Les Rôdeurs de frontières/Chapitre 10

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Fayard (p. 118-129).


X

LA BATAILLE.


Cependant, ainsi que nous l’avons dit plus haut, le capitaine Watt avait réuni tous les membres de la colonie devant la tour.

Le nombre des combattants s’élevait à soixante-deux, en comptant les femmes.

Les dames européennes peuvent trouver singulier que nous comptions les femmes au nombre des combattants ; en effet, dans le vieux monde, le temps des Marphises et des Bradamantes est heureusement passé pour toujours, et le beau sexe, grâce au progrès constant de la civilisation, n’en est plus réduit à faire assaut de courage avec les hommes.

Dans l’Amérique septentrionale, à l’époque où se passait notre histoire, et même aujourd’hui, dans les prairies et sur les défrichements, il n’en est pas ainsi ; souvent, lorsque le cri de guerre des Indiens vient subitement résonner aux oreilles des pionniers, les femmes sont contraintes d’abandonner les travaux de leur sexe pour saisir un rifle entre leurs mains délicates et se porter résolument à la défense de la communauté.

Nous pourrions au besoin citer plusieurs de ces héroïnes aux doux yeux et au regard d’ange qui, dans l’occasion, ont vaillamment fait leur devoir de soldat et ont combattu comme de vrais démons contre les Indiens.

Mistress Watt n’était pas une héroïne, tant s’en faut, mais elle était fille et femme de soldats ; elle était née et avait été élevée sur la frontière indienne ; plusieurs fois elle avait senti l’odeur de la poudre et vu le sang couler, de plus elle était mère. Il s’agissait de défendre ses enfants ; toute sa craintive timidité avait disparu pour faire place à une résolution froide et énergique.

Son exemple avait électrisé les autres femmes de la colonie, et toutes s’étaient armées résolues à combattre aux côtés de leurs maris et de leurs pères.

Nous répétons donc que, hommes et femmes, le capitaine avait autour de lui soixante-deux combattants.

Il essaya de dissuader sa femme de prendre part à la lutte, mais cette douce créature que jusqu’alors, il avait toujours vue si craintive et si obéissante, refusa nettement de renoncer à son projet, et le capitaine fut contraint de la laisser agir à sa guise.

Il prit alors ses dispositions de défense. Des hommes, au nombre de vingt-cinq furent distribués aux retranchements, sous les ordres de Bothrel. Le capitaine se réserva le commandement d’une seconde troupe de vingt-quatre chasseurs, destinés à se porter partout où besoin serait. Les femmes, sous les ordres de mistress Watt, furent laissées à la garde de la tour dans laquelle on renferma les enfants et les malades, puis on attendit l’arrivée des Indiens.

Il était environ une heure du matin lorsque le chasseur canadien et le chef pawnée avaient quitté la colonie. À deux heures et demie environ on était prêt pour la défense.

Le capitaine fit une dernière ronde autour des retranchements afin de s’assurer que tout était en ordre, puis après avoir fait éteindre tous les feux, il sortit secrètement de la colonie par une porte dérobée pratiquée dans les retranchements et que le sergent Bothrel et lui connaissaient seuls.

Une planche fut allongée en travers sur le fossé et le capitaine passa suivi seulement de Bothrel et d’un Kentuckien nommé Bob, gaillard résolu et aux larges épaules que déjà nous avons eu occasion de mentionner.

La planche fut dissimulée avec soin afin de servir au retour, et les trois hommes glissèrent dans la nuit comme trois fantômes.

Lorsqu’ils furent arrivés à une centaine de mètres environ de la colonie, le capitaine s’arrêta.

— Messieurs, leur dit-il alors d’une voix tellement faible, qu’ils furent obligés de se pencher vers lui afin de l’entendre, je vous ai choisis parce que l’expédition que nous allons tenter est périlleuse et que j’avais besoin d’avoir avec moi des hommes résolus.

— De quoi s’agit-il ? demanda Bothrel.

— La nuit est tellement sombre que ces payens maudits pourraient, s’ils le voulaient, arriver au bord même du fossé sans qu’il nous fût possible de les apercevoir ; j’ai donc résolu de mettre le feu aux arbres coupés et entassés de distance en distance et aux souches réunies en monceaux. Il faut savoir dans l’occasion faire des sacrifices ; ces feux qui brûleront longtemps répandront une lueur éclatante qui nous permettra de distinguer nos ennemis à une longue distance et de tirer sur eux à coup sûr.

— L’idée est excellente, répondit Bothrel !

— Oui, reprit le capitaine, seulement il ne faut pas nous dissimuler qu’elle est extrêmement périlleuse ; il est évident que des rôdeurs Indiens sont déjà disséminés dans la plaine, très-près de nous peut-être, et que lorsque deux ou trois feux seront allumés, si nous les voyons, eux ne manqueront pas de nous voir aussi. Chacun de nous va se charger des objets nécessaires, et nous tâcherons par la rapidité de nos mouvements de déjouer les ruses de ces démons ; souvenez-vous que nous agirons isolément et que chacun de nous a quatre ou cinq feux à allumer, nous ne devons pas compter les uns sur les autres. À l’œuvre !

Les combustibles et les matières inflammables furent partagés entre les trois hommes et ils se séparèrent.

Cinq minutes plus tard une étincelle brilla, puis une seconde, puis une troisième ; au bout d’un quart d’heure dix feux étaient allumés.

Faibles d’abord, ils semblèrent hésiter pendant quelques instants, puis peu à peu la flamme grandit, prit de la consistance, et bientôt toute la plaine fut éclairée du reflet sanglant de ces torches immenses.

Le capitaine et ses compagnons avaient été plus heureux qu’ils ne l’avaient espéré dans leur expédition, car ils avaient réussi à allumer les amas de bois épars dans la vallée sans éveiller l’attention des Indiens ; ils se hâtèrent de rejoindre à toutes jambes les retranchements. Il était temps, car tout à coup un cri de guerre terrible s’éleva derrière eux et une nombreuse troupe de guerriers indiens apparut à la lisière de la forêt, accourant à toute bride en brandissant leurs armes comme une légion de démons.

Mais ils arrivèrent trop tard pour s’emparer des Américains, ceux-ci avaient traversé le fossé et se trouvaient à l’abri de leurs coups.

Une décharge de mousqueterie salua l’arrivée des Indiens, plusieurs tombèrent de cheval et les autres tournèrent bride et s’éloignèrent avec précipitation.

Le combat était engagé, mais peu importait au capitaine : grâce à son heureux expédient une surprise était impossible, on y voyait comme en plein jour.

Il y eut un instant de répit, dont les Américains profitèrent pour recharger leurs armes.

Les colons avaient éprouvé un moment d’inquiétude en voyant d’immenses brasiers s’allumer les uns après les autres dans la prairie ; ils crurent à une ruse des indiens, mais ils furent promptement désabusés par le retour du capitaine et se félicitèrent au contraire de cette heureuse inspiration qui leur permettait de tirer presque à coup sûr.

Cependant les Pawnées n’avaient pas renoncé à leur projet d’attaque ; selon toutes les probabilités, ils ne s’étaient retirés que pour délibérer.

Le capitaine, l’épaule appuyée à la palissade, examinait attentivement la plaine déserte, lorsqu’il lui sembla apercevoir un mouvement insolite dans un champ de blé indien assez étendu, situé environ à deux portées de rifle de la colonie.

— Alerte ! dit-il, l’ennemi approche.

Chacun appuya le doigt sur la détente.

Tout à coup un grand bruit se fit entendre, et la pile de bois la plus éloignée s’écroula avec fracas lançant des milliers d’étincelles.

— By god ! s’écria le capitaine, il y a quelque diablerie indienne là-dessous, il est impossible que cette énorme pile soit déjà consumée.

Au même instant une seconde s’écroula, suivie immédiatement d’une troisième, puis d’une quatrième.

Il n’y avait plus de doute à conserver sur les causes de ces éboulements successifs : les Indiens, dont les mouvements étaient neutralisés par la lumière que répandaient ces phares monstres, avaient pris le moyen bien simple de les éteindre, ce qu’ils avaient pu faire en toute sûreté, car ceux-là étaient hors de portée de rifle.

À peine renversé sur le sol, le bois était dispersé jeté de tous les côtés, et éteint assez facilement.

Cet expédient avait permis aux Indiens de se rapprocher assez près des palissades sans être aperçus.

Cependant toutes les piles n’étaient pas abattues, celles qui restaient se trouvaient toutes assez rapprochées de la place pour être défendues par son feu.

Pourtant les Pawnées essayèrent de les éteindre.

Mais alors la fusillade recommença et les balles commencèrent à grêler drues et serrées sur les assaillants qui, après avoir tenu bon pendant quelques minutes, furent enfin contraints de prendre la fuite, car on ne peut donner le nom de retraite à la précipitation avec laquelle ils s’éloignèrent.

Les Américains se mirent à rire et à huer les fuyards.

— Je crois, observa Bothrel facétieusement, que ces braves gens trouvent notre soupe trop chaude et qu’ils regrettent d’y avoir fourré le doigt.

— En effet, dit le capitaine, ils ne semblent pas disposés, cette fois, à revenir.

Le capitaine se trompait. Car au même instant les Indiens revenaient ventre à terre.

Rien ne put les arrêter, et malgré la fusillade à laquelle ils dédaignèrent de répondre, ils arrivèrent jusqu’au bord du fossé.

Il est vrai qu’une fois là, ils rebroussèrent chemin et repartirent aussi rapidement qu’ils étaient venus, mais non pas sans semer sur leur route bon nombre de leurs compagnons, que des balles américaines renversaient impitoyablement.

Mais le projet des Pawnées avait réussi et les blancs s’aperçurent bientôt, à leur grand désappointement, qu’ils s’étaient trop hâtés de se féliciter de leur facile succès.

Chaque cavalier pawnée portait en croupe un guerrier qui, arrivé au fossé, avait mis pied à terre et, profitant du désordre et de la fumée qui empêchait de le distinguer, s’était abrité tant bien que mal derrière des troncs d’arbres renversés et des accidents de terrain, si bien que, lorsque la fumée fut dissipée, au moment où les Américains se penchaient au-dessus de la palissade afin de constater les résultats de la charge exécutée par leurs ennemis, ils furent à leur tour salués par une décharge de coups de fusil et de longues flèches cannelées, qui en couchèrent quinze sur le sol.

Il y eut un mouvement de folle terreur parmi les blancs à cette attaque faite par des ennemis invisibles.

Quinze hommes de moins d’un seul coup était une perte terrible pour les colons ; le combat prenait des proportions sérieuses qui menaçaient de dégénérer en défaite, car jamais les Indiens n’avaient déployé autant d’énergie ni d’acharnement dans une attaque.

Il n’y avait pas à hésiter, il fallait, coûte que coûte, déloger ces audacieux ennemis du poste où ils s’étaient si témérairement embusqués.

Le capitaine s’y décida.

Rassemblant une vingtaine d’hommes résolus, tandis que les autres veillaient aux palissades, il fit abaisser le pont-levis et s’élança intrépidement au-dehors.

Alors les ennemis se joignirent à l’arme blanche et s’attaquèrent corps à corps.

La mêlée devint terrible ; blancs et Peaux-Rouges, enlacés comme des serpents, ivres de rage et aveuglés par la haine, cherchaient mutuellement à se poignarder.

Tout à coup une lueur immense éclaira cette scène de carnage et des cris de terreur s’élevèrent de la colonie.

Le capitaine détourna la tête, il poussa un cri de désespoir à l’aspect du spectacle horrible qui s’offrit à ses yeux épouvantés.

La tour et les principaux bâtiments brûlaient ; à la clarté des flammes on voyait les Indiens bondir comme des démons à la poursuite des défenseurs de la colonie qui, groupés çà et là, essayaient encore une résistance désormais impossible.

Voici ce qui était arrivé.

Pendant que le Cerf-Noir, le Renard-Bleu et les autres principaux chefs pawnées tentaient une attaque de front sur la colonie, Tranquille, suivi de Quoniam et d’une cinquantaine de guerriers sur lesquels il pouvait compter, était monté dans des pirogues en peau de bison, avait silencieusement descendu le fleuve, et il était venu débarquer à la colonie même sans que l’éveil fût donné, par la raison toute simple que les Américains ne pouvaient en aucune façon redouter une surprise du côté du Missouri.

Cependant nous devons rendre cette justice au capitaine, de constater qu’il n’avait pas laissé ce point sans défense ; des sentinelles y avaient été placées ; malheureusement, dans le désordre qui suivit la dernière charge des Indiens, ces sentinelles, croyant n’avoir rien à redouter de ce côté, avaient abandonné leur poste pour se porter là où elles croyaient que le danger était le plus grand, et aider leurs camarades à repousser les Indiens.

Cette faute impardonnable perdit les défenseurs de la colonie.

Tranquille débarqua sa troupe sans coup férir.

Les Pawnées, une fois entrés dans la colonie, jetèrent des torches incendiaires sur les bâtiments construits en bois, et poussant leur cri de guerre, ils se ruèrent sur les Américains qu’ils prirent par derrière et placèrent ainsi entre deux feux.

Tranquille, Quoniam et quelques guerriers qui ne les avaient pas quittés s’élancèrent vers la tour.

Mistress Watt, bien que surprise à l’improviste, se prépara cependant à défendre courageusement le poste qui lui était confié.

Le Canadien s’approcha d’elle les mains levées en signe de paix.

— Rendez-vous, au nom du ciel, s’écria-t-il, ou vous êtes perdues, la colonie est prise.

— Non, répondit-elle résolument, je ne me rendrai pas à un lâche qui trahit ses frères pour embrasser le parti des païens.

— Vous êtes injuste envers moi, répliqua le chasseur avec tristesse, je viens vous sauver.

— Je ne veux pas être sauvée par vous.

— Malheureuse femme, si ce n’est pour vous, que ce soit au moins pour vos enfants ; voyez, le feu est à la tour.

La jeune femme leva les yeux, poussa un cri horrible et se précipita éperdue dans l’intérieur du bâtiment.

Les autres femmes, confiantes dans la parole du chasseur, n’essayèrent pas de résister et rendirent leurs armes.

Tranquille confia la garde de ces pauvres femmes à Quoniam, auquel il adjoignit plusieurs guerriers, et il s’éloigna rapidement dans l’intention de faire cesser le carnage qui continuait sur tous les points de la colonie.

Quoniam entra dans la tour où il trouva mistress Watt à demi asphyxiée et tenant ses enfants serrés dans ses bras avec une force inouïe. Le brave nègre enleva la jeune femme sur ses épaules, l’emporta au dehors, et réunissant toutes les femmes et les enfants, il les conduisit sur les bords du Missouri, afin de les mettre hors des atteintes du feu et d’attendre, sans exposer les prisonnières à la fureur des vainqueurs, que le combat fût fini.

Maintenant, ce n’était plus un combat, c’était une boucherie, rendue plus atroce encore par les raffinements barbares des Indiens qui s’acharnaient avec une rage indicible sur leurs malheureux ennemis.

Le capitaine, Bothrel, Bob et une vingtaine d’Américains, les seuls qui fussent encore vivants de tous les colons, réunis au centre de l’esplanade, se défendaient avec l’énergie du désespoir contre une nuée d’Indiens, résolus à se faire tuer plutôt que de tomber entre les mains de leurs féroces vainqueurs.

Tranquille parvint cependant, à force de supplications et en bravant mille périls, à leur faire mettre bas les armes et à faire cesser enfin le carnage.

Tout à coup des cris, des pleurs et des supplications se firent entendre du côté du fleuve.

Le chasseur s’élança rapidement, agité par un sombre pressentiment.

Le Cerf-Noir et ses guerriers le suivaient ; lorsqu’ils arrivèrent à l’endroit où Quoniam avait réuni les femmes, un effrayant spectacle s’offrit à leurs yeux.

Mistress Watt et trois autres femmes gisaient sans mouvement sur le sol, reposant dans une mare de sang. Quoniam percé de deux blessures, une à la tête et l’autre à la poitrine, était étendu devant elles.

Il fut impossible d’obtenir aucun renseignement des autres femmes sur ce qui s’était passé ; elles étaient à demi folles de terreur.

Les enfants du capitaine avaient disparu !

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