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Les Rôdeurs de frontières/Chapitre 30

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Fayard (p. 369-381).


XXX

L’EMBUSCADE.


Les mesures du Jaguar avaient été si bien prises, le traître qui s’était chargé de guider la conducta avait si bien manœuvré, que les Mexicains étaient littéralement tombés dans un guêpier dont il paraissait fort difficile, sinon impossible, qu’ils parvinssent à sortir.

Démoralisés un instant par la chute de leur chef, dont le cheval avait été, dès le début de l’action, frappé mortellement, cependant, dociles à la voix du capitaine qui, par un effort suprême, était parvenu à se relever presque aussitôt, ils s’étaient groupés autour de la recua chargée de la conducta de plata, et faisant résolument face de tous les côtés à la fois ils se préparèrent à défendre courageusement le dépôt précieux dont ils avaient la garde.

L’escorte commandée par le capitaine Melendez, bien que peu nombreuse, était composée de vieux soldats aguerris, habitués de longue main à la guerre de buisson, et pour lesquels la position critique dans laquelle leur mauvaise étoile les avait placés, n’avait rien de fort extraordinaire.

Les dragons avaient mis pied à terre, et jetant leurs longues lances inutiles dans une lutte comme celle qui se préparait, ils avaient saisi leurs carabines, et, le canon en avant, les yeux fixés sur les buissons, ils attendaient impassibles l’ordre de commencer le feu.

Le capitaine Melendez avait, d’un coup d’œil rapide, étudié le terrain : il était loin d’être favorable. À droite et à gauche, des pentes abruptes couronnées d’ennemis ; derrière, une troupe nombreuse de rôdeurs de frontières embusqués derrière un abattis d’arbres qui, comme par enchantement, avait subitement intercepté la route et coupé la retraite ; devant enfin un précipice de près de vingt mètres de large et d’une profondeur incalculable.

Tout espoir de sortir sains et saufs de la position dans laquelle ils étaient acculés semblait donc être enlevé aux Mexicains, non-seulement à cause du nombre considérable d’ennemis qui les cernaient de toutes parts, mais encore par la disposition même des lieux ; cependant après avoir attentivement étudié le terrain, un éclair jaillit de l’œil du capitaine et un sombre sourire passa sur son visage.

Les dragons connaissaient depuis longtemps leur chef, ils avaient foi en lui, ils aperçurent ce fugitif sourire et leur courage s’en accrut.

Le capitaine avait souri, donc il espérait.

Il est vrai que pas un homme dans toute l’escorte n’aurait pu dire en quoi consistait cet espoir.

Après la première décharge, les rôdeurs avaient inopinément couronné les hauteurs, mais ils étaient demeurés immobiles, se contentant de surveiller attentivement les mouvements des Mexicains.

Le capitaine profita de ce répit que lui offrait si généreusement l’ennemi pour prendre quelques dispositions de défense et corriger son plan de bataille.

Les mules furent déchargées, les précieuses cassettes placées tout à fait en arrière, aussi loin que possible de l’ennemi ; puis mules et chevaux, amenés sur le front de bandière du détachement, furent rangés de façon à ce que leurs corps servissent de rempart aux soldats, qui, agenouillés et courbés derrière ce retranchement vivant, se trouvèrent relativement à l’abri des balles ennemies.

Lorsque ces mesures furent prises et que par un dernier coup d’œil le capitaine se fut assuré que ses ordres avaient été ponctuellement exécutés, il se pencha à l’oreille de ño Bautista, l’arriero chef, et lui dit quelques mots à voix basse.

L’arriero fit un brusque mouvement de surprise en entendant les paroles du capitaine, mais se remettant presque aussitôt, il baissa affirmativement la tête.

— Vous obéirez ? demanda don Juan en le regardant fixement.

— Sur l’honneur, capitaine, répondit l’arriero.

— Eh bien ! dit gaiement le jeune homme, nous allons rire, je vous en réponds.

L’arriero se retira et le capitaine vint se placer devant ses soldats. À peine avait-il pris son poste de combat, qu’un homme apparut sur le sommet de la montée de droite ; cet homme tenait à la main une longue lance à l’extrémité de laquelle flottait un morceau d’étoffe blanche.

— Oh ! oh ! murmura le capitaine, qu’est-ce que cela signifie ? Craindraient-ils déjà que leur proie leur échappe ? Holà ! cria-t-il, que demandez-vous ?

— Parlementer, répondit laconiquement l’homme au drapeau.

— Parlementer, répondit le capitaine, à quoi bon ? D’ailleurs, j’ai l’honneur d’être officier dans l’armée mexicaine, et je ne traite pas avec des bandits.

— Prenez garde, capitaine, un courage déplacé est souvent de la forfanterie ; votre position est désespérée.

— Vous croyez répondit le jeune homme d’une voix railleuse.

— Vous êtes cernés de tous les côtés.

— Excepté d’un.

— Oui, mais là se trouve un précipice infranchissable.

— Qui sait ? fit le capitaine toujours goguenard.

— Enfin, voulez-vous m’écouter ? reprit l’autre, que ce dialogue commençait à impatienter.

— Au fait, dit l’officier, voyons vos propositions, après je vous ferai connaître mes conditions.

— Quelles conditions ? demanda le parlementaire avec étonnement.

— Celles que je prétends vous imposer, pardieu !

Un rire homérique des rôdeurs de frontières accueillit ces paroles hautaines. Le capitaine demeura froid et impassible.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— Le chef des hommes qui vous tiennent captifs.

— Captifs ! je ne crois pas ; enfin, nous verrons. Ah ! c’est vous qui êtes le Jaguar, ce féroce bandit dont le nom est en exécration sur ces frontières ?

— Je suis le Jaguar, répondit simplement celui-ci.

— Fort bien. Que me voulez-vous ? Parlez, et surtout soyez bref, reprit le capitaine en piquant la pointe de son sabre sur le bout de sa botte.

— Je veux éviter l’effusion du sang, dit le Jaguar.

— C’est fort bien à vous, mais il me semble qu’il est un peu tard pour prendre une si louable résolution, fit l’officier de sa voix railleuse.

— Écoutez, capitaine, vous êtes un brave officier, je serais désolé qu’il vous arrivât malheur ; ne vous obstinez pas à soutenir une lutte impossible entouré comme vous l’êtes par des forces considérables ; toute tentative de résistance serait une impardonnable folie qui n’aboutirait qu’à un massacre général des hommes que vous commandez, sans que vous ayez le moindre espoir de sauver la conducta que vous escortez. Rendez-vous, je vous le répète, vous n’avez que cette voie de salut qui vous soit ouverte.

— Caballero, répondit sérieusement cette fois le capitaine, je vous remercie des paroles que vous avez prononcées ; je me connais en hommes, et je vois que vous parlez loyalement en ce moment.

— Oui, fit le Jaguar.

— Malheureusement, continua le capitaine, je suis forcé de vous répéter que j’ai l’honneur d’être officier, et que jamais je ne consentirai à rendre mon épée à un chef de bande dont la tête est mise à prix ; si j’ai été assez fou et assez idiot pour me laisser entraîner dans un piége, eh bien, tant pis pour moi, j’en subirai les conséquences.

Les deux interlocuteurs s’étaient rapprochés et causaient maintenant côte à côte.

— Je comprends, capitaine, que votre honneur militaire doit, dans certaines circonstances, vous obliger à soutenir une lutte, même dans des conditions défavorables ; mais ici le cas est différent, toutes les chances sont contre vous, et votre honneur ne souffrira nullement d’une reddition qui épargnera la vie de vos braves soldats.

— Et vous livrera sans coup férir la riche proie que vous convoitez, n’est-ce pas ?

— Cette proie, quoi que vous fassiez, ne nous peut échapper.

Le capitaine haussa les épaules.

— Vous êtes fou, dit-il, comme tous les hommes habitués à la guerre des prairies, vous avez voulu être trop rusé, votre finesse a dépassé le but.

— Comment cela ?

— Apprenez à me connaître, caballero : je suis cristiano viejo, moi, je descends des anciens conquérants, le sang espagnol coule pur dans mes veines : tous mes hommes me sont dévoués, sur mon ordre ils se feront tuer sans hésiter jusqu’au dernier, mais quel que soit l’avantage de la position que vous occupez, le nombre de vos compagnons, il faut un certain temps pour tuer cinquante hommes réduits au désespoir et qui sont résolus à ne pas demander quartier.

— Oui, dit le Jaguar d’une voix sourde, mais on finit par les tuer.

— Sans doute, reprit paisiblement le capitaine, mais tandis que vous nous égorgez, les arrieros, qui ont mes ordres positifs à cet égard, font rouler les uns après les autres, les coffres plein d’argent au fond de l’abîme sur le bord duquel vous nous avez acculés.

— Oh ! s’écria le Jaguar avec un geste de menace mal contenu, vous ne ferez pas cela, capitaine.

— Pourquoi ne le ferai-je pas, s’il vous plaît ? répondit froidement l’officier. Si, je le ferai, je vous le jure sur mon honneur.

— Oh !

— Alors qu’arrivera-t-il ? c’est que vous aurez lâchement égorgé cinquante hommes, sans autre résultat que celui de vous être vautré dans le sang de vos compatriotes.

— Rayo de Dios ! c’est du délire, cela.

— Non, c’est simplement la conséquence logique de la menace que vous me faites : nous serons morts, mais en gens de cœur, et nous aurons jusqu’au bout accompli notre devoir puisque l’argent aura été sauvé.

— Ainsi, tous mes efforts pour amener une solution pacifique auront été stériles ?

— Il y a un moyen.

— Lequel ?

— Laissez-nous passer en vous engageant sur l’honneur à ne pas inquiéter notre retraite.

— Jamais ! cet argent m’est indispensable, il me le faut.

— Alors, venez le prendre.

— C’est ce que je vais faire.

— À votre aise.

— Que votre sang que j’aurais voulu épargner retombe sur votre tête.

— Ou sur la vôtre.

Ils se séparèrent.

Le capitaine se tourna vers ses soldats qui, assez rapprochés des deux interlocuteurs, avaient suivi attentivement la discussion dans toutes ses péripéties.

— Que voulez-vous faire, mes enfants ? leur demanda-t-il.

— Mourir ! répondirent-ils d’une voix ferme et brève.

— Soit, nous mourrons ensemble. Et brandissant son sabre au-dessus de sa tête : Dios y libertad ! cria-t-il, viva Mejico !

— Viva Mejico ! répétèrent les dragons avec enthousiasme.

Sur ces entrefaites, le soleil avait disparu au-dessous de l’horizon, et l’ombre avait, comme un sombre linceul, couvert la terre.

Le Jaguar, la rage au cœur du mauvais résultat de sa tentative, avait rejoint ses compagnons.

— Eh bien ! lui demanda John Davis, qui guettait son retour avec anxiété, qu’avez-vous obtenu ?

— Rien. Cet homme est enragé.

— Je vous ai averti, c’est un démon ; heureusement que, quoi qu’il fasse, il ne nous échappera pas.

— C’est ce qui vous trompe, répondit le Jaguar en frappant du pied avec colère ; qu’il meure ou qu’il vive, l’argent est perdu pour nous.

— Comment cela ?

Le Jaguar rapporta alors en peu de mots, à son confident, ce qui s’était passé entre lui et le capitaine.

— Malédiction ! s’écria l’Américain, hâtons-nous alors.

— Pour comble de malheur il fait noir comme dans une taupinière.

— By god ! faisons une illumination, peut-être donnera-t-elle à réfléchir à ces démons incarnés qui coassent comme des grenouilles qui appellent la pluie.

— Vous avez raison, des torches !

— Mieux que cela, brûlons la forêt.

— Ah ! ah ! fit en riant le Jaguar, bravo ! enfumons-les comme des rats musqués.

Cette diabolique idée fut immédiatement mise à exécution, et bientôt un cordon de flammes brillantes ceignit le sommet de la colline et courut tout autour du défilé, où les Mexicains impassibles attendaient l’attaque de leurs ennemis.

Cette attente ne fut pas de longue durée ; une vive fussillade commença mêlée aux cris et aux hurlements des assaillants.

— Il est temps, cria le capitaine.

On entendit aussitôt le bruit de la chute d’une caisse d’argent dans le précipice.

Grâces à l’incendie, il faisait clair comme en plein jour ; aucun mouvement des Mexicains n’échappait à leurs adversaires.

Ceux-ci poussèrent un cri de fureur en voyant les caisses rouler les unes après les autres dans l’abîme.

Ils se ruèrent en courant sur les soldats, mais ceux-ci les reçurent sur la pointe de leurs baïonnettes sans reculer d’une semelle.

Une décharge à bout portant faite par les Mexicains, qui avaient réservé leur feu, coucha bon nombre d’ennemis sur le sol et porta le désordre dans les rangs des assaillants qui reculèrent malgré eux.

— En avant ! hurla le Jaguar.

Ses compagnons revinrent plus animés que jamais.

— Tenez bon ! il faut mourir ! dit le capitaine.

— Mourons ! répétèrent les soldats d’une seule voix.

Alors la lutte s’engagea corps à corps, pied contre pied, poitrine contre poitrine, assaillants et assaillis se mêlant, se poussant les uns les autres avec de sourds rauquements de colère, combattant plutôt comme des bêtes fauves que comme des hommes.

Les arrieros, décimés par les balles dirigées contre eux, n’en continuaient pas moins leur besogne avec ardeur : à peine le levier échappait-il à la main de l’un d’eux qui roulait expirant sur le sol, qu’un autre s’emparait aussitôt de la lourde barre de fer, et les caisses d’argent tombaient sans interruption dans le précipice, malgré les vociférations de rage et les efforts gigantesques des ennemis qui s’épuisaient vainement à renverser la muraille humaine que leur barrait le passage.

C’était un spectacle horriblement beau que celui de cette lutte archarnée, de ce combat implacable que se livraient ces hommes, à la lueur brillante d’une forêt brûlant tout entière comme un lugubre et sinistre phare.

Les cris avaient cessé, la boucherie se continuait sourde et terrible, parfois on entendait seulement la voix brève du capitaine qui répétait :

— Serrez les rangs ! serrez les rangs !

Et les rangs se serraient et les hommes tombaient sans se plaindre, ayant fait le sacrifice de leur vie et ne combattant plus que pour gagner les quelques minutes indispensables pour que leur sacrifice ne fût pas stérile.

Vainement les rôdeurs de frontières, excités par l’appât du gain, cherchaient à briser cette résistance énergique que leur opposait une poignée d’hommes : les héroïques soldats, appuyés les uns sur les autres, les talons calés contre les cadavres de ceux qui les avaient précédés dans la mort ; semblaient se multiplier pour barrer le défilé de tous les côtés à la fois.

Cependant, désormais le combat ne pouvait longtemps durer ; dix hommes tout au plus demeuraient debout de toute la troupe du capitaine, les autres avaient succombé, mais tous frappés par devant en pleine poitrine.

Tous les arrieros étaient morts ; deux caisses restaient encore sur le bord du précipice ; le capitaine jeta un regard rapide autour de lui.

— Encore un effort, enfants ! s’écria-t-il ; cinq minutes seulement pour achever notre besogne.

— Dios y libertad ! crièrent les soldats. Et bien que épuisés de fatigue, ils se jetèrent résolument au plus épais de la foule d’ennemis qui les enveloppait.

Pendant quelques minutes, ces dix hommes accomplirent des prodiges ; mais enfin le nombre l’emporta : ils tombèrent tous !

Le capitaine seul existait encore !

Il avait profité du dévouement de ses soldats pour saisir un levier et faire rouler une caisse dans le précipice ; la seconde, soulevée à grand’peine, n’avait plus besoin que d’un dernier effort pour disparaître à son tour, lorsque tout à coup un hurra terrible fit lever la tête à l’officier.

Les rôdeurs de frontières accouraient, terribles, haletants comme des tigres altérés de carnage.

— Ah ! s’écria joyeusement Gregorio Felpa, le traître guide, en se précipitant en avant, au moins celle-là nous l’aurons !

— Tu mens, misérable, répondit le capitaine.

Et levant à deux mains la barre de fer, il brisa le crâne du soldat, qui tomba comme un bœuf assommé sans jeter un cri, sans pousser un soupir.

— À un autre, dit le capitaine en relevant le levier.

Un hurlement d’horreur s’éleva de la foule, qui hésita une minute.

Le capitaine baissa vivement son levier, et la caisse pencha sur le bord de l’abîme.

Ce mouvement rendit aux rôdeurs toute leur colère et toute leur rage.

— À mort ! à mort ! s’écrièrent-ils.

— Arrêtez ! dit le Jaguar en s’élançant en avant, et renversant tout ce qui s’opposait à son passage, que pas un de vous ne bouge : cet homme m’appartient.

À cette voix tous ces hommes s’arrêtèrent.

Le capitaine jeta son levier ; la dernière caisse venait de tomber à son tour au fond du précipice.

— Rendez-vous, capitaine Melendez, dit le Jaguar en s’avançant vers l’officier.

Celui-ci avait repris son sabre.

— J’aime mieux mourir, répondit-il.

— Défendez-vous, alors.

Les deux hommes tombèrent en garde. Pendant quelques secondes on entendit un furieux cliquetis de fer. Tout à coup, le capitaine fit voler à dix pas l’arme de son adversaire. Avant que celui-ci fût revenu de sa surprise, l’officier se précipita sur lui et l’enlaça comme un serpent.

Les deux hommes roulèrent sur le sol.

À deux pas derrière se trouvait le précipice.

Tous les efforts du capitaine tendaient à attirer le Jaguar sur la lèvre de l’abîme ; celui-ci, au contraire, cherchait à se délivrer de son adversaire, dont il avait deviné le sinistre projet.

Enfin, après une lutte de quelques minutes, les bras qui serraient le corps du Jaguar se relâchèrent, les mains crispées de l’officier se détendirent, et le jeune homme, réunissant toutes ses forces, parvint à se débarrasser de son ennemi et à se relever.

Mais à peine était-il debout, que le capitaine, qui paraissait épuisé et presque évanoui, bondit comme un tigre, saisit son adversaire à bras-le-corps et lui imprima une secousse terrible.

Le Jaguar, encore étourdi de la lutte qu’il venait de soutenir, chancela et perdit l’équilibre en jetant un grand cri.

— Enfin !… s’écria le capitaine avec une joie féroce.

Les assistants poussèrent une exclamation d’horreur et de désespoir.

Les deux ennemis avaient disparu dans l’abîme.