Les Rêves morts (Montreuil, deuxième édition)/Les Fiancés de la Mort

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MA VIEILLE ÉGLISE ST-ROCH

Elle n’existe plus la chère vieille église
Où souvent j’ai prié, lorsque j’étais enfant.
L’orgueil a démoli ses murs de pierre grise
Pour bâtir à leur place un temple triomphant.
Et dans l’étroite rue, où l’autre était à l’aise,
Avec un air d’aïeul toujours prêt à bénir,
Le nouvel édifice est encombrant et lèse
De son luxe insolent mon pieux souvenir :
Les chapitaux seulptés, le somptueux portique
Offrent au cœur fidèle un visage étranger.
Je te regrette encore, ô mon église antique,
Contre ce luxe fat je voudrais t’échanger :
On pouvait d’un coup d’œil t’admirer, humble
[temple,

Pour contempler le neuf il faut s’en éloigner.
Je hais ce monument comme un mauvais exemple
Et pleure sur l’absent, qu’on aurait dû soigner.
Page quarante-trois

Ah ! je porte le deuil de l’église moins fière,
Où je venais, jadis, seule et comme en secret,
Rêver, pleurer, peut-être, et dire une prière
Qui montait d’un cœur pur, vierge de tout regret.
Saintes illusions de la tendre jeunesse
Vous êtes dans la vie un beau temps mortel :
L’âme y suspend ses vœux, ses espoirs, sa tendresse
Et l’amour est le dieu qu’elle adore à l’autel.
Mais le temps sans pitié passe, ruine et brise
Et le temple et l’autel et l’idole au front d’or
Un penser douleureux au cœur se cicatrise
Et le rêve nouveau garde un nouveau trésor.
Page quarante-quatre

FRANCE

Un jour, que je pleurais sur la guerre abhorrée,
Une voix murmura : "Puisque l’homme est mortel,
Et qu’ici-bas, sa vie est de courte durée,
C’est le sort le plus beau, de mourir sur l’autel
Que tout homme de bien élève à sa patrie !
Puis, que sont quelques ans de joie ou de labeur ?…
Rien. Ceux que vous pleurez moi je dis : "Qu’on
[les prie".

Ne vous attristez pas, ne versez point de pleurs ;
La mort les a choisis, sur les champs de bataille,
Pour féconder la vie avec leur sang vermeil :
La gloire leur prépare un sépulcre à leur taille
Et notre gratitude un linceul sans pareil"…
O France, c’était toi, va, je t’ai reconnue,
Qui disais à mon cœur ces paroles d’espoir,
C’était la voix des morts que j’avais entendue,
Des humbles morts sans nom, si grands sans le savoir.
Et j’ai séché les pleurs qui coulaient sur ta cendre,
O trop riche moisson de jeunesse et d’ardeur,
Page quarante-cinq

Que l’ennemi faucha, mais dont il dut apprendre
Un chapitre sans fin d’héroïque valeur.
C’est à l’humanité que tu les donnes, France,
Ces enfants glorieux ; qui faisaient ton orgueil ;
Qui du savoir, des arts couronnaient l’espérance
Et qui, dans le trépas, n’ont pas même un cercueil !…
Au nom de l’Idéal c’est toi qui prends les armes.
Lorsque la barbarie outrage l’univers…
Les peuples, après toi, s’élancent aux alarmes,
Pour partager ta gloire et même tes revers.
Car c’est le cœur du Bien et du Beau qui palpite
En ton sein héroïque. Et quand ce cœur s’émeut.
De joie ou de douleur, le monde entier s’agite.
De ta grandeur jaloux, le barbare t’en veut,
Ne pouvant s’élever jusqu’où va ton génie,
Il voudrait en briser l’étincelle à ton front
Et boire tout ton sang. O sauvage folie,
Que ses enfants, honteux, peut-être maudiront.
France chevaleresque, à la grandeur insigne
Tu joins la majesté de tes voiles de deuil…
Pour défendre l’honneur d’une mère si digne,
Les fils, en souriant, meurent avec orgueil.
Page quarante-six

MA DÉESSE

Je voudrais devant toi, ma superbe déesse,
Dérouler un tapis de soie et de velours.
En s’y posant tes pieds, doux comme une caresse,
Traceraient un chemin qui défierait les jours ;
Sur tes cheveux, parés de lys et de bruyère,
Je voudrais un rayon qui montât jusqu’aux cieux
Et dans ta blanche main, une simple bannière,
Où j’écrirais, en or, un nom délicieux.
Elle aurait trois couleurs et le nom serait France,
Haut tu le porterais partout dans l’univers,
Les peuples opprimés le liraient : espérance
Et l’écho le dirait jusqu’aux confins des mers.
Pour chanter le printemps tout rayonnant de vie,
Pour exalter l’amour et clamer la douleur,
Pour exprimer du Beau toute la poésie,
Pour dire des héros la sublime grandeur,
Pour défendre le faible et louer le mérite,
Je voudrais qu’on apprît les accents que tu sais.
Une noble action, pour être bien décrite
Doit, dans tous les pays, être dite en français.
Page quarante-sept

O MORTS PARLEZ

O vous, qui n’êtes plus visibles sur la terre,
Trépassés qu’on oublie ou morts qu’on aime encor
Quittez-vous, quelquefois, l’asile du mystère ?…
Quittez-vous le tombeau, son funèbre décor,
Pour venir près de ceux qui peinent dans la vie
Et porter votre part de leur fardeau pesant ?
Daignez-vous de la route où marche le génie,
Ecarter le jaloux et le sot malfaisant ?…
Quand la nuit, lentement, de sa mantille sombre
Endeuille les sentiers où l’amant va rêver,
O morts, revenez-vous, vous promener dans l’ombre,
Vous souvenir encore et peut-être pleurer ?
Ceux qui vous ont aimés, celle qui vous fut chère
Les suivez-vous de loin, gardiens silencieux,
Où votre âme à leurs maux reste-t-elle étrangère,
Depuis qu’elle a franchi le seuil mystérieux ?…
Pouvez-vous regarder de vos yeux sans prunelle,
Et sans vous émouvoir, l’homme errer ici-bas,
Vous qui savez le mot de l’énigme cruelle,
O trépassés, pourquoi ne le dites-vous pas ?
Page quarante-huit

LA BONTÉ

Dédié à M. Emilien Daoust, Officier d'Académie et Président de la Librairie Beauchemin.

J’ai passé bien des jours à chercher sur la terre
Un astre peu connu, qui s’appelle Bonté,
Car pour la dévoiler et troubler son mystère
Il faut la poésie et non la volupté.
Le poète est son frère, il se revoit en elle,
Et ses plus beaux accents sont par elle inspirés ;
Pour lui, chanter l’amour est une bagatelle,
Et les vers sans efforts paraissent soupirés ;
Il peut dire à la gloire : "Avance, reie telle
Qu’en Grèce la Beauté devant toi s’inclinait
Et que, souventes fois, à la vertu cruelle,
Tu passais en broyant un cœur qui te suivait,
Quand défile un cortège en voiles de tristesse,
Il peut, dans l’élégie, aussi dire à la mort :
"De l’humaine grandeur montrant la petitesse,
Tu révèles le Ciel en corrigeant le sort."
Page quarante-neuf

Si d’une âme timide il exprime la crainte
D’un destin rigoureux qui brise un fol espoir,
Il peut discrètement, en exhalant sa plainte,
Et sans tout le trahir, à tous faire savoir
Un chagrin qui parfois éveille le génie.
Le désespoir est beau, quand il scande un sanglot,
S’il peut, sans s’émouvoir, rappeler l’avanie
t
Qui, goutte empoisonnée, est retournée au flot…
C’est un flot que la vie ! En émergeant, l’épreuve
Laisse au cœur douleureux un souvenir pervers,
Qui sans cesse de fiel ou l’enivre ou l’abreuve, "
Et qui, dans l’avenir, prend des aspects divers :
Il peut être la haine et se nommer prudence,
En reniant l’erreur d’un sentiment surfait,
Ou s’appeler regret et n’être qu’impudence,
Pour arrêter la main qui s’apprête au bienfait.
Mais la Bonté toujours peut guider la sagesse,
Et, sans l’humilier, dire au malheur : "Je sais,
Je sais en l’honorant soulager la détresse
Et ne rien imposer des choses que je hais ;
Page cinquante

514

Au cœur désespéré je montre l’espérance
En un destin meilleur ; je parle du devoir
A celui qui l’oublie en sa grande souffrance,
Et si l’on dit adieu, je réponds « au revoir ».
Et moi qui l’ai trouvé cet astre rarissisme
De la Bonté parfaite et de l’honnêteté
Je voudrais en mes vers m’élever à la cime
Pour le crier au monde, à la postérité.
La gratitude est sœur de la vertu si belle, ar
Elle marche à son ombre et ne saurait briller :
Que sa présence, au moins, par un nom se révèle
Moi j’ai tracé le vôtre et veux le publier.
Page cinquante-et-une

LES FIANCÉS DE LA MORT

C’était un soir de lune et la nuit était belle.
Seule, je m’en allai rêver auprès des flots
Qui chiffonnaient tout bas leurs vagues de dentelles
Comme en un mouchoir blanc s’étouffent des sanglots.
La rive était déserte et je n’y vis qu’une ombre Celle
de deux amants qui s’en venaient là-bas
Mais je reconnus Maud à son grand chapeau sombre,
Avec son fiancé, marchant à petits pas.


Dans l’onde qui ce soir berçait leur rêverie,
Tous les jours nous allions ensemble nous baigner.
Le matin, j’avais vu sa joue endolorie.
D’une épine cruelle et j’avais vu saigner
Ses doigts, que déchirait une rose sauvage.
Pourtant, en la pansant, je la grondais un peu.
Elle avait répondu : "La sagesse à mon âge
Est étrangère, et moi, je joue avec le feu."
Page cinquante-deux

Maud en m’apercevant dit : « Voyez mon amie ».
Elle agitait sa main, j’y vis briller l’éclair
D’un riche diamant. Comme une enfant ravie
Elle le contemplait tenant un doigt en l’air.
Aux oiseaux, à la nuit, au sable du rivage
Elle exhibait sa joie. En ce calme du bois
Maud avait dit : « Toujours » en acceptant ce gage.
Et pour me l’annoncer elle élevait la voix.
Perché sur un grand pin, derrière un jeune saule,
Se dessina, soudain, la forme d’un hibou.
Maud, d’un geste effaré, se pendit à l’épaule
Du soldat, son promis, tandis qu’un lent hou-hou
Attristait ce beau soir. Le fiancé, sans cause,
Vit que l’enfant bientôt se cachait pour pleurer.
Il dit : « Asseyons-nous. » Puis après une pause ;
"Voyons, pourquoi d’un rien ainsi vous apeurer ?…
Que ce beau soir de juin m’enveloppe de rêve,
Jusqu’au jour, incertain, où nous pourrons venir
Tous deux, comme à cette heure, errer sur cette grève
Je veux vous voir sourire en ce cher souvenir."
Page cinquante-trois

Mais Maud soupira : "Ce eri m’agite l’âme
Et j’en frissonne encore : ah ! ciel, qu’il m’a fait mal".
Le soldat répliqua : « Le pauvret nous acclame ».
Puis rêveur, ajouta : « Quel sinistre animal ! »
Pourquoi venir ainsi révéler sa présence ?
Du haut de son perchoir voit-il notre bonheur ?
Enfant, ne craignez rien, espérez, l’espérance
Est un baume pour tous qui rafermit le cœur.
Et nous rapprochera tous deux, pendant l’absence."
Mais la voix du soldat qui s’en allait demain
Avait en ce moment un accent de souffrance.
Triste, je dis « adieu », et lui tendis la main.
Je ne l’ai plus revu, j’ai su qu’à la bataille
Il s’était distingué, qu’on l’avait ramassé
Le crâne fracturé d’un éclat de mitraille ;
J’ai lu dans les journaux ce qui s’était passé.
Mais ce soir, j’ai trouvé sur ma table une lettre,
Au papier sans parfum, bordé d’un filet noir.
Tout ce que la douleur et l’amour peuvent mettre
En des mots alignés, je puis ici le voir :
C’est la mère de Maud qui m’écrit la nouvelle
Page cinquante-quatre

Que sa fille n’est plus. "Sachez tout mon malheur,
Elle l’a perdu, lui, moi, je l’ai perdue, elle…
Ah ! quand il nous quitta, pour les deux, j’avais peur…

Le chagrin fut trop lourd, pourtant elle était forte…
A l’amour filial son cœur n’était pas sourd,
Mais l’autre était trop grand, celui dont elle est morte.
A son âme d’enfant le chagrin fut trop lourd !
Sitôt qu’on l’eut couché dans la terre de France,
Comme une frêle fleur, elle s’étiola,
Ah ! je la vis souvent pleurer en ma présence,
Et ses yeux alanguis me parlaient d’au-delà.
Elle repose enfin, dans sa toilette blanche.
Son front de dix-neuf ans que la mort a touché,
Son front de pureté sur l’oreiller se penche,
Comme un beau marbre blanc sur des roses couché.
Et je viens près de vous, ce soir, pour parler d’elle.
Vous avez, quelquefois, raillé ses rêves fous
Mais elle vous gardait une amitié fidèle
Et son cher souvenir à nous deux sera doux."

Page cinquante-cinq

En t’en allant au ciel, ah ! comme tu fus sage,
Maud, l’amour qui brûlait en ton cœur de vingt ans
N’était pas de la terre, il était de ton âge…
Tu repris ton essor pour aimer plus longtemps.
Lui qui n’avait ici qu’une humaine espérance,
Si tu l’as retrouvé dans ton éternité
Vous vous aimerez mieux, s’il est une présence,
Vous vous aimerez mieux, dans la grande clarté.