassait pas 4 à 5 pour 100 du total. Et pour dresser un personnel propre à cette besogne d’éclaireurs et d’avant-garde, c’est encore l’Allemagne que vient d’imiter la National City Bank, en allant recruter sur les bancs mêmes des Universités l’élite de jeunes gens nés en Amérique, — condition formelle, — qu’elle essaimera dans l’univers.

Ces ambitions ne sont pas pour inquiéter la France, bien au contraire ; accompagnées de bonne volonté à notre égard, elles ne marquent aucune arrière-pensée de domination politique. L’Amérique nous trouvera tout disposés à causer affaires avec elle, après cette guerre qui va déplacer l’axe du monde.

L’Amérique a cessé d’être neutre depuis que ces lignes ont été écrites, et il se pourrait, lorsqu’elles paraîtront, que cette puissante république, sacrifiant son repos à son idéal de justice et à ses glorieuses traditions d’honneur, ait pris place à nos côtés parmi les belligérans. Déjà les partis y ont oublié leurs querelles pour se grouper autour du président Wilson. Quelle que soit la décision future des États-Unis, aux sympathies qu’avait chez eux rencontrées notre cause, s’ajoute désormais la réprobation dont ils ont frappé l’Allemagne, et les liens qui les unissent présentement à l’Entente, aux heures héroïques de la lutte, sont de ceux que la paix ne fera que resserrer et affermir.


GEORGES D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 15 février.