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Les Rôdeurs de frontières/Texte entier

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LES RÔDEURS

DE FRONTIÈRES



I


LE FUGITIF


Les immenses forêts vierges qui couvraient le sol de l’Amérique septentrionale tendent de plus en plus à disparaître sous les coups pressés des haches des squatters et des pionniers américains dont l’insatiable activité recule de plus en plus vers l’ouest les bornes des déserts.

Des villes florissantes, des champs bien labourés et soigneusement ensemencés, occupent maintenant les régions où, il y a dix ans à peine, s’élevaient des forêts impénétrables dont les ramures séculaires ne laissaient que faiblement pénétrer les rayons du soleil, et dont les profondeurs inexplorées abritaient des animaux de toutes sortes, et servaient de retraites à des hordes d’Indiens nomades, dont les mœurs belliqueuses faisaient souvent retentir le cri de guerre sous ces dômes majestueux de verdure.

Maintenant les forêts sont tombées, leurs sombres habitants, repoussés peu à peu par la civilisation qui les poursuit sans relâche, ont fui pas à pas devant elle, ils ont été chercher au loin d’autres retraites plus sûres, en emportant avec eux les os de leurs pères, afin qu’ils ne fussent pas déterrés et profanés par le fer impitoyable de la charrue des blancs, qui trace son long et productif sillon sur leurs anciens territoires de chasse.

Ce déboisement continuel, ce défrichement incessant du continent américain est-il un mal ? Non, certes ; au contraire, le progrès qui marche à pas de géant et tend avant un siècle à transformer le sol du Nouveau-Monde a toutes nos sympathies ; cependant nous ne pouvons nous empêcher d’éprouver un sentiment de douloureuse commisération pour cette race infortunée rejetée brutalement hors la loi, traquée sans pitié de tous les côtés, qui diminue chaque jour et est fatalement condamnée à disparaître bientôt de cette terre dont il y a quatre siècles au plus elle couvrait en masses innombrables l’immense territoire.

Peut-être, si le peuple choisi par Dieu pour opérer les changements que nous signalons avait compris sa mission, d’une œuvre de sang et de carnage aurait-il fait une œuvre de paix et de paternité, et s’armant des divins préceptes de l’Évangile, au lieu de saisir les rifles, les torches et les sabres, serait-il arrivé dans un temps donné à opérer une fusion des deux races, blanche et rouge, et à obtenir un résultat plus profitable au progrès, à la civilisation, et surtout à cette grande fraternité des peuples qu’il n’est permis à personne de mépriser, et dont ceux qui en oublient les préceptes divins et sacrés auront un jour à rendre un compte terrible.

On ne se fait pas impunément le meurtrier de toute une race, on ne se baigne pas sciemment dans le sang innocent, sans qu’enfin ce sang ne crie vengeance, et que le jour de la justice ne luise et ne vienne brusquement jeter son épée dans la balance entre les vainqueurs et les vaincus.

À l’époque où commence notre histoire, c’est-à-dire vers la fin de 1812, l’émigration n’avait pas pris encore cet immense accroissement qu’elle devait acquérir bientôt, elle ne faisait pour ainsi dire que commencer et les vastes forêts qui s’étendaient et couvraient un immense espace, entre les frontières des États Unis et du Mexique, n’étaient parcourues que par les pas furtifs des trafiquants et des coureurs des bois, ou par les mocksens silencieux des Peaux-Rouges.

C’est au milieu de l’une des immenses forêts dont nous venons de parler que commence notre récit, le 27 octobre 1812, vers trois heures de l’après-midi.

La chaleur avait été étouffante sous le couvert ; mais en ce moment les rayons de plus en plus obliques du soleil allongeaient les grandes ombres des arbres et la brise du soir qui venait de se lever rafraîchissait l’atmosphère et emportait au loin les nuées de moustiques qui pendant toute la matinée avaient bourdonné en tournoyant au-dessus des marécages des clairières.

C’était sur les bords d’un affluent perdu de l’Arkansas ; les arbres des deux rives inclinés doucement formaient un dôme épais de verdure au-dessus de ses eaux à peine ridées par le souffle inconstant de la brise : çà et là des flamants roses, des hérons blancs campés sur leurs longues pattes pêchaient leur dîner avec cette insouciante mansuétude qui caractérise en général la race des grands échassiers ; mais soudain, ils s’arrêtèrent, tendirent le cou en avant, comme pour écouter quelque bruit insolite, et, se mettant subitement à courir pour prendre le vent, ils s’envolèrent avec des cris de frayeur.

Soudain un coup de feu éclata répété par les échos de la forêt : deux flamants tombèrent.

Au même instant une légère pirogue doubla rapidement un petit cap formé par des palétuviers avancés dans le lit de la rivière et se mit à la poursuite des flamants qui étaient tombés dans l’eau ; l’un d’eux avait été tué sur le coup et dérivait au courant, mais l’autre, légèrement blessé en apparence, fuyait avec une rapidité extrême et nageait vigoureusement.

L’embarcation dont nous avons parlé était une pirogue indienne construite avec de l’écorce de bouleau, enlevée au moyen de l’eau chaude.

Un seul homme se trouvait sur la pirogue ; son rifle placé à l’avant et fumant encore montrait que c’était lui qui avait tiré.

Nous ferons le portrait de ce personnage appelé à jouer un rôle important dans cette histoire.

Autant qu’on en pouvait juger en ce moment à cause de sa position dans la pirogue, c’était un homme de très-haute taille, sa tête un peu petite était attachée par un cou vigoureux à des épaules d’une largeur peu commune, des muscles durs comme des cordes se dessinaient sur ses bras à chacun de ses mouvements ; en somme, toute l’apparence de cet individu dénotait une vigneur poussée à son extrême limite.

Son visage éclairé par de grands yeux bleus pétillants de finesse avait une expression de franchise et de loyauté qui plaisait au premier abord et que complétait l’ensemble de ses traits réguliers et de sa large bouche sur laquelle glissait un éternel sourire de bonne humeur ; il pouvait avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans au plus, bien que son teint bruni par l’intempérie des saisons et l’épaisse barbe d’un blond cendré qui couvrait le bas de son visage le fissent paraître plus âgé.

Cet homme portait le costume de coureur des bois ; un bonnet de peau de castor dont la queue retombait entre ses deux épaules retenait à grand’peine les épaisses touffes de sa chevelure dorée qui tombait en désordre sur ses épaules, une blouse de chasse en calicot bleu, serrée aux hanches par une ceinture de peau de daim, tombait un peu au-dessus de ses genoux nerveux ; des mitasses, espèce de caleçons étroits, couvraient ses jambes, et ses pieds étaient garantis contre les ronces et les piqûres des reptiles par des moksens indiens.

Sa gibecière, en cuir tanné, était passée en bandoulière, et, de même que tous les hardis pionniers des forêts vierges, ses armes consistaient en un bon rifle kentuckien, un couteau à lame droite longue de dix pouces et large de deux, et une hachette au fer brillant comme un miroir. Ces armes, excepté naturellement le rifle, étaient suspendues à sa ceinture, qui soutenait encore deux cornes de bison pleines de poudre et de balles.

Ainsi équipé, dans cette pirogue encadrée par l’imposant paysage qui l’entourait, l’aspect de cet homme avait quelque chose de grand qui saisissait et imprimait un respect involontaire.

Le coureur des bois proprement dit est un de ces nombreux types du Nouveau-Monde, qui ne tarderont pas à disparaître entièrement devant le progrès incessant de la civilisation.

Les coureurs des bois, ces hardis explorateurs des déserts dans lesquels se passait toute leur existence, étaient des hommes qui, poussés par un esprit d’indépendance et un désir effréné de liberté, secouaient, pour ne plus les reprendre jamais, les liens pesants dans lesquels la société garrotte ses membres, et qui, sans autre but que celui de vivre et mourir sans être assujettis à aucune autre volonté que la leur, aucunement poussés par l’espoir d’un lucre quelconque qu’ils méprisaient, abandonnaient les villes et s’enfonçaient résolument dans les forêts vierges, vivaient au jour le jour, indifférents du présent, insouciants de l’avenir, convaincus que Dieu ne leur manquerait pas à l’heure de la nécessité, et se plaçaient ainsi, en dehors de la loi commune, qu’ils méconnaissaient, sur l’extrême limite qui sépare la barbarie de la civilisation.

La plupart des plus renommés coureurs des bois furent canadiens ; en effet, il y a dans le caractère normand quelque chose d’osé et d’aventureux qui convient bien à ce genre de vie, plein de péripéties étranges et de sensations délicieuses dont ceux-là seuls qui l’ont mené peuvent comprendre les charmes enivrants.

Les Canadiens n’ont jamais admis en principe le changement de nationalité que les Anglais ont essayé de leur imposer ; toujours ils se sont considérés comme Français, leurs yeux sont constamment restés fixés vers cette ingrate mère-patrie qui les a abandonnés avec une si cruelle indifférence.

Aujourd’hui même, après tant d’années, les Canadiens sont toujours demeurés Français ; leur fusion avec la race anglo-saxonne n’est qu’apparente, il suffirait du plus léger prétexte pour amener entre eux et les Anglais une rupture définitive.

Le gouvernement anglais le sait fort bien ; aussi use-t-il avec ses colonies du Canada d’une mansuétude qu’il se garde bien d’employer dans ses autres possessions.

Dans les premiers temps de la conquête, cette répulsion (nous n’osons dire haine) était tellement prononcée entre les deux races, que les Canadiens émigrèrent en masse plutôt que de subir le joug flétrissant qu’on prétendait leur imposer. Ceux qui, trop pauvres pour quitter définitivement leur patrie, furent contraints de continuer à habiter cette terre désormais avilie par l’occupation étrangère, choisirent le rude métier de coureurs des bois, et préférèrent adopter cette existence de misères et de périls à la honte de subir la loi d’un vainqueur détesté ; secouant la poussière de leur chaussure sur le seuil du toit paternel, ils jetèrent leur fusil sur leur épaule, et, étouffant un soupir de regret, ils s’éloignèrent pour ne plus revenir, s’enfonçant résolument dans les impénétrables forêts du Canada, commençant à leur insu cette génération d’intrépides explorateurs dont au commencement de ce récit nous avons mis en scène un des plus beaux et malheureusement un des derniers types.

Le chasseur continuait à pagayer vigoureusement ; bientôt il atteignit le premier flamant qu’il jeta dans le fond de sa pirogue, mais le second lui donna plus de peine ; ce fut pendant quelque temps une lutte de vitesse entre l’oiseau blessé et le chasseur ; cependant le premier perdit peu à peu ses forces ; ses mouvements devinrent incertains, il battit l’eau convulsivement ; un coup du plat de la pagaie du Canadien mit fin à son agonie, et il alla rejoindre son compagnon dans le fond de la pirogue.

Dès qu’il eut pêché son gibier, le chasseur dressa ses pagaies et se mit à charger son rifle avec ce soin qu’apportent à cette opération ceux qui savent que leur vie peut dépendre d’une charge de poudre.

Son arme remise en état, le Canadien jeta autour de lui un regard explorateur.

— Eh ! dit-il au bout d’un instant, en se parlant à lui-même, habitude que contractent assez ordinairement les individus dont l’existence est solitaire ; Dieu me pardonne, je crois que je suis arrivé sans m’en douter au rendez-vous ? Je ne me trompe pas, voici là-bas à droite les deux chênes-saules renversés et tombés en croix l’un sur l’autre, près de cette roche qui avance au-dessus de l’eau ; mais qu’est cela ? s’écria-t-il en se baissant et en armant son rifle.

Les aboiements furieux de plusieurs chiens s’étaient tout à coup fait entendre dans l’épaisseur de la forêt, les buissons s’étaient écartés violemment et un noir était subitement apparu au sommet de la roche vers laquelle les yeux du Canadien étaient en ce moment tournés.

Cet homme, arrivé à l’extrémité de la roche s’arrêta un instant, sembla prêter attentivement l’oreille en donnant les marques de la plus grande agitation, mais ce moment d’arrêt fut court, car à peine s’était-il arrêté ainsi quelques secondes, que levant avec désespoir les yeux au ciel, il se précipita dans la rivière et nagea vigoureusement vers la rive opposée.

À peine le bruit de la chute du nègre dans l’eau s’était-il éteint, que plusieurs chiens arrivèrent en courant sur la plate-forme et commencèrent un concert de hurlements horribles.

Ces chiens étaient des animaux de forte taille, ils avaient la langue pendante, les yeux injectés de sang et le poil hérissé comme s’ils venaient de fournir une longue course.

Le chasseur hocha la tête à plusieurs reprises en jetant un regard de pitié au malheureux nègre qui nageait avec cette énergie du désespoir qui décuple les forces, et saisissant ses pagaies, il dirigea sa pirogue vers lui dans le but évident de lui porter secours.

À peine avait-il commencé ce mouvement qu’une voix rauque s’éleva de la rive :

— Oh là ! oh ! cria-t-elle, silence donc, démons incarnés ! silence, by god !

Les chiens poussèrent quelques hurlements de douleur et se turent subitement.

Alors l’individu qui avait gourmandé les chiens cria d’une voix plus haute :

— Eh ! là-bas ! l’homme à la pirogue ! ohé !

Le Canadien atterrissait en ce moment sur la rive opposée ; il échoua son embarcation sur le sable, et se retourna nonchalamment vers son interlocuteur.

Celui-ci était un homme de taille moyenne, trapu, vêtu comme le sont ordinairement les riches fermiers ; sa physionomie était brutalement chafouine ; quatre individus, qui paraissaient être ses domestiques, se tenaient auprès de lui : il va sans dire que ces cinq personnages tenaient en main des fusils.

La rivière en cet endroit était assez large : elle avait à peu près quarante mètres, ce qui, provisoirement du moins, établissait une barrière assez respectable entre le nègre et ceux qui le poursuivaient.

Le Canadien s’appuya contre un arbre :

— Est-ce à moi que vous vous adressez, par hasard ? répondit-il d’un ton assez méprisant.

— Et à qui donc, by god ! répondit avec colère le premier interlocuteur ; ainsi, tâchez de répondre à mes questions.

— Et pourquoi répondrai-je à vos questions, s’il vous plaît ? reprit en riant le Canadien.

— Parce que je vous l’ordonne, drôle que vous êtes ! fit brutalement l’autre.

Le chasseur haussa dédaigneusement les épaules.

— Bonsoir, dit-il, et il fit un mouvement pour s’éloigner.

— Demeurez là, by god ! s’écria l’Américain, ou, aussi vrai que je me nomme John Davis, je vous envoie une balle dans la tête.

En proférant cette menace il épaula son fusil.

— Ah ! ah ! fit en riant le Canadien, vous êtes John Davis, le fameux marchand d’esclaves !

— Oui, c’est moi ! après, fit-il d’un ton bourru.

— Pardonnez-moi ! je ne vous connaissais encore que de réputation ; pardieu ! je suis charmé de vous avoir vu.

— Eh bien ! maintenant que vous me connaissez, êtes-vous disposé à répondre à mes questions ?

— Il faut savoir de quelle sorte elles sont ; voyons-les donc d’abord.

— Qu’est devenu mon esclave ?

— De qui parlez-vous ? Est-ce de l’homme qui s’est, il n’y a qu’un instant, jeté à l’eau de la plate-forme sur laquelle vous vous trouvez en ce moment ?

— Oui ; où est-il ?

— Ici, à côté de moi.

En effet, le nègre, à bout de force et de courage, après la lutte désespérée qu’il avait soutenue pendant la poursuite acharnée dont il avait été l’objet s’était traîné jusqu’à l’endroit où se trouvait le Canadien, et s’était laissé tomber à moitié évanoui presque à ses pieds.

En entendant le chasseur dénoncer aussi catégoriquement sa présence, il joignit les mains avec effort et levant vers lui son visage inondé de larmes :

— Oh ! maître ! maître ! s’écria-t-il avec une expression d’angoisse impossible à rendre, sauvez-moi ! sauvez-moi !

— Ah ! ah ! s’écria en ricanant John Davis, je crois que nous pourrons nous entendre, mon gaillard, et que vous ne serez pas fâché de gagner la prime.

— Au fait je ne serais pas fâché de savoir à combien est taxée la chair humaine dans votre soi-disant pays de liberté. Est-elle forte cette prime ?

— Vingt dollars pour un nègre marron.

— Peuh ! fit le Canadien en avançant la lèvre inférieure avec dédain, ce n’est guère.

— Vous trouvez ?

— Ma foi, oui.

— Je ne vous demande qu’une chose bien facile cependant pour vous les faire gagner.

— Quoi donc ?

— D’attacher le nègre, de le mettre dans votre pirogue et de me l’amener.

— Très-bien ; ce n’est pas difficile, en effet ; et lorsqu’il sera entre vos mains, en supposant que je consente à vous le rendre, que comptez-vous faire de ce pauvre diable ?

— Ceci n’est pas votre affaire.

— C’est juste ; aussi ne vous le demandé-je que comme simple renseignement.

— Voyons, décidez-vous, je n’ai pas de temps à perdre en vaines paroles ; que me répondez-vous ?

— Ce que je vous réponds, master John Davis, à vous qui chassez les hommes avec des chiens moins féroces que vous, et qui en vous obéissant ne font que ce que leur instinct leur enseigne ? Je vous réponds ceci : c’est que vous êtes un misérable, et que si vous ne comptez que sur moi pour vous rendre votre esclave, vous pouvez le considérer comme perdu.

— Ah ! c’est ainsi, s’écria l’Américain en grinçant des dents avec rage et se tournant vers ses domestiques, feu sur lui, dit-il, feu ! feu !

Et joignant l’exemple au précepte, il épaula vivement son rifle et tira. Ses domestiques l’imitèrent, quatre coups de feu retentirent et se confondirent en une seule explosion, que les échos de la forêt répétèrent sur un ton lugubre.


II

QUONIAM.


Le Canadien ne perdait pas de l’œil un seul des mouvements de ses adversaires pendant qu’il leur parlait ; aussi, lorsque la décharge commandée par John Davis éclata, fut-elle sans effet ; il s’était rapidement effacé derrière un arbre et les balles sifflèrent inoffensives à ses oreilles.

Le marchand d’esclaves était furieux d’avoir été joué ainsi par le chasseur, il proférait contre lui les plus horribles menaces, blasphémait et frappait du pied avec rage.

Mais menaces et blasphèmes rien n’y faisait ; à moins de traverser la rivière à la nage, ce qui était impraticable en face d’un homme aussi résolu que paraissait l’être le chasseur, il n’y avait aucun moyen de tirer de lui une vengeance quelconque, et surtout de ressaisir l’esclave qu’il avait si délibérément pris sous sa protection.

Pendant que l’Américain se creusait vainement la tête pour trouver un expédient qui lui fît reprendre l’avantage, une balle siffla et le rifle qu’il tenait à la main vola en éclats.

— Chien maudit ! s’écria-t-il en rugissant de colère, veux-tu donc m’assassiner ?

— Je serais en droit de le faire, répondit le Canadien, je suis dans le cas de légitime défense, puisque vous-même avez voulu me tuer ; mais je préfère traiter à l’amiable avec vous, bien que je sois convaincu que je rendrais un grand service à l’humanité en vous logeant une couple de chevrotines dans le crâne.

Et une seconde balle vint au même instant briser le fusil d’un des domestiques occupé à le recharger.

— Voyons, finissons-en, s’écria l’Américain exaspéré ; que voulez-vous ?

— Je vous l’ai dit, traiter à l’amiable avec vous.

— Mais à quelles conditions ? dites-les-moi au moins.

— Dans un instant.

Le rifle du deuxième domestique fut brisé comme celui du premier.

Des cinq hommes, trois étaient maintenant désarmés.

— Malédiction ! hurla le marchand d’esclaves, avez-vous donc résolu de nous prendre pour cible les uns après les autres ?

— Non, je veux seulement égaliser les chances.

— Mais…

— Voilà qui est fait.

Le quatrième fusil vola en éclats.

— Maintenant, ajouta le Canadien en se montrant, causons.

Et, quittant son abri, il s’avança sur le bord de la rivière.

— Oui, causons, démon ! s’écria l’Américain.

Par un mouvement aussi prompt que la pensée, il s’empara du dernier rifle et l’épaula, mais avant qu’il eût pu lâcher la détente, il roula sur la plate-forme en jetant un cri de douleur.

La balle du chasseur lui avait cassé le bras.

— Attendez-moi, j’arrive, reprit le Canadien toujours narquois.

Il rechargea son rifle, sauta dans la pirogue, et en quelques coups de pagaie il se trouva de l’autre côté de la rivière.

— Là ! fit-il en débarquant et en s’approchant de l’Américain, qui se tordait comme un serpent sur la plate-forme, en hurlant et en blasphémant, je vous avais averti ; je ne voulais qu’égaliser les chances, vous ne devez pas vous plaindre de ce qui vous arrive, mon cher ami : la faute en est à vous seul.

— Saisissez-le ! tuez-le ! criait le misérable, en proie à une rage indicible.

— Là ! là ! calmons-nous. Mon Dieu, vous n’avez que le bras cassé, après tout ; réfléchissez qu’il m’eût été facile de vous tuer si je l’avais voulu. Que diable ! il faut être de bon compte aussi, vous n’êtes pas raisonnable.

— Oh ! je te tuerai ! cria-t-il en grinçant des dents.

— Je ne crois pas, à présent du moins ; plus tard je ne dis pas. Mais laissons cela ; je vais examiner votre blessure et vous panser tout en causant.

— Ne me touche pas ! ne m’approche pas, ou je ne sais à quelle extrémité je me porterai.

Le Canadien haussa les épaules.

— Vous êtes fou, dit-il.

Incapable de supporter plus longtemps l’état d’exaspération dans lequel il se trouvait, le marchand, affaibli d’ailleurs par le sang qu’il perdait, fit un vain effort pour se relever et se précipiter sur son ennemi ; mais il tomba à la renverse et s’évanouit en murmurant une dernière imprécation.

Les domestiques étaient restés attérés autant de l’adresse sans exemple de cet homme étrange que de l’audace avec laquelle, après les avoir désarmés les uns après les autres de leurs fusils, il avait traversé la rivière pour revenir pour ainsi dire se livrer entre leurs mains, car s’ils n’avaient plus de fusils, leurs pistolets et leurs couteaux leur restaient.

— Ça, messieurs, dit le Canadien en fronçant le sourcil, jetez s’il vous plait l’amorce de vos pistolets, ou, vive Dieu ! nous allons en découdre.

Les domestiques se souciaient peu d’entamer une lutte avec lui, d’ailleurs la sympathie qu’ils éprouvaient pour leur maître n’était pas grande, tandis qu’au contraire le Canadien, grâce à la façon expéditive dont il avait agi, leur inspirait une crainte superstitieuse extrême ; ils obéirent donc à son injonction avec une sorte d’empressement, ils voulurent même lui remettre leurs couteaux.

— Ce n’est pas nécessaire, dit-il ; maintenant, occupons-nous à panser ce digne gentleman ; ce serait dommage de priver la société d’un si estimable personnage qui en fait le plus bel ornement.

Il se mit aussitôt à l’œuvre, aidé par les domestiques qui exécutaient ses ordres avec une rapidité et un zèle extraordinaires, tant ils se sentaient dominés par lui.

Contraints par le genre de vie qu’ils mènent de se passer de tout secours étranger, les coureurs des bois possèdent tous à un certain degré les notions élémentaires de la médecine et surtout de la chirurgie et peuvent, le cas échéant, traiter une fracture ou une blessure quelconque aussi bien que n’importe quel docteur gradué dans une Faculté, et cela par des moyens fort simples et employés ordinairement avec le plus grand succès par les Indiens.

Le chasseur prouva, par l’adresse et la dextérité avec laquelle il opéra le pansement du blessé, que s’il savait faire les blessures, il savait presque aussi bien les guérir.

Les domestiques contemplaient avec une admiration croissante cet homme extraordinaire, qui semblait s’être métamorphosé tout à coup et procédait avec une sûreté de coup d’œil et une légèreté de main que bien des médecins lui eussent enviés.

Pendant le pansement, le blessé avait repris connaissance, il avait ouvert les yeux, mais il était demeuré silencieux : sa fureur s’était calmée, sa nature brutale avait été domptée par l’énergique résistance que lui avait opposée le Canadien. À la première et cuisante douleur de la blessure avait succédé, comme cela arrive toujours lorsque le pansement est bien fait, un bien-être indéfinissable ; aussi, reconnaissant malgré lui du soulagement qu’il éprouvait, il avait senti se fondre sa haine en un sentiment dont il ne se rendait pas encore compte lui-même, mais qui lui faisait maintenant regarder son ennemi presque d’un air amical.

Pour rendre à John Davis la justice qui lui est due, nous dirons qu’il n’était ni meilleur ni plus mauvais qu’aucun de ses confrères, qui, comme lui, trafiquaient de la chair humaine ; habitué aux douleurs des esclaves qui, pour lui, n’étaient autre chose que des êtres privés de raison, une marchandise en un mot, son cœur s’était peu à peu blasé aux émotions douces ; il ne voyait dans un nègre que l’argent qu’il avait déboursé et celui qu’il espérait en tirer, et comme un véritable négociant, il tenait beaucoup à son argent ; un esclave marron lui semblait un misérable voleur, contre lequel tout moyen était bon à employer pour l’obliger à ne pas lui faire tort de sa personne.

Cependant cet homme n’était pas insensible à tout bon sentiment, en dehors de son commerce il jouissait même d’une certaine réputation de bonté et passait pour un gentleman, c’est-à-dire pour un homme comme il faut.

— Là, voilà qui est fait, dit le Canadien en jetant un regard de satisfaction sur les ligatures, dans trois semaines il n’y paraîtra plus, si vous vous soignez bien, d’autant plus que par un bonheur inouï, l’os n’a pas été attaqué et que la balle n’a fait que traverser les chairs. Maintenant, mon bon ami, si vous voulez causer, je suis prêt.

— Je n’ai rien à vous dire, moi, si ce n’est de me rendre le maudit moricaud qui est cause de tout le mal.

— Hum ! si nous continuons ainsi, je crains que nous ne nous entendions pas. Vous savez bien que c’est justement à propos de la reddition de votre moricaud, ainsi que vous l’appelez, qu’est venue toute la querelle.

— Je ne puis cependant perdre mon argent.

— Comment, votre argent ?

— Mon esclave, si vous le préférez ; il représente pour moi une somme, que je ne me soucie nullement de perdre, d’autant plus que depuis quelque temps les affaires vont fort mal et que j’ai éprouvé des pertes considérables.

— C’est fâcheux, je vous plains sincèrement ; cependant, je tiendrais à arranger cette affaire à l’amiable, ainsi que je l’ai commencée, reprit le Canadien avec bonhomie.

L’Américain fit la grimace.

— Drôle de façon amiable que vous avez de traiter les affaires, dit-il.

— C’est votre faute, mon ami, si nous ne nous sommes pas entendus tout d’abord, vous avez été un peu vif, convenez-en.

— Enfin, n’en parlons plus, ce qui est fait est fait.

— Vous avez raison, revenons à notre affaire ; malheureusement je suis pauvre, sans cela, je vous donnerais quelques centaines de piastres, et tout serait dit.

Le marchand se gratta la tête.

— Écoutez, fit-il, je ne sais pourquoi, mais malgré ce qui s’est passé entre nous, et peut-être à cause de cela même, je ne voudrais pas que nous nous séparions dans de mauvais termes, d’autant plus que pour être franc je tiens fort peu à Quoniam.

— Qu’est-ce que c’est que cela, Quoniam ?

— C’est le nègre.

— Ah ! fort bien, drôle de nom que vous lui avez donné là ; enfin n’importe, vous dites donc que vous tenez fort peu à lui ?

— Ma foi, oui.

— Alors pourquoi lui appuyez-vous une chasse aussi acharnée avec accompagnement de chiens et de rifles ?

— Par amour-propre.

— Oh ! fit le Canadien avec un geste de mécontentement.

— Écoutez-moi, je suis marchand d’esclaves.

— Un fort vilain métier, entre parenthèse, observa le chasseur.

— Peut-être, je ne discute pas là-dessus. Il y a un mois, à Bâton-Rouge, on annonça une grande vente publique d’esclaves des deux sexes appartenant à un riche gentleman qui était mort subitement. Je me rendis donc à Bâton-Rouge. Parmi les esclaves exposés aux regards des amateurs, se trouvait Quoniam ; le drôle est jeune, bien découplé, vigoureux ; il a l’air hardi et intelligent : naturellement il me plut au premier coup d’œil et je désirai l’acheter. Je m’approchai et je le questionnai ; le drôle me répondit textuellement ceci avec une effronterie qui me décontenança tout d’abord :

— Maître, je ne vous conseille pas de m’acheter, j’ai juré d’être libre ou de mourir ; quoi que vous fassiez pour me retenir, je vous avertis que je m’échapperai ! Maintenant, voyez ce que vous avez à faire.

Cette déclaration si nette et si péremptoire me piqua. Nous verrons, lui dis-je, et j’allai trouver l’homme chargé de la vente. Cet individu qui me connaissait chercha à me dissuader d’acheter Quoniam, en me donnant une foule de raisons toutes meilleures les unes que les autres pour ne pas m’obstiner dans ma résolution. Mais mon parti était pris, je tins bon : Quoniam me fut livré au prix de quatre-vingt-dix piastres, bon marché fabuleux pour un nègre de son âge et taillé comme il l’est ; mais personne n’en voulait à aucun prix. Je mis les fers à mon esclave et je l’emmenai, non pas chez moi, mais à la prison, afin d’être plus sûr qu’il ne m’échapperait pas. Le lendemain, quand j’entrai dans la prison, Quoniam était parti ; il m’avait tenu parole.

Au bout de deux jours il était repris : le soir même il repartait, sans qu’il me fût possible de deviner par quel moyen il parvenait à déjouer les précautions que j’employais pour le retenir. Que vous dirai-je ? voilà un mois que cela dure ; il y a huit jours, il s’est encore échappé : depuis, je suis à sa recherche ; désespérant de parvenir à le retenir, la colère s’est emparée de moi, et je me suis mis à ses trousses en le suivant à la piste avec des limiers, résolu, cette fois, à en finir, coûte que coûte, avec ce maudit nègre qui me glisse continuellement entre les doigts comme une couleuvre.

— C’est-à-dire, observa le Canadien qui avait écouté avec intérêt le récit du marchand, que poussé à bout vous n’auriez pas hésité à le tuer.

— Ma foi non, d’autant plus que cet effronté coquin est tellement rusé ; il s’est si constamment moqué de moi que j’ai fini par le prendre en exécration.

— Écoutez à votre tour, master John Davis ; je ne suis pas riche, tant s’en faut ; qu’ai-je besoin d’or ou d’argent, moi homme du désert auquel Dieu dispense si généreusement la nourriture de chaque jour ? Ce Quoniam, si avide de liberté et de grand air, m’inspire malgré moi un vif intérêt ; je veux tâcher de lui donner cette liberté à laquelle il aspire avec une constance si grande. Voici ce que je vous propose : j’ai là dans ma pirogue trois peaux de jaguars et douze peaux de castors qui, vendues dans n’importe quelle ville de l’Union, vaudraient au moins cent cinquante à deux cents piastres ; prenez-les, et que tout soit fini.

Le marchand le regarda avec une surprise mêlée d’une certaine bienveillance.

— Vous avez tort, dit-il enfin ; le marché que vous me proposez est trop avantageux pour moi et trop peu pour vous. Ce n’est pas ainsi que se font les affaires.

— Que vous importe ? je me suis mis dans la tête que cet homme serait libre.

— Vous ne connaissez pas la nature ingrate des nègres, reprit-il avec insistance ; celui-là ne vous sera nullement reconnaissant de ce que vous faites pour lui, au contraire, à la première occasion peut-être vous donnera-t-il lieu de vous repentir de votre bonne action.

— C’est possible, cela le regarde, je ne lui demande pas de reconnaissance ; s’il m’en témoigne, tant mieux pour lui, sinon, à la grâce de Dieu ! j’agis selon mon cœur, ma récompense est dans ma conscience.

— By god ! vous êtes un brave garçon, savez-vous ? s’écria le marchand incapable de se contenir plus longtemps. Il serait bon que l’on rencontrât plus souvent des hommes de votre trempe. Eh bien ! je veux vous prouver que je ne suis pas aussi méchant que vous seriez en droit de le supposer après ce qui s’est passé entre nous ; je vais vous signer l’acte de vente de Quoniam, et je n’accepterai en retour qu’une peau de tigre comme souvenir de notre rencontre, bien que, ajouta-t-il avec une grimace en montrant son bras, vous m’en ayez déjà donné un autre.

— Tope ! s’écria le Canadien joyeux, seulement vous prendrez deux peaux au lieu d’une, parce que j’ai l’intention de vous demander un couteau, une hache et le rifle qui vous reste, pour que le pauvre diable auquel nous rendons la liberté (car maintenant vous êtes moitié dans ma bonne action) puisse pourvoir à sa nourriture.

— Soit ! s’écria le marchand d’un ton de bonne humeur, puisque le drôle veut absolument être libre, qu’il le soit et qu’il aille au diable.

Sur un signe de son maître, un des domestiques sortit d’une gibecière encre, plumes, papiers, et rédigea, séance tenante, non pas un acte de vente mais, d’après le désir du Canadien, un acte de libération parfaitement en règle, auquel le marchand apposa tant bien que mal sa signature, et que les domestiques signèrent ensuite comme témoins.

— Ma foi ! s’écria John Davis, il est possible qu’au point de vue des affaires j’aie fait une sottise, mais vous me croirez si vous voulez, jamais je n’ai été aussi content de moi.

— C’est que, répondit sérieusement le Canadien, vous avez aujourd’hui suivi les impulsions de votre cœur.

Le Canadien quitta alors la plate-forme pour aller chercher les peaux. Au bout d’un moment il revint avec deux magnifiques peaux de jaguars, parfaitement intactes, et qu’il donna au marchand. Celui-ci, ainsi que cela avait été convenu, lui remit les armes ; mais alors un scrupule s’empara du chasseur.

— Un moment, dit-il, si vous me donnez ces armes comment ferez-vous vous-même pour retourner aux habitations ?

— Que cela ne vous inquiète point, répondit John Davis ; j’ai laissé à trois lieues d’ici au plus mes chevaux et mes gens. D’ailleurs nous avons nos pistolets qui pourraient nous servir au besoin.

— C’est juste observa le Canadien, de cette façon vous n’avez rien à redouter ; cependant, comme votre blessure ne vous permettrait pas de faire un aussi long trajet à pied, je vais aider vos domestiques à vous préparer un brancard.

Et avec cette adresse dont il avait déjà donné tant de preuves, en un tour de main le Canadien eut confectionné, avec des branches abattues à coups de hache, un brancard sur lequel on étendit les deux peaux de tigres.

— Maintenant, dit-il, adieu ; peut-être ne nous reverrons-nous jamais. Nous nous quittons, je l’espère, en meilleurs termes que nous ne nous sommes rencontrés : souvenez-vous qu’il n’y a pas de si vilain métier qu’un honnête homme ne puisse faire honorablement ; lorsque votre cœur vous inspirera une bonne action, ne soyez pas sourd et accomplissez-la sans regret, car c’est Dieu qui vous aura parlé.

— Merci, répondit le marchand avec une certaine émotion, un mot encore avant que nous ne nous séparions !

— Parlez.

— Dites-moi votre nom, afin que si quelque jour le hasard nous remettait en présence, je puisse faire appel à vos souvenirs, comme vous feriez appel aux miens !

— C’est juste, je me nomme Tranquille, les coureurs des bois, mes confrères, m’ont surnommé le tueur de tigres.

Et avant que le marchand fût revenu de l’étonnement causé par cette subite révélation du nom d’un homme dont la renommée était universelle sur les frontières, le chasseur, après lui avoir fait un dernier signe d’adieu, avait sauté de la plate-forme, avait détaché sa pirogue et s’était éloigné en pagayant vigoureusement vers l’autre rive.

— Tranquille, le tueur de tigres ! murmura John Davis dès qu’il fut seul, c’est vraiment mon bon génie qui m’a inspiré de me faire un ami d’un tel homme.

Il s’étendit sur le brancard dont deux de ses domestiques prirent les bras, et après avoir jeté un dernier regard vers le Canadien qui en ce moment débarquait sur la rive opposée.

— En route, dit-il.

Bientôt la plate-forme redevint solitaire, le marchand et sa suite avaient disparu sous le couvert et on n’entendit plus que le bruit qui s’affaiblissait de plus en plus et ne tarda pas à s’éteindre tout-à-fait, des aboiements saccadés des limiers qui couraient en avant de la petite troupe.


III

NOIR ET BLANC.


Cependant le chasseur canadien, dont nous savons enfin le nom, avait, ainsi que nous l’avons dit, atteint le côté de la rivière où il avait laissé le nègre caché dans les broussailles de la rive.

Pendant la longue absence de son défenseur, l’esclave aurait pu facilement s’enfuir et cela avec d’autant plus de raison qu’il avait à peu près la certitude de ne pas être poursuivi avant un laps de temps qui lui aurait permis de prendre une avance considérable sur ceux qui s’acharnaient avec tant d’opiniâtreté à s’emparer de lui.

Il n’en avait cependant rien fait, soit que la pensée de sa fuite ne lui parût pas réalisable, soit qu’il se trouvât trop fatigué, soit enfin pour toute autre cause que nous ignorons ; il n’avait pas bougé de l’endroit où dans le premier moment il avait cherché un refuge ; il était demeuré les yeux obstinément fixés sur la plate-forme suivant d’un regard anxieux les divers mouvements des individus qui s’y trouvaient.

John Davis ne l’avait nullement flatté dans le portrait qu’il en avait fait au chasseur, Quoniam était réellement un des plus magnifiques spécimen de la race africaine ; âgé de vingt-deux ans au plus, il était grand, bien taillé, solidement bâti ; il avait les épaules larges, la poitrine développée, des membres, bien attachés ; il devait joindre une adresse et une légèreté peu communes à une force sans égale ; ses traits étaient fins, expressifs, sa physionomie respirait la franchise, son œil bien ouvert était intelligent, enfin, bien que sa peau fût du plus beau noir et que malheureusement, en Amérique, cette terre de liberté, cette couleur soit un stigmate indélébile de servitude, cet homme ne semblait pas avoir été créé pour l’esclavage, tellement tout en lui paraissait aspirer à la liberté et à ce libre arbitre que Dieu a donné à ses créatures et que les hommes ont vainement tenté de leur ravir.

Lorsque le Canadien remonta dans sa pirogue et que les Américains quittèrent la plate-forme, un sourire de satisfaction souleva la poitrine du nègre, car, sans savoir positivement ce qui s’était passé entre le chasseur et son ancien maître puisqu’il était trop loin pour entendre ce qui se disait, il comprit que, provisoirement du moins, il n’avait plus rien à redouter du dernier, et il attendit avec une fiévreuse impatience le retour de son généreux défenseur, afin d’apprendre ce qu’il avait désormais à craindre ou à espérer.

Dès qu’il atteignit le rivage, le Canadien poussa sa pirogue sur le sable et se dirigea d’un pas ferme et mesuré vers l’endroit où il supposait devoir trouver le nègre.

Il ne tarda pas à l’apercevoir assis et presque dans la même position que lorsqu’il l’avait quitté.

Le chasseur ne put retenir un sourire de satisfaction.

— Ah ! ah ! lui dit-il, mon ami Quoniam, vous voilà donc ?

— Oui maître. John Davis vous a dit mon nom ?

— Vous voyez ; mais que faites-vous là, pourquoi ne vous êtes-vous pas échappé pendant mon absence ?

— Quoniam n’est pas un lâche, dit-il, pour s’échapper, tandis qu’un autre risque pour lui sa vie. J’attendais, prêt à me livrer, si la sûreté du chasseur blanc était menacée[1].

Ceci fut dit avec une simplicité pleine de grandeur qui montrait que telle était en effet l’intention du noir.

— Bien, répondit affectueusement le chasseur, je vous remercie, l’intention était bonne ; heureusement votre intervention a été inutile, du reste vous aviez mieux fait de rester ici.

— Quoi qu’il arrive de moi, soyez certain, maître, que je vous en conserverai une éternelle reconnaissance.

— Tant mieux pour vous, Quoniam, cela me prouvera que vous n’êtes pas ingrat, ce qui est un des plus vilains vices dont l’humanité soit affligée ; mais, avant tout, faites-moi le plaisir de ne plus m’appeler maître, cela me chagrine : ce mot maître implique une condition dégradante d’infériorité, et puis je ne suis pas votre maître, je ne suis que votre compagnon.

— Quel autre nom un pauvre esclave peut-il vous donner ?

— Le mien, pardieu ! Appelez-moi Tranquille comme moi je vous appelle Quoniam. Tranquille n’est pas un nom difficile à retenir, je suppose.

— Oh ! pas le moins du monde, fit en riant le nègre.

— Bon ! voilà qui est convenu ; maintenant passons à autre chose, et d’abord prenez ceci.

Le chasseur sortit alors un papier de sa ceinture et le remit au noir.

— Qu’est cela ? demanda-t-il en jetant un regard inquiet sur le papier que son ignorance l’empêchait de déchiffrer.

— Cela ? reprit en souriant le chasseur, c’est un talisman précieux qui fait de vous un homme comme tous les autres et vous raye du nombre des animaux au milieu desquels vous avez été confondu jusqu’à ce jour ; en un mot, c’est un acte par lequel John Davis, natif de la Caroline du Sud, marchand d’esclaves, rend, à dater de ce jour, à Quoniam ici présent, sa liberté pleine et entière pour lui, en jouir dorénavant comme bon lui semblera, ou si vous le préférez, c’est votre acte d’affranchissement écrit par votre ci-devant maître et signé par des témoins compétents pour vous servir et valoir au besoin.

En entendant ces paroles, le nègre avait pâli comme pâlissent les hommes de sa couleur, c’est-à-dire que son visage avait pris une teinte d’un gris sale, ses yeux s’étaient démesurément ouverts, et pendant quelques secondes il était demeuré immobile, foudroyé, incapable de prononcer une parole ou de faire un geste.

Enfin, il partit d’un éclat de rire strident, bondit deux ou trois fois sur lui-même avec une souplesse de bête fauve et tout-à-coup il fondit en larmes.

Le chasseur suivait attentivement les mouvements du nègre, se sentant intéressé au dernier point à ce qu’il voyait, et éprouvait à chaque instant pour cet homme une sympathie plus grande.

— Ainsi, dit enfin le noir, je suis libre, bien libre, n’est ce pas ?

— Tout ce qu’il y a de plus libre, répondit en souriant Tranquille.

— Maintenant, je puis aller, venir, me coucher, travailler ou me reposer sans que personne m’en empêche, sans que j’aie à craindre les coups de fouet.

— Parfaitement.

— Je suis à moi, à moi seul ? Je puis agir et penser comme les autres hommes ? Je ne suis plus une bête de somme que l’on charge ou qu’on attelle ; malgré ma couleur, je suis autant que tout autre individu blanc, jaune ou rouge ?

— Tout autant, répondit le chasseur amusé et intéressé tout à la fois par ces naïves questions.

— Oh ! fit le nègre en se prenant la tête avec les mains ; oh ! je suis donc libre, enfin libre !

Il prononça ces paroles avec un accent étrange qui fit tressaillir le chasseur.

Tout-à-coup, il se jeta à genoux, joignit les mains et levant les yeux au ciel :

— Mon Dieu ! s’écria-t-il avec un accent de bonheur ineffable, toi qui peux tout, toi pour qui tous les hommes sont égaux et qui ne regarde pas à leur couleur pour les protéger et les défendre ; toi dont la bonté est sans bornes comme la puissance, merci, merci, mon Dieu, de m’avoir tiré d’esclavage et de m’avoir rendu la liberté.

Après avoir prononcé cette prière qui était l’expression des sentiments qui tourbillonnaient au fond de son cœur, le nègre se laissa aller sur le sol, et pendant quelques minutes il demeura plongé dans de sérieuses réflexions. Le chasseur respecta son silence.

Enfin, au bout de quelques instants, le nègre releva la tête.

— Écoutez, chasseur, dit-il, j’ai rendu, comme je le devais, grâces à Dieu de ma délivrance ; car c’est lui qui vous a inspiré de me défendre. Maintenant que je me sens un peu plus calme et que je commence à m’habituer à ma nouvelle condition, veuillez me faire le récit de ce qui s’est passé entre vous et mon maître, afin que je sache au juste l’étendue des obligations que je vous ai et que je règle ma conduite à venir sur ces obligations. Parlez, je vous écoute.

— À quoi bon vous faire ce récit fort peu intéressant pour vous ? vous êtes libre, cela doit vous suffire.

— Non, cela ne me suffit pas ; je suis libre, cela est vrai, mais comment le suis-je devenu ? voilà ce que j’ignore et ce que j’ai le droit de vous demander.

— Ce récit, je vous le répète, n’a rien de bien intéressant pour vous, mais cependant, comme il peut vous faire prendre une opinion meilleure de l’homme auquel vous apparteniez, je ne refuserai pas plus longtemps de vous le faire ; écoutez-moi donc.

Tranquille, après cet exorde, rapporta dans tous leurs détails les événements qui s’étaient passés entre lui et le marchand d’esclaves, puis, lorsque enfin il eut terminé :

— Eh bien ! maintenant, dit-il, êtes-vous satisfait ?

— Oui, répondit le nègre qui l’avait écouté avec l’attention la plus soutenue, je sais qu’après Dieu c’est à vous que je dois tout, je m’en souviendrai ; jamais, quelles que soient les circonstances dans lesquelles nous nous trouvions l’un et l’autre, vous n’aurez à me réclamer ma dette.

— Vous ne me devez rien, maintenant vous êtes libre ; c’est à vous d’user de cette liberté comme doit le faire un homme au cœur droit et honnête.

— Je tâcherai de ne pas me montrer indigne de ce que Dieu et vous avez fait pour moi ; je remercie aussi sincèrement John Davis du bon sentiment qui l’a poussé à prêter l’oreille à vos remontrances, peut-être pourrai-je un jour m’acquitter envers lui, et l’occasion s’en présentant, je ne la laisserai pas échapper.

— Bien ! J’aime à vous entendre parler ainsi ; cela me prouve que je ne me suis pas trompé sur votre compte : maintenant que comptez-vous faire ?

— Quel conseil me donnez-vous ?

— La question que vous m’adressez est sérieuse, je ne sais trop comment y répondre ; le choix d’une profession est toujours une chose difficile, il est nécessaire d’y réfléchir mûrement avant que de prendre une résolution quelconque à cet égard ; malgré mon désir de vous être utile, je ne voudrais pas me risquer à vous donner un conseil que sans doute par égard pour moi vous suivriez, et qui plus tard pourrait vous causer des regrets ; d’ailleurs je suis un homme dont la vie depuis l’âge de sept ans s’est constamment écoulée dans les bois, et je suis par conséquent beaucoup trop inexpérimenté de ce qu’on est convenu d’appeler le monde pour me hasarder à vous engager dans une voie que je ne connais pas moi-même et dont j’ignore les bons et les mauvais côtés.

— Ce raisonnement me semble parfaitement juste, cependant je ne puis demeurer ainsi, il me faut prendre un parti quel qu’il soit.

— Faites une chose.

— Laquelle ?

— Voici un fusil, un couteau, de la poudre et des balles ; le désert est ouvert devant vous, partez, essayez pendant quelques jours de la vie libre des grandes solitudes ; pendant vos longues heures de chasse vous réfléchirez à loisir à la profession que vous voulez embrasser, vous pèserez dans votre esprit les avantages que vous espérez en retirer, puis lorsque votre détermination sera prise irrévocablement, eh bien ! vous tournerez le dos au désert, vous reprendrez le chemin des habitations, et comme vous êtes un homme actif, intelligent et honnête, j’ai la certitude que vous réussirez quelle que soit la profession que vous choisissiez.

Le nègre hocha la tête à plusieurs reprises.

— Oui, dit-il, il y a dans ce que vous me proposez du bon et du mauvais ; ce n’est pas cela complètement que je voudrais.

— Expliquez-vous clairement, Quoniam, je devine que vous avez sur le bout de la langue quelque chose que vous n’osez dire.

— C’est vrai, je n’ai pas été franc avec vous, Tranquille, et j’ai eu tort, maintenant je le reconnais. Au lieu de vous demander hypocritement un conseil que je n’avais nullement l’intention de suivre, j’aurais dû vous dire loyalement ma façon de penser, cela aurait mieux valu de toutes les manières.

— Voyons, fit en riant le chasseur, parlez.

— Eh bien, ma foi, pourquoi ne vous dirai-je pas ce que j’ai dans le cœur. S’il existe au monde un homme qui s’intéresse à moi, c’est vous sans contredit, mieux vaut donc que je sache de suite à quoi m’en tenir ; la seule profession qui me convienne est celle de coureur des bois. Mes instincts et mes inspirations m’y poussent. Toutes mes tentatives d’évasion, alors que j’étais esclave, tendaient vers ce but. Je ne suis qu’un pauvre nègre dont l’esprit borné et l’intelligence étroite ne sauraient le guider convenablement dans les villes, où l’homme n’est prisé, non pas pour ce qu’il vaut, mais seulement pour ce qu’il paraît. À quoi me servirait cette liberté dont je suis si fier, dans une ville où pour manger et me vêtir, je serais immédiatement forcé de l’aliéner au profit du premier venu qui me donnerait ces premières ressources dont je suis complètement dénué ? Je n’aurais reconquis ma liberté que pour me rendre moi-même esclave. C’est donc dans le désert seul que je puis profiter de ce bienfait que je vous dois, sans craindre d’être jamais poussé par la misère à des actions indignes d’un homme qui a le sentiment de sa valeur. Aussi est-ce dans le désert que je veux vivre désormais, sans plus approcher des villes, que pour échanger les peaux des animaux que j’aurai tués contre de la poudre, des balles et des vêtements. Je suis jeune, vigoureux. Dieu qui m’a protégé jusqu’à présent ne m’abandonnera pas.

— Vous avez peut-être raison, je ne puis vous blâmer, moi, pour qui la vie que je mène est préférable à toute autre, de vouloir suivre mon exemple. Eh bien ! maintenant que tout est réglé et convenu à votre satisfaction, nous allons nous quitter, mon bon Quoniam, bonne chance ; peut-être nous rencontrerons-nous quelquefois sur le territoire indien.

Le nègre se mit à rire en montrant deux rangées de dents blanches comme la neige, mais il ne répondit pas.

Tranquille jeta son rifle sur son épaule, lui fit un dernier signe d’amical adieu, et se détourna pour regagner sa pirogue.

Quoniam saisit le fusil que le chasseur lui avait laissé, passa le couteau à sa ceinture, à laquelle il attacha aussi les cornes de poudre et de balles, puis, après avoir jeté un regard autour de lui pour s’assurer qu’il ne laissait rien, il suivit le chasseur qui avait déjà pris une assez grande avance sur lui.

Il l’atteignit au moment où Tranquille arrivait près de la pirogue et se mettait en devoir de la pousser à l’eau ; au bruit des pas, le chasseur se retourna.

— Tiens, dit-il, c’est encore vous, Quoniam ?

— Oui, répondit-il.

— Quelle raison vous amène de ce côté ?

— Eh ! fit le nègre en fourrant ses doigts dans sa chevelure crépue et se grattant la tête avec fureur, c’est que vous avez oublié quelque chose.

— Moi ?

— Oui, répondit-il d’un air embarrassé.

— Quoi donc ?

— De m’emmener avec vous.

— C’est vrai, dit le chasseur en lui tendant la main, pardonnez-moi, frère.

— Ainsi vous consentez ? dit-il avec une joie mal contenue ?

— Oui.

— Nous ne nous quitterons plus ?

— Cela dépendra de votre volonté.

— Oh ! alors, s’écria-t-il avec un joyeux éclat de rire, nous vivrons longtemps ensemble.

— Eh bien, soit, reprit le Canadien, venez : deux hommes, lorsqu’ils ont foi l’un en l’autre, sont bien forts dans le désert. Dieu, sans doute, a voulu que nous nous rencontrions. Nous serons frères désormais.

Quoniam sauta dans la barque et prit gaiement les pagaies.

Le pauvre esclave n’avait jamais été si heureux, jamais l’air ne lui avait paru plus pur, la nature plus belle, il lui semblait que tout lui riait et lui faisait fête ; il allait dès ce moment commencer réellement à vivre de la vie des autres hommes, sans arrière-pensée amère ; le passé n’était déjà plus qu’un songe. Il avait trouvé dans son défenseur ce que tant d’hommes cherchent vainement pendant le cours d’une longue existence, un ami, un frère, auquel il pourrait entièrement se fier et pour lequel il n’aurait pas de secrets.

En quelques minutes, ils atteignirent l’endroit qu’à son arrivée, le Canadien avait remarqué ; cet endroit, clairement désigné par les deux chênes-saules tombés en croix l’un sur l’autre, formait une espèce de petit promontoire sablonneux, favorable à l’établissement d’un campement de nuit, car de là on dominait non-seulement le cours de la rivière en haut et en bas à une longue distance, mais encore il était facile de surveiller les deux rives et de déjouer une surprise.

— C’est ici que nous passerons la nuit, dit Tranquille ; transportons auprès de nous la pirogue afin d’abriter notre feu.

Quoniam saisit la légère embarcation, la souleva, et la plaçant sur ses robustes épaules, il la porta à l’endroit que son compagnon lui avait désigné.

Cependant un laps de temps assez considérable s’était écoulé depuis que le Canadien et le nègre s’étaient si miraculeusement rencontrés. Le soleil, déjà assez bas au moment où le chasseur avait doublé la pointe et chassé les hérons, était maintenant sur le point de disparaître, la nuit tombait rapidement, et les arrière-plans du paysage commençaient déjà à être noyés dans les ombres du soir qui s’épaississaient de plus en plus.

Le désert s’éveillait, les rauques rugissements des fauves se faisaient entendre par intervalles, se mêlant aux miaulements des carcajous et aux abois saccadés des loups rouges.

Le chasseur choisit le bois le plus sec qu’il put trouver pour allumer le feu, afin que la fumée fût nulle et que la flamme au contraire éclairât les environs, de façon à dénoncer immédiatement l’approche des redoutables voisins dont ils entendaient les cris, et que la soif ne tarderait pas à amener de leur côté.

Les flamants rôtis et quelques poignées de pennekann (viande hachée et mise en poudre) composèrent le souper des aventuriers, souper bien sobre, arrosé seulement par l’eau de la rivière, mais qu’ils mangèrent de bon appétit et en hommes qui savent apprécier la valeur des mets quels qu’ils soient que leur dispense la Providence.

Lorsque la dernière bouchée fut avalée, le Canadien partagea fraternellement sa provision de tabac avec son nouveau camarade et alluma sa pipe indienne qu’il dégusta en véritable gourmet, exemple suivi consciencieusement par Quoniam.

— Maintenant, dit Tranquille, il est bon que vous sachiez qu’un vieil ami à moi m’a, il y a environ trois mois, donné rendez-vous en ce lieu ; il doit arriver demain au point du jour. C’est un chef indien. Bien qu’il soit très-jeune encore, il jouit d’une grande réputation dans sa tribu. Je l’aime comme un frère. Nous avons été pour ainsi dire élevés ensemble. Je serais heureux de vous voir dans ses bonnes grâces. C’est un homme sage, expérimenté, pour lequel la vie du désert n’a pas de secrets. L’amitié d’un chef indien est chose précieuse pour un coureur des bois ; songez à cela. Du reste, je suis convaincu que vous vous conviendrez au premier coup d’œil.

— Je ferai tout ce qu’il faudra pour cela. Il suffit que ce chef soit votre ami pour que je désire qu’il devienne le mien. Jusqu’à présent, bien que j’aie, comme esclave marron, erré assez longtemps dans les forêts, je n’ai encore jamais vu d’Indien indépendant ; il est donc possible qu’à mon insu je commette quelque maladresse. Mais croyez bien qu’il n’y aura pas de ma faute.

— J’en suis convaincu, rassurez-vous à cet égard ; je préviendrai le chef qui, je crois, sera aussi surpris que vous, car je suppose que vous serez le premier individu de votre couleur avec lequel il se sera jamais rencontré. Voici la nuit entièrement tombée, vous devez être fatigué de la poursuite obstinée dont toute la journée vous avez été l’objet et des fortes émotions que vous avez éprouvées ; dormez, moi je veillerai pour nous deux, d’autant plus que demain probablement nous aurons une longue marche à faire, et qu’il faut que vous soyez dispos.

Le nègre comprit la justesse des observations de son ami, d’autant plus qu’il tombait littéralement de fatigue ; il avait été chassé de si près par les limiers de son ancien maître, que depuis quatre jours il n’avait pas fermé les yeux. Mettant donc toute fausse honte de côté, il s’étendit les pieds au feu et s’endormit presque immédiatement.

Tranquille demeura assis sur la pirogue, son rifle entre les jambes afin d’être prêt à la moindre alerte, et il se plongea dans de sérieuses réflexions, tout en surveillant attentivement les environs et ouvrant l’oreille au plus léger bruit.




IV

LA MANADA.


La nuit était splendide, le ciel d’un bleu sombre était plaqué de millions d’étoiles qui déversaient une lumière douce et mystérieuse.

Le silence du désert était traversé par mille souffles mélodieux et animés ; des lueurs filtrant à travers l’ombrage couraient sur l’herbe fine à la manière des deux follets. Sur le rivage opposé de la rivière, de vieux chênes desséchés et moussus se dressaient comme des fantômes et agitaient à la brise leurs longues branches couvertes de lichens et de lianes, mille rumeurs couraient dans l’air, des cris sans nom sortaient des tanières invisibles de la forêt, on entendait les soupirs étouffés du vent dans le feuillage le murmure de l’eau sur les cailloux de la plage, enfin, ce bruit inexplicable et inexpliqué du flot de la vie qui vient de Dieu et que la majestueuse solitude des savanes américaines rend plus imposant.

Le chasseur se laissait malgré lui aller à la toute puissante influence de cette nature primitive qui l’entourait ; en s’y trouvant ainsi plongé, il en percevait par tous les pores la sève fortifiante ; son être tressaillait et s’identifiait à la scène sublime à laquelle il assistait ; une mélancolie douce et rêveuse s’emparait de lui ; si loin des hommes et de leur civilisation étriquée, il se sentait plus près de Dieu, et sa foi naïve s’augmentait de toute l’admiration que lui causaient les secrets à demi dévoilés des grands arcanes de la nature qu’il surprenait pour ainsi dire sur le fait.

C’est que l’âme s’agrandit, les pensées s’élargissent au contact de cette vie nomade, où chaque minute qui s’écoule amène des péripéties nouvelles et imprévues, où à chaque pas l’homme voit le doigt de Dieu empreint d’une manière indélébile sur les paysages abruptes et grandioses qui l’environnent.

Aussi cette existence de périls et de privation a-t-elle, pour ceux qui l’ont essayée, une fois, des charmes et des enivrements sans nom, des joies incompréhensibles qui font que toujours on la regrette, car c’est seulement au désert que l’homme se sent vivre, qu’il prend la mesure de sa force et que le secret de sa puissance lui est révélé.

Les heures s’écoulaient ainsi rapidement pour le chasseur, sans que le sommeil vînt clore sa paupière ; déjà la froide brise du matin faisait frissonner les hautes cimes des arbres et ridait la surface tranquille de la rivière, dont les eaux argentées reflétaient les grandes ombres de ses rives accidentées ; à l’horizon de larges bandes rosées dénonçaient le lever prochain du soleil, le hibou caché sous la feuillée avait à deux reprises salué de son houhoulement mélancolique le retour du jour, il était environ trois heures du matin.

Tranquille quitta le siége rustique sur lequel jusqu’à ce moment il était demeuré dans une complète immobilité, il secoua l’engourdissement qui s’était emparé de lui, et fit quelques pas de long en large sur la plage, afin de rétablir la circulation du sang dans tous ses membres.

Lorsqu’un homme, nous ne dirons pas s’éveille, car le brave Canadien n’avait pas une seconde fermé les yeux pendant le cours de cette longue veille, mais secoue la torpeur dans laquelle le silence, les ténèbres et par-dessus tout le froid pénétrant de la nuit l’ont plongé, il lui faut quelques minutes avant de parvenir à rentrer en possession de toutes ses facultés et rétablir l’équilibre dans son cerveau : ce fut ce qui arriva au chasseur ; cependant, habitué depuis longues années à la vie du désert, ce temps fut moins long pour lui que pour un autre, et bientôt il se retrouva dans la plénitude de son intelligence, aussi alerte, le regard aussi perçant et l’ouïe aussi subtile que le soir précédent ; il se préparait en conséquence à réveiller son compagnon qui dormait toujours de ce bon et réparateur sommeil qui n’est ici-bas le partage que des enfants et des hommes dont la conscience est pure de toute pensée mauvaise, lorsqu’il s’arrêta subitement en prêtant l’oreille avec inquiétude.

Des profondeurs reculées de la forêt qui formait un épais rideau derrière son campement, le Canadien avait entendu s’élever un bruit inexplicable, qui s’augmentait d’instant en instant et prit bientôt les proportions des roulements saccadés du tonnerre.

Ce bruit se rapprochait de plus en plus, c’étaient des piétinements secs et pressés, des froissements et des bruissements d’arbres et de branches, des mugissements sourds et qui n’avaient rien d’humain, enfin, une rumeur sans nom, effroyable et indéfinissable qui, déjà sensiblement rapprochée, résonnait comme le bruit sourd et continu des grandes eaux.

Quoniam, réveillé en sursaut par ce tumulte étrange, se tenait debout, son rifle à la main, l’œil fixé sur le chasseur, prêt à agir au premier signal, sans cependant deviner ce qui se passait, l’esprit encore appesanti par le sommeil et en proie à cette terreur instinctive qui s’empare de l’homme le plus brave lorsqu’il se sent menacé par un danger terrible et inconnu.

Quelques minutes se passèrent ainsi.

— Que faire ? murmura Tranquille avec hésitation, en cherchant mais vainement à explorer du regard les profondeurs de la forêt et à s’expliquer ce qui se passait.

Tout à coup un sifflement aigu éclata à peu de distance.

— Ah ! s’écria Tranquille avec un mouvement de joie en redressant subitement la tête, je vais donc enfin savoir à quoi m’en tenir.

Et portant ses doigts à sa bouche, il imita le cri du héron ; au même instant un homme s’élança de la forêt et en deux bonds de tigre, il se trouva aux côtés du chasseur.

— Ooah ! s’écria-t-il, que fait donc ici mon frère ?

Cet homme était le Cerf-Noir.

— Je vous attends, chef, répondit le Canadien.

Le Peau-Rouge était un homme de vingt-six à vingt-sept ans, d’une taille moyenne, mais parfaitement proportionnée, il portait, le grand costume de guerre de sa nation, et il était peint et armé comme s’il eût été en expédition ; son visage était beau, ses traits intelligents, empreints d’une suprême majesté, sa physionomie loyale respirait la bravoure et la bonté.

En ce moment, il semblait en proie à une agitation d’autant plus extraordinaire que les Peaux-Rouges se font un point d’honneur de ne se laisser jamais émouvoir par aucun événement quelque terrible qu’il soit, ses yeux lançaient des éclairs, sa parole était brève, saccadée, sa voix avait un accent métallique.

— Vite ! dit il, nous avons perdu trop de temps déjà !

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Tranquille.

— Les bisons ! dit le chef.

— Oh ! oh ! s’écria Tranquille avec terreur.

Il avait compris ; ce bruit qu’il entendait depuis quelque temps déjà était causé par une manada (troupe) de bisons, qui accouraient de l’est se rendant probablement dans les hautes prairies de l’ouest.

Ce que le chasseur avait si promptement deviné, a besoin d’être brièvement expliqué au lecteur, afin qu’il puisse comprendre à quel terrible danger se trouvaient subitement exposés nos personnages.

On nomme manada dans les anciennes possessions espagnoles une réunion de plusieurs milliers d’animaux sauvages ; les bisons, dans leurs migrations périodiques pendant la saison des amours, se réunissent parfois en manadas de quinze et vingt mille individus qui forment une troupe compacte et voyageant de conserve ; ces animaux vont toujours droit devant eux, serrés les uns contre les autres, ils franchissent tout, renversent tous les obstacles qui s’opposent à leur passage : malheur au téméraire qui tenterait d’arrêter ou de changer la direction de leur course furibonde, il serait broyé comme un fétu de paille sous les pieds de ces stupides animaux qui passeraient dessus son corps sans même l’apercevoir.

La position de nos personnages était donc fort critique, car le hasard les avait placés juste en face d’une manada qui arrivait sur eux avec la rapidité de la foudre.

Toute fuite était impossible, il n’y fallait pas songer, résister était plus impossible encore.

Le bruit se rapprochait avec une effrayante rapidité, déjà on entendait distinctement les mugissements sauvages des bisons, mêlés aux aboiements des loups rouges, et aux miaulements saccadés des jaguars qui voltigeaient sur les flancs de la manada et chassaient les retardataires ou ceux qui s’écartaient imprudemment à droite ou à gauche.

Un quart d’heure à peine et c’en était fait, la hideuse avalanche apparaissait balayant tout sur son passage avec cette force irrésistible de la brute que rien ne peut vaincre.

Nous le répétons, la position était critique.

Le Cerf-Noir se rendait au rendez-vous que lui-même avait assigné au chasseur canadien, déjà il n’était plus éloigné que de trois ou quatre lieues de l’endroit où il comptait rencontrer son ami, lorsque son oreille exercée avait saisi le bruit de la course furibonde des bisons. Cinq minutes lui avaient suffi pour comprendre l’imminence du danger qui menaçait le chasseur ; avec cette rapidité de décision qui caractérise les Peaux-Rouges dans les cas extrêmes, il avait résolu d’avertir son ami, de le sauver ou de périr avec lui ; alors il s’était élancé en avant, franchissant avec une rapidité vertigineuse l’espace qui le séparait du lieu du rendez-vous, n’ayant plus qu’une pensée, distancer la manada de façon à ce que le chasseur pût se sauver ; malheureusement, quelque rapide qu’eût été sa course, et les Indiens sont renommés pour leur fabuleuse agilité, il n’avait pu arriver assez à temps pour mettre en sûreté celui qu’il voulait sauver.

Lorsque le chef, après avoir averti le chasseur, eût reconnu l’inutilité de ses efforts, une réaction subite s’opéra en lui, ses traits animés par l’inquiétude reprirent leur rigidité habituelle, un sourire triste glissa sur ses lèvres dédaigneuses, il se laissa aller sur le sol en murmurant d’une voix sombre :

— Le Wacondah n’a pas voulu !

Mais Tranquille n’accepta pas la position avec cette résignation et ce fatalisme, le chasseur appartenait à cette race d’hommes énergiques, dont le caractère fortement trempé ne se laisse jamais abattre et qui luttent jusqu’au dernier souffle.

Lorsqu’il vit que le Peau-Rouge avec le fatalisme particulier à sa race abandonnait la partie, il résolut de faire un suprême effort et de tenter l’impossible.

À une vingtaine de pas en avant de l’endroit où le chasseur avait établi son campement, se trouvaient plusieurs chênes-saules renversés sur le sol, morts de vieillesse et pour ainsi dire empilés les uns sur les autres, puis derrière cette espèce de retranchement naturel un bouquet de cinq ou six chênes poussaient isolés de tous les autres et formant une espèce d’oasis au milieu des sables de la plage de la rivière.

— Alerte ! cria le chasseur, Quoniam, ramassez le plus de bois mort que vous trouverez et venez ici ; chef, faites de même.

Les deux hommes obéirent sans comprendre, mais rassurés par le sang-froid de leur compagnon.

En quelques minutes un amas considérable de bois mort fut empilé au-dessus des chênes renversés.

— Bon ! cria le chasseur, vive Dieu ! tout n’est pas perdu encore, bon courage !

Portant alors sur ce bûcher improvisé les restes du feu allumé par lui à son campement pour combattre le froid de la nuit, il attisa et aviva le feu avec des matières résineuses, et en moins cinq minutes une large colonne s’éleva en tourbillonnant vers le ciel et forma bientôt un rideau épais et large de plus de dix mètres.

— En retraite ! en retraite, s’écria le chasseur, suivez-moi.

Le Cerf-Noir et Quoniam s’élancèrent sur ses pas.

Le Canadien n’alla pas loin ; arrivé au bouquet d’arbres dont nous avons parlé, il grimpa sur le plus gros avec une adresse et une agilité sans égales et bientôt lui et ses compagnons se trouvèrent perchés cinquante mètres en l’air, confortablement établis sur de fortes branches et cachés complètement par le feuillage.

— Là, fit le Canadien avec le plus grand sang-froid, voici notre dernière ressource : dès que la colonne apparaîtra, feu sur les éclaireurs ; si la lueur des flammes effraie les bisons nous sommes sauvés, sinon, nous n’aurons plus qu’à mourir. Mais du moins nous aurons fait tout ce qui nous aura été possible pour sauver notre vie.

Le feu allumé par le chasseur avait pris des proportions gigantesques ; il s’était étendu de proche en proche, enflammant des herbes et les buissons, et bien que trop éloigné de la forêt pour pouvoir l’incendier, il forma bientôt un rideau de flammes de près d’un quart de mille, dont les lueurs rougeâtres teignaient au loin le ciel et imprimaient au paysage un cachet de saisissante et sauvage grandeur.

De l’endroit où les chasseurs s’étaient réfugiés ils dominaient cet océan de flammes qui ne pouvait les atteindre et planaient complétement sur sa fournaise.

Tout à coup un craquement terrible se fit entendre et l’avant-garde de la manada apparut sur la lisière de la forêt.

— Attention ! s’écria le chasseur en épaulant son rifle.

Les bisons surpris à l’improviste par la vue de ce mur de flamme qui s’élevait subitement devant eux, éblouis par la lueur éclatante du feu, en même temps que brûlés par sa chaleur extrême, hésitèrent un instant comme s’ils se fussent consultés, puis soudain ils se ruèrent en avant avec une aveugle fureur en poussant des bramements de colère.

Trois coups de feu éclatèrent.

Les trois bisons les plus avancés tombèrent en se roulant dans les angoisses de l’agonie.

— Nous sommes perdus, dit froidement Tranquille.

Les bisons avançaient toujours.

Mais bientôt la chaleur devint insupportable ; la fumée, poussée par la brise dans la direction de la manada, aveugla les animaux, alors une réaction s’opéra ; il y eut un temps d’arrêt suivi bientôt d’un mouvement de recul.

Les chasseurs, la poitrine haletante, suivaient d’un regard anxieux les péripéties étranges de cette scène terrible. C’était une question de vie ou de mort qui se décidait en ce moment pour eux, leur existence ne tenait plus qu’à un fil.

Cependant la masse poussait toujours en avant. Les animaux qui guidaient la manada ne purent résister au choc de ceux qui les suivaient ; ils furent renversés et foulés aux pieds, par ceux qui venaient derrière, mais ceux-là, saisis à leur tour par la chaleur, voulurent aussi rebrousser chemin ; dans cet instant suprême quelques bisons se débandèrent à droite et à gauche : c’en fut assez, les autres les suivirent ; alors deux courants s’établirent de chaque côté du feu et la manada coupée en deux s’écoula comment un torrent qui a brisé ses digues, se rejoignant sur la rive et franchissant la rivière en colonne serrée.

C’était un horrible spectacle que celui qu’offrait cette manada fuyant épouvantée avec des cris de terreur, poursuivie par les fauves et enserrant, au milieu d’elle, le feu allumé par le chasseur, et qui semblait un lugubre phare destiné à éclairer la route.

Bientôt ils plongèrent dans la rivière qu’ils traversèrent en ligne droite, et leur longue colonne brune serpenta sur l’autre rive où la tête de la manada ne tarda pas à disparaître.

Les chasseurs étaient sauvés grâce à la présence d’esprit et au sang-froid du Canadien ; cependant, pendant près de deux heures encore, ils demeurèrent blottis au milieu des branches qui les abritaient.

Les bisons continuaient à passer à droite et à gauche. Le feu avait fini par s’éteindre faute d’aliments ; mais désormais la direction était donnée, et en arrivant au brasier qui n’était qu’un monceau de cendres, la colonne se séparait d’elle-même en deux parties et filait à droite et à gauche.

Enfin l’arrière-garde apparut harcelée par les jaguars qui bondissaient sur ses flancs et ses derrières, puis ce fut tout. Le désert dont le silence avait été un instant troublé retomba dans son calme habituel, seulement une large sente tracée au milieu de la forêt et jonchée d’arbres brisés attesta seule le passage furibond de cette troupe désordonnée.

Les chasseurs respirèrent ; maintenant ils pouvaient, sans danger, quitter leur forteresse aérienne et redescendre sur le sol.


V

LE CERF-NOIR.


Aussitôt que nos trois personnages eurent mis pied à terre, ils rassemblèrent les tisons épars du brasier presque éteint afin d’allumer le feu sur lequel devait cuire le déjeuner.

Les vivres ne leur faisant pas faute, ils ne furent pas obligés de recourir à leurs provisions particulières, plusieurs bisons étendus sans vie leur offraient à profusion le mets le plus succulent du désert.

Pendant que Tranquille s’occupait à préparer convenablement une bosse de bison, le noir et le Peau-Rouge s’examinaient avec une curiosité qui se trahissait par des exclamations de surprise de part et d’autre.

Le nègre riait comme un fou en considérant l’aspect étrange du guerrier indien dont le visage était peint de quatre couleurs différentes, et qui portait un costume si étrange aux yeux du brave Quoniam, qui jamais, nous l’avons dit, ne s’était encore rencontré avec des Indiens.

Celui-ci manifestait son étonnement d’une manière différente ; après être resté longtemps immobile à regarder le nègre, il s’approcha de lui, et sans prononcer un mot, il saisit le bras de Quoniam et commença à le frotter de toutes ses forces avec un pan de sa robe de bison.

Le nègre, qui d’abord s’était prêté de bonne grâce à la fantaisie de l’Indien, ne tarda pas à s’impatienter ; il chercha d’abord à se dégager, mais sans pouvoir y réussir ; le chef le tenait ferme et procédait consciencieusement à sa singulière opération. Cependant le nègre, que ce frottement continuel commençait non-seulement à incommoder, mais encore à faire singulièrement souffrir, se mit à pousser des cris horribles en faisant les plus grands efforts pour échapper à son impassible bourreau.

L’attention de Tranquille fut éveillée par les cris de Quoniam ; il releva vivement la tête, et accourut en toute hâte pour délivrer le nègre qui roulait des yeux effarés, sautait de côté et d’autre, et hurlait comme un damné.

— Pourquoi mon frère tourmente-t-il ainsi cet homme ? demanda le Canadien en s’interposant.

— Moi, répondit le chef avec surprise ; je ne le tourmente pas ; son déguisement n’est pas nécessaire, je le lui ôte.

— Comment, mon déguisement ! s’écria Quoniam.

Tranquille lui imposa silence d’un geste.

— Cet homme n’est pas déguisé, continua-t-il.

— À quoi bon se peindre ainsi tout le corps ? reprit opiniâtrement le chef, les guerriers ne se peignent que le visage.

Le chasseur ne put retenir un éclat de rire.

— Mon frère se trompe, dit-il, dès qu’il eut repris son sérieux, cet homme appartient à une race à part ; le Wacondah lui a fait la peau noire, de même qu’il a fait celle de mon frère rouge et la mienne blanche ; tous les frères de cet homme sont de sa couleur, le Grand-Esprit l’a voulu ainsi, afin de ne pas les confondre avec les nations Peaux-Rouges et les Visages-Pâles ; que mon frère regarde sa robe de bison, il verra que pas la moindre parcelle de noir ne s’y est attaché.

— Oeht ! fit l’Indien en baissant la tête comme un homme placé devant un problème insoluble, le Wacondah peut tout !

Et il obéit machinalement au chasseur en jetant un regard distrait sur le pan de sa robe qu’il n’avait pas encore songé à lâcher.

— Maintenant, continua Tranquille, veuillez, chef, considérer cet homme comme un ami, et faire pour lui ce que vous feriez au besoin pour moi, je vous en aurai la plus grande obligation.

Le chef s’inclina avec grâce et tendant la main au nègre :

— Les paroles de mon frère le chasseur raisonnent à mon oreille avec la douceur du chant du centonztle, dit-il. Wah-rush-a-menec (le Cerf-Noir) est un sachem dans sa nation, sa langue n’est pas fourchue et les paroles que souffle sa poitrine sont claires, car elles viennent de son cœur ; la Face-Noire aura sa place au feu du conseil des Pawnées, car à partir de ce moment il est l’ami d’un chef.

Quoniam salua l’Indien et répondit chaleureusement à son serrement de main.

— Je ne suis qu’un pauvre noir, dit-il, mais mon cœur est pur et mon sang coule aussi rouge dans mes veines que si j’étais blanc ou Indien, tous deux avez droit à me demander ma vie, je vous la donnerai avec joie.

Après cet échange mutuel d’assurance d’amitié, les trois hommes s’accroupirent sur le sol et se mirent en devoir de déjeuner.

Grâce aux émotions de la matinée, les aventuriers avaient un appétit féroce ; ils firent honneur à la bosse de bison qui disparut presque entièrement sous leurs attaques réitérées, et qu’ils arrosèrent de quelques cornes d’eau coupée avec du rhum dont Tranquille avait une petite provision dans une gourde pendue à sa ceinture.

Lorsque le repas fut terminé, les pipes furent allumées et chacun se mit à fumer silencieusement et avec cette gravité particulière aux gens qui vivent dans les bois.

Lorsque la pipe du chef fut éteinte il en secoua la cendre sur le pouce de la main gauche, repassa le tuyau à sa ceinture, et se tournant vers Tranquille :

— Mes frères veulent-ils tenir conseil ? dit-il.

— Oui, répondit le Canadien ; lorsque je vous ai quitté sur le Haut-Missouri, à la fin de la lune de Mikini-Quisis (mois des fruits brûlés, juillet), vous m’avez donné rendez-vous à la crique des chênes-saules morts de la rivière de l’élan, pour le dix septembre, jour de la lune de Inaqui-Quisis (mois des feuilles tombantes, septembre), deux heures avant le lever du soleil ; chacun de nous a été exact ; j’attends maintenant qu’il vous plaise de m’expliquer, chef, pourquoi vous m’avez assigné ce rendez-vous.

— Mon frère a raison, le Cerf-Noir parlera.

Après avoir prononcé ces paroles, le visage de l’Indien sembla s’assombrir et il tomba dans une rêverie profonde que ses compagnons respectèrent attendant patiemment qu’il reprît la parole.

Enfin après environ un quart d’heure, le chef indien passa sa main sur son front à plusieurs reprises, leva la tête, jeta un regard investigateur autour de lui, et se décida à parler, mais d’une voix basse et contenue, comme si, même dans ce désert, il eût redouté que ses paroles tombassent dans des oreilles ennemies.

— Mon frère le chasseur me connaît depuis l’enfance, dit-il, puisqu’il a été élevé par les sachems de ma nation ; je ne lui dirai donc rien de moi. Le grand chasseur pâle a un cœur indien dans la poitrine ; le Cerf-Noir lui parlera comme un frère à un frère. Il y a trois lunes, le chef chassait avec son ami l’élan et le daim dans les prairies du Missouri, lorsqu’un guerrier pawnée arriva à toute bride, prit le chef en particulier et causa secrètement avec lui pendant de longues heures ; mon frère se souvient-il de cela ?

— Parfaitement, chef, je me souviens qu’après cette longue conversation le Renard-Bleu, car tel était le nom du guerrier pawnée, partit aussi rapidement qu’il était venu, et mon frère qui jusqu’à ce moment avait été gai et enjoué devint subitement triste ; malgré les questions que j’adressai à mon frère, il ne voulut pas me faire connaître la cause de cette subite tristesse et le lendemain au soleil il me quitta en me donnant rendez-vous ici pour aujourd’hui.

— Oui, répondit l’Indien, cela est exact, les choses se sont passées ainsi, mais ce qu’alors je ne pouvais pas dire, je vais maintenant l’apprendre à mon frère.

— Mes oreilles sont ouvertes, répondit le chasseur en s’inclinant, je crains que mon frère n’ait malheureusement que de mauvaises nouvelles à me donner.

— Mon frère jugera, dit-il : Voilà les nouvelles que m’apporta le Renard-Bleu. Un jour un visage pâle des Longs-Couteaux de l’Ouest était arrivé sur les bords de la rivière de l’Elk où s’élevait le village des Pawnées-Serpents, suivi d’une trentaine de guerriers des Visages-Pâles, de plusieurs femmes et de grandes maisons médecines traînées par des bisons rouges sans bosse et sans crinière. Ce Visage-Pâle s’arrêta à deux portées de flèches du village de ma nation sur la rive opposée de la rivière, alluma des feux et campa. Mon père, ainsi que mon frère le sait, était le premier sachem de la tribu ; il monta à cheval, et, suivi de quelques guerriers, il traversa la rivière, et se présenta à l’étranger afin de lui souhaiter la bienvenue sur le territoire de chasse de notre nation et de lui offrir les rafraîchissements dont il pourrait avoir besoin.

Ce Visage-Pâle était un homme de haute taille, aux traits durs et accentués. La neige de plusieurs hivers avait blanchi sa chevelure. Il se mit à rire aux paroles de mon père et lui répondit : Êtes-vous le chef des Peaux-Rouges de ce village ? — Oui, dit mon père. Alors le Visage-Pâle sortit de ses vêtements un grand collier[2], sur lequel étaient dessinées des figures étranges, et le montrant à mon père : Votre grand-père pâle, des États-Unis, lui dit-il, m’a donné la propriété de toutes les terres qui s’étendent depuis la chute de l’antilope jusqu’au lac aux bisons ; voici, ajouta-t-il en frappant avec le dos de la main sur le collier, ce qui prouve mon droit.

Mon père et les guerriers qui l’accompagnaient se mirent à rire.

— Notre grand-père pâle, répondit-il, ne peut donner ce qui ne lui appartient pas ; cette terre dont vous parlez forme les territoires de chasse de ma nation depuis que la grande tortue est sortie du sein de la mer pour soutenir le monde sur son écaille.

— Je n’entends pas ce que vous me dites, reprit le visage pâle, je sais seulement que cette terre m’a été donnée et que si vous ne consentez pas à vous retirer et à m’en laisser la libre jouissance, je saurai vous y contraindre.

— Oui, interrompit Tranquille, voilà le système de ces hommes : le meurtre et la rapine.

— Mon père se retira, continua l’Indien, sous le coup de cette menace ; immédiatement les guerriers prirent les armes, les femmes furent cachées dans une caverne, et la tribu se prépara à la résistance. Le lendemain, au point du jour, les Visages-Pâles traversèrent la rivière et attaquèrent le village. Le combat fut long et acharné ; il dura tout l’espace compris entre deux soleils ; mais que pouvaient faire de pauvres Indiens contre les Visages-Pâles, armés de rifles ? Ils furent vaincus et forcés de prendre la fuite ; deux heures plus tard leur village était réduit en cendres, et les os des ancêtres jetés aux quatre vents. Mon père avait été tué dans la bataille.

— Oh ! s’écria le Canadien avec douleur.

— Ce n’est pas tout, reprit le chef ; les visages pâles découvrirent la caverne où s’étaient réfugiées les femmes de la tribu, elles furent toutes ou du moins presque toutes, car dix ou douze tout au plus réussirent à s’échapper en emportant leurs papous (enfants), elles furent, dis-je, massacrées de sang-froid avec tous les raffinements de la plus horrible barbarie.

Après avoir prononcé ces paroles, le chef cacha sa tête dans sa robe de bison, et ses compagnons entendirent les sanglots qu’il cherchait vainement à étouffer.

— Voilà, reprit-il au bout d’un instant, les nouvelles que me communiqua le Renard-Bleu : mon père était mort dans ses bras en me léguant sa vengeance ; mes frères poursuivis comme des bêtes fauves par leurs féroces ennemis, contraints de se cacher au fond des forêts les plus impénétrables, m’avaient élu pour chef ; j’acceptai en faisant jurer aux guerriers de ma nation de venger, sur les Visages-Pâles qui se sont emparés de notre village et ont massacré nos frères, le mal qu’il nous ont fait ; depuis notre séparation je n’ai pas perdu un instant pour rassembler tous les éléments de ma vengeance. Aujourd’hui tout est prêt, les Visages-Pâles se sont endormis dans une trompeuse sécurité, leur réveil sera terrible. Mon frère me suivra-t-il ?

— Oui pardieu ! je vous suivrai, chef, et je vous aiderai de tout mon pouvoir, répondit résolument Tranquille, car votre cause est juste, mais à une condition.

— Que mon frère parle.

— La loi du désert dit œil pour œil, dent pour dent, cela est vrai, mais vous pouvez vous venger sans déshonorer votre victoire par d’inutiles barbaries ; ne suivez pas l’exemple qui vous a été donné, soyez humain, chef, le Grand-Esprit sourira à vos efforts et vous sera favorable.

— Le Cerf-Noir n’est pas cruel, répondit le chef, il laisse cela aux Visages-Pâles, il ne veut que la justice.

— Ce que vous dites-là est bien, chef, je suis heureux de vous entendre parler ainsi, mais vos mesures sont-elles bien prises, vos forces sont-elles assez considérables pour vous assurer le succès. Vous savez que les Visages-Pâles sont nombreux, ils ne laissent jamais une agression impunie ; vous devez vous attendre, quoi qu’il arrive, à de terribles représailles.

L’Indien sourit avec dédain.

— Les Grands-Couteaux de l’ouest sont des chiens et des lapins poltrons ; les femmes des Pawnées leur donneront des jupons, répondit-il ; le Cerf-Noir ira avec sa tribu s’établir dans les grandes prairies des Comanches qui les recevront comme des frères, et les Faces-Pâles de l’ouest ne sauront où les trouver.

— Ceci est assez bien imaginé, chef, mais depuis que vous avez été chassé de votre village, n’avez-vous pas entretenu des espions auprès des Américains, afin de vous tenir au courant de leurs actions ? Cela était important pour la réussite de vos projets postérieurs.

Le Cerf-Noir sourit, mais sans répondre, d’où le Canadien conclut que le Peau-Rouge avait, avec cette sagacité et cette patience qui caractérisent les hommes de sa race, pris toutes les précautions nécessaires pour assurer la réussite du coup de main qu’il voulait tenter contre le nouveau défrichement.

Tranquille, par l’éducation à demi indienne qu’il avait reçue et par la haine héréditaire qu’en vrai Canadien il portait à la race anglo-saxonne, était on ne peut mieux disposé à aider franchement le chef Pawnée de tirer des Nord-Américains une éclatante vengeance des insultes qu’il en avait reçues, mais avec cette rectitude de jugement qui faisait le fond de son caractère, il ne voulait pas laisser les Indiens se porter sur leurs ennemis à ces atroces cruautés auxquelles ils se laissent trop souvent aller dans le premier enivrement de la victoire ; aussi la détermination qu’il avait prise avait-elle un double but, d’abord celui d’assurer s’il était possible le succès de ses amis, ensuite d’user de toute l’influence qu’il possédait sur eux pour les retenir après le combat et les empêcher d’assouvir leur rage sur les vaincus et surtout sur les femmes et les enfants.

Du reste, il ne s’en cacha pas auprès du Cerf-Noir et posa, ainsi que nous l’avons vu, comme condition expresse de sa coopération, qui certes n’était pas à dédaigner pour les Indiens, qu’aucune cruauté inutile ne serait commise.

Quoniam n’y mit pas, de son côté, tant de façon ; ennemi naturel des blancs et surtout des Nord-Américains, il saisit avec empressement l’occasion de leur faire le plus de mal possible et de se venger des mauvais traitements qu’il avait endurés, sans se donner la peine de réfléchir que les gens contre lesquels il allait combattre étaient innocents des injures qu’il avait reçues : ces individus étaient des Nord-Américains, cette raison était plus que suffisante pour justifier aux yeux du vindicatif nègre la conduite qu’il se proposait de tenir lorsque le moment serait venu.

Au bout de quelques instants le Canadien reprit la parole.

— Où sont vos guerriers ? demanda-t-il au chef.

— Je les ai laissés à trois soleils de marche de l’endroit où nous sommes ; si mon frère n’a plus rien qui le retienne ici, nous nous mettrons en marche immédiatement afin de les rejoindre le plus tôt possible, mon retour est impatiemment attendu de mes guerriers.

— Partons alors, fit le Canadien, la journée n’est pas encore avancée, il est inutile que nous perdions notre temps à bavarder comme de vieilles femmes curieuses.

Les trois hommes se levèrent, bouclèrent leur ceinture, jetèrent leur rifle sur l’épaule, s’enfoncèrent à grands pas dans la sente tracée à travers la forêt par la manada des bisons et bientôt ils eurent disparu sous le couvert.



VI

LA CONCESSION.


Nous abandonnerons pendant quelques instants nos trois voyageurs et usant de notre privilège de conteur, nous transporterons la scène de notre récit quelques centaines de milles plus loin, dans une riche et verdoyante vallée du haut Missouri, cette majestueuse rivière aux eaux claires et limpides, sur les bords de laquelle s’élèvent aujourd’hui tant de villes et de villages prospères, que sillonnent dans tous les sens les magnifiques steam-boats américains, mais qui, à l’époque où se passe notre histoire, était encore presque inconnue et ne reflétait dans ses eaux profondes que les hautes et épaisses ramures des sombres et mystérieuses forêts vierges qui couvraient ses rives.

À l’extrémité d’une fourche formée par deux affluents assez considérables du Missouri, se déroule une vaste vallée bornée d’un côté par des montagnes abruptes et de l’autre par une longue file de hautes collines boisées.

Cette vallée couverte presque en entier d’épaisses forêts remplies de gibier de toute sorte, était un rendez-vous de prédilection des Indiens Pawnées, dont une tribu nombreuse, celle des Serpents, s’était même établie à demeure à l’angle de la fourche, afin d’être plus près de son territoire de chasse de prédilection. Le village des Indiens était assez considérable, il comptait environ trois cent cinquante feux, ce qui est énorme pour les Peaux-Rouges, qui généralement n’aiment pas se réunir en grand nombre au même endroit, de crainte de souffrir de la famine ; mais la position du village était si bien choisie, que cette fois les Indiens avaient dérogé à leurs habitudes ; en effet, d’un côté la forêt leur fournissait plus de gibier qu’ils n’en pouvaient consommer, de l’autre, la rivière abondait en poissons de toutes sortes d’un goût délicieux, et les prairies qui les environnaient étaient couvertes pendant toute l’année d’une herbe haute et drue qui offrait des pâturages excellents aux chevaux ; depuis plusieurs siècles peut-être, les Pawnées-Serpents s’étaient définitivement fixés dans cette bienheureuse vallée qui, grâce à sa position abritée de toutes parts, jouissait d’un climat doux et exempt de ces grandes perturbations atmosphériques qui si souvent bouleversent les hautes latitudes américaines. Les Indiens vivaient là tranquilles et ignorés, s’occupant de chasse et de pêche, envoyant au loin chaque année de petites troupes de jeunes gens suivre le sentier de la guerre sous les ordres des chefs les plus renommés de la nation.

Tout à coup cette existence paisible avait été troublée sans retour ; le meurtre et l’incendie s’étaient étendus comme un sinistre linceul sur la vallée ; le village avait été détruit de fond en comble et ses habitants massacrés sans pitié.

Les Américains du Nord avaient enfin eu connaissance de cet Éden ignoré, et comme toujours ils avaient signalé leur présence sur ce coin de terre nouveau pour eux, et leur prise de possession par le vol, le rapt et l’assassinat.

Nous ne reviendrons pas ici sur le récit fait au Canadien par le Cerf-Noir, nous nous bornerons seulement à constater que ce récit était vrai de tout point et qu’en le faisant, le chef, loin de l’assombrir par des exagérations emphatiques, l’avait au contraire adouci avec une justice et une impartialité peu communes.

Nous pénétrerons dans la vallée trois mois environ après l’arrivée, si fatale aux Peaux-Rouges, des Américains, et nous décrirons en peu de mots la façon dont ceux-ci s’étaient établis sur le territoire dont ils avaient chassé si cruellement les légitimes propriétaires.

À peine maîtres sans conteste du terrain, les Américains avaient commencé ce qu’on appelle un défrichement.

Le gouvernement des États-Unis avait, il y a une trentaine d’années, et a probablement encore l’habitude, aujourd’hui, de récompenser les services de ses anciens officiers en leur faisant des concessions de terres sur les frontières de la République les plus menacées par les Indiens. Cette coutume avait le double avantage d’étendre peu à peu les limites du territoire américain en refoulant les Peaux-Rouges dans les déserts et de ne pas abandonner sans ressources, dans leurs vieux jours, de braves soldats qui, pendant la plus grande partie de leur vie, avaient noblement versé leur sang pour leur patrie.

Le capitaine Jam Watt était le fils d’un officier distingué de la guerre de l’indépendance ; le colonel Lionel Watt, officier d’ordonnance de Washington, avait, aux côtés de ce célèbre fondateur de la République américaine, assisté à toutes les batailles livrées aux Anglais ; blessé grièvement au siège de Boston, il avait, à son grand regret, été contraint de rentrer dans la vie privée ; mais, fidèle à ses principes de loyauté, aussitôt que son fils James eut atteint sa vingtième année, il lui fit prendre sa place sous les drapeaux.

À l’époque où nous les mettons en scène, James Watt était un homme de quarante-cinq ans environ, bien qu’il en parût dix de plus au moins, à cause des fatigues sans nombre du dur métier des armes dans lequel s’était écoulée sa jeunesse.

C’était un homme de cinq pieds huit pouces, fortement charpenté, large d’épaules, sec, nerveux, et doué d’une santé de fer ; son visage dont les lignes étaient d’une rigidité extrême, était empreint de cette expression d’énergique volonté mêlée d’insouciance, trait particulier aux physionomies des hommes dont l’existence n’a été qu’une suite continuelle de dangers surmontés. Sa chevelure courte et grisonnante, son teint hâlé, ses yeux noirs et perçants, sa bouche bien fendue, mais aux lèvres un peu minces, imprimaient à sa figure une expression de sévérité inflexible qui ne manquait pas de grandeur.

Le capitaine Watt, marié depuis deux ans à une charmante jeune fille qu’il adorait, était père de deux enfants, un garçon et une fille.

Sa femme, nommée Fanny, était sa parente éloignée. Elle était brune avec de ravissants yeux bleus, douce et modeste. Bien que beaucoup plus jeune que son mari, puisqu’elle n’avait pas encore vingt-deux ans, Fanny éprouvait pour lui la plus profonde et la plus sincère affection.

Lorsque le vieux soldat s’était vu père, qu’il avait commencé à éprouver les joies intimes de la famille, une révolution s’était opérée en lui, il avait subitement pris l’état militaire en dégoût et n’avait plus désiré que les joies tranquilles du foyer.

James Watt était un de ces hommes pour lesquels de la conception à l’exécution d’un projet il n’y a qu’un pas. Aussi, à peine la pensée de se retirer du service lui fût-elle venue, qu’il l’exécuta immédiatement, résistant à toutes les remontrances et à toutes les objections que lui faisaient ses amis.

Cependant, bien que le capitaine désirât rentrer dans la vie privée, il n’entendait en aucune façon quitter le harnais militaire pour endosser l’habit du citadin. La vie monotone des villes de l’Union n’avait rien de bien séduisant pour un vieux soldat dont l’agitation et le mouvement avaient été pour ainsi dire l’état normal pendant tout le cours de son existence.

En conséquence, après y avoir mûrement réfléchi, il s’arrêta à un moyen terme qui, dans son opinion, devait remédier à ce que la vie civile aurait eu pour lui de trop simple et de trop tranquille.

Ce moyen était de solliciter une concession sur la frontière indienne, de défricher cette concession avec ses engagés et ses domestiques et de vivre là heureux et occupé, comme un seigneur du moyen-âge au milieu de ses vassaux.

Cette idée souriait d’autant plus au capitaine qu’il lui semblait que, de cette façon, il continuait, en quelque sorte, à servir activement son pays puisqu’il plantait les premiers jalons d’une prospérité future et faisait éclore les premières lueurs de la civilisation sur des terres livrées encore à toutes les horreurs de la barbarie.

Le capitaine avait longtemps été occupé, avec sa compagnie, à défendre les frontières de l’Union contre les déprédations continuelles des Peaux-Rouges et à s’opposer à leurs incursions ; il avait donc une connaissance superficielle, il est vrai, mais suffisante des mœurs indiennes et des moyens qu’il fallait employer pour ne pas être inquiété par ces remuants voisins.

Dans le cours des nombreuses expéditions que son service l’avait contraint de faire, le capitaine avait visité bien des plaines fertiles, bien des territoires dont l’aspect lui avait plu, mais il en était un surtout dont le souvenir était opiniâtrement demeuré gravé dans sa mémoire, c’était celui d’une délicieuse vallée qu’il avait entrevue un jour comme dans un rêve, à la suite d’une partie de chasse faite en compagnie d’un coureur des bois, chasse qui avait duré plus de trois semaines, et l’avait insensiblement amené plus loin que jamais homme civilisé n’était parvenu avant lui dans le désert.

Depuis plus de vingt ans qu’il n’avait pas revu cette vallée, il se la rappelait comme s’il l’eût quittée la veille, la voyant pour ainsi dire jusque dans ses plus minces détails ; cette obstination de sa mémoire à lui représenter constamment ce coin de terre, avait fini par frapper l’imagination du capitaine de telle sorte que lorsqu’il eut pris la résolution de quitter le service et de demander une concession, ce fut là et non ailleurs qu’il prétendit se retirer.

James Watt avait de nombreux protecteurs dans les bureaux de la Présidence, d’ailleurs les services de son père et les siens propres parlaient hautement en sa faveur, il n’éprouva donc aucune difficulté pour obtenir la concession qu’il demandait.

On lui présenta plusieurs plans dressés à l’avance et recopiés déjà depuis longtemps par le gouvernement, en l’engageant à choisir le territoire qui lui conviendrait le mieux.

Mais le capitaine avait choisi celui qu’il voulait de longue main ; il repoussa les plans qu’on lui désignait, sortit de sa poche une large pièce de peau d’élan tannée, la déroula et la montra au commissaire chargé des concessions, en lui disant qu’il voulait celle-là et pas d’autre.

Le commissaire fronça le sourcil : il était un des amis du capitaine, il ne put réprimer un geste d’effroi à sa demande.

Cette concession était située au milieu du territoire indien, à plus de quatre cents milles de la frontière américaine. C’était une folie, un suicide que voulait commettre le capitaine ; il lui serait impossible de se maintenir au milieu des tribus belliqueuses qui l’envelopperaient de toutes parts. Un mois ne s’écoulerait pas sans qu’il fût impitoyablement massacré ainsi que toute sa famille et les serviteurs assez dénués de raison pour le suivre.

À toutes les objections que son ami entassait les unes sur les autres pour lui faire changer d’avis, le capitaine ne répondait que par un hochement de tête accompagné de ce sourire des hommes dont le parti est irrévocablement pris.

Enfin, en désespoir de cause et poussé dans ses derniers retranchements, le commissaire finit par lui dire nettement qu’il était impossible de lui accorder cette concession, parce que ce territoire appartenait aux Indiens, et que, de plus, une de leurs tribus y avait un village de temps immémorial.

Le commissaire avait gardé cet argument pour le dernier, convaincu que le capitaine ne trouverait rien à répondre et serait contraint de changer ou du moins de modifier ses projets.

Il s’était trompé ; le digne commissaire ne connaissait pas autant qu’il se le figurait le caractère de son ami.

Celui-ci, sans s’émouvoir du geste triomphant dont le commissaire avait accompagné sa péroraison, tira froidement d’une autre de ses poches un second morceau de peau d’élan tanné et le présenta sans rien dire à son ami.

Celui-ci le prit en lui lançant un regard interrogateur ; le capitaine lui fit signe de la tête de jeter les yeux dessus.

Le commissaire le déroula avec hésitation ; il se doutait, d’après les façons du vieux soldat, que ce document contenait une réponse péremptoire.

En effet, à peine l’eut-il un instant examiné, qu’il le jeta sur la table avec un violent mouvement de mauvaise humeur.

Cette peau d’élan contenait la vente de la vallée et de tout le territoire environnant, faite par Itsichaichè ou le Visage-de-Singe, un des principaux sachems de la tribu des Pawnées-Serpents, en son nom et en celui des autres chefs de la nation, moyennant cinquante fusils, quatorze douzaines de couteaux à scalper, soixante livres de poudre, soixante livres de balles, deux barils de wiskey et vingt-trois uniformes complets de soldats de la milice.

Chacun des chefs avait apposé son hiéroglyphe en bas de cet acte de vente au-dessous de celui du Visage-de-Singe.

Nous dirons de suite que cet acte était faux, le capitaine avait dans cette affaire été complètement dupe de Face-de-Singe.

Ce chef chassé de la tribu des Pawnées-Serpents pour plusieurs causes que nous révélerons en temps et lieu, avait fabriqué cet acte d’abord dans le but de voler le capitaine et ensuite afin de se venger de ses compatriotes, car il savait fort bien que si le capitaine en obtenait l’autorisation du gouvernement, il n’hésiterait pas à s’emparer de la vallée quelles que dussent être les conséquences de cette spoliation ; seulement le capitaine avait exigé que le Peau-Rouge lui servît de guide, ce à quoi celui-ci avait consenti sans difficulté.

Devant l’acte de vente étalé devant lui, le commissaire avait été contraint de s’avouer vaincu, et bon gré mal gré de donner l’autorisation si opiniâtrement sollicitée par le capitaine.

Dès que toutes les pièces eurent été duement enregistrées, signées et scellées du grand sceau, le capitaine commença sans perdre un instant les préparatifs de son voyage.

Mistress Watt aimait trop son mari pour soulever la moindre objection contre l’exécution de ses projets ; élevée elle-même sur un défrichement peu éloigné de la frontière, elle était à peu près familiarisée avec les Indiens que l’habitude de les voir lui avait apprise à ne plus redouter ; d’ailleurs peu lui importait le lieu de sa résidence, pourvu qu’elle eût son mari auprès d’elle.

Tranquille du côté de sa femme, le capitaine se mit à l’œuvre avec cette fiévreuse activité qui le distinguait.

L’Amérique est la terre des prodiges, c’est peut-être le seul pays du monde où il soit possible de trouver, du jour au lendemain, les hommes et les choses indispensables pour l’exécution des projets les plus fous et les plus excentriques.

Le capitaine ne se faisait pas la plus petite illusion sur les conséquences probables de la détermination qu’il avait prise, aussi voulait-il, autant que cela lui serait possible, parer à toutes les éventualités et assurer la sécurité des personnes qui devaient l’accompagner sur sa concession et en premier lieu de sa femme et de ses enfants.

Du reste, son choix ne fut pas long à faire : parmi ses anciens compagnons, c’est-à-dire ses anciens soldats, beaucoup ne demandaient pas mieux que de le suivre, entre autres un vieux sergent, nommé Walters Bothrel, qui avait servi sous ses ordres pendant près de quinze ans, et qui à la première nouvelle du retrait de la commission de son chef, l’était venu trouver en lui signifiant que puisqu’il quittait le service, il était inutile que, lui, il y demeurât davantage, et qu’il était certain que son capitaine ne lui refuserait pas la faveur de le suivre.

L’offre de Bothrel fut acceptée avec joie par le capitaine qui connaissait à fond son sergent, espèce de dogue pour la fidélité, homme d’une bravoure à toute épreuve et sur lequel il pouvait compter entièrement.

Ce fut le sergent que le capitaine chargea d’organiser le détachement de chasseurs qu’il se proposait d’emmener avec lui, afin de se défendre s’il prenait envie aux Indiens d’attaquer la nouvelle colonie.

Bothrel s’acquitta de l’ordre qu’il avait reçu avec cette intelligente conscience qu’il apportait à toutes choses, et bientôt il eut trouvé, dans la compagnie même du capitaine, trente hommes résolus et dévoués qui ne demandèrent pas mieux que de suivre la fortune de leur ex-chef et s’attacher à lui.

De son côté, le capitaine avait engagé une quinzaine d’ouvriers de toutes sortes, forgerons, charpentiers, etc., qui signèrent avec lui un engagement de cinq ans, d’après lequel, après ce laps de temps, ils seraient propriétaires moyennant une légère redevance du terrain que le capitaine leur concéderait, et sur lequel ils s’établiraient eux et leurs familles ; cette redevance elle-même devait s’éteindre au bout d’un certain temps.

Tous less préparatifs étant enfin terminés, les colons, au nombre de cinquante hommes et d’une douzaine de femmes à peu près, s’étaient enfin mis en route pour se diriger vers la concession, à la moitié du mois de mai, emmenant avec eux une longue file de wagons chargés de denrées de toutes sortes, et un nombreux troupeau de bestiaux destinés à alimenter la colonie et à faire des élèves.

Le Visage-de-Singe servait de guide ainsi que cela avait été convenu. Pour rendre à l’Indien la justice qui lui est due, nous dirons qu’il s’acquitta consciencieusement de la mission dont il s’était chargé, et que pendant un long voyage de près de trois mois à travers des déserts infestés de bêtes fauves de toutes sortes et parcourus dans tous les sens par des hordes indiennes, il parvint à éviter à ceux qu’il dirigeait la plupart des périls qui, à chaque pas, les menaçaient.


VII

LE VISAGE DE SINGE.


Nous avons vu de quelle façon sommaire le capitaine s’était emparé du territoire qui lui avait été concédé. Nous allons maintenant expliquer comment il s’y était établi, et quelles précautions il avait prises pour ne pas être inquiété par les Indiens qu’il avait si brutalement dépossédés et qui, d’après le caractère vindicatif qu’il leur connaissait, ne se considéreraient probablement pas pour battus et ne manqueraient pas, d’un instant à l’autre, d’essayer de prendre une sanglante revanche et une vengeance terrible de l’insulte qu’ils avaient reçue.

Le combat contre les Indiens avait été rude et acharné, mais, grâce au Visage-de-Singe, qui avait révélé au capitaine les points les plus faibles du Atepett (village) et surtout à la supériorité des armes à feu des Américains, les Indiens avaient été finalement contraints de prendre la fuite et d’abandonner aux vainqueurs tout ce qu’ils possédaient.

Triste butin, consistant seulement en peaux d’animaux et en quelques vases faits avec une argile grossière.

Le capitaine, à peine maître de la place, commença son œuvre et jeta les fondements de la colonie nouvelle ; il comprenait la nécessité de se mettre le plus tôt possible à l’abri d’un coup de main.

L’emplacement du village fut complètement déblayé des ruines qui l’encombraient, puis les terrassiers se mirent à niveler le sol et à creuser un fossé circulaire large de six mètres et profond de quatre, qu’au moyen d’une saignée on fit communiquer d’un côté avec l’affluent du Missouri et de l’autre avec le fleuve lui-même ; derrière ce fossé et sur le sommet du talus formé par les terres que l’on avait rejetées et tassées, on planta une ligne de pieux de quatre mètres de haut reliés entre eux par de forts crampons en fer en ayant soin de laisser des intervalles presque invisibles par lesquels il était facile de passer les rifles et de tirer à l’abri. On ménagea dans ce retranchement une porte assez large pour livrer passage à un vagon et qui communiqua au dehors au moyen d’un pont-levis jeté en travers sur le fossé et qu’on relevait chaque jour au coucher du soleil.

Ces précautions préliminaires une fois prises, une étendue de quatre mille mètres carrés à peu près se trouva entourée d’eau et défendue par une palissade de tous les côtés, excepté sur la face qui regardait le Missouri, à cause de la largeur et de la profondeur du fleuve qui offrait une garantie suffisante de sécurité.

Ce fut sur l’espace libre dont nous avons parlé que le capitaine se mit en devoir d’élever les bâtiments et les dépendances de la colonie.

Ces bâtiments ne devaient, dans le principe, être construits, du reste ainsi que cela se pratique sur tous les défrichements, qu’en bois, c’est-à-dire avec des troncs d’arbres auxquels on laissa l’écorce ; le bois ne manquait pas, grâce à la forêt située à cent mètres au plus de la colonie.

Les travaux furent poussés avec une activité telle que deux mois après l’arrivée du capitaine en cet endroit, tous les bâtiments étaient terminés et l’emménagement intérieur presque complet.

Au centre de la colonie on avait construit sur une éminence ménagée à cet effet une espèce de tour octogone élevée de vingt-cinq mètres environ, dont le toit formait terrasse, et qui était divisée en trois étages : en bas se trouvaient la cuisine et les communs, les chambres d’en haut étaient destinées aux membres de la famille, c’est-à-dire au capitaine, à sa femme, aux deux domestiques des enfants, jeunes et vigoureuses Kentuckiennes, aux joues roses et rebondies, nommées Betzi et Emmy, à mistress Margaret, la cuisinière, respectable matrone entrant dans son neuvième lustre, bien qu’elle n’avouât que trente-cinq ans, et eût encore des prétentions à la beauté ; et enfin au sergent Bothrel. Cette tour était fermée par une porte solide doublée en fer, et au centre de laquelle s’ouvrait un guichet destiné à reconnaître les visiteurs.

À dix mètres à peu près de la tour et communiquant avec elle au moyen d’un passage souterrain, se trouvaient l’habitation des chasseurs, celle des ouvriers de toute sorte et enfin celle des bouviers et des laboureurs.

Venaient ensuite les écuries pour les chevaux et les étables destinées aux bestiaux.

Puis, disséminés çà et là, de vastes hangars, des ateliers et des magasins destinés à renfermer les produits de la colonie.

Mais ces divers bâtiments avaient été construits de façon à se trouver isolés les uns des autres, et assez éloignés pour que, en cas d’incendie, — ce qui était cause du mode de construction employé, — la perte d’un bâtiment n’entraînât pas fatalement celle des autres ; plusieurs puits avaient été creusés de distance en distance, afin de distribuer l’eau abondamment partout, sans être obligé d’aller puiser à la rivière.

Enfin, pour nous résumer, nous dirons que le capitaine, en vieux soldat expérimenté et habitué à toutes les ruses de la guerre des frontières, avait pris les précautions les plus minutieuses pour éviter, soit une attaque, soit même une surprise.

Trois mois s’étaient écoulés depuis l’établissement des Nord-Américains ; cette vallée jadis inculte et couverte de forêts, était maintenant labourée en grande partie ; les défrichements opérés sur une grande échelle avaient reculé les premiers plans de la forêt à près de deux kilomètres de la colonie ; tout offrait l’image de la prospérité et du bien-être dans ce lieu où, si peu de temps auparavant, l’incurie des Peaux-Rouges laissait la nature produire en liberté les quelques fourrages indispensables à leurs bestiaux.

Dans l’intérieur de la colonie, tout présentait le spectacle le plus vivant et le plus animé : tandis que, au dehors, les bestiaux paissaient sous la garde de quelques bouviers à cheval et bien armés, que les arbres centenaires tombaient sous les coups redoublés des cognées des bûcherons ; au-dedans, tous les ateliers étaient en pleine activité, de longues colonnes de fumée s’élevaient des forges, le bruit des marteaux se mêlait au grincement des scies ; sur le bord du fleuve, d’énormes piles de bois préparés en planches s’élevaient à peu de distance d’autres composées de bois de chauffage ; plusieurs embarcations étaient amarrées au rivage, et de temps en temps on entendait au loin résonner les coups de feu des chasseurs qui exécutaient une battue dans la forêt afin d’approvisionner la colonie de venaison.

Il était environ quatre heures de l’après-dîner ; le capitaine, monté sur un magnifique cheval noir, marqué de blanc aux quatre pieds, traversait au petit pas une prairie nouvellement défrichée.

Un sourire de satisfaction intime déridait le visage sévère du vieux soldat à l’aspect du changement prodigieux que sa volonté et sa fiévreuse activité avait, en si peu de temps, opéré sur ce coin de terre ignoré, appelé dans un avenir prochain, il n’en doutait pas, à acquérir, grâce à sa position, une grande importance commerciale ; il approchait de la colonie, lorsqu’un homme, caché jusqu’à ce moment par un amas de souches et de racines d’arbres empilées et laissées là pour sécher, apparut subitement à ses côtés.

Le capitaine réprima un geste de mauvaise humeur en apercevant cet homme dans lequel il reconnut Visage-de-Singe.

Nous dirons ici quelques mots de ce personnage appelé à jouer un rôle assez important dans le cours de ce récit.

Itsichaichè était un homme d’une quarantaine d’années, d’une taille haute et bien découplée ; il avait une figure chafouine éclairée par deux petits yeux vérons ; son nez recourbé en bec d’oiseau, sa bouche large aux lèvres minces et rentrées lui donnaient une expression sournoise et méchante qui, malgré l’obséquiosité cauteleuse et féline de ses manières, et la douceur calculée de sa voix, inspirait à ceux que le hasard mettait en rapport avec lui une répulsion instinctive que rien ne pouvait vaincre.

Contrairement à ce qui arrive d’ordinaire, l’habitude de le voir, au lieu de diminuer et de faire disparaître cette impression fâcheuse, ne faisait au contraire que l’accroître.

Il s’était consciencieusement et honnêtement acquitté de ses devoirs de guide en conduisant sans encombre les Américains à l’endroit qu’ils voulaient atteindre ; mais depuis cette époque, il était demeuré avec eux, et s’était pour ainsi dire impatronisé dans la colonie, où il allait et venait à sa guise, sans que personne s’occupât de ce qu’il faisait.

Parfois, sans rien dire, il disparaissait pendant plusieurs jours puis revenait tout-à-coup, sans qu’il fût possible de tirer de lui aucun renseignement, ni de savoir ce qu’il avait fait et où il était allé pendant son absence.

Cependant il y avait une personne à laquelle le sombre visage de l’Indien avait constamment causé une vague terreur et qui n’avait pu surmonter la répulsion qu’il lui inspirait, sans qu’elle pût expliquer sur quoi baser ce sentiment qu’elle éprouvait : cette personne était mistress Watt. L’amour maternel rend clairvoyant : la jeune femme adorait ses enfants, et lorsque parfois le Peau-Rouge laissait par hasard tomber un regard indifférent sur les innocentes créatures, la pauvre mère se sentait frissonner dans tous ses membres, et elle se hâtait de soustraire à la vue de cet homme ces deux êtres qui étaient tout pour elle.

Parfois elle avait essayé de faire partager ses craintes à son mari, mais à toutes ses observations le capitaine n’avait répondu que par un haussement significatif des épaules, supposant qu’avec le temps cette impression s’affaiblirait et finirait par disparaître ; cependant comme mistress Watt revenait sans cesse à la charge avec la persévérance et l’entêtement d’une personne dont les idées sont positivement arrêtées et ne changeront plus, le capitaine impatienté et n’ayant aucune raison plausible pour protéger contre sa femme qu’il aimait et respectait un homme pour lequel il ne professait pas la moindre estime, il lui promit enfin de l’en débarrasser, et, comme en ce moment l’Indien était absent de la colonie depuis plusieurs jours, il se réserva aussitôt son retour de lui demander une explication de sa conduite mystérieuse, et, si l’autre ne lui répondait pas catégoriquement et d’une manière satisfaisante, de lui signifier nettement qu’il ne voulait plus le voir dans la colonie, et qu’il eût en conséquence à s’éloigner sur-le-champ et pour toujours.

Voilà dans quelles dispositions se trouvait le capitaine envers Visage-de-Singe, lorsque le hasard le plaça sur son chemin au moment où il s’y attendait le moins.

En apercevant l’Indien, le capitaine arrêta son cheval.

— Mon père visite la vallée ? lui dit le Pawnée.

— Oui, répondit-il.

— Oh ! reprit l’Indien, en jetant un regard circulaire autour de lui, tout est bien changé, maintenant les bestiaux des Grands-Couteaux de l’Ouest paissent tranquilles sur les territoires dont ils ont dépossédé les Pawnées-Serpents.

L’Indien prononça ces paroles avec une voix triste et mélancolique qui donna à penser au capitaine et lui donna une certaine inquiétude.

— Est-ce un regret que vous exprimez, chef, lui demanda-t-il, il me semblerait assez hors de propos surtout dans votre bouche, puisque c’est vous-même qui m’avez vendu le territoire que j’occupe.

— C’est vrai, fit l’Indien avec hochement de tête ; Visage-de-Singe n’a pas le droit de se plaindre, c’est lui qui a vendu aux Faces-Pâles de l’Ouest le terrain où reposent ses pères et où lui-même et ses frères ont si souvent chassé l’elk et le jaguar.

— Hum ! chef, je vous trouve lugubre aujourd’hui, qu’avez-vous donc ? Étiez-vous en vous éveillant ce matin, couché sur le côté gauche, dit-il, en faisant allusion à une des superstitions les plus accréditées parmi les Indiens.

— Non, reprit-il, le sommeil de Visage-de-Singe a été exempt de mauvais pronostics, rien n’est venu altérer le calme de son esprit.

— Je vous en félicite, chef.

— Mon père donnera du tabac à son fils, afin qu’il fume le calumet de l’amitié à son retour.

— Peut-être, mais d’abord j’ai une question à vous adresser.

— Mon père peut parler, les oreilles de son fils sont ouvertes.

— Voici longtemps déjà, chef, répondit le capitaine, que nous sommes établis ici.

— Oui, la quatrième lune commence.

— En effet, depuis notre arrivée, bien souvent vous nous avez quittés sans nous en avertir.

— À quoi bon ? l’air et l’espace n’appartiennent pas aux Visages-Pâles, je suppose, le guerrier Pawnée est libre d’aller où bon lui semble : c’était un chef renommé dans sa tribu.

— Tout cela peut être vrai, chef, et ne m’importe guère, mais ce qui m’importe beaucoup, c’est la sûreté de ma famille et des hommes qui m’ont accompagné ici.

— Eh bien, fit le Peau-Rouge, en quoi le Visage-de-Singe peut-il porter atteinte à cette sûreté ?

— Je vais vous le dire, chef, écoutez-moi attentivement, car ce que vous allez entendre est sérieux.

— Le Visage-de-Singe n’est qu’un pauvre Indien, répondit avec ironie le Peau-Rouge, le Grand-Esprit ne lui a pas donné l’esprit clair et subtil des Visages-Pâles, cependant, il essaiera de comprendre mon père.

— Vous n’êtes pas aussi simple qu’il vous plaît de le paraître en ce moment, chef, je suis certain que vous me comprendrez parfaitement, si vous voulez vous en donner la peine.

— Le chef essaiera.

Le capitaine réprima un mouvement d’impatience.

— Nous ne sommes pas ici dans une des grandes villes de l’intérieur de l’Union américaine où la loi protège les citoyens et garantit leur sûreté ; nous sommes, au contraire, sur le territoire des Peaux-Rouges, éloignés de toute autre protection que la nôtre ; nous n’avons de secours à attendre de personne, et, au contraire, nous sommes entourés d’ennemis vigilants qui guettent le moment propice de nous attaquer, et de nous massacrer s’ils le peuvent ; il est donc de notre devoir de veiller nous-mêmes avec la plus grande vigilance à notre sûreté que la moindre imprudence compromettrait gravement. Comprenez vous cela, chef ?

— Oui, mon père a bien parlé, sa tête est grise, sa sagesse est grande.

— Je dois donc surveiller avec soin, reprit le capitaine, les démarches de toutes les personnes qui de près ou de loin appartiennent à la colonie, et lorsque leurs démarches me semblent suspectes, leur demander des explications qu’elles n’ont pas le droit de me refuser : or, je suis contraint de vous avouer à mon grand regret, chef, que la vie que vous menez depuis quelque temps me semble plus que suspecte, qu’elle a éveillé mon attention et que j’attends de vous une réponse satisfaisante.

Le Peau-Rouge était demeuré impassible ; pas un muscle de son visage n’avait bougé : le capitaine qui l’examinait attentivement ne put surprendre sur ses traits la moindre trace d’émotion. L’Indien s’attendait à la question qui lui était faite, et il était prêt à y répondre.

— Le Visage-de-Singe a conduit mon père et ses enfants depuis les grands villages en pierre des Grands-Couteaux de l’Ouest jusqu’ici. Mon père a-t-il eu un reproche à adresser au chef ?

— Aucun, je dois en convenir, répondit franchement le capitaine ; vous vous êtes honnêtement acquitté de votre devoir.

— Pourquoi, maintenant, une peau couvre-t-elle le cœur de mon père et le soupçon s’est-il introduit dans son esprit sur un homme contre lequel, il le dit lui-même, il n’a pas le moindre reproche à faire valoir ; est-ce donc là la justice des Visages-Pâles ?

— Ne sortons pas de la question, chef, et surtout ne la changeons pas, s’il vous plaît ; je ne pourrais pas vous suivre dans toutes vos circonlocutions indiennes ; je me bornerai donc à vous signifier nettement que si vous ne voulez pas me dire clairement la cause de vos absences réitérées et me donner une preuve certaine de votre innocence, vous ne remettrez plus les pieds dans l’intérieur de la colonie, et je vous obligerai à vous éloigner du territoire que j’occupe pour ne plus y revenir.

Un éclair de haine jaillit de l’œil du Peau-Rouge, mais éteignant instantanément la flamme de son regard, il répondit de sa voix la plus douce :

— Le Visage-de-Singe est un pauvre Indien, ses frères l’ont repoussé à cause de son amitié pour les Faces-Pâles, il espérait trouver parmi les Grands-Couteaux de l’Ouest, à défaut d’amitié, de la reconnaissance pour les services qu’il leur a rendus, il s’est trompé.

— Il ne s’agit pas de tout cela, reprit le capitaine avec impatience, voulez-vous répondre oui ou non ?

L’Indien se redressa, et s’approchant de son interlocuteur assez près pour le toucher :

— Et si je refuse ? dit-il en lui lançant un regard de défi et de colère.

— Si tu refuses, misérable ! je te défends de reparaître jamais devant moi, et si tu oses me désobéir, je te châtierai avec le fouet de mes chiens !

À peine le capitaine avait-il prononcé ces paroles insultantes, qu’il s’en repentit : il était seul et sans armes avec l’homme auquel il venait de faire une insulte mortelle, il essaya d’arranger les choses.

— Mais Visage-de-Singe, continua-t-il, est un chef, il est sage, il me répondra, car il sait que je l’aime.

— Tu mens ! chien des Visages-Pâles, s’écria l’Indien en grinçant des dents avec rage, tu me hais presque autant que je te hais moi-même.

Le capitaine exaspéré leva la houssine qu’il tenait à la main, mais au même instant l’Indien, bondissant comme une panthère, s’élança sur la croupe du cheval, enleva le capitaine des arçons, le jeta rudement sur le sol, et, rassemblant la bride :

— Les Visages-Pâles sont des vieilles femmes peureuses, dit-il, les guerriers Pawnées les méprisent, et leur enverront des jupons.

Après avoir prononcé ces paroles avec un accent d’amer sarcasme impossible à rendre, l’Indien se courba sur le cou du cheval, lui lâcha la bride, poussa un éclat de rire strident et partit ventre à terre, sans s’occuper davantage du capitaine qu’il abandonna tout contus de sa chute.

James Watt n’était pas homme à endurer, sans essayer de se venger, un tel traitement ; il se releva aussi rapidement que cela lui fut possible, et appela à grands cris, afin d’amener auprès de lui les chasseurs et les bûcherons disséminés dans la plaine.

Quelques-uns avaient vu en partie ce qui s’était passé, et s’étaient élancés en toute hâte au secours de leur capitaine, mais avant qu’ils ne fussent arrivés auprès de lui, qu’il n’eût eu le temps de leur expliquer ce qui était arrivé et de leur donner ses ordres, afin de poursuivre à outrance le fugitif, celui-ci avait disparu au milieu de la forêt, vers laquelle il avait dirigé sa course rapide.

Cependant les chasseurs, à la tête desquels s’était mis le sergent Bothrel, s’étaient précipités à la poursuite de l’Indien, en jurant qu’ils le ramèneraient mort ou vif.

Le capitaine les suivit du regard jusqu’à ce qu’il les eût vu s’enfoncer les uns après les autres sous le couvert, puis il regagna la colonie à pas lents, réfléchissant à la scène qui venait d’avoir lieu entre lui et le Peau-Rouge, et le cœur serré par un sombre pressentiment.

Quelque chose lui disait intérieurement que, pour que Visage-de-Singe, ordinairement si prudent et si circonspect, eût agi ainsi qu’il l’avait fait, il fallait qu’il se crût bien fort et bien certain de l’impunité.


VIII

LA DÉCLARATION DE GUERRE.


Il est un fait incompréhensible que maintes fois, pendant le cours accidenté de nos longues pérégrinations en Amérique, nous avons été à même de constater, c’est que souvent, sans pouvoir se rendre compte du sentiment que l’on éprouve, on sent pour ainsi dire l’approche d’un malheur ; on se sait menacé sans pouvoir cependant deviner quand viendra le péril ni de quelle façon il arrivera ; le jour semble devenir plus sombre, les rayons du soleil perdent de leur éclat, les objets extérieurs prennent une apparence lugubre ; il y a dans l’air des frémissements étranges ; tout semble enfin ressentir l’impression d’une inquiétude vague et indéfinie.

Sans que rien fût venu justifier les craintes du capitaine à la suite de son altercation avec le Pawnée, cependant, non seulement lui, mais encore la population entière de la colonie se trouvait, le soir même de ce jour, sous le poids d’une sourde terreur.

À six heures, comme de coutume, la cloche avait sonné, afin de rappeler les bûcherons et les bouviers ; tous étaient rentrés, les bestiaux avaient été enfermés dans leurs écuries respectives, et, en apparence du moins, rien d’extraordinaire ne paraissait devoir troubler la vie calme des colons.

Le sergent Bothrel et ses compagnons avaient poursuivi pendant plusieurs heures le Visage-de-Singe, mais ils n’avaient retrouvé que le cheval dont l’Indien s’était si audacieusement emparé, et que probablement il avait ensuite abandonné afin de dissimuler plus facilement ses traces.

Nulle piste d’Indiens n’existait aux environs de la colonie, cependant le capitaine, plus inquiet qu’il ne voulait le paraître, avait doublé les sentinelles destinées à veiller à la sûreté commune, et il avait ordonné au sergent de faire toutes les deux heures des patrouilles aux retranchements.

Puis, lorsque ces diverses précautions furent prises, la famille et les serviteurs de la maison se réunirent dans la salle basse de la tour, pour la veillée, ainsi que l’habitude en avait été prise dès les premiers jours de l’établissement.

Le capitaine, assis dans un grand fauteuil auprès du feu, car les nuits commençaient à être fraîches, lisait quelque vieux livre de théorie militaire, tandis que mistress Watt s’occupait avec ses servantes à raccommoder le linge de la maison.

Ce soir-là, au lieu de lire, le capitaine, les bras croisés sur la poitrine et les yeux attachés sur le foyer, semblait profondément réfléchir.

Enfin il releva la tête, et, se tournant vers sa femme :

— N’entendez-vous pas les enfants crier ? lui dit-il.

— En vérité, je ne sais ce qu’ils ont aujourd’hui, répondit-elle, on ne peut les calmer ; Betzy est auprès d’eux depuis une heure au moins sans pouvoir réussir à les endormir.

— Vous devriez y aller vous-même, ma chère, cela serait peut-être plus convenable que de les laisser ainsi aux soins d’une domestique.

Mistress Watt sortit sans répondre, et bientôt on entendit sa voix à l’étage supérieur où se trouvait la chambre des enfants.

— Ainsi sergent, reprit le capitaine en s’adressant au vieux soldat occupé dans un coin de la salle à réparer un joug, il vous a été impossible de rejoindre ce maudit païen, qui m’a si rudement jeté à terre aujourd’hui ?

— Nous n’avons même pas pu l’apercevoir, capitaine, répondit le sergent ; ces Indiens sont comme les couleuvres, ils se glissent partout. Heureusement que j’ai retrouvé Boston ; la pauvre bête semblait tout heureuse de nous revoir.

— Oui, oui, Boston est une noble bête, j’aurais été chagriné de le perdre. Le païen ne l’a pas blessé ; vous savez que ces démons ont l’habitude de traiter assez mal les chevaux.

— Il n’a rien, à ce que j’ai pu voir ; l’Indien aura probablement été forcé de l’abandonner précipitamment en nous sentant sur ses talons.

— Cela doit être ainsi, sergent. Vous avez examiné avec soin les environs ?

— Avec le plus grand soin, capitaine ; je n’ai rien vu de suspect. Les Peaux-Rouges y regarderont à deux fois avant de nous attaquer ; nous les avons trop rudement secoués pour qu’ils n’en aient pas gardé le souvenir.

— Je ne suis pas de votre avis, sergent, les païens sont vindicatifs ; je suis convaincu qu’ils voudront se venger de nous, et qu’un jour, bientôt peut-être, nous les entendrons pousser leur cri de guerre dans la vallée.

— Je ne le désire pas, pour être vrai, mais je crois que s’ils s’y hasardent, ils trouveront à qui parler.

— Je le crois aussi, mais ce serait une triste surprise qu’ils nous feraient là, surtout maintenant que, grâce à nos travaux et à nos soins, nous sommes sur le point de recevoir le prix de nos fatigues et d’obtenir un commencement de résultat.

— C’est vrai, ce serait fâcheux, car les pertes que nous occasionnerait une attaque de ces bandits seraient incalculables.

— Malheureusement, nous ne pouvons que nous tenir sur le qui-vive, sans qu’il nous soit possible de prévenir les projets que sans doute ces diables rouges ruminent contre nous. Avez-vous bien placé des sentinelles ainsi que je vous l’ai recommandé, sergent ?

— Oui, capitaine, et je leur ai surtout ordonné la plus grande vigilance ; je ne crois pas que tout fins qu’ils soient, les Pawnées réussissent à nous surprendre.

— Il ne faut jurer de rien, sergent, répondit le capitaine en hochant la tête d’un air de doute.

Au même instant, et comme si le hasard eût voulu lui donner raison, la cloche placée en dehors et qui servait à avertir les habitants de la colonie que quelqu’un demandait à entrer, fut agitée avec force.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria le capitaine en fixant les yeux sur une horloge suspendue au mur en face de lui ; il est près de huit heures du soir, qui peut venir si tard ? Tous nos hommes ne sont-ils pas rentrés ?

— Tous le sont, capitaine, personne n’est demeuré dehors.

James Watt se leva, saisit son rifle, et faisant au sergent signe de le suivre, il se prépara à sortir.

— Où voulez-vous donc aller, mon ami ? lui demanda une voix douce et inquiète.

Le capitaine se retourna, sa femme était rentrée dans la salle sans qu’il s’en fût aperçu.

— N’avez vous pas entendu la cloche ? lui dit-il. Quelqu’un demande à entrer.

— Oui, j’ai entendu, mon ami, répondit-elle, mais est-ce donc à vous d’aller ouvrir à cette heure ?

— Mistress Watt, répondit froidement mais fermement le capitaine, je suis le chef de cette colonie, c’est justement à cette heure que je dois ouvrir, parce qu’il peut y avoir danger à le faire et qu’il faut que je donne à tous l’exemple du courage et de l’accomplissement du devoir.

En ce moment, la cloche tinta une seconde fois.

— Partons, ajouta le capitaine en se tournant vers le sergent.

La jeune femme ne répondit pas ; elle se laissa tomber sur un siége, pâle et frémissante d’inquiétude.

Cependant le capitaine était sorti suivi de Bothrel et de quatre chasseurs, tous armés de rifles.

La nuit était obscure, il n’y avait pas une étoile au ciel qui était noir comme de l’encre, à deux pas devant soi il était impossible de distinguer les objets, une brise froide mugissait sourdement. Bothrel avait décroché une lanterne afin de se guider dans les ténèbres.

— Comment se fait-il, dit le capitaine, que la sentinelle placée au pont-levis n’ait pas crié qui vive ?

— Peut-être a-t-elle craint de donner l’alarme, sachant que de la tour nous entendrions le son de la cloche.

— Hum ! murmura le capitaine entre ses dents.

Ils continuèrent à s’avancer. Bientôt ils entendirent un bruit de voix auquel ils prêtèrent l’oreille. C’était la sentinelle qui parlait.

— Patience, disait-elle, voilà qu’on arrive, je vois luire une lanterne, vous n’avez plus que quelques minutes à attendre, seulement dans votre intérêt je vous engage à ne pas bouger ou sinon je vous envoie une balle en plein corps.

— Diable ! répondit du dehors une voix railleuse, vous entendez singulièrement l’hospitalité là-dedans ; c’est égal, j’attendrai, vous pouvez relever le canon de votre rifle, je n’ai point la prétention de vous prendre d’assaut à moi tout seul.

Le capitaine arriva en ce moment aux retranchements.

— Qu’y a-t-il, Bob ? demanda-t-il au factionnaire.

— Ma foi, je ne sais trop, capitaine, répondit celui-ci ; il y a là sur le bord du fossé un individu qui veut entrer à toute force.

— Qui êtes-vous ? et que voulez-vous ? cria le capitaine.

— Qui êtes-vous vous-même ? répondit l’inconnu.

— Je suis le capitaine James Watt, et je vous préviens que l’entrée de la colonie est interdite à cette heure aux vagabonds inconnus ; revenez au lever du soleil, peut-être alors consentirai-je à vous laisser pénétrer dans l’intérieur de ma propriété.

— Prenez garde à ce que vous allez faire, répondit l’étranger, votre obstination à me faire morfondre sur le bord de ce fossé pourra vous coûter cher.

— Prenez garde vous-même, répondit le capitaine avec impatience, je ne suis pas d’humeur à écouter des menaces.

— Je ne vous menace pas, je vous avertis ; vous avez déjà commis une faute grave aujourd’hui, n’en commettez pas une plus grave ce soir en vous obstinant à ne pas me recevoir.

Cette réponse frappa le capitaine et le fit réfléchir.

— Mais, dit-il au bout d’un instant, si je consens à vous laisser entrer, qui me garantira que vous ne me trahirez pas. La nuit est sombre, et vous pouvez avoir avec vous une troupe nombreuse, sans que je puisse la voir.

— Je n’ai avec moi qu’un seul compagnon dont je réponds corps pour corps.

— Hum ! fit le capitaine plus indécis que jamais, et qui me répondra de vous ?

— Moi !

— Qui êtes-vous donc, vous qui parlez notre langue avec une perfection si grande qu’on vous prendrait pour un de nos compatriotes ?

— Je le suis à peu près, je suis canadien, on me nomme Tranquille.

— Tranquille, s’écria le capitaine ! Êtes-vous donc le célèbre coureur des bois, surnommé le Tueur de tigres ?

— Je ne sais si je suis célèbre, capitaine, tout ce dont je suis certain, c’est que je suis l’homme dont vous parlez.

— Si vous êtes effectivement Tranquille, je vous laisserai entrer ; mais quel est l’homme qui vous accompagne et dont vous répondez ?

— C’est le Cerf-Noir, premier sachem des Pawnées-Serpents.

— Oh ! oh ! murmura le capitaine, que vient-il donc faire ici ?

— Vous le saurez si vous voulez nous ouvrir.

— Eh bien ! soit, s’écria le capitaine, mais tenez-vous pour bien averti qu’à la moindre apparence de trahison, vous et votre compagnon vous serez tués sans miséricorde.

— Et vous aurez raison de le faire si je manque à la parole que je vous donne.

Le capitaine, après avoir recommandé à ses chasseurs de se tenir prêts à tout événement, ordonna de baisser le pont-levis.

Tranquille et le Cerf-Noir entrèrent.

Tous deux étaient sans armes, du moins apparentes.

Devant une aussi grande preuve de confiance, le capitaine eut honte de ses soupçons, et après que le pont-levis eut été relevé, il congédia son escorte et ne garda auprès de lui que Bothrel.

— Suivez-moi, dit-il aux deux étrangers.

Ceux-ci s’inclinèrent sans répondre et marchèrent à ses côtés.

Ils arrivèrent à la tour sans avoir prononcé une parole.

Le capitaine les introduisit dans la salle où mistress Watt se trouvait seule en proie à la plus vive inquiétude.

D’un geste, son mari lui ordonna de se retirer ; elle lui jeta un regard suppliant qu’il comprit, car il n’insista pas, et elle demeura silencieuse à la place qu’elle occupait.

Tranquille avait cette même physionomie calme et ouverte que nous lui connaissons, rien dans ses manières ne semblait témoigner qu’il eût des intentions hostiles vis-à-vis des colons.

Le Cerf-Noir était, au contraire, sombre et sévère.

Le capitaine offrit près du feu des siéges à ses hôtes.

— Asseyez-vous, messieurs, leur dit-il, vous devez éprouver le besoin de vous réchauffer. Est-ce en ami ou en ennemi que vous venez vers moi ?

— Il est plus facile de faire cette question que d’y répondre, dit le chasseur avec bonhomie ; jusqu’à présent nos intentions sont bonnes : vous-même, capitaine, déciderez de la façon dont nous nous quitterons.

— Dans tous les cas, vous ne refuserez pas d’accepter des rafraîchissements ?

— Quant à présent, je vous prie de nous excuser, répondit Tranquille qui semblait chargé de porter la parole pour son compagnon et pour lui ; mieux vaut, je crois, vider de suite la question qui nous amène.

— Hum ! fit le capitaine intérieurement contrarié de ce refus qui ne lui présageait rien de bon ; parlez, alors, je vous écoute, et il ne tiendra pas à moi que tout ne se passe bien entre nous.

— Je le souhaite de tout mon cœur, capitaine, d’autant plus que si je suis ici, ce ne peut être que dans le but d’éviter les suites, soit d’un malentendu, soit d’un moment d’emportement.

Le capitaine s’inclina en signe de remerciement et le Canadien prit la parole.

— Vous êtes un ancien militaire, monsieur, dit-il, et avec vous les plus courts discours doivent être les meilleurs ; en deux mots, voici ce qui nous amène : les Pawnées-Serpents vous accusent de vous être emparé, par trahison, de leur village et d’avoir massacré la plus grande partie de leurs parents et amis, est-ce vrai ?

— Il est vrai que je me suis emparé du village, mais j’avais le droit de le faire, puisque les Peaux-Rouges refusaient de me le livrer ; mais je nie que ce soit par trahison : ce sont les Pawnées, au contraire, qui se sont traîtreusement conduits envers moi.

— Oh ! s’écria le Cerf-Noir en se levant vivement, le Visage-Pâle a une langue menteuse dans la bouche.

— Paix ! s’écria Tranquille en l’obligeant à reprendre sa place, laissez-moi débrouiller cet écheveau qui me semble assez emmêlé. Pardon si j’insiste, monsieur, reprit-il en s’adressant au capitaine, mais la question est grave et la vérité doit être connue. N’avez-vous pas été reçu, à votre arrivée, en ami par les chefs de la tribu ?

— En effet, nos premières relations furent amicales.

— Pourquoi alors devinrent-elles hostiles ?

— Je vous l’ai dit : parce que, contre la foi jurée et la parole donnée, ils refusèrent de me céder la place.

— Comment ? vous céder la place !

— Certes, puisqu’ils m’avaient vendu le territoire qu’ils occupaient.

— Oh ! oh ! capitaine, ceci demande explication.

— Elle est bien facile à donner, et pour prouver la bonne foi que j’apporte dans cette affaire, je vais vous montrer l’acte de vente.

Le chasseur et le chef échangèrent un regard étonné.

— Je n’y comprends plus rien, dit Tranquille.

— Attendez un instant, reprit le capitaine, je vais chercher cet acte et je vous le montrerai.

Et il sortit.

— Oh ! monsieur, s’écria la jeune femme en joignant les mains avec prière, tâchez d’empêcher une querelle.

— Hélas ! madame, répondit le chasseur avec tristesse, d’après la tournure que prennent les choses, c’est bien difficile.

— Tenez, voyez, dit en entrant le capitaine, et il leur montra l’acte.

Les deux hommes n’eurent qu’à jeter un coup d’œil dessus pour reconnaître la supercherie.

— Cet acte est faux, dit Tranquille.

— Faux ! c’est impossible, s’écria le capitaine avec stupeur, mais alors j’aurais été odieusement trompé.

— C’est malheureusement ce qui est arrivé !

— Que faire ? murmura machinalement le capitaine.

Le Cerf-Noir se leva.

— Que les Visages-Pâles écoutent, dit-il avec majesté, un sachem va parler.

Le Canadien voulut s’interposer, mais d’un geste le chef lui imposa silence.

— Mon père a été trompé ; c’est un guerrier juste, sa tête est grise ; le Wacondah lui a donné la sagesse ; les Pawnées-Serpents sont justes aussi, ils veulent vivre en paix avec mon père, puisqu’il est innocent de la faute qu’on lui reproche et dont un autre doit être responsable.

Le commencement de ce discours surprit agréablement les auditeurs du chef ; la jeune mère surtout, en entendant ces paroles, sentait disparaître son inquiétude et la joie rentrer dans son cœur.

— Les Pawnées-Serpents, continua le sachem, restitueront à mon père toutes les marchandises qui lui ont été estorquées ; lui, de son côté, s’engagera à abandonner les territoires de chasse des Pawnées et à se retirer ainsi que tous les Visages-Pâles qui sont venus avec lui ; les Pawnées renonceront à la vengeance qu’ils voulaient tirer du meurtre de leurs frères, et la hache de guerre sera enterrée entre les Peaux-Rouges et les Visages-Pâles de l’Ouest. J’ai dit.

Après ces paroles, il y eut un silence.

Les assistants étaient frappés de stupeur ; ces conditions étaient inacceptables, la guerre devenait imminente.

— Que répond mon père ? demanda le chef au bout d’un instant.

— Hélas ! chef, répondit le capitaine avec douleur, je ne puis consentir à de telles conditions, cela est impossible ; tout ce que je puis faire, c’est de doubler le prix que j’ai payé primitivement.

Le chef haussa les épaules avec dédain.

— Le Cerf-Noir s’était trompé, dit-il avec un sourire de mépris, les Visages-Pâles ont bien réellement la langue fourchue.

Il fut impossible de faire comprendre au sachem la véritable situation des choses ; avec cette aveugle obstination qui caractérise sa race, il ne voulut rien entendre, et plus on essaya de lui prouver qu’il avait tort, plus il se convainquit qu’il avait raison.

À une heure avancée de la nuit, le Canadien et le Cerf-Noir se retirèrent accompagnés jusqu’aux retranchements par le capitaine.

Lorsqu’ils furent sortis, James Watt revint tout pensif à la tour. Sur le seuil de la porte, il trébucha contre un objet assez volumineux ; il se baissa afin de voir ce que c’était.

— Oh ! s’écria-t-il en se relevant, c’est donc bien réellement la guerre qu’ils veulent ? By god ! ils apprendront à me connaître.

L’objet contre lequel le capitaine avait trébuché était un paquet de flèches attachées au moyen d’une peau de serpent ; les deux bouts de cette peau et les pointes des flèches étaient tachés de sang.

Le Cerf-Noir, en se retirant, avait laissé tomber derrière lui la déclaration de guerre.

Tout espoir de paix était évanoui, il fallait se préparer à combattre.

Après le premier moment de stupeur, le capitaine reprit son sang-froid, et bien que le jour ne parût pas encore, il fit éveiller tous les colons et les réunit devant la tour, afin de tenir conseil et d’aviser aux moyens de neutraliser le péril qui menaçait la colonie.


IX

LES PAWNÉES-SERPENTS.


Nous éclaircirons maintenant quelques points de ce récit qui peuvent sembler obscurs au lecteur.

Les Peaux Rouges, si grands que soient d’ailleurs leurs défauts, ont, pour les contrées où ils sont nés, un amour poussé jusqu’au fanatisme, et que rien ne peut remplacer.

Le Visage-de-Singe n’avait pas menti, lorsqu’il avait dit au capitaine Watt qu’il était un des principaux chefs de la tribu des Pawnées-Serpents, cela était vrai ; seulement, il s’était bien gardé de lui révéler pour quelle raison il avait été chassé de sa tribu.

Cette raison, le temps est venu de la faire connaître.

Le Visage de-Singe était non-seulement un homme d’une ambition effrénée, mais encore, chose assez extraordinaire dans un Indien, il n’avait aucune croyance religieuse et était complétement exempt de ces faiblesses et de cette crédulité superstitieuse auxquelles ses congénères ne sont que trop accessibles ; en sus, il était sans foi, sans honneur et de mœurs plus que dépravées.

Amené jeune dans les villes de l’Union américaine, il avait été à même de voir de près la civilisation excentrique des États-Unis ; hors d’état de comprendre le bon et le mauvais de cette civilisation et de se tenir dans une juste limite, il s’était ainsi que cela arrive toujours en pareille circonstance, laissé séduire par ce qui flattait le plus ses goûts et ses instincts et n’avait pris des coutumes des blancs que ce qui devait achever et compléter sa dépravation précoce.

Aussi, lorsqu’il avait été de retour dans sa tribu, ses mœurs et son langage s’étaient tellement trouvés en désaccord avec ce qui se faisait et ce qui se disait autour de lui, qu’il n’avait pas tardé à exciter le mépris et la haine de ses compatriotes.

Ses ennemis les plus acharnés avaient été naturellement les prêtres ou du moins les sorciers qu’il avait maintes fois cherché à tourner en ridicule.

Une fois que le Visage-de-Singe se fut mis à dos le parti tout-puissant des sorciers, c’en fut fait de ses projets ambitieux ; toutes ses menées échouèrent, une sourde opposition renversait constamment les projets qu’il formait au moment même qu’il croyait les voir réussir.

Pendant assez longtemps, le chef, ne sachant à qui s’en prendre, se tint prudemment sur la défensive, surveillant activement les démarches de ses ennemis, attendant, avec cette patience féline qui faisait le fond de son caractère, que le hasard vînt lui révéler le nom de l’homme sur lequel il devait faire tomber sa vengeance ; comme toutes ses mesures étaient prises, il ne tarda pas à découvrir que celui à qui il devait attribuer les continuels échecs qu’il éprouvait, n’était autre que le principal sorcier de la tribu.

Ce sorcier était un vieillard, respecté et aimé de tous à cause de sa sagesse et de sa bonté. Le Visage-de-Singe dissimula quelque temps sa haine, mais un jour en plein conseil, à la suite d’une discussion assez vive, il se laissa emporter par la rage, et se précipitant sur le malheureux vieillard, il le poignarda devant tous les anciens de sa tribu avant que les assistants pussent s’opposer à l’exécution de son dessein.

Le meurtre du sorcier mit le comble à l’horreur qu’inspirait ce misérable ; séance tenante, les chefs le chassèrent du territoire de la nation, lui refusant le feu et l’eau et le menaçant des plus grands châtiments s’il osait se représenter devant eux.

Le Visage-de-Singe, trop faible pour résister à l’exécution de cette sentence, s’éloigna la rage dans le cœur et en proférant les plus horribles menaces.

Nous avons vu de quelle façon il s’était vengé en vendant le territoire de sa tribu aux Américains et en causant ainsi la ruine de ceux qui l’avaient banni. Mais à peine avait-il obtenu cette vengeance qu’il avait si longtemps poursuivie, qu’une révolution étrange s’était opérée dans le cœur de cet homme. La vue de cette terre où il était né et où reposaient les cendres de ses pères, avait réveillé en lui avec une force extrême le sentiment de la patrie qu’il croyait mort et qui n’était qu’endormi au fond de son cœur.

La honte de l’odieuse action qu’il avait commise en livrant aux ennemis de sa race les territoires de chasse que lui-même avait si longtemps parcourus en liberté, l’acharnement avec lequel les Américains s’occupaient à changer l’aspect de ce pays et à détruire ces arbres séculaires, dont l’ombrage avait si longtemps abrité les conseils de sa nation, toutes ces raisons réunies l’avaient fait rentrer en lui-même, et, désespéré du sacrilége que la haine l’avait poussé à commettre, il avait cherché à se rapprocher de ses compatriotes, afin de les aider à recouvrer ce qu’ils avaient perdu par sa faute.

C’est-à dire qu’il résolut de trahir ses nouveaux amis au profit des anciens.

Cet homme était malheureusement engagé dans une voie fatale, ou chaque pas qu’il faisait, devait être marqué par un crime.

Il lui fut plus facile qu’il ne l’avait supposé d’abord de se rapprocher de ses compatriotes ; ceux-ci erraient dispersés et en proie au désespoir dans les forêts voisines de la colonie.

Le Visage-de-Singe se présenta hardiment à eux ; il se garda bien de leur révéler que lui seul était cause des malheurs qui les accablaient. Au contraire, il se fit, à leurs yeux, un mérite de son retour, leur disant que la nouvelle des calamités qui, tout-à-coup, étaient venues fondre sur eux était la seule cause de son arrivée ; que s’ils avaient continué à être heureux, jamais ils ne l’auraient revu ; mais que devant une aussi effroyable catastrophe que celle qui les avait accablés, tout sentiment de haine devait disparaître devant la vengeance commune à tirer des Visages-Pâles, ces éternels et implacables ennemis de la race rouge.

Bref, il sut faire un tel étalage de beaux sentiments et si bien faire valoir la démarche qu’il tentait en ce moment, qu’il réussit complètement à tromper les Indiens, et à les persuader de la pureté de ses intentions et de sa bonne foi.

Alors il ourdit, avec la diabolique intelligence qu’il possédait, un vaste complot contre les Américains, complot dans lequel il eut l’habileté de faire entrer d’autres peuplades indiennes alliées à sa tribu, et tout en restant, en apparence, ami des colons, il prépara silencieusement et organisa leur ruine complète.

L’influence qu’il était parvenu, en peu de temps, à prendre dans sa tribu, était immense ; trois hommes seulement conservaient contre lui une méfiance instinctive et surveillaient avec soin ses démarches ; ces trois hommes étaient Tranquille le chasseur canadien, le Cerf-Noir et le Renard-Bleu.

Tranquille ne s’expliquait pas la conduite du chef, il lui semblait extraordinaire que cet homme fût devenu ainsi l’ami des Américains ; plusieurs fois, il lui avait demandé des explications à ce sujet, mais jamais le Visage-de-Singe ne lui avait répondu que d’une façon ambiguë, ou bien il avait éludé ses questions.

Tranquille, dont les soupçons augmentaient de jour en jour, et qui tenait à savoir positivement à quoi s’en tenir sur cet homme, dont les manœuvres lui devenaient de plus en plus suspectes, parvint, dans le grand conseil de la nation, à se faire désigner, ainsi que le Cerf-Noir, pour aller porter la déclaration de guerre au capitaine Watt.

Le Visage-de-Singe fut contrarié du choix des envoyés, qu’il savait être secrètement ses ennemis, mais il dissimula son ressentiment, d’autant plus que les choses étaient trop avancées pour reculer désormais, et que tout était prêt pour l’expédition.

Tranquille et le Cerf-Noir partirent donc chargés de déclarer la guerre aux Visages-Pâles.

— Je me trompe beaucoup, disait tout en marchant le Canadien à son ami, ou je suis certain que nous allons apprendre du nouveau sur le Visage-de-Singe.

— Vous croyez ?

— Je le parierais : je suis convaincu que le drôle joue un double jeu ; qu’il nous trompe tous à son profit.

— Je n’ai pas grande confiance en lui, mais cependant je ne puis croire qu’il porte aussi loin l’effronterie.

— Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. Dans tous les cas, promettez-moi une chose.

— Laquelle ?

— C’est que je parlerai seul : mieux que vous je sais de quelle façon il faut agir avec les Visages-Pâles de l’Ouest.

— Soit, répondit le Cerf-Noir, vous agirez à votre guise.

Cinq minutes plus tard, ils arrivèrent à la colonie. Nous avons rapporté dans le chapitre précédent de quelle façon ils furent reçus, et ce qui se passa entre eux et le capitaine Watt.

Cette coutume de déclarer la guerre à leurs ennemis, qu’ont les Indiens que l’on est habitué en Europe à considérer comme des sauvages stupides, peut sembler extraordinaire ; mais il ne faut pas s’y tromper : les Peaux-Rouges ont le caractère éminemment chevaleresque, et jamais, à moins qu’il ne s’agisse d’une razzia, c’est-à-dire d’un vol de chevaux ou d’un enlèvement de troupeaux, ils n’attaqueront un ennemi sans l’avoir prévenu, afin qu’il se tienne sur ses gardes.

Du reste, c’est cet esprit chevaleresque habilement exploité par les Américains du Nord, qui, nous devons l’avouer à leur honte éternelle, en sont, eux, complétement dénués, a valu aux blancs la plupart des victoires qu’ils ont remportées sur les Peaux-Rouges.

À quelques pas de la colonie, les deux hommes retrouvèrent leurs chevaux qu’ils avaient entravés ; ils se mirent en selle et s’éloignèrent rapidement.

— Eh bien ! demanda Tranquille au chef, que pensez-vous de tout cela ?

— Mon frère avait raison ; le Visage-de-Singe nous a toujours trahis ; il est évident que cet acte émane de lui seul.

— Que comptez-vous faire ?

— Je ne le sais pas encore ; peut-être serait-il dangereux, en ce moment, de le démasquer.

— Je ne suis pas de votre avis, chef ; la présence de ce traître parmi nous ne peut que nuire à notre cause.

— Voyons-le venir d’abord.

— Soit ! mais permettez-moi une observation ?

— J’écoute, mon frère.

— Comment se fait-il qu’après avoir reconnu la fausseté de l’acte de vente, vous vous soyez obstiné à déclarer la guerre à ce Long-Couteau de l’Ouest, puisqu’il vous est prouvé qu’il a été trompé par le Visage-de-Singe ?

Le chef sourit avec finesse.

— Le Visage-Pâle n’a été trompé, dit-il, que parce qu’il lui convenait de l’être.

— Je ne vous comprends pas, chef.

— Je vais m’expliquer. Mon frère sait-il comment se fait une vente de terrain ?

— Ma foi non ; je vous avoue que comme, pour ma part, jamais jusqu’à présent n’en ayant eu à vendre ni à acheter, je ne m’en suis nullement occupé.

— Ooah ! alors je vais le dire à mon frère.

— Vous me ferez plaisir, je ne demande pas mieux que de m’instruire, moi, et puis cela peut servir dans l’occasion, fit en riant le Canadien.

— Lorsqu’un Visage-Pâle veut acheter le territoire de chasse d’une tribu, il se rend auprès des principaux sachems de la nation, puis après avoir fumé le calumet de paix en conseil, il expose le sujet de sa demande : les conditions sont débattues ; si les deux parties contractantes tombent d’accord, un plan du territoire est dressé par le principal sorcier de la nation, le Visage-Pâle livre les marchandises, tous les chefs apposent leur hiéroglyphe au bas du plan, les arbres sont marqués avec le tomahawk, les frontières établies, et l’acheteur prend immédiatement possession.

— Hum ! fit Tranquille, cela est assez simple pourtant.

— Dans quel conseil le chef à la tête grise a-t-il fumé le calumet ? où sont les sachems qui ont traité avec lui ? qu’il me montre les arbres que l’on a marqués.

— En effet, je crois que cela lui serait difficile, observa le chasseur.

— La Tête-Grise, continua le chef, savait que le Visage-de-Singe le trompait, mais le territoire lui convenait et il comptait sur la force de ses armes pour s’y maintenir bon gré mal gré.

— C’est probable.

— Vaincu par l’évidence et reconnaissant trop tard qu’il a agi inconsidérément, il a cru lever toutes les difficultés en nous offrant quelques ballots de marchandises de plus ; quand les Visages-Pâles ont-ils eu une langue droite et honnête ?

— Merci, fit en riant le chasseur.

— Je ne parle pas de la nation de mon frère ; jamais je n’ai eu à m’en plaindre, je ne prétends désigner que les Grands Couteaux de l’Ouest. Mon frère pense-t-il toujours que j’ai eu tort de jeter les flèches sanglantes ?

— Peut-être, dans cette circonstance, chef, avez-vous été un peu prompt et vous êtes-vous laissé emporter par la colère, mais vous avez tant de sujets de haïr les Américains que je n’ose vous blâmer.

— Ainsi je puis toujours compter sur l’assistance de mon frère ?

— Pourquoi vous la refuserais-je, chef ? Votre cause est toujours ce qu’elle était, c’est à-dire juste : il est de mon devoir de vous aider, je le ferai quoi qu’il arrive.

— Och ! je remercie mon frère ; son rifle nous sera utile.

— Nous voici arrivés : il est temps de prendre une détermination au sujet du Visage-de-Singe.

— Elle est prise, répondit laconiquement le chef.

En ce moment ils débouchèrent dans une vaste clairière au centre de laquelle plusieurs brasiers étaient allumés.

Cinq cents guerriers indiens, peints et armés en guerre, étaient couchés çà et là sur l’herbe, tandis, que leurs chevaux, tout harnachés et prêts à être montés, étaient entravés à l’amble et broyaient leur provende de pois grimpants.

Autour du principal brasier plusieurs chefs étaient accroupis et fumaient silencieusement.

Les nouveaux venus mirent pied à terre et se dirigèrent rapidement vers ce brasier, devant lequel le Visage-de-Singe se promenait avec agitation.

Les deux hommes prirent place auprès des autres chefs et allumèrent leurs calumets ; bien que chacun attendît leur arrivée avec impatience, cependant personne ne leur adressa de question, l’étiquette indienne s’opposant à ce qu’un chef prit la parole avant que le calumet eût été complètement fumé.

Lorsque le Cerf-Noir eut terminé son calumet il en secoua la cendre, le repassa à sa ceinture et prenant la parole :

— L’ordre des sachems est accompli dit-il, les flèches sanglantes ont été remises aux Visages-Pâles.

Les chefs inclinèrent la tête en signe de satisfaction à cette nouvelle.

Le Visage-de-Singe se rapprocha.

— Mon frère le Cerf-Noir a vu la Tête-Grise ? demanda-t-il.

— Oui, répondit sèchement le chef.

— Que pense mon frère ? reprit en insistant le Visage-de-Singe.

Le Cerf-Noir lui jeta un regard équivoque.

— Qu’importe la pensée du chef en ce moment, répondit-il, puisque le conseil des sachems a résolu la guerre.

— Les nuits sont longues, dit alors le Renard-Bleu, mes frères demeureront-ils ici à fumer ?

Tranquille prit la parole.

— Les Grands-Couteaux sont sur leurs gardes, ils veillent en ce moment ; que mes frères remontent à cheval et se retirent, l’heure n’est pas propice.

Les chefs firent un signe d’assentiment.

— J’irai à la découverte, dit le Visage-de-Singe.

— Bon ! répondit le Cerf-Noir avec un sourire farouche, mon frère est habile, il voit beaucoup de choses, il nous renseignera.

Le Visage-de-Singe fit un geste pour s’élancer sur un cheval qu’un guerrier lui amenait, mais tout à coup le Cerf-Noir se leva, se précipita vers lui et, lui appuyant rudement la main sur l’épaule, il le contraignit à tomber à genoux sur le sol.

Les guerriers surpris de cette agression subite dont ils ne devinaient pas le motif, échangaient entre eux des regards étonnés sans cependant faire le moindre mouvement pour s’interposer entre les deux chefs.

Le Visage-de-Singe releva brusquement la tête.

— L’Esprit du mal trouble-t-il le cerveau de mon frère ? dit-il en essayant de se dégager de l’étreinte de fer qui le tenait cloué au sol.

Le Cerf-Noir sourit d’un air sinistre, et tirant son couteau à scalper de sa ceinture :

— Le Visage-de-Singe est un traître, dit-il d’une voix sombre, il a vendu ses frères aux Visages-Pâles, il va mourir.

Le Cerf-Noir était non-seulement un guerrier renommé, mais sa sagesse et sa loyauté étaient à juste titre réputées dans la tribu ; nul ne révoqua en doute l’accusation qu’il venait de porter, d’autant plus que malheureusement pour lui le Visage-de-Singe était connu de longue date.

Le Cerf-Noir leva son couteau dont la lame bleuâtre lança aux reflets de la flamme du foyer un éclair sinistre, mais par un effort suprême le Visage-de-Singe parvint à se dégager, il bondit comme une bête fauve et disparut dans les halliers avec un rire strident.

Le couteau avait glissé et il avait seulement entamé les chairs sans faire à l’adroit Indien une blessure grave.

Il y eut un moment de stupeur, puis tous se levèrent tumultueusement pour s’élancer à la poursuite du fugitif.

— Arrêtez ! s’écria Tranquille d’une voix forte, maintenant il est trop tard. Hâtez-vous d’attaquer les Visages-Pâles avant que le misérable ait eu le temps de les prévenir, car il médite déjà sans doute de nouvelles trahisons.

Les chefs reconnurent la justesse de ce conseil et les Indiens se préparèrent au combat.


X

LA BATAILLE.


Cependant, ainsi que nous l’avons dit plus haut, le capitaine Watt avait réuni tous les membres de la colonie devant la tour.

Le nombre des combattants s’élevait à soixante-deux, en comptant les femmes.

Les dames européennes peuvent trouver singulier que nous comptions les femmes au nombre des combattants ; en effet, dans le vieux monde, le temps des Marphises et des Bradamantes est heureusement passé pour toujours, et le beau sexe, grâce au progrès constant de la civilisation, n’en est plus réduit à faire assaut de courage avec les hommes.

Dans l’Amérique septentrionale, à l’époque où se passait notre histoire, et même aujourd’hui, dans les prairies et sur les défrichements, il n’en est pas ainsi ; souvent, lorsque le cri de guerre des Indiens vient subitement résonner aux oreilles des pionniers, les femmes sont contraintes d’abandonner les travaux de leur sexe pour saisir un rifle entre leurs mains délicates et se porter résolument à la défense de la communauté.

Nous pourrions au besoin citer plusieurs de ces héroïnes aux doux yeux et au regard d’ange qui, dans l’occasion, ont vaillamment fait leur devoir de soldat et ont combattu comme de vrais démons contre les Indiens.

Mistress Watt n’était pas une héroïne, tant s’en faut, mais elle était fille et femme de soldats ; elle était née et avait été élevée sur la frontière indienne ; plusieurs fois elle avait senti l’odeur de la poudre et vu le sang couler, de plus elle était mère. Il s’agissait de défendre ses enfants ; toute sa craintive timidité avait disparu pour faire place à une résolution froide et énergique.

Son exemple avait électrisé les autres femmes de la colonie, et toutes s’étaient armées résolues à combattre aux côtés de leurs maris et de leurs pères.

Nous répétons donc que, hommes et femmes, le capitaine avait autour de lui soixante-deux combattants.

Il essaya de dissuader sa femme de prendre part à la lutte, mais cette douce créature que jusqu’alors, il avait toujours vue si craintive et si obéissante, refusa nettement de renoncer à son projet, et le capitaine fut contraint de la laisser agir à sa guise.

Il prit alors ses dispositions de défense. Des hommes, au nombre de vingt-cinq furent distribués aux retranchements, sous les ordres de Bothrel. Le capitaine se réserva le commandement d’une seconde troupe de vingt-quatre chasseurs, destinés à se porter partout où besoin serait. Les femmes, sous les ordres de mistress Watt, furent laissées à la garde de la tour dans laquelle on renferma les enfants et les malades, puis on attendit l’arrivée des Indiens.

Il était environ une heure du matin lorsque le chasseur canadien et le chef pawnée avaient quitté la colonie. À deux heures et demie environ on était prêt pour la défense.

Le capitaine fit une dernière ronde autour des retranchements afin de s’assurer que tout était en ordre, puis après avoir fait éteindre tous les feux, il sortit secrètement de la colonie par une porte dérobée pratiquée dans les retranchements et que le sergent Bothrel et lui connaissaient seuls.

Une planche fut allongée en travers sur le fossé et le capitaine passa suivi seulement de Bothrel et d’un Kentuckien nommé Bob, gaillard résolu et aux larges épaules que déjà nous avons eu occasion de mentionner.

La planche fut dissimulée avec soin afin de servir au retour, et les trois hommes glissèrent dans la nuit comme trois fantômes.

Lorsqu’ils furent arrivés à une centaine de mètres environ de la colonie, le capitaine s’arrêta.

— Messieurs, leur dit-il alors d’une voix tellement faible, qu’ils furent obligés de se pencher vers lui afin de l’entendre, je vous ai choisis parce que l’expédition que nous allons tenter est périlleuse et que j’avais besoin d’avoir avec moi des hommes résolus.

— De quoi s’agit-il ? demanda Bothrel.

— La nuit est tellement sombre que ces payens maudits pourraient, s’ils le voulaient, arriver au bord même du fossé sans qu’il nous fût possible de les apercevoir ; j’ai donc résolu de mettre le feu aux arbres coupés et entassés de distance en distance et aux souches réunies en monceaux. Il faut savoir dans l’occasion faire des sacrifices ; ces feux qui brûleront longtemps répandront une lueur éclatante qui nous permettra de distinguer nos ennemis à une longue distance et de tirer sur eux à coup sûr.

— L’idée est excellente, répondit Bothrel !

— Oui, reprit le capitaine, seulement il ne faut pas nous dissimuler qu’elle est extrêmement périlleuse ; il est évident que des rôdeurs Indiens sont déjà disséminés dans la plaine, très-près de nous peut-être, et que lorsque deux ou trois feux seront allumés, si nous les voyons, eux ne manqueront pas de nous voir aussi. Chacun de nous va se charger des objets nécessaires, et nous tâcherons par la rapidité de nos mouvements de déjouer les ruses de ces démons ; souvenez-vous que nous agirons isolément et que chacun de nous a quatre ou cinq feux à allumer, nous ne devons pas compter les uns sur les autres. À l’œuvre !

Les combustibles et les matières inflammables furent partagés entre les trois hommes et ils se séparèrent.

Cinq minutes plus tard une étincelle brilla, puis une seconde, puis une troisième ; au bout d’un quart d’heure dix feux étaient allumés.

Faibles d’abord, ils semblèrent hésiter pendant quelques instants, puis peu à peu la flamme grandit, prit de la consistance, et bientôt toute la plaine fut éclairée du reflet sanglant de ces torches immenses.

Le capitaine et ses compagnons avaient été plus heureux qu’ils ne l’avaient espéré dans leur expédition, car ils avaient réussi à allumer les amas de bois épars dans la vallée sans éveiller l’attention des Indiens ; ils se hâtèrent de rejoindre à toutes jambes les retranchements. Il était temps, car tout à coup un cri de guerre terrible s’éleva derrière eux et une nombreuse troupe de guerriers indiens apparut à la lisière de la forêt, accourant à toute bride en brandissant leurs armes comme une légion de démons.

Mais ils arrivèrent trop tard pour s’emparer des Américains, ceux-ci avaient traversé le fossé et se trouvaient à l’abri de leurs coups.

Une décharge de mousqueterie salua l’arrivée des Indiens, plusieurs tombèrent de cheval et les autres tournèrent bride et s’éloignèrent avec précipitation.

Le combat était engagé, mais peu importait au capitaine : grâce à son heureux expédient une surprise était impossible, on y voyait comme en plein jour.

Il y eut un instant de répit, dont les Américains profitèrent pour recharger leurs armes.

Les colons avaient éprouvé un moment d’inquiétude en voyant d’immenses brasiers s’allumer les uns après les autres dans la prairie ; ils crurent à une ruse des indiens, mais ils furent promptement désabusés par le retour du capitaine et se félicitèrent au contraire de cette heureuse inspiration qui leur permettait de tirer presque à coup sûr.

Cependant les Pawnées n’avaient pas renoncé à leur projet d’attaque ; selon toutes les probabilités, ils ne s’étaient retirés que pour délibérer.

Le capitaine, l’épaule appuyée à la palissade, examinait attentivement la plaine déserte, lorsqu’il lui sembla apercevoir un mouvement insolite dans un champ de blé indien assez étendu, situé environ à deux portées de rifle de la colonie.

— Alerte ! dit-il, l’ennemi approche.

Chacun appuya le doigt sur la détente.

Tout à coup un grand bruit se fit entendre, et la pile de bois la plus éloignée s’écroula avec fracas lançant des milliers d’étincelles.

— By god ! s’écria le capitaine, il y a quelque diablerie indienne là-dessous, il est impossible que cette énorme pile soit déjà consumée.

Au même instant une seconde s’écroula, suivie immédiatement d’une troisième, puis d’une quatrième.

Il n’y avait plus de doute à conserver sur les causes de ces éboulements successifs : les Indiens, dont les mouvements étaient neutralisés par la lumière que répandaient ces phares monstres, avaient pris le moyen bien simple de les éteindre, ce qu’ils avaient pu faire en toute sûreté, car ceux-là étaient hors de portée de rifle.

À peine renversé sur le sol, le bois était dispersé jeté de tous les côtés, et éteint assez facilement.

Cet expédient avait permis aux Indiens de se rapprocher assez près des palissades sans être aperçus.

Cependant toutes les piles n’étaient pas abattues, celles qui restaient se trouvaient toutes assez rapprochées de la place pour être défendues par son feu.

Pourtant les Pawnées essayèrent de les éteindre.

Mais alors la fusillade recommença et les balles commencèrent à grêler drues et serrées sur les assaillants qui, après avoir tenu bon pendant quelques minutes, furent enfin contraints de prendre la fuite, car on ne peut donner le nom de retraite à la précipitation avec laquelle ils s’éloignèrent.

Les Américains se mirent à rire et à huer les fuyards.

— Je crois, observa Bothrel facétieusement, que ces braves gens trouvent notre soupe trop chaude et qu’ils regrettent d’y avoir fourré le doigt.

— En effet, dit le capitaine, ils ne semblent pas disposés, cette fois, à revenir.

Le capitaine se trompait. Car au même instant les Indiens revenaient ventre à terre.

Rien ne put les arrêter, et malgré la fusillade à laquelle ils dédaignèrent de répondre, ils arrivèrent jusqu’au bord du fossé.

Il est vrai qu’une fois là, ils rebroussèrent chemin et repartirent aussi rapidement qu’ils étaient venus, mais non pas sans semer sur leur route bon nombre de leurs compagnons, que des balles américaines renversaient impitoyablement.

Mais le projet des Pawnées avait réussi et les blancs s’aperçurent bientôt, à leur grand désappointement, qu’ils s’étaient trop hâtés de se féliciter de leur facile succès.

Chaque cavalier pawnée portait en croupe un guerrier qui, arrivé au fossé, avait mis pied à terre et, profitant du désordre et de la fumée qui empêchait de le distinguer, s’était abrité tant bien que mal derrière des troncs d’arbres renversés et des accidents de terrain, si bien que, lorsque la fumée fut dissipée, au moment où les Américains se penchaient au-dessus de la palissade afin de constater les résultats de la charge exécutée par leurs ennemis, ils furent à leur tour salués par une décharge de coups de fusil et de longues flèches cannelées, qui en couchèrent quinze sur le sol.

Il y eut un mouvement de folle terreur parmi les blancs à cette attaque faite par des ennemis invisibles.

Quinze hommes de moins d’un seul coup était une perte terrible pour les colons ; le combat prenait des proportions sérieuses qui menaçaient de dégénérer en défaite, car jamais les Indiens n’avaient déployé autant d’énergie ni d’acharnement dans une attaque.

Il n’y avait pas à hésiter, il fallait, coûte que coûte, déloger ces audacieux ennemis du poste où ils s’étaient si témérairement embusqués.

Le capitaine s’y décida.

Rassemblant une vingtaine d’hommes résolus, tandis que les autres veillaient aux palissades, il fit abaisser le pont-levis et s’élança intrépidement au-dehors.

Alors les ennemis se joignirent à l’arme blanche et s’attaquèrent corps à corps.

La mêlée devint terrible ; blancs et Peaux-Rouges, enlacés comme des serpents, ivres de rage et aveuglés par la haine, cherchaient mutuellement à se poignarder.

Tout à coup une lueur immense éclaira cette scène de carnage et des cris de terreur s’élevèrent de la colonie.

Le capitaine détourna la tête, il poussa un cri de désespoir à l’aspect du spectacle horrible qui s’offrit à ses yeux épouvantés.

La tour et les principaux bâtiments brûlaient ; à la clarté des flammes on voyait les Indiens bondir comme des démons à la poursuite des défenseurs de la colonie qui, groupés çà et là, essayaient encore une résistance désormais impossible.

Voici ce qui était arrivé.

Pendant que le Cerf-Noir, le Renard-Bleu et les autres principaux chefs pawnées tentaient une attaque de front sur la colonie, Tranquille, suivi de Quoniam et d’une cinquantaine de guerriers sur lesquels il pouvait compter, était monté dans des pirogues en peau de bison, avait silencieusement descendu le fleuve, et il était venu débarquer à la colonie même sans que l’éveil fût donné, par la raison toute simple que les Américains ne pouvaient en aucune façon redouter une surprise du côté du Missouri.

Cependant nous devons rendre cette justice au capitaine, de constater qu’il n’avait pas laissé ce point sans défense ; des sentinelles y avaient été placées ; malheureusement, dans le désordre qui suivit la dernière charge des Indiens, ces sentinelles, croyant n’avoir rien à redouter de ce côté, avaient abandonné leur poste pour se porter là où elles croyaient que le danger était le plus grand, et aider leurs camarades à repousser les Indiens.

Cette faute impardonnable perdit les défenseurs de la colonie.

Tranquille débarqua sa troupe sans coup férir.

Les Pawnées, une fois entrés dans la colonie, jetèrent des torches incendiaires sur les bâtiments construits en bois, et poussant leur cri de guerre, ils se ruèrent sur les Américains qu’ils prirent par derrière et placèrent ainsi entre deux feux.

Tranquille, Quoniam et quelques guerriers qui ne les avaient pas quittés s’élancèrent vers la tour.

Mistress Watt, bien que surprise à l’improviste, se prépara cependant à défendre courageusement le poste qui lui était confié.

Le Canadien s’approcha d’elle les mains levées en signe de paix.

— Rendez-vous, au nom du ciel, s’écria-t-il, ou vous êtes perdues, la colonie est prise.

— Non, répondit-elle résolument, je ne me rendrai pas à un lâche qui trahit ses frères pour embrasser le parti des païens.

— Vous êtes injuste envers moi, répliqua le chasseur avec tristesse, je viens vous sauver.

— Je ne veux pas être sauvée par vous.

— Malheureuse femme, si ce n’est pour vous, que ce soit au moins pour vos enfants ; voyez, le feu est à la tour.

La jeune femme leva les yeux, poussa un cri horrible et se précipita éperdue dans l’intérieur du bâtiment.

Les autres femmes, confiantes dans la parole du chasseur, n’essayèrent pas de résister et rendirent leurs armes.

Tranquille confia la garde de ces pauvres femmes à Quoniam, auquel il adjoignit plusieurs guerriers, et il s’éloigna rapidement dans l’intention de faire cesser le carnage qui continuait sur tous les points de la colonie.

Quoniam entra dans la tour où il trouva mistress Watt à demi asphyxiée et tenant ses enfants serrés dans ses bras avec une force inouïe. Le brave nègre enleva la jeune femme sur ses épaules, l’emporta au dehors, et réunissant toutes les femmes et les enfants, il les conduisit sur les bords du Missouri, afin de les mettre hors des atteintes du feu et d’attendre, sans exposer les prisonnières à la fureur des vainqueurs, que le combat fût fini.

Maintenant, ce n’était plus un combat, c’était une boucherie, rendue plus atroce encore par les raffinements barbares des Indiens qui s’acharnaient avec une rage indicible sur leurs malheureux ennemis.

Le capitaine, Bothrel, Bob et une vingtaine d’Américains, les seuls qui fussent encore vivants de tous les colons, réunis au centre de l’esplanade, se défendaient avec l’énergie du désespoir contre une nuée d’Indiens, résolus à se faire tuer plutôt que de tomber entre les mains de leurs féroces vainqueurs.

Tranquille parvint cependant, à force de supplications et en bravant mille périls, à leur faire mettre bas les armes et à faire cesser enfin le carnage.

Tout à coup des cris, des pleurs et des supplications se firent entendre du côté du fleuve.

Le chasseur s’élança rapidement, agité par un sombre pressentiment.

Le Cerf-Noir et ses guerriers le suivaient ; lorsqu’ils arrivèrent à l’endroit où Quoniam avait réuni les femmes, un effrayant spectacle s’offrit à leurs yeux.

Mistress Watt et trois autres femmes gisaient sans mouvement sur le sol, reposant dans une mare de sang. Quoniam percé de deux blessures, une à la tête et l’autre à la poitrine, était étendu devant elles.

Il fut impossible d’obtenir aucun renseignement des autres femmes sur ce qui s’était passé ; elles étaient à demi folles de terreur.

Les enfants du capitaine avaient disparu !

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XI

LA VENTA DEL POTRERO.


Usant maintenant de notre privilége de romancier, nous transporterons la scène de notre récit au Texas et nous reprendrons notre histoire seize ans environ après les événements rapportés dans le précédent chapitre.

L’aube commençait à nuancer les nuages de ses teintes nacrées, les étoiles s’éteignaient les unes après les autres dans les sombres profondeurs du ciel : et à l’extrême ligne bleue de l’horizon, un reflet d’un rouge vif, précurseur du lever du soleil, annonçait que le jour ne tarderait pas à paraître. Les milliers d’oiseaux invisibles, frileusement blottis sous la feuillée, s’éveillaient subitement et entonnaient joyeusement leur mélodieux concert matinal, tandis que les hurlements des fauves, quittant l’abreuvoir et regagnant à pas lents leurs repaires inexplorés, devenaient de plus en plus sourds et indistincts.

En ce moment, la brise se leva, s’engouffra dans l’épais nuage de vapeurs qui, au lever du soleil, s’exhale de terre dans ces régions intertropicales, le fit tournoyer un instant, le déchira et le dissipa dans l’espace, faisant, comme par un coup de théâtre, apparaître, sans transition, le plus délicieux paysage que puisse imaginer l’âme rêveuse d’un peintre ou d’un poëte.

C’est surtout en Amérique que la Providence semble s’être plu à prodiguer les effets de paysage les plus saisissants, en variant à l’infini les contrastes et les harmonies de cette puissante nature que l’on ne trouve que là.

Au sein d’une immense plaine cerclée de tous les côtés par les hautes ramures d’une forêt vierge se dessinaient les capricieux méandres d’un chemin sablé dont la couleur jaune d’or tranchait agréablement avec le vert foncé des grandes herbes et le blanc argenté de l’eau d’une étroite rivière que les premiers rayons du soleil levant faisaient étinceler comme un écrin de pierreries. Non loin de la rivière, au centre de la plaine à peu près, s’élevait une maison blanche avec des colonnades formant péristyle et un toit de tuiles rouges. Cette maison, coquettement tapissée de plantes grimpantes qui s’épanouissaient en larges touffes sur ses murs, était une venta ou hôtellerie bâtie au sommet d’un léger monticule. On y arrivait par une pente insensible, et, grâce à sa position, elle dominait ce paysage immense et grandiose comme celui qu’embrasse le condor lorsqu’il plane au haut des nuages.

Devant la porte de la venta plusieurs dragons pittoresquement groupés et au nombre d’une vingtaine environ achevaient de seller leurs chevaux, tandis que des arrieros s’occupaient activement à charger sept ou huit mules.

Sur la route, à quelques milles en avant de la venta, on voyait, comme des points noirs presque imperceptibles, plusieurs cavaliers qui s’éloignaient rapidement et étaient sur le point de s’engager dans la forêt dont nous avons parlé, forêt qui s’élevait graduellement et était dominée par une ceinture de hautes montagnes dont les cimes chenues et tourmentées se confondaient presque avec l’azur du ciel.

La porte de la venta s’ouvrit et un jeune officier sortit en chantonnant, un moine gros et pansu à la mine réjouie l’accompagnait ; après eux apparut sur le seuil une ravissante jeune fille de dix-huit à dix-neuf ans, blonde et frêle, aux yeux bleus et aux cheveux dorés, mignonne et gracieuse.

— Allons, allons, dit le capitaine, car le jeune officier portait les signes distinctifs de ce grade, nous n’avons que trop perdu de temps déjà, à cheval.

— Hum, fit le moine, à peine avons-nous eu le temps de déjeuner, pourquoi diable êtes-vous si pressé, capitaine ?

— Saint homme, reprit l’officier en ricanant, s’il vous plaît de demeurer, vous êtes libre de le faire.

— Non, non, je pars avec vous ! s’écria le moine avec un geste d’effroi, caspita ! Je veux profiter de votre escorte.

— Alors, hâtez-vous, car avant cinq minutes je donnerai l’ordre du départ.

L’officier après avoir jeté un regard circulaire sur la plaine, fit signe à son assistente de lui amener son cheval, et se mit légèrement en selle avec cette grâce particulière aux cavaliers mexicains. Le moine étouffa un soupir de regret en songeant probablement à la plantureuse hospitalité qu’il abandonnait pour courir les risques d’un long voyage ; et aidé par les arrieros il parvint à se hisser, tant bien que mal, sur une mule dont les reins fléchirent en recevant ce poids énorme.

— Ouf ! murmura-t-il, m’y voici.

— À cheval ! commanda l’officier.

Les dragons obéirent aussitôt et pendant quelques secondes on entendit un bruissement de fer.

La jeune fille dont nous avons parlé était jusque-là demeurée silencieuse et immobile sur le seuil de la porte, paraissant en proie à une secrète agitation et jetant autour d’elle des regards inquiets sur deux ou trois campesinos qui, nonchalamment appuyés de l’épaule contre les murs de la venta, suivaient d’un œil curieux et nonchalant à la fois les mouvements de la caravane ; mais au moment où le capitaine allait donner l’ordre du départ, elle s’approcha résolument de lui, et lui présentant un mechero :

— Mon officier, lui dit-elle d’une voix douce et mélodieuse, votre cigaritto est éteint.

— C’est ma foi vrai ! répondit celui-ci, et se penchant galamment vers elle, il lui rendit le mechero après s’en être servi, en lui disant : Merci, ma belle enfant.

La jeune fille profita de ce mouvement qui rapprochait d’elle le visage de l’officier pour lui dire rapidement à voix basse ces deux mots :

— Prenez garde !

— Hein ? fit-il en la regardant fixement. Sans lui répondre, elle posa son index sur sa bouche rose et se retournant vivement, elle rentra en courant dans la venta.

Le capitaine se redressa ; il fronça ses noirs sourcils et jeta un regard menaçant aux deux ou trois individus appuyés au mur, mais bientôt il secoua la tête.

— Bah ! murmura-t-il d’un air de dédain, ils n’oseraient.

Alors il dégaina son sabre dont la lame lança un éblouissant éclair aux rayons du soleil, et se mettant à la tête de sa troupe :

— En route, dit-il.

Ils partirent.

Les mules suivirent le grelot de la nena et les dragons disposés tout autour de la recua, l’enfermèrent au milieu d’eux.

Pendant quelques instants les quelques campesinos qui avaient assisté au départ de la troupe, suivirent des yeux sa marche dans les sinuosités de la route, puis l’un après l’autre ils rentrèrent dans la venta.

La jeune fille était seule assise sur un équipal, occupée activement en apparence à raccommoder un vêtement féminin ; cependant au tremblement presque imperceptible qui agitait son corps, à la rougeur de son front et au regard craintif qu’elle laissa filtrer sous ses longues paupières à l’entrée des campesinos, il était facile de deviner que le calme qu’elle affectait était loin de son cœur et qu’au contraire une crainte secrète la tourmentait.

Ces campesinos étaient au nombre de trois. C’étaient des hommes dans la force de l’âge, aux traits durs et accentués, aux regards louches et aux façons brusques et brutales.

Ils portaient le costume mexicain des frontières et étaient bien armés.

Ils s’assirent sur un banc placé devant une table grossièrement équarrie, et l’un d’eux frappant vigoureusement du poing sur cette table, se tourna vers la jeune fille en lui disant brusquement :

— À boire.

Celle-ci tressaillit et releva vivement la tête.

— Que désirez-vous, caballeros ? dit-elle.

— Du mezcal.

Elle se leva et se hâta de les servir. Celui qui avait parlé la retint par sa robe au moment où elle se préparait à s’éloigner.

— Un instant, Carmela, lui dit-il.

— Laissez ma robe, Ruperto, fit-elle avec une petite moue de mauvaise humeur, vous allez me la déchirer.

— Bah ! reprit-il avec un gros rire, vous me croyez donc bien maladroit ?

— Non, mais vos manières ne me conviennent pas.

— Oh ! oh ! vous n’êtes pas toujours aussi farouche, mon charmant oiseau.

— Que voulez-vous dire ? reprit-elle en rougissant.

— Suffit, je m’entends, mais pour le moment ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

— Et de quoi s’agit-il donc ? demanda-t-elle avec un feint étonnement ; ne vous ai-je pas servi le mezcal que vous avez commandé ?

— Si, si, mais j’ai quelque chose à vous dire.

— Bon ! dites vite et laissez-moi aller.

— Vous êtes bien pressée de m’échapper ; craignez-vous donc que votre amoureux ne vous surprenne en conversation avec moi ?

Les compagnons de Ruperto se mirent à rire et la jeune fille demeura tout interdite.

— Je n’ai pas d’amoureux, Ruperto, vous le savez bien, répondit-elle les larmes aux yeux ; c’est mal à vous d’insulter une pauvre fille sans défense.

— Bon, bon, je ne vous insulte pas, Carmela ; quel mal y a-t-il à ce qu’une belle enfant, comme vous, ait un amoureux, et plutôt deux qu’un ?

— Laissez-moi, s’écria-t-elle en faisant un brusque mouvement pour se dégager.

— Pas avant que vous n’ayez répondu à ma question.

— Faites-la donc, cette question, et finissons-en.

— Hum ! eh bien, petite farouche, soyez donc assez bonne pour me répéter ce que vous avez dit tout bas à ce freluquet de capitaine.

— Moi ! répondit-elle avec embarras, que voulez-vous que je lui aie dit ?

— Voilà justement l’affaire, Niña, je ne veux pas que vous lui ayez dit quelque chose, seulement je désire savoir ce que vous lui avez dit.

— Laissez-moi tranquille, Ruperto, vous ne vous plaisez qu’à me tourmenter.

Le Mexicain la regarda fixement.

— Ne détournez pas la conversation, la belle fille, lui dit-il sèchement, la question que je vous adresse est sérieuse.

— C’est possible, mais je n’ai rien à vous répondre.

— Parce que vous savez que vous avez tort.

— Je ne vous comprends pas.

— Bien vrai ! Eh bien alors je vais m’expliquer : au moment où l’officier allait partir, vous lui avez dit : Prenez garde ! oserez-vous le nier ?

La jeune fille pâlit.

— Puisque vous m’avez entendu, dit-elle en essayant de plaisanter, pourquoi me le demandez-vous ?

Les campesinos avaient froncé le sourcil, à l’accusation de Ruperto ; la position devenait grave.

— Oh ! oh ! fit l’un d’eux en redressant subitement la tête ; aurait-elle réellement dit cela ?

— Apparemment, puisque je l’ai entendu ! reprit brutalement Ruperto.

La jeune fille jeta un regard effaré autour d’elle comme pour implorer une protection absente.

— Il n’est pas là, fit méchamment Ruperto, il est donc inutile de le chercher.

— Qui ? dit-elle, partagée entre la honte de la supposition et l’effroi de sa position dangereuse.

— Lui ! répondit-il en ricanant. Écoutez, Carmela, plusieurs fois déjà vous vous êtes initiée plus qu’il ne saurait nous convenir à nos affaires ; je vous répéterai le mot que, il n’y a qu’un instant, vous avez dit au capitaine, et tâchez d’en faire votre profit : prenez garde.

— Oui, fit brutalement le second interlocuteur, car nous pourrions bien oublier que vous n’êtes qu’une enfant et vous faire payer cher vos délations.

— Bah ! fit le troisième qui jusqu’à ce moment s’était contenté de boire sans prendre part à la conversation, la loi doit être égale pour tous : si Carmela nous a trahis, il faut qu’elle soit punie.

— Bien dit, Bernardo, s’écria Ruperto en frappant sur la table ; justement nous sommes assez nombreux pour prononcer le jugement.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle en se dégageant vivement de l’étreinte de l’homme qui jusque-là l’avait retenue, laissez-moi, laissez-moi.

— Arrêtez-la ! s’écria Ruperto en se levant, sans cela il va arriver quelque malheur.

Les trois hommes s’élancèrent vers la jeune fille ; celle-ci, à demi morte de terreur, cherchait vainement à ouvrir la porte de la venta afin de s’échapper.

Mais tout à coup, au moment où les trois hommes posaient leurs mains rudes et calleuses sur ses épaules blanches et délicates, la porte de la venta dont, dans son trouble, elle n’avait pu faire jouer le loquet, s’ouvrit toute grande, et un homme parut sur le seuil.

— Que se passe-t-il donc ici ? demanda-t-il d’une voix sombre en se croisant les bras sur la poitrine ; et il demeura immobile sur le seuil en promenant un regard circulaire sur les assistants.

Il y avait tant de menaces dans l’accent du nouveau venu, de ses yeux jaillissaient de si sombres éclairs, que les trois hommes terrifiés se reculèrent machinalement jusqu’au mur opposé en murmurant avec effroi :

— Le Jaguar ! le Jaguar !

— Sauvez-moi ! sauvez-moi ! s’écria la jeune fille en s’élançant éperdue vers lui.

— Oui, dit-il d’une voix profonde, oui, je te sauverai, Carmela, malheur à qui fera tomber un cheveu de ta tête.

Et l’enlevant doucement dans ses bras nerveux il la déposa délicatement sur une butaca où elle se laissa aller à demi évanouie.

L’homme que nous venons si brusquement de mettre en scène était bien jeune encore ; son visage imberbe aurait semblé celui d’un enfant, si ses traits corrects et d’une beauté presque féminine n’avaient été éclairés par deux grands yeux noirs dont le regard avait un éclat fulgurant et une force magnétique que peu d’hommes se sentaient capables de supporter.

Sa taille était haute, mais svelte et élégante, ses membres bien attachés, sa poitrine large ; ses longs cheveux, noirs comme l’aile du corbeau, s’échappaient avec profusion de son chapeau de vigogne garni d’une large toquilla d’or, et tombaient en boucles nombreuses sur ses épaules.

Il portait le brillant et luxueux costume mexicain ; ses calzoneras de velours violet ouvertes au-dessus du genou et garnies d’une profusion de boutons d’or ciselé laissaient voir sa jambe fine et nerveuse élégamment emprisonnée dans des bas de soie perle ; sa manga jetée sur son épaule était bordée d’un large galon d’or, une ceinture de crêpe de Chine blanc serrait ses hanches et soutenait une paire de pistolets et un machette sans fourreau, à la lame large et brillante, passé dans un anneau d’acier bruni ; un rifle américain garni d’ornements en argent était retenu à son épaule par une bandoulière.

Il y avait dans la personne de cet homme, si jeune encore, une attraction tellement puissante, une force dominatrice tellement étrange qu’on ne pouvait le voir sans l’aimer ou le haïr, tant était profonde l’impression qu’à son insu il produisait sur tous ceux, sans exception, avec lesquels le hasard le mettait en rapport.

Nul ne savait qui était cet homme ni d’où il venait, son nom même était inconnu, puisqu’on avait été contraint de lui donner un surnom, auquel, du reste, il répondait sans en paraître blessé.

Quant à son caractère, les scènes qui vont suivre le feront suffisamment connaître pour que nous soyons, quant à présent, dispensé d’entrer dans de plus longs détails.


XII

CONVERSATION.


Cependant le premier moment de terreur qui avait poussé les trois hommes en arrière à l’apparition du Jaguar s’était peu à peu dissipé ; l’effronterie, sinon le courage, leur était revenue devant l’allure inoffensive de l’homme qu’ils étaient depuis longtemps habitués à redouter.

Ruperto, le plus mauvais drôle de la bande, avait le premier repris son sang-froid, et réfléchissant que celui qui leur avait causé une si grande frayeur était seul et que, par conséquent, il ne pouvait avoir la force de son côté, il s’avança résolument vers lui.

— Rayo de dios ! dit-il d’une voix brutale, laissez cette mijaurée, elle a mérité non-seulement ce qui lui arrive, mais encore le châtiment que nous allons lui infliger à l’instant.

Le jeune homme se redressa comme si un serpent l’avait piqué, et dardant par-dessus son épaule un regard tout chargé de menace sur son interlocuteur :

— Hein ! dit-il, est-ce à moi que vous parlez ainsi ?

— À qui donc, reprit l’autre avec insolence, bien qu’il fût intérieurement inquiet de la façon dont son interpellation avait été prise ?

— Ah ! fit seulement le Jaguar, et, sans ajouter un mot de plus, il s’avança à pas lents vers Ruperto qu’il tenait immobile sous son regard fascinateur, et qui le voyait arriver sur lui avec un effroi croissant à chaque seconde.

Arrivé à un pas du Mexicain, le jeune homme s’arrêta.

Cette scène, si simple en apparence, devait cependant avoir une signification terrible pour les assistants, car toutes les poitrines étaient haletantes, tous les fronts pâles.

Le Jaguar, le visage livide, les traits crispés, les yeux injectés de sang et les sourcis froncés, avança le bras pour saisir Ruperto, qui, dompté par la terreur, ne fit pas un mouvement pour se soustraire à cette étreinte qu’il savait pourtant devoir être mortelle.

Soudain Carmela bondit comme une biche effrayée et se jeta entre les deux hommes.

— Oh ! s’écria-t-elle en joignant les mains, ayez pitié de lui ; ne le tuez pas, au nom du ciel !

Le visage du jeune homme changea subitement et prit une expression de douceur ineffable.

— Soit ! dit-il, puisque telle est votre volonté, il ne mourra pas ; mais il vous a insultée, Carmela, il doit être puni. À genoux, misérable, continua-t-il en s’adressant à Ruperto et en lui appuyant lourdement la main sur l’épaule, à genoux, et demande pardon à cet ange.

Ruperto s’affaissa plutôt qu’il ne s’agenouilla sous le poids de cette main de fer et tomba aux pieds de la jeune fille en murmurant d’une voix craintive :

— Pardon ! pardon !

— Assez ! dit alors le Jaguar avec un accent terrible, relève-toi et remercie Dieu d’avoir échappé cette fois encore à ma vengeance. Ouvrez la porte, Carmela.

La jeune fille obéit.

— À cheval, continua le Jaguar, allez m’attendre au Rio-Seco, surtout que nul ne bouge avant mon arrivée, sous peine de mort, allez !

Les trois hommes baissèrent la tête et sortirent sans répondre : un instant plus tard on entendit retentir sur le sable du chemin le galop de leurs chevaux qui s’éloignaient.

Les deux jeunes gens demeurèrent seuls dans la venta.

Le Jaguar s’assit devant la table où un moment auparavant buvaient les trois hommes, cacha sa tête dans ses mains et sembla se plonger dans de sérieuses réflexions.

Carmela le considérait avec un mélange de timidité et de crainte, sans oser lui adresser la parole.

Enfin, après qu’un assez long laps de temps se fut écoulé, le jeune homme releva la tête et regarda autour de lui comme s’il s’éveillait d’un profond sommeil.

— Vous êtes restée là ? lui dit-il.

— Oui, répondit-elle doucement.

— Merci, Carmela, vous êtes bonne, vous seule m’aimez, lorsque tous me haïssent.

— N’ai-je pas raison ?

Le Jaguar sourit tristement, mais il répondit à cette question en en adressant une autre, tactique habituelle des gens qui ne veulent pas dévoiler leur pensée.

— Maintenant, racontez-moi franchement ce qui s’est passé entre vous et ces misérables.

La jeune fille sembla hésiter un instant, cependant elle prit son parti et avoua la recommandation qu’elle avait faite au capitaine des dragons.

— Vous avez eu tort, lui dit sévèrement le Jaguar, votre imprudence peut amener de graves complications, cependant je n’ose vous blâmer : vous êtes femme, par conséquent ignorante de bien des choses, est-ce que vous êtes seule ici ?

— Toute seule.

— Quelle imprudence ! comment Tranquille peut-il vous abandonner ainsi ?

— Ses devoirs le retiennent en ce moment au Mezquite, il doit faire sous peu de jours une grande battue.

— Hum ! Au moins Quoniam aurait dû rester auprès de vous.

— Il n’a pas pu, Tranquille avait besoin de son aide.

— Le diable s’en mêle, à ce qu’il paraît, fit-il d’un ton de mauvaise humeur, il faut être fou pour abandonner ainsi une jeune fille seule dans une venta située au milieu d’un pays aussi désert, pendant des semaines entières.

— Je n’étais pas seule, Lanzi avait été laissé auprès de moi.

— Ah ! Et qu’est-il devenu ?

— Un peu avant le lever du soleil je l’ai envoyé tuer un peu de venaison.

— Oui, parfaitement raisonné, et vous êtes demeurée seule en butte aux grossièretés et aux mauvais traitements du premier drôle auquel il plairait de vous insulter.

— Je ne croyais pas qu’il y eût du danger.

— Maintenant vous voilà détrompée, je l’espère ?

— Oh ! fit-elle avec un mouvement d’effroi, cela ne m’arrivera plus, je vous le jure.

— Soit, mais j’entends, je crois, le pas de Lanzi.

Elle se pencha au dehors.

— Oui, répondit-elle, le voilà.

En effet l’homme annoncé entra.

C’était un individu d’une quarantaine d’années, à la physionomie intelligente et hardie ; il avait sur ses épaules un magnifique daim attaché à peu près de la même façon que les chasseurs suisses portent les chamois, de la main droite il tenait un fusil.

Il fit un geste de contrariété en apercevant le jeune homme ; cependant il le salua légèrement puis il déposa sa venaison sur la table.

— Oh ! oh ! dit le Jaguar d’un ton de bonne humeur, vous avez fait une bonne chasse à ce qu’il paraît, Lanzi ; les daims ne manquent pas dans la plaine ?

— J’ai vu un temps où ils étaient plus nombreux, répondit-il d’un air bourru ; mais maintenant, ajouta-t-il en hochant tristement la tête, c’est à peine si un pauvre homme en peut tirer un ou deux dans toute une journée.

Le jeune homme sourit.

— Ils reviendront, dit-il.

— Non, non, fit Lanzi, les daims une fois effarouchés ne reviennent plus dans les contrées qu’ils ont abandonnées, quelque intérêt qu’ils auraient à le faire.

— Il faut donc en prendre votre parti, mon maître, et vous consoler.

— Eh ! que fais-je autre chose ? grommela-t-il en tournant le dos d’un air mécontent.

Et après cette boutade il rechargea son gibier sur ses épaules et entra dans une autre pièce.

— Lanzi n’est pas aimable aujourd’hui, observa le Jaguar dès qu’il se retrouva seul avec Carmela.

— Il est contrarié de vous rencontrer ici.

Le jeune homme fronça le sourcil.

— Pourquoi donc cela ? demanda-t-il.

Carmela rougit et baissa les yeux sans répondre, le Jaguar l’examina un instant d’un œil scrutateur.

— Je comprends, dit-il enfin ; ma présence dans cette hôtellerie déplaît à quelqu’un, à lui peut-être.

— Pourquoi lui déplairait-elle ? il n’est pas le maître, je suppose.

— C’est juste, alors c’est à votre père qu’elle déplaît, n’est-ce pas ?

La jeune fille fit signe que oui.

Le Jaguar se leva avec violence et arpenta à grands pas la salle de la venta, la tête basse et les bras derrière le dos ; après quelques minutes de ce manège que Carmela suivait d’un œil inquiet, il s’arrêta brusquement devant elle, releva la tête et la regardant fixement :

— Et à vous, Carmela, lui demanda-t-il, ma présence ici vous déplaît-elle ?

La jeune fille demeura muette.

— Répondez, reprit-il.

— Je n’ai pas dit cela, murmura-t-elle avec hésitation.

— Non, fit-il avec un sourire amer, mais vous le pensez, Carmela, seulement vous n’avez pas le courage de me l’avouer en face.

Elle redressa vivement la tête.

— Vous êtes injuste à mon égard, répondit-elle avec une animation fébrile ; injuste et méchant. Pourquoi désirerais-je votre éloignement, moi ? Jamais vous ne m’avez fait de mal ; au contraire, toujours je vous ai trouvé prêt à me défendre ; aujourd’hui même encore, vous n’avez pas hésité à me soustraire aux mauvais traitements des misérables qui m’insultaient.

— Ah ! vous en convenez ?

— Pourquoi n’en conviendrais-je pas, puisque c’est vrai ? Me croyez-vous donc ingrate ?

— Non, Carmela ; seulement vous êtes femme, fit-il avec amertume.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, je ne veux pas le comprendre. Seule ici, quand mon père, ou Quoniam, ou tout autre vous accuse, je prends votre défense. Est-ce ma faute, à moi, si, par votre caractère et la vie mystérieuse que vous menez, vous vous êtes mis en dehors de l’existence commune ? Suis-je responsable du silence que vous vous obstinez à garder sur tout ce qui vous touche personnellement ? Vous connaissez mon père, vous savez combien il est bon, franc et brave ; bien des fois il a cherché par des voies détournées à vous amener à une explication loyale, toujours vous avez repoussé ses avances. Ne vous en prenez donc qu’à vous-même de l’isolement général dans lequel on vous laisse, et de la solitude qui se fait autour de vous, et n’adressez pas de reproches à la seule personne qui jusqu’à présent a osé vous soutenir envers et contre tous.

— C’est vrai, répondit-il avec amertume, je suis un fou, je reconnais mes torts envers vous, Carmela, car vous dites bien : parmi tout ce monde, vous seule avez été constamment bonne et compatissante pour le reprouvé, pour celui que poursuit la haine générale.

— Haine aussi stupide qu’injuste.

— Et que vous ne partagez point, n’est-ce pas ? s’écria-t-il vivement.

— Non, je ne la partage pas ; seulement je souffre de votre obstination, car, malgré tout ce qu’on raconte de vous, je vous crois bon.

— Merci, Carmela ; je voudrais pouvoir prouver immédiatement que vous avez raison et donner un démenti à ceux qui m’insultent lâchement par derrière, et tremblent lorsque je me dresse devant eux ; malheureusement cela est impossible quant à présent ; mais un jour viendra, je l’espère, où il me sera permis de me faire connaître pour ce que je suis réellement, et de quitter le masque qui me pèse, et alors…

— Alors ? lui demanda-t-elle en voyant qu’il s’arrêtait.

Il hésita un instant.

— Alors, dit-il d’une voix étranglée, j’aurai une question à vous faire et une demande à vous adresser.

La jeune fille rougit légèrement, mais se remettant aussitôt :

— Vous me trouverez prête à répondre à toutes les deux, murmura-t-elle d’une voix basse et inarticulée.

— Bien vrai ? s’écria-t-il avec joie.

— Je vous le jure.

Un éclair de bonheur illumina, comme un rayon de soleil, la physionomie du jeune homme.

— Bien ! Carmela, dit-il avec un accent profond ; quand le moment sera venu, je vous rappellerai votre promesse.

Elle baissa la tête en faisant un signe muet d’assentiment.

Il y eut un instant de silence. La jeune fille vaquait aux soins du ménage avec cette légèreté et cette prestesse d’oiseau particulière aux femmes ; le Jaguar marchait de long en large dans la salle, d’un air préoccupé ; au bout de quelques instants il s’approcha de la porte et regarda au dehors.

— Il faut que je parte, dit-il.

Elle lui jeta un regard scrutateur.

— Ah ! fit-elle.

— Oui, soyez donc assez bonne pour ordonner à Lanzi de me préparer Santiago ; peut-être si je le lui disais moi-même ne le ferait-il qu’à contre-cœur ; j’ai cru voir que je n’étais plus dans ses bonnes grâces.

— J’y vais, répondit-elle en souriant.

Le jeune homme la regarda s’éloigner en étouffant un soupir.

— Qu’est-ce donc que j’éprouve ? murmura-t-il en appuyant fortement la main sur son cœur, comme s’il venait de ressentir une subite douleur ; serait-ce cela qu’on nomme de l’amour ? Je suis fou, reprit-il au bout d’un instant, est-ce que je puis aimer, moi, le Jaguar ? est-ce qu’on peut aimer le réprouvé ?

Un sourire amer contracta ses lèvres. Ses sourcils se froncèrent et il murmura sourdement :

— À chacun sa tâche en ce monde, je saurai accomplir la mienne.

Carmela rentra.

— Santiago sera prêt dans un instant. Voilà vos botas vaqueras, que Lanzi m’a priée de vous donner.

— Merci, dit-il.

Et il se mit en devoir d’attacher à ses jambes ces deux morceaux de cuir gaufré qui, au Mexique, remplissent à peu près l’office de guêtres et servent à préserver le cavalier des atteintes du cheval.

Pendant que, le pied sur le banc et le corps penché en avant, le jeune homme attachait ses botas, Carmela l’examinait attentivement avec une expression d’hésitation craintive.

Le Jaguar s’en aperçut.

— Qu’avez-vous ? lui demanda-t-il.

— Rien, fit-elle en balbutiant.

— Vous me trompez, Carmela ; voyons, le temps presse ; dites-moi la vérité.

— Eh bien, répondit-elle avec une hésitation de plus en plus marquée, j’ai une prière à vous adresser.

— À moi ?

— Oui.

— Parlez vite, Niña, vous savez que quoi que ce soit, je vous l’accorde d’avance.

— Vous me le jurez ?

— Je vous le jure.

— Eh bien ! quelque chose qui arrive, je désire que si vous rencontrez le capitaine de dragons qui ce matin était ici, vous lui accordiez votre protection.

Le jeune homme se redressa comme poussé par un ressort.

— Ah ! fit-il, c’est donc vrai, ce qu’on m’a dit ?

— Je ne sais à quoi vous faites allusion, mais je vous réitère ma demande.

— Je ne connais pas cet homme, puisque je ne suis arrivé ici qu’après son départ.

— Si, vous le connaissez, reprit-elle avec résolution ; pourquoi chercher un faux-fuyant si vous voulez fausser la promesse que vous m’avez donnée ? il vaut mieux être franc.

— C’est bon, répondit-il d’une voix sombre avec un ton de mordante ironie ; rassurez-vous, Carmela, je défendrai votre amant.

Et il s’élança précipitamment hors de la salle en proie à la plus violente colère.

— Oh ! s’écria la jeune fille en se laissant tomber sur un banc et en fondant en larmes, oh ! que ce démon est bien nommé le Jaguar ! C’est un cœur de tigre qu’il a dans la poitrine.

Elle cacha son visage dans ses mains et éclata en sanglots.

Au même instant on entendit au dehors le galop rapide d’un cheval qui s’éloignait.


XIII

CARMELA.


Maintenant, avant de continuer notre récit, il est indispensable que nous donnions aux lecteurs certains détails importants et indispensables aux faits qui vont suivre.

Parmi les provinces du vaste territoire de la Nouvelle-Espagne, il en est une, la plus orientale de toutes, dont le gouvernement des vice-rois a constamment ignoré la valeur réelle, ignorance conservée par la république mexicaine qui, à l’époque de la proclamation de l’indépendance, ne la jugea pas digne de former un État séparé, et sans songer à ce qui pourrait en arriver plus tard, la laissa insoucieusement coloniser par les Américains du Nord qui, déjà à cette époque, semblaient tourmentés de cette fièvre d’empiètement et d’agrandissement qui est devenue aujourd’hui une espèce de folie endémique pour ces dignes citoyens ; nous voulons parler du Texas.

Cette magnifique contrée est une des plus heureusement situées du Mexique ; au point de vue territorial elle est immense ; nul pays n’est mieux arrosé : neuf fleuves considérables portent à la mer leurs eaux grossies par les innombrables courants qui sillonnent en la fertilisant cette terre dans tous les sens ; ces fleuves et ces cours d’eau profondément encaissés dans des terrains meubles, ne forment jamais, en se répandant au loin, ces épanchements si communs en d’autres pays, et qui se transforment en marais fétides.

Le climat du Texas est sain et exempt de ces maladies affreuses qui ont donné une célébrité si sinistre à certaines contrées du Nouveau-Monde.

Les frontières naturelles du Texas sont la Sabina à l’est, la rivière Rouge au nord, à l’ouest une chaîne de hautes montagnes qui encadre de vastes prairies et le Rio-Bravo-del-Norte, puis enfin, de l’embouchure de cette rivière à celle de la Sabina, le golfe du Mexique.

Nous avons dit que les Espagnols ignoraient à peu près la valeur réelle du Texas, bien qu’ils le connussent depuis fort longtemps, car il est presque certain qu’en 1536 Cabeça de Vaca le traversa lorsqu’il se rendit de la Floride aux provinces septentrionales du Mexique.

Cependant l’honneur du premier établissement tenté dans ce beau pays appartient sans conteste à la France.

En effet, l’infortuné et célèbre Robert de La Salle, chargé par le marquis de Seignelay de découvrir l’embouchure du Mississipi en 1684, se trompa et entra dans le Rio-Colorado qu’il descendit avec des difficultés extrêmes jusqu’à la lagune de San-Bernardo, où il prit possession du pays et bâtit un fort entre Velasco et Matagorda. Nous n’entrerons pas dans de plus grands détails sur ce hardi explorateur qui deux fois tenta de gagner les terres inconnues situées à l’est du Mexique, et qui en 1687 fut lâchement assassiné par des scélérats qui faisaient partie de sa troupe.

Un souvenir plus nouveau nous rattache encore au Texas, car ce fut là que, sous le nom de Champ d’Asile, le général Lallemand essaya, en 1817, de fonder une colonie de Français réfugiés, débris malheureux des invincibles armées du premier empire. Cette colonie, située à dix lieues environ de Galveston, fut détruite de fond en comble par les ordres du vice-roi Apodaca, en vertu du système despotique, constamment suivi par les Espagnols au Nouveau-Monde, de ne laisser sous aucun prétexte des étrangers s’établir sur un point quelconque de leur territoire.

On nous pardonnera ces détails prolixes quand on réfléchira que ce pays, libre depuis vingt ans à peine, d’une superficie de près de quarante deux millions d’hectares, habité par deux cent mille individus au plus, est entré cependant dans une ère de prospérité et de progrès qui doit inévitablement éveiller l’attention des gouvernements européens et les sympathies des hommes intelligents de toutes les nations.

À l’époque où se passent les faits que nous avons entrepris de raconter, c’est-à-dire dans la seconde moitié de l’année 1829, le Texas appartenait encore au Mexique, mais sa glorieuse révolution était commencée, il luttait vaillamment pour échapper au joug honteux du gouvernement central et proclamer son indépendance.

Mais avant de reprendre le fil de notre récit, il nous faut expliquer comment Tranquille, le chasseur canadien, et Quoniam le nègre, qui lui devait sa liberté, ces deux hommes que nous avons laissés sur le haut Missouri menant la vie libre des coureurs des bois, se trouvaient pour ainsi dire établis au Texas, et comment le chasseur avait une fille ou du moins appelait sa fille le charmant ange blond et rose que nous avons présenté au lecteur son le nom de Carmela.

Une douzaine d’années avant le jour où s’ouvre notre récit à la venta del Potrero, Tranquille était arrivé dans cette même hôtellerie, suivi de deux compagnons et d’une enfant de cinq ou six ans, à la mine éveillée, aux yeux bleus, aux lèvres roses et aux cheveux dorés, qui n’était autre que Carmela ; quant à ses compagnons, l’un était Quoniam, l’autre un métis indien qui répondait au nom de Lanzi.

Le soleil était sur le point de se coucher lorsque la petite troupe s’était arrêtée devant la venta.

L’hôte, peu accoutumé dans ce pays désert, situé sur la frontière indienne, à voir des voyageurs et surtout à une heure aussi avancée, avait déjà fermé et barricadé sa maison, lui-même se préparait à se livrer au repos, lorsque l’arrivée imprévue de nos personnages l’avait contraint à modifier ses intentions pour la nuit.

Cependant ce ne fut qu’avec une répugnance marquée et sur les assurances répétées que lui firent les voyageurs, qu’il n’avait rien à redouter de leur part, qu’il se décida à ouvrir la porte et à les introduire dans la maison.

Du reste, une fois qu’il se fut résolu à les recevoir, l’hôte fut pour les voyageurs ce qu’il devait être, c’est-à-dire convenable et serviable autant que cela peut entrer dans le caractère d’un hôtelier mexicain, la race, soit dit entre parenthèse, la moins hospitalière qui existe.

Celui-ci était un petit homme replet, aux manières félines et aux regards sournois, déjà d’un certain âge, mais cependant vif et alerte.

Lorsque les voyageurs eurent installé les chevaux dans le corral, devant une bonne provende d’alfalfa, et qu’eux-mêmes eurent soupé avec l’appétit d’hommes qui viennent de faire une longue traite, la glace se trouva rompue entre eux et l’hôte, grâce à quelques tragos de refino de Catalogne offerts libéralement par le Canadien, et la conversation s’engagea sur le pied de la plus franche cordialité, tandis que l’enfant, enveloppée avec soin dans le chaud zarapé du chasseur, dormait avec cette tranquille et naïve insouciance particulière à cet âge heureux, où le présent est tout et l’avenir n’existe pas encore.

— Eh ! compadre, dit gaiement Tranquille en versant un verre de refino à l’hôtellier, vous menez une heureuse vie ici, à ce qu’il me semble ?

— Moi !

— Pardieu ! vous vous couchez comme les abeilles et je suis certain que vous dormez la grasse matinée.

— Que puis-je faire autre chose dans ce désert maudit, où je suis venu m’échouer pour mes péchés ?

— Les voyageurs sont donc rares ?

— Oui et non ; cela dépend de la façon dont vous l’entendez.

— Dame ! il n’y a pas deux façons de l’entendre, je crois.

— Si, deux bien distinctes.

— Bah ! je serais curieux de les connaître.

— C’est bien facile : il ne manque pas de vagabonds de toutes les couleurs dans le pays, et si je le voulais ils rempliraient ma maison toute la sainte journée ; mais du diable s’il me laisseraient voir la couleur de leur argent.

— Ah ! très-bien ; mais ces estimables caballeros ne composent pas toute votre clientelle, je suppose.

— Non ; il y a encore les Indios bravos, les Comanches, les Apaches, les Pawnées, que sais-je encore, qui de temps en temps viennent rôder aux environs.

— Hum ! c’est un vilain voisinage, et si vous n’avez que de semblables clients je commence à être de votre avis ; mais pourtant vous devez quelquefois recevoir des visites plus agréables.

— Oui, de loin en loin, quelques voyageurs égarés, comme vous, sans doute ; mais les bénéfices, quoi qu’on fasse, sont loin de balancer les dépenses.

— C’est juste, à votre santé.

— À la vôtre.

— Mais alors, permettez-moi cette observation qui, peut-être, vous paraîtra indiscrète.

— Dites, dites, caballero, nous causons de bonne amitié, nous ne devons pas nous gêner.

— Vous avez raison. Pourquoi diable, si vous vous trouvez si mal ici, y restez-vous ?

— Ah ! voilà, où voulez-vous que j’aille ?

— Dam, je ne sais pas, n’importe où, vous serez toujours mieux qu’ici.

— Ah ! si cela ne dépendait que de moi, fit-il avec un soupir.

— Est-ce que vous avez quelqu’un avec vous ci ?

— Non, je suis seul.

— Eh bien ! alors qui vous arrête ?

— Eh ! caramba, l’argent donc ! Tout ce que je possédais, et ce n’était pas beaucoup, a passé à construire cette maison et à m’installer, et encore grâce aux peones de l’hacienda.

— Est-ce qu’il y a une hacienda ici ?

— Oui, à quatre lieues environ, l’hacienda del Mezquite.

— Ah ! ah ! fit Tranquille d’un air pensif, très-bien, continuez.

— De sorte, vous comprenez, que si je pars je suis forcé de tout abandonner.

— Pourquoi ne pas vendre ?

— Et des acheteurs, vous croyez donc qu’il est facile de trouver par ici un individu qui ait comme cela quatre ou cinq cents piastres dans sa poche, toutes prêtes à faire une sottise ?

— Dam ! on ne sait pas, en cherchant, cela peut se trouver.

— Allons donc, compère, vous voulez rire.

— Ma foi non, dit Tranquille en changeant de ton tout à coup, et je vais vous le prouver.

— Voyons cela.

— Vous dites que vous vendez votre maison quatre cents piastres ?

— Est-ce quatre cents que j’ai dit ?

— Ne finassons pas, vous l’avez dit.

— Fort bien, je l’admets ; après ?

— Après ? eh bien ! je vous l’achète, moi, si vous voulez.

— Vous ?

— Pourquoi pas ?

— Dam ! faut voir.

— C’est tout vu : voulez-vous, oui ou non, c’est à prendre ou à laisser ; peut-être dans cinq minutes j’aurai changé d’avis, décidez-vous.

L’hôtelier lança un regard investigateur au Canadien.

— J’accepte, dit-il.

— Bon ; seulement je ne vous donnerai pas quatre cents piastres.

— Oh ! alors ! fit l’autre en se récriant.

— Je vous en donnerai six cents.

L’hôtelier demeura ébahi.

— Je ne demande pas mieux, dit-il.

— Mais à une condition.

— Laquelle ?

— C’est que demain, aussitôt la vente effectuée, vous monterez à cheval. Vous avez un cheval, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Eh bien ! vous monterez dessus, vous partirez et jamais vous ne reparaîtrez ici.

— Oh ! pour cela vous pouvez en être bien certain.

— C’est convenu ?

— Convenu.

— Alors, que demain au lever du soleil vos témoins soient prêts.

— Ils le seront.

La conversation en demeura là. Les voyageurs s’enveloppèrent dans leurs fressadas et leurs zarapès, se couchèrent sur le sol raboteux de la salle, et s’endormirent : l’hôtelier les imita.

Ainsi que cela avait été convenu entre eux, l’hôtelier, un peu avant le jour, sella son cheval et s’occupa à se procurer les témoins nécessaires à la validité de la transaction ; pour cela, il se rendit à franc-étrier à l’hacienda del Mezquite ; au lever du soleil, il était de retour. Le mayordomo de l’hacienda et sept ou huit peones l’accompagnaient.

Le mayordomo, le seul qui sût lire et écrire, rédigea un acte de vente ; puis, après avoir rassemblé tous les assistants, il le lut à haute voix.

Tranquille sortit alors trente-sept onces et demie d’or de sa ceinture et les étala sur la table.

— Soyez témoins, caballeros, dit le mayordomo en s’adressant à l’assistance, que le señor Tranquillo a payé les six cents piastres convenues pour l’achat de la venta del Potrero.

— Nous sommes témoins, répondirent-ils.

Alors, le mayordomo en tête, toutes les personnes présentes le suivant passèrent dans le corral situé derrière la maison.

Arrivé dans le corral, Tranquille arracha une touffe d’herbe qu’il jeta par-dessus son épaule, puis ramassant une pierre, il la lança de l’autre côté du mur ; aux termes de la loi mexicaine, il venait de faire acte de propriétaire.

— Soyez témoins, señores, dit encore le mayordomo, que le señor Tranquillo, ici présent, prend légalement possession de cet immeuble. Dios y libertad !

— Dios y libertad ! s’écrièrent les assistants. Vive le nouveau huesped !

Toutes les formalités étaient remplis. On rentra dans la maison, où Tranquille versa de copieuses libations à ses témoins, que cette munificence inattendue combla de joie.

L’ancien hôtelier, fidèle aux conventions faites, serra la main de son acheteur, monta à cheval et partit en lui souhaitant bonne chance ; depuis ce jour, on n’entendit plus parler de lui.

Voilà de quelle manière le chasseur était arrivé au Texas et comment il s’y était établi.

Il laissa Lanzi et Quoniam à la venta avec Carmela. Quant à lui, grâce à la protection du mayordomo qui le recommanda à son maître, don Hilario de Vaureal, il entra à l’hacienda del Mezquite en qualité de tigrero ou de tueur de tigres.

Bien que le pays choisi par le chasseur pour s’y établir fût situé sur les confins de la frontière mexicaine, et que, par cette raison, il fût à peu près désert, cependant, pendant quelque temps, parmi les vaqueros et les peones, les suppositions allèrent leur train sur les raisons qui avaient pu obliger un aussi adroit et aussi hardi chasseur que le Canadien à s’y retirer, mais toutes les démarches tentées par les curieux pour connaître ces raisons, toutes les questions qu’ils adressèrent restèrent sans résultat ; les compagnons du chasseur et lui-même demeurèrent muets ; quant à l’enfant, elle ne savait rien.

Alors, de guerre lasse, les curieux désappointés renoncèrent à trouver l’explication de cette énigme, se reposant sur le temps, ce grand éclaireur de mystères, pour apprendre enfin la vérité si soigneusement cachée.

Mais les semaines, les mois, les années s’écoulèrent sans que rien vînt soulever un coin du secret du chasseur.

Carmela était devenue une délicieuse jeune fille ; la venta s’était achalandée. Cette frontière, si tranquille jusqu’alors à cause de son éloignement des villes et des pueblos, se ressentit du mouvement que les idées révolutionnaires imprimèrent au centre du pays ; les voyageurs devinrent plus fréquents, et le chasseur, qui jusque-là avait semblé assez insoucieux de l’avenir, s’en reposant, pour sa sécurité, sur l’isolement de sa demeure, commença à devenir inquiet, non pas pour lui, mais pour Carmela qui se trouvait exposée, presque sans défense, aux tentatives hardies non-seulement des amoureux que sa beauté attirait comme le miel attire les mouches, mais encore à celles des gens sans aveu que les troubles avaient fait surgir et qui erraient sur toutes les routes comme des coyotes en quête d’une proie à dévorer.

Le chasseur, ne voulant pas laisser plus longtemps la jeune fille dans la position dangereuse où la plaçaient les circonstances, s’occupa activement à conjurer les malheurs qu’il prévoyait ; car, bien qu’il soit impossible, quant à présent, de savoir quels liens l’attachaient à cette jeune fille qui le nommait son père, nous constaterons qu’il avait pour elle un amour réellement paternel et un dévouement absolu ; du reste, en cela, Quoniam et Lanzi l’imitaient. Carmela n’était, pour ces trois hommes, ni un enfant, ni une femme : c’était une idole qu’ils adoraient à genoux et pour laquelle ils auraient avec joie sacrifié leur vie au moindre signe qu’il lui eût plu de faire.

Un sourire de Carmela les rendait heureux, le moindre froncement de sourcil les faisait tristes.

Nous devons ajouter que bien qu’elle connût toute l’étendue de son pouvoir, Carmela n’en abusait pas, et que sa plus grande joie était de se voir entourée de ces trois cœurs qui lui étaient si entièrement dévoués.

Maintenant que nous avons donné ces renseignements, bien imparfaits sans doute, mais les seuls possibles, nous reprendrons notre récit au point où nous l’avons laissé dans notre avant-dernier chapitre.


XIV

LA CONDUCTA DE PLATA.


Nous reviendrons, maintenant, à la caravane que nous avons vue quitter le Potrero au lever du soleil et au chef de laquelle Carmela avait semblé si vivement s’intéresser.

Ce chef était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, aux traits fins, hardis et distingués ; il portait, avec une suprême élégance, le costume brillant de capitaine de dragons.

Bien qu’appartenant à une des plus nobles et plus anciennes familles du Mexique, don Juan Melendez de Gongora n’avait voulu devoir qu’à lui-même son avancement dans l’armée, prétention extraordinaire dans un pays où l’honneur militaire est considéré presque comme rien, et où seulement les grades supérieurs donnent à ceux qui en sont revêtus une considération qui est plutôt de la part de la population un effet de la crainte que de la sympathie.

Cependant don Juan avait persévéré dans ses idées excentriques, et chaque grade obtenu par lui avait été, non pas la récompense d’un pronunciamiento bien réussi en faveur de tel ou tel ambitieux général, mais celle d’une action d’éclat. Don Juan appartenait à cette classe de véritables Mexicains, qui aiment réellement leur pays et qui, jaloux de son honneur, rêvent pour lui une réhabilitation sinon impossible, du moins bien difficile à atteindre.

La force de la vertu est si grande, même sur les natures les plus atrophiées, que le capitaine don Juan Melendez de Gongora était respecté de tous les hommes qui l’approchaient et avec lesquels le hasard le mettait en rapport, même de ceux qui l’aimaient le moins.

Du reste, la vertu du capitaine n’avait rien d’austère ni d’outré ; c’était un franc militaire, gai, serviable, brave comme son épée et toujours prêt à venir en aide soit du bras, soit de la bourse, à tous ceux, amis ou ennemis, qui avaient recours à lui. Voilà quel était physiquement et moralement l’homme qui commandait la caravane et avait accordé sa protection au moine qui s’avançait à ses côtés.

Ce digne frayle, dont nous avons eu occasion déjà de dire quelques mots, mérite une description particulière.

Au physique c’était un homme d’une cinquantaine d’années, d’une taille presque aussi haute que large, ne ressemblant pas mal à une futaille à laquelle on aurait adapté des pieds, et pourtant doué d’une force et d’une agilité peu communes ; son nez violet, ses lèvres lippues et sa face enluminée lui donnaient une physionomie joviale que deux petits yeux gris et enfoncés, plein de feu et de résolution, rendaient ironique et railleuse.

Au moral, il ne s’éloignait en rien de la généralité des moines mexicains, c’est-à-dire qu’il était ignorant comme une carpe, gourmand, ivrogne, amateur passionné du beau sexe et superstitieux au suprême degré, au demeurant le meilleur compagnon du monde, à sa place dans toutes les sociétés et ayant toujours le mot pour rire.

Quel hasard singulier avait pu l’amener si loin sur la frontière ? C’est ce que nul ne savait et dont nul ne s’occupait, chacun connaissant l’humeur vagabonde des moines mexicains dont la vie se passe à courir continuellement d’un lieu à un autre sans but et sans intérêt la plupart du temps, mais simplement au gré de leur caprice.

À cette époque le Texas ne formait encore, réuni à la province de Cohahuila, qu’un État nommé Texas-et-Cohahuila.

La caravane commandée par le capitaine don Juan Melendez était partie huit jours auparavant de Nacogdoches, pour se rendre à Mexico ; seulement, d’après les instructions qu’il avait reçues, le capitaine avait abandonné la route ordinaire, inondée en ce moment de gavillas (troupes) de bandits de toutes sortes, et avait fait un long détour afin d’éviter certains passages mal famés de la sierra de San-Saba, qu’il lui fallait traverser cependant, mais du côté des grandes prairies, c’est-à-dire à l’endroit où les hauts plateaux, s’abaissant peu à peu, n’offrent plus ces accidents de terrain si redoutables aux voyageurs.

Il fallait que les dix mules que le capitaine escortait fussent chargées d’une marchandise bien précieuse pour que le gouvernement fédéral, vu le peu de troupes qu’il avait dans l’État, se fût résolu à les faire convoyer par quarante dragons commandés par un officier de la réputation de don Juan, dont, dans les circonstances actuelles, la présence aurait sans doute été fort nécessaire, pour ne pas dire indispensable dans l’intérieur de l’État, afin de réprimer les tentatives révolutionnaires et maintenir les habitants dans le devoir.

En effet, ces marchandises étaient fort précieuses ; ces dix mules transportaient trois millions de piastres qui, certes, auraient été une bonne aubaine pour les insurgés si elles étaient tombées entre leurs mains.

Le temps était loin déjà où, sous la domination des vice-rois, le pavillon espagnol arboré en tête d’un convoi de cinquante ou soixante mules chargées d’or, suffisait pour protéger efficacement une conducta de plata et lui faire traverser sans le moindre risque le Mexique dans toute sa largeur, tant était grande la terreur inspirée par le nom seul de l’Espagne.

Maintenant ce n’étaient ni cent, ni soixante mules, mais dix que quarante hommes résolus paraissaient devoir à peine suffire à protéger.

Le gouvernement avait jugé à propos d’user de la plus grande prudence pour expédier cette conducta attendue depuis longtemps à Mexico ; le plus profond silence avait été gardé sur l’heure et le jour du départ et sur la route qu’elle suivrait.

Les ballots avaient été confectionnés de façon à dissimuler le mieux possible le genre de marchandises qu’ils transportaient ; les mules expédiées l’une après l’autre, en plein jour, sous la conduite seule de leur arriero, n’avaient rallié qu’à quinze lieues de la ville l’escorte cantonnée depuis un mois, sous un prétexte plausible, dans un ancien presidio.

Tout avait donc été prévu et calculé avec le plus grand soin et la plus grande intelligence pour faire arriver à bon port cette précieuse marchandise ; les arrieros, les seuls qui connussent la valeur de leur chargement, n’auraient eu garde de parler, puisque le peu qu’ils possédaient répondait de la sûreté de leur fret, et qu’il s’agissait pour eux d’être complétement ruinés s’ils étaient dépouillés en chemin.

La conducta s’avançait dans le meilleur ordre, au bruit des grelots de la nena : les arrieros chantaient gaiement à leurs mules, en les excitant par leur éternel : Arrea, mula ! arrea, linda !

Les banderoles attachées au fer des longues lances des dragons flottaient, agitées par la brise du matin, et le capitaine prêtait insoucieusement l’oreille au babil du moine, tout en jetant par intervalle des regards scrutateurs sur la plaine déserte.

— Allons, allons, fray Antonio, dit-il à son gros compagnon, vous ne devez plus maintenant regretter de vous être mis en route d’aussi bonne heure, la matinée est magnifique, et tout nous présage une heureuse journée.

— Oui, oui, répondit celui-ci en riant ; grâce à Nuestra Señora de la Soledad, honorable capitaine, nous sommes dans les meilleures conditions voulues pour voyager.

— Hé ! je suis content de vous voir d’aussi bonne composition, je craignais que le réveil un peu brusque de ce matin, ne vous eût mis de mauvaise humeur.

— Moi ! Mon Dieu, honorable capitaine, répondit-il avec une feinte humilité, nous autres membres indignes de l’Église, nous devons nous soumettre sans murmurer à toutes les tribulations qu’il plaît au Seigneur de nous envoyer, et puis, la vie est si courte, qu’il vaut mieux n’en voir que le bon côté, afin de ne pas perdre en vains regrets les quelques moments de joie auxquels nous pouvons avoir droit.

— Bravo ! voilà une philosophie que j’aime ; vous êtes un bon compagnon, padre ; j’espère que nous voyagerons longtemps ensemble.

— Cela dépend un peu de vous, señor capitaine.

— De moi ! comment cela ?

— Dam ! c’est suivant la direction que vous vous proposez de suivre.

— Hum ! fit don Juan, de quel côté allez-vous donc, vous, señor padre ?

Cette vieille tactique de répondre à une question par une autre est excellente et réussit presque toujours. Cette fois, le moine fut pris ; mais, suivant l’habitude de ses confrères, sa réponse fut ce qu’elle devait être, c’est-à-dire évasive.

— Oh ! moi, fit-il avec une insouciance affectée, tous les chemins me sont à peu près égaux ; mon habit m’assure, partout où le hasard me pousse, bon visage et bon accueil.

— C’est juste ; j’ai donc lieu de m’étonner de la question que vous m’avez adressée il y a un instant.

— Oh ! cela ne vaut pas la peine qu’on s’en occupe, honorable capitaine. Je serais désolé de vous avoir froissé ; je vous prie donc humblement de m’excuser.

— Vous ne m’avez nullement froissé, señor padre ; je n’ai aucune raison de cacher la route que je me propose de suivre ; cette recua de mules que j’escorte ne m’intéresse nullement ; demain ou après-demain au plus tard je compte m’en séparer.

Le moine ne put retenir un geste d’étonnement.

— Ah ! fit-il en lançant un regard perçant à son interlocuteur.

— Mon Dieu, oui ! continua légèrement le capitaine ; ces braves gens m’ont prié de les accompagner pendant quelques jours, de crainte des gavillas qui infestent les routes ; ils ont, il paraît, des marchandises assez précieuses avec eux, et ils ne se soucieraient pas d’être dépouillés.

— Je comprends ; ce ne serait nullement agréable pour eux.

— N’est-ce pas ? Je n’ai donc pas voulu leur refuser ce petit service qui ne m’occasionnait que peu de dérangement ; mais aussitôt qu’ils se jugeront en sûreté, je les abandonnerai pour m’enfoncer dans la prairie, suivant les instructions que j’ai reçues, car vous savez que les bravos (Indiens sauvages) se remuent.

— Non, je ne le savais pas.

— Eh bien ! alors, je vous l’apprends ; voilà une occasion magnifique qui s’offre à vous, padre Antonio, il ne faut pas la négliger.

— Une occasion magnifique qui s’offre à moi ! fit le moine avec étonnement, quelle occasion, honorable capitaine ?

— Celle de prêcher les infidèles et de leur enseigner les dogmes de notre sainte foi, dit-il avec un sang-froid imperturbable.

À cette proposition ex abrupto le moine fit une grimace épouvantable.

— Au diable l’occasion ! s’écria-t-il en faisant claque ses doigts ; à d’autres sots ! je ne me sens nullement de goût pour le martyre.

— Comme il vous plaira, padre, pourtant vous avez tort.

— C’est possible, honorable capitaine, mais du diable si je vous accompagne auprès de ces païens ; sous deux jours je vous quitte.

— Si tôt que cela ?

— Dam ! je suppose, puisque vous vous rendez dans les prairies, que vous abandonnerez la recua que vous escortez au rancho de San-Jacinto qui est le point extrême des possessions mexicaines sur la frontière du désert.

— C’est probable.

— Eh bien ! moi, je continuerai avec les muletiers : comme alors tous les passages dangereux auront été franchis, je n’aurai plus rien à redouter, et mon voyage se continuera le plus agréablement du monde.

— Ah ! fit le capitaine en lui lançant un regard perçant ; mais il ne put continuer cette conversation qui semblait pour lui fort intéressante, car un cavalier de l’avant-garde arriva à toute bride, s’arrêta devant lui, et, se penchant à son oreille, lui dit quelques mots à voix basse.

Le capitaine jeta un regard investigateur autour de lui, se redressa sur sa selle, et, s’adressant au soldat :

— C’est bien, lui dit-il. Combien sont-ils ?

— Deux, mon capitaine.

— Surveillez-les, sans cependant leur laisser soupçonner qu’ils sont prisonniers ; en arrivant à la halte, je les interrogerai. Rejoignez vos compagnons.

Le soldat s’inclina respectueusement sans répondre, et s’éloigna du même train qu’il était venu.

Le capitaine Melendez avait accoutumé depuis longtemps ses subordonnés à ne pas discuter ses ordres et à lui obéir sans hésiter.

Nous notons ce fait parce qu’il est excessivement rare au Mexique, où la discipline militaire est à peu près nulle et la subordination inconnue.

Don Juan fit resserrer les rangs de l’escorte et ordonna de presser le pas.

Le moine avait vu avec une inquiétude secrète le colloque de l’officier et du soldat, dont il n’avait pu saisir un mot ; lorsque le capitaine, après avoir attentivement surveillé l’exécution des ordres qu’il avait donnés, reprit sa place auprès de lui, le père Antonio essaya de plaisanter sur ce qui venait d’arriver et le nuage de gravité qui soudainement avait assombri le visage de l’officier.

— Oh ! oh ! lui dit-il avec un gros rire, comme vous voilà sombre, capitaine ! Auriez-vous aperçu trois hiboux voler à votre droite ? Les païens prétendent que c’est un mauvais augure.

— Peut-être ! répondit sèchement le capitaine.

Le ton dont cette parole avait été prononcée n’avait rien d’amical ni d’engageant, le moine comprit que toute conversation en ce moment serait impossible ; il se le tint pour dit, se mordit les lèvres et continua à marcher silencieusement à côté de son compagnon.

Une heure plus tard on atteignit le campement ; ni le moine, ni l’officier n’avaient prononcé une parole : seulement, au fur et à mesure qu’ils approchaient de l’endroit désigné pour la halte, chacun d’eux semblait devenir plus inquiet.


XV

LA HALTE.


Le soleil avait presque entièrement disparu à l’horizon, au moment où la caravane arriva à la halte.

Cet endroit, situé au sommet d’une colline assez escarpée, avait été choisi avec cette sagacité qui distingue les arrieros texiens ou mexicains ; toute surprise était impossible, et les arbres séculaires qui garnissaient la crête de la colline pouvaient, en cas d’attaque, offrir de sûrs abris contre les balles.

Les mules furent déchargées, mais, contrairement à l’usage consacré en pareil cas, les ballots, au lieu de servir de parapet ou de retranchement au camp, furent empilés et placés hors de l’atteinte des maraudeurs que le hasard ou la cupidité pourraient, lorsque les ténèbres seraient épaisses, attirer de ce côté.

Sept à huit grands brasiers furent allumés en cercle, afin d’éloigner les bêtes fauves ; les mules reçurent leur ration de maïs sur des mantas ou couvertures étendues à terre ; puis aussitôt qu’on eût posté les sentinelles autour du camp, les soldats et les arrieros s’occupèrent activement des apprêts d’un maigre souper, que les fatigues de la journée leur rendaient nécessaire.

Le capitaine don Juan et le moine, retirés un peu à l’écart auprès d’un feu allumé à leur intention, commencèrent à fumer des cigarettes de maïs, tandis que l’assistente[3] de l’officier préparait en toute hâte le repas de son chef, repas, nous devons en convenir aussi simple que celui des autres membres de la caravane, mais que la faim avait le privilége de rendre, non-seulement appétissant, mais encore presque succulent, bien qu’il ne se composât que de quelques varas (aunes) de tocino ou viande séchée au soleil, et de quatre ou cinq galettes de biscuit.

Le capitaine eut bientôt terminé son souper. Il se leva ; et comme la nuit était complètement venue, il alla visiter les sentinelles afin de s’assurer que tout était en ordre. Lorsqu’il reprit sa place auprès du feu, le padre Antonio, étendu les pieds à la flamme, et enveloppé avec soin dans un épais zarapé, dormait ou du moins semblait dormir à poings fermés.

Don Juan l’examina un instant avec une expression de haine et de mépris impossible à rendre, hocha la tête à deux ou trois reprises d’un air rêveur et commanda à son assistente, qui debout à quelques pas de lui attendait ses ordres, que les deux prisonniers fussent amenés en sa présence.

Ces prisonniers avaient été jusqu’à ce moment tenus à l’écart : bien que traités avec considération il leur avait été cependant facile de s’apercevoir qu’ils étaient étroitement gardés et surveillés avec le plus grand soin ; pourtant, soit par insouciance, soit pour toute autre cause, ils n’avaient pas paru se douter qu’on les retînt captifs, car on leur avait laissé leurs armes, et à voir leurs formes musculeuses et leurs traits énergiques, bien que tous deux eussent atteint la moitié de la vie, il était à supposer que, le moment arrivé où ils prétendraient recouvrer leur liberté, ils seraient hommes à essayer de la reconquérir par la force.

Ils suivirent sans faire d’observations le domestique du capitaine et bientôt ils se trouvèrent devant lui.

La nuit était sombre, cependant les flammes du brasier répandaient une lueur assez vive pour éclairer le visage des nouveaux venus.

En les apercevant, don Juan fit un geste de surprise, alors un des prisonniers mit vivement un doigt sur sa bouclie pour lui recommander la prudence et d’un coup d’œil il lui désigna le moine étendu auprès d’eux.

Le capitaine comprit cet avertissement muet auquel il répondit par un léger signe de tête et affectant la plus grande insouciance :

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il en tordant négligemment une cigarette entre ses doigts.

— Des chasseurs, répondit un des prisonniers sans hésiter.

— On vous a rencontrés il y a quelques heures arrêtés sur le bord de la rivière.

— C’est vrai !

— Que faisiez-vous là ?

Le prisonnier jeta un regard investigateur autour de lui, puis reportant les yeux sur son interlocuteur :

— Avant de répondre davantage à vos questions, dit-il, je désirerais à mon tour vous en adresser une.

— Laquelle ?

— De quel droit m’interrogez-vous ?

— Regardez autour de vous, répondit légèrement le capitaine.

— Oui, je vous comprends, du droit de la force, n’est-ce pas ? malheureusement je ne le reconnais pas, moi, ce droit. Je suis un chasseur libre, ne reconnaissant d’autre loi que ma volonté, d’autre maître que moi-même.

— Oh ! oh ! votre langage est fier, compagnon.

— C’est celui d’un homme accoutumé à ne plier devant aucun pouvoir arbitraire ; vous avez abusé, pour vous emparer de moi, non pas de votre force, car vos soldats m’auraient tué avant de me contraindre à les suivre si telle n’avait pas été mon intention, mais de la facilité avec laquelle je me suis confié à eux ; je proteste donc devant vous et je vous réclame ma mise en liberté immédiate.

— Vos paroles hautaines ne m’en imposent aucunement, et si c’était mon bon plaisir de vous contraindre à parler, je saurais vous y obliger au moyen de certains arguments irrésistibles que je possède.

— Oui, fit amèrement le prisonnier, les Mexicains se souviennent des Espagnols leurs ancêtres, ils savent au besoin faire intervenir la torture ; eh bien ! essayez, capitaine, qui vous en empêche ? J’espère que mes cheveux grisonnants ne faibliront pas devant votre jeune moustache.

— Laissons cela, s’écria le capitaine d’un ton de mauvaise humeur ; si je vous laissais libre de partir, serait-ce un ennemi ou un ami que je délivrerais ?

— Ni l’un ni l’autre.

— Heim ! que voulez-vous dire ?

— Ma réponse cependant est bien claire.

— Pourtant je ne la comprends pas.

— En deux mots je vous l’expliquerai.

— Parlez.

— Placés tous deux dans des positions diamétralement opposées, le hasard s’est plu aujourd’hui à nous réunir ; si maintenant nous nous quittons, nous n’emporterons avec nous aucun sentiment de haine de notre rencontre, puisque ni vous ni moi n’aurons eu à nous plaindre l’un de l’autre, et que probablement nous ne nous reverrons jamais.

— Hum ! pourtant il est évident que lorsque mes soldats vous ont rencontrés, vous attendiez quelqu’un sur cette route.

— Qui vous fait supposer cela ?

— Dame ! vous êtes chasseurs, m’avez-vous dit : je ne vois pas le gibier que vous pouviez chasser sur le bord de cette route.

Le prisonnier se mit à rire.

— Qui sait ! reprit-il en appuyant avec intention sur ses paroles, un gibier peut-être plus précieux que vous ne le supposez et dont vous voudriez avoir votre part.

Le moine fit un léger mouvement, et ouvrit les yeux comme s’il se réveillait.

— Tiens, dit-il en s’adressant au capitaine et en étouffant un bâillement, vous ne dormez pas, señor don Juan ?

— Pas encore, répondit celui-ci, j’interroge les deux hommes que mon avant-garde a arrêtés il y a quelques heures.

— Ah ! fit le moine en jetant un regard dédaigneux sur les inconnus, ces pauvres diables ne me semblent guère à craindre.

— Vous croyez ?

— Je ne sais pas, mais qu’avez-vous à redouter de ces deux hommes ?

— Eh ! ce sont peut-être des espions.

Fray Antonio prit un air paterne.

— Des espions, dit-il, craignez-vous donc une embuscade ?

— Dans les circonstances où nous nous trouvons, cette supposition n’aurait rien de bien improbable, je crois.

— Bah ! dans un pays comme celui-ci et avec l’escorte dont vous disposez, cela serait extraordinaire ; du reste ces deux hommes se sont laissé prendre sans résistance, à ce que j’ai entendu dire, lorsqu’il leur aurait été si facile de s’échapper.

— C’est vrai.

— Ils n’avaient donc aucune intention mauvaise, cela est évident ; si j’étais que de vous je les laisserais tranquillement aller où bon leur semblerait.

— C’est votre avis ?

— Ma foi oui.

— Vous paraissez vous intéresser beaucoup à ces deux inconnus.

— Moi, pas le moins du monde, je vous dis ce qui est juste, voilà tout ; maintenant vous agirez à votre guise, je m’en lave les mains.

— Vous pouvez avoir raison, cependant je ne rendrai pas la liberté à ces individus avant qu’ils ne m’aient fait connaître le nom de la personne qu’ils attendaient.

— Est-ce qu’ils attendaient quelqu’un ?

— Du moins ils le disent.

— C’est vrai, capitaine, reprit le prisonnier qui seul jusque-là avait parlé, mais bien que nous sussions votre venue, ce n’était pas vous que nous attendions.

— Qui donc était-ce, alors ?

— Vous voulez absolument le savoir ?

— Certes !

— Alors, répondez, fray Antonio, dit en ricanant le prisonnier, car vous seul pouvez révéler le nom que nous demande le señor capitaine.

— Moi ! s’écria le moine en bondissant de colère et en devenant pâle comme un cadavre.

— Ah ! ah ! fit le capitaine en se tournant vers lui, ceci commence à devenir intéressant.

C’était un assez singulier spectacle que celui que présentaient ces quatre hommes debout face à face autour de ce brasier dont les flammes éclairaient leurs visages de reflets fantastiques.

Le capitaine fumait nonchalamment sa cigarette en fixant d’un air railleur le moine, sur le visage duquel la peur et l’impudence se livraient un combat dont il était facile de suivre toutes les péripéties ; les deux chasseurs, les mains croisées sur l’extrémité du canon de leurs longs rifles, souriaient sournoisement et semblaient jouir intérieurement de l’embarras de l’homme qu’ils venaient de mettre si brusquement et si brutalement en scène.

— Ne faites donc pas tant l’étonné, padre Antonio, dit enfin le prisonnier, vous savez bien que c’est vous que nous attendions.

— Moi ! reprit le moine d’une voix étranglée, ce misérable est fou, sur mon âme !

— Je ne suis pas fou, padre, et je vous dispense des épithètes dont il vous plaît de me gratifier, répondit sèchement le prisonnier.

— Voyons, exécutez-vous, dit brutalement celui qui jusque-là était demeuré silencieux. Je ne me soucie pas de danser au bout d’une corde pour votre bon plaisir.

— Ce qui arrivera inévitablement, observa paisiblement le capitaine, si vous ne vous décidez pas, caballeros, à me donner une explication claire et catégorique de votre conduite.

— Hein ! vous voyez, señor frayle, reprit le prisonnier ; la position devient délicate pour nous : voyons, faites bien les choses.

— Oh ! s’écria le moine avec rage, je suis tombé dans un horrible guet-apens.

— Assez, fit le capitaine d’une voix tonnante ; cette comédie n’a déjà que trop duré, padre Antonio. Ce n’est pas vous qui êtes tombé dans un horrible guet-apens, c’est au contraire moi que vous y vouliez entraîner ; je vous connais de longue date, et j’ai sur les projets que vous machiniez les détails les plus circonstanciés. C’est un jeu dangereux que celui que vous jouiez depuis si longtemps ; on ne peut servir à la fois Dieu et le diable sans qu’à la fin tout ne se découvre ; seulement, j’ai voulu vous mettre face à face avec ces braves gens afin de vous confondre et de faire tomber le masque hypocrite dont vous vous couvrez.

À cette rude apostrophe le moine demeura un instant interdit, courbé sous l’évidence des reproches qui lui étaient adressés ; enfin, il releva la tête, et se tournant vers le capitaine :

— De quoi suis-je accusé ? dit-il d’un ton hautain.

Don Juan sourit avec mépris.

— Vous êtes accusé, répondit-il, d’avoir voulu faire tomber la conducta que je commande dans une embuscade tendue par vous et où, en ce moment, nous attendent vos dignes acolytes pour nous dévaliser et nous massacrer. Que répondrez-vous à cela ?

— Rien, dit-il sèchement.

— Vous avez raison, car vos dénégations ne seraient pas acceptées ; seulement, maintenant que vous êtes convaincu par votre propre aveu, vous ne m’échapperez pas sans que je vous laisse de notre rencontre un éternel souvenir.

— Prenez garde à ce que vous allez faire, señor capitaine, j’appartiens à l’Église ; cette robe me fait inviolable.

Un sourire railleur contracta les lèvres du capitaine.

— Qu’à cela ne tienne, dit-il d’une voix ironique, on vous l’ôtera.

La plupart des soldats et des arrieros, éveillés par les éclats de voix du moine et de l’officier, s’étaient peu à peu rapprochés et suivaient attentivement la discussion.

Le capitaine désigna le moine du doigt, et s’adressant aux soldats :

— Enlevez la robe qui recouvre cet homme, dit-il, attachez-le à un catalpa, et appliquez-lui deux cents coups de chicote.

— Misérables ! s’écria le moine hors de lui, celui de vous qui osera me toucher, je le maudis : pour avoir porté la main sur un ministre des autels, il sera éternellement damné.

Les soldats s’arrêtèrent avec frayeur devant cet anathème, que leur ignorance et leur stupide superstition leur enlevaient le courage de braver.

Le moine se croisa les bras et interpellant l’officier d’un air de triomphe :

— Malheureux insensé, dit-il, je pourrais te punir de ton audace, mais je te pardonne. Dieu se chargera de ma vengeance ; c’est lui qui te châtiera lorsque ton heure aura sonné. Adieu ! allons, faites-moi place, vous autres.

Les dragons, confondus et craintifs, s’écartèrent lentement et en hésitant devant lui ; le capitaine, forcé d’avouer son impuissance, serrait les poings en jetant autour de lui des regards de colère.

Le moine avait presque traversé les rangs des soldats lorsqu’il se sentit tout à coup retenir par le bras ; il se retourna dans l’intention évidente de réprimander sévèrement l’individu assez audacieux pour oser le toucher, mais l’expression de son visage changea soudain en reconnaissant celui qui l’arrêtait et le regardait d’un air narquois, car il n’était autre que le prisonnier inconnu, cause première de l’insulte qui lui avait été faite.

— Un instant, señor padre, dit le chasseur ; je comprends que ces braves gens qui sont catholiques redoutent votre malédiction, et n’osent porter la main sur vous de peur des flammes éternelles ; mais moi, c’est différent, je suis hérétique, comme vous le savez, je ne risque donc rien en vous débarrassant de votre robe, et si vous me le permettez, je vais vous rendre ce petit service.

— Oh ! fit le moine en grinçant des dents, je te tuerai, John, je te tuerai, misérable !

— Bah ! bah ! gens menacés vivent longtemps, reprit John en le contraignant de se dépouiller de la robe de moine qui le couvrait.

— Là ! continua-t-il, maintenant, mes braves, vous pouvez en toute sûreté exécuter les ordres de votre capitaine : cet homme n’est plus pour vous que le premier venu.

L’action hardie du chasseur avait subitement rompu le charme qui enchaînait les soldats. Dès que la robe redoutée ne couvrit plus les épaules du moine, n’écoutant plus ni prières ni menaces, ils s’emparèrent du condamné, l’attachèrent malgré ses cris, solidement à un catalpa et lui administrèrent consciencieusement les deux cents coups de chicote décrétés par le capitaine, tandis que les chasseurs assistaient à l’exécution, comptant sournoisement les coups et riant à gorge déployée aux contorsions du misérable que la douleur faisait se tordre comme un serpent.

Au cent vingt-huitième coup, le moine se tut : le système nerveux complétement bouleversé le rendait insensible ; cependant il n’était pas évanoui, ses dents étaient serrées, une écume blanchâtre s’échappait de ses lèvres crispées ; il regardait fixement devant lui sans rien voir, ne donnant d’autres preuves d’existence que les profonds soupirs qui, par intervalles, soulevaient sa puissante poitrine.

Lorsque l’exécution fut terminée et qu’on le détacha, il tomba comme une masse et demeura inerte sur le sol.

On lui remit sa robe et on le laissa là, sans plus s’occuper de ce qu’il deviendrait.

Les deux chasseurs s’étaient éloignés après avoir causé quelques instants à voix basse avec le capitaine.

Le reste de la nuit s’écoula sans incident.

Quelques minutes avant le lever du soleil, les soldats et les arrieros s’éveillèrent afin de charger les mules et de tout préparer pour lever le camp et continuer le voyage, puis le signal du départ fut donné.

— Mais, s’écria tout à coup le capitaine, où donc est le moine, nous ne pouvons cependant pas l’abandonner ainsi ; couchez-le sur une mule, et au premier rancho que nous rencontrerons, nous le laisserons.

Les soldats se hâtèrent d’obéir et de chercher le Padre Antonio, mais toutes les recherches furent inutiles : il avait disparu sans laisser de traces de sa fuite.

Don Juan fronça les sourcils à cette nouvelle, mais après un instant de réflexion, il secoua insoucieusement la tête.

— Tant mieux, dit-il, il nous aurait embarrassés en route.

La conducta se mit en marche et reprit son voyage.



XVI

RÉSUMÉ POLITIQUE.


Avant d’aller plus loin, nous dirons en quelques mots quelle était la situation politique au Texas, au moment où se passe l’histoire que nous avons entrepris de raconter.

Dès le temps de la domination espagnole, les Texiens revendiquèrent leur liberté les armes à la main ; mais, après des succès variés, ils furent définitivement écrasés à la bataille de Médina, le 13 août 1813, date néfaste, par le colonel Arredondo, commandant le régiment d’Estramadura, auquel s’était jointe la milice de l’État de Cohahuila. Depuis cette époque jusqu’à la deuxième révolution mexicaine, le Texas demeura courbé sous le joug intolérable du régime militaire, et livré sans défense aux attaques incessantes des Indiens Comanches.

Les États-Unis avaient, à diverses reprises, élevé des prétentions sur ce pays, en soutenant que les frontières naturelles du Mexique et de la confédération étaient le Rio-Bravo. Mais contraints, en 1819, de reconnaître ostensiblement que leurs prétentions n’étaient pas fondées, ils cherchèrent un moyen détourné de s’emparer de ce riche territoire et de l’enclaver dans leurs frontières.

Ce fut alors qu’ils déployèrent cette politique astucieuse et patiemment machiavélique qui devait enfin les faire triompher.

En 1821, les premiers émigrants américains firent leur apparition timidement et presque incognito sur les brazos, défrichant les terres, colonisant à la sourdine et devenant en quelques années si puissants qu’en 1824 ils avaient déjà fait des progrès assez grands pour former une masse compacte de près de cinquante mille individus. Les Mexicains, sans cesse occupés à lutter les uns contre les autres dans leurs interminables guerres civiles, ne comprirent pas la portée de l’émigration américaine qu’ils avaient encouragée eux-mêmes dans son principe.

Huit ans à peine s’étaient écoulés depuis l’arrivée des premiers Américains au Texas et déjà ils en composaient presque toute la population.

Le cabinet de Washington ne cachait déjà plus ses projets et parlait hautement d’acheter au Mexique le territoire du Texas, sur lequel l’élément espagnol avait presque complétement disparu pour faire place à l’esprit oseur et mercantile des Anglo-Saxons.

Le gouvernement mexicain, enfin réveillé de sa longue léthargie, comprit le danger qui le menaçait de la double invasion des habitants du Missouri et du Texas dans l’État de Santa-Fé ; il voulut arrêter l’émigration américaine, mais il était trop tard : la loi rendue par le congrés de Mexico fut impuissante et la colonisation ne s’arrêta pas, malgré les postes mexicains disséminés sur la frontière, et chargés d’arrêter les émigrants et de les obliger à rebrousser chemin.

Le général Bustamente, président de la République, comprenant qu’il aurait bientôt à lutter avec les Américains, se prépara silencieusement au combat et dirigea successivement sous plusieurs prétextes, sur la rivière Rouge et la Sabine, différents corps de troupes qui ne tardèrent pas à atteindre le chiffre de douze cents hommes.

Cependant tout était tranquille en apparence, rien ne faisait prévoir l’époque où commencerait la lutte, lorsqu’une perfidie du gouverneur des provinces orientales la fit tout à coup éclater au moment où on y songeait le moins.

Voici le fait :

Le commandant d’Anahuac fit, sans cause plausible, arrêter et jeter en prison plusieurs colons américains.

Les Texiens avaient jusque-là supporté sans se plaindre les innombrables vexations que leur faisaient subir les officiers mexicains, mais à ce dernier abus de la force, ils se levèrent comme d’un commun accord et se présentèrent en armes devant le commandant, en exigeant, avec des menaces et des cris de colère, la mise en liberté immédiate de leurs concitoyens.

Le commandant, trop faible pour résister ouvertement, feignit d’accorder ce qu’on lui demandait, mais il représenta qu’il avait besoin de deux jours pour accomplir certaine formalité et mettre sa responsabilité à couvert.

Les insurgés acquiescèrent à ce délai dont l’officier profita pour faire venir en toute hâte à son secours la garnison de Nacogdoches.

Cette garnison arriva au moment où, confiants dans la parole du gouverneur, les insurgés se retiraient.

Furieux d’avoir été joués si perfidement, ceux-ci revinrent sur leurs pas et firent une démonstration si énergique que l’officier mexicain s’estima heureux d’éviter d’en venir aux mains en rendant les prisonniers.

Sur ces entrefaites, un pronunciamiento en faveur de Santa-Anna renversa du pouvoir le général Bustamente aux cris de Vive la fédération !

Le Texas redoutait surtout le système du centralisme dont jamais il n’aurait obtenu sa reconnaissance comme État séparé, la population texienne fut donc unanime pour le fédéralisme.

Les colons se soulevèrent et se joignant aux insurgés d’Anahuac encore en armes, ils marchèrent résolument sur le fort Velasco devant lequel ils mirent le siége.

Le mot de ralliement était toujours Vive la fédération ! mais cette fois, il cachait le cri de Vive l’indépendance ! que les Texiens trop faibles n’osaient pousser encore.

Le fort Velasco était défendu par une petite garnison mexicaine commandé par un brave officier nommé Ugartechea.

Dans ce siége extraordinaire où les assiégeants ne répondaient aux coups de canon de la forteresse que par des coups de carabine, Texiens et Mexicains firent des prodiges de valeur et montrèrent un acharnement inouï.

Les colons, adroits tireurs, embusqués derrière d’énormes abattis, tiraient comme à la cible et coupaient les mains des artilleurs mexicains, chaque fois qu’ils se montraient pour charger leurs pièces. Les choses en vinrent à un tel point que le commandant Ugartechea, voyant tomber mutilés à ses côtés ses plus braves soldats, se dévoua et se mit lui-même à l’œuvre. Frappés de ce courage héroïque, les Texiens, qui auraient pu vingt fois tuer le brave commandant, cessèrent le feu ; Ugartechea se rendit enfin, renonçant à une défense désormais impossible.

Ce succès combla les colons de joie, mais Santa-Anna ne se laissa pas tromper par le but de l’insurrection texienne ; il comprit que le fédéralisme cachait un mouvement révolutionnaire bien prononcé, et loin de se fier aux apparences de dévouement des colons, dès que son pouvoir fut assez affermi pour qu’il lui fût permis d’agir énergiquement contre eux, il expédia en toute hâte le colonel Mexia avec quatre cents hommes afin de rétablir au Texas l’autorité mexicaine déjà fort ébranlée.

Après bien des hésitations et des menées diplomatiques, sans résultat possible entre gens dont la principale arme d’un côté comme de l’autre était la perfidie, la guerre éclata enfin avec fureur ; un comité de sûreté publique s’organisa à San-Felipe, et le peuple fut appelé à prendre part à la lutte.

Cependant la guerre civile n’avait pas encore officiellement éclaté, lorsque apparut enfin l’homme qui devait décider du sort du Texas, et auquel était réservée la gloire de le faire libre, nous voulons parler de Samuel Houston.

Dès ce moment l’insurrection timide et sans portée du Texas devenait une révolution ; pourtant en apparence le gouvernement mexicain était toujours le maître légitime du pays, et les colons étaient naturellement nommés insurgés et traités comme tels lorsqu’ils tombaient aux mains de leurs ennemis, c’est-à-dire qu’ils étaient sans autre forme de procès pendus, noyés ou fusillés, selon que l’endroit où on les avait pris se prêtait à un de ces trois genres de mort.

Le jour où commence notre histoire l’exaspération contre les Mexicains et l’enthousiasme pour la noble cause de l’indépendance étaient arrivés à leur comble.

Environ trois semaines auparavant, un engagement sérieux avait eu lieu entre la garnison de Bejar et un détachement de volontaires texiens, commandés par Austin, un des chefs des plus renommés des insurgés ; malgré l’infériorité de leur nombre et leur ignorance de la tactique militaire, les colons avaient si vaillamment combattu et si bien manœuvré leur unique canon que les troupes mexicaines, après avoir subi des pertes sérieuses, furent contraintes de se mettre précipitamment en retraite sur Bejar.

Cet engagement fut le premier dans l’ouest du Texas après la prise du fort de Velasco ; il décida le mouvement révolutionnaire qui se communiqua avec la rapidité d’une traînée de poudre.

Alors de toutes parts les villes levèrent des troupes pour se joindre à l’armée libertadora, la résistance s’organisa sur une grande échelle, et de hardis chefs de partisans commencèrent à courir la campagne dans tous les sens, faisant la guerre pour leur propre compte et servant à leur façon la cause qu’ils embrassaient et qu’ils étaient censés défendre.

Le capitaine don Juan Melendez, environné de toutes parts d’ennemis d’autant plus redoutables qu’il lui était impossible de connaître leur nombre et de deviner leurs mouvements, chargé d’une mission excessivement délicate, ayant à chaque pas le pressentiment d’une trahison qui le menaçait incessamment, sans savoir où, quand, ni comment elle fondrait sur lui, devait user de précautions extrêmes et d’une sévérité impitoyable s’il voulait conduire à bon port la charge précieuse qui lui était confiée ; aussi il n’avait pas hésité devant la nécessité de faire un exemple en châtiant rudement le Padre Antonio.

Depuis longtemps déjà de graves soupçons planaient sur le moine, sa conduite ambiguë avait éveillé des inquiétudes et fait naître des présomptions nullement en faveur de son honorabilité.

Don Juan s’était promis à la première occasion qui se présenterait d’éclaircir ses doutes ; nous avons dit de quelle façon il y était parvenu en faisant une contre-mine, c’est-à-dire en faisant espionner l’espion par d’autres plus adroits que lui, et le prenant presque en flagrant délit.

Cependant nous devons rendre cette justice au digne moine de constater que la politique n’entrait pour rien dans sa manière d’agir ; non, ses pensées ne s’élevaient pas jusque-là : sachant que le capitaine était chargé d’escorter une conducta de plata, il n’avait cherché à le faire tomber dans un piége que pour avoir une part de ses dépouilles et faire sa fortune d’un seul coup, afin de se donner les jouissances dont jusque-là il avait été privé ; ses pensées n’étaient pas allées plus loin, le digne homme était tout simplement un voleur de grand chemin, mais il n’y avait nullement en lui l’étoffe d’un personnage politique.

Nous l’abandonnerons, quant à présent, pour nous occuper des deux chasseurs auxquels il était redevable du rude châtiment qu’il avait reçu et qui avaient quitté le camp aussitôt que l’exécution avait été terminée.

Ces deux hommes s’étaient éloignés à grands pas, et après avoir descendu silencieusement la colline, ils s’étaient enfoncés dans un bois touffu, où les attendaient en broyant insoucieusement leur provende deux magnifiques chevaux des prairies, mustangs à demi sauvages, à l’œil vif et aux jambes fines et grêles ; ils étaient sellés et prêts à être montés.

Après avoir détaché les entraves qui les retenaient les chasseurs leur mirent le mords, les montèrent et, leur enfonçant les éperons dans les flancs, ils partirent ventre à terre.

Ils allèrent ainsi longtemps penchés sur le cou de leurs chevaux, ne suivant aucun chemin tracé, mais courant droit devant eux sans s’inquiéter des obstacles qu’ils rencontraient sur leur passage, et qu’ils franchissaient avec une adresse infinie ; enfin, une heure environ avant le lever du soleil, ils s’arrêtèrent.

Ils étaient arrivés à l’entrée d’une gorge assez étroite, flanquée à droite et à gauche de hautes collines boisées, premiers contreforts des montagnes dont les cimes chenues semblaient, tant elles étaient rapprochées, surplomber sur la campagne.

Les chasseurs mirent pied à terre avant de s’engager dans la gorge, et après avoir entravé leurs chevaux qu’ils cachèrent au milieu d’un fouillis de floripondios, ils commencèrent à explorer les environs avec le soin et la sagacité de guerriers indiens en quête d’une piste sur le sentier de la guerre.

Leurs recherches demeurèrent longtemps infructueuses, ce qui était facile à reconnaître aux exclamations de désappointement qu’ils se laissaient parfois aller à proférer à voix basse ; enfin après plus de deux heures, grâce aux premiers rayons du soleil qui en se levant avait subitement dissipé les ténèbres, ils aperçurent certaines traces presque imperceptibles qui les firent tressaillir de joie.

Désormais probablement délivrés des soucis qui les tourmentaient, ils rejoignirent leurs chevaux, s’étendirent nonchalamment sur le sol et, fouillant dans leurs alforjas, ils en tirèrent tous les éléments d’un modeste déjeuner auquel ils firent honneur avec l’appétit formidable d’hommes qui ont passé la nuit entière en selle à courir par monts et par vaux.

Depuis leur départ du camp mexicain, les chasseurs n’avaient pas échangé une parole entre eux, paraissant agir sous l’influence d’une préoccupation profonde qui rendait inutile toute conversation.

Du reste, c’est une chose remarquable que le mutisme des hommes habitués à la vie du désert : ils passent des jours entiers sans prononcer un mot, ne parlant que lorsque la nécessité les y oblige, et remplaçant la plupart du temps la langue parlée par la langue mimée qui a, sur la première, l’incontestable avantage de ne pas dénoncer la présence de ceux qui s’en servent, aux oreilles des ennemis invisibles sans cesse aux aguets et prêts à fondre comme des oiseaux de proie sur les imprudents qui se laissent surprendre.

Lorsque le premier appétit des chasseurs fut enfin calmé, celui que le capitaine avait nommé John alluma sa courte pipe, la plaça dans le coin de sa bouche, et passant son sac à tabac à son compagnon :

— Eh bien, Sam, lui dit-il à demi-voix, comme s’il eût craint d’être entendu, je crois que nous avons réussi, hein ?

— Cela me fait cet effet-là, John, répandit Sam en hochant affirmativement la tête ; vous êtes diablement fin, mon ami.

— Bah ! fit l’autre avec dédain, il n’y a pas de mérite à tromper ces brutes d’Espagnols ; ils sont bêtes comme des flamants roses.

— C’est égal, le capitaine est tombé dans la nasse avec une grâce toute particulière.

— Hum ! ce n’était pas lui que je craignais ; car depuis longtemps je sais m’en faire bien venir : mais c’est ce moine maudit.

— Eh ! eh ! si nous n’étions pas arrivés aussi à temps, il est probable qu’il nous aurait soufflé l’affaire ; qu’en pensez-vous, John ?

— Je pense que vous avez raison, Sam. By god ! je riais de bon cœur à le voir se tordre sous les coups de chicote.

— C’était, en effet, un beau spectacle, mais ne craignez-vous pas qu’il ne se venge ? ces moines ont une rancune du diable.

— Bah ! qu’avons-nous à redouter d’une pareille vermine ? jamais il n’osera nous regarder en face.

— C’est égal, il est bon de s’en méfier. Notre métier est scabreux, savez-vous, et il se peut bien qu’un jour ou l’autre cet animal maudit nous joue un mauvais tour.

— Bah ! laissez donc, ce que nous avons fait était de bonne guerre. Soyez certain que, dans une circonstance semblable, le moine ne nous eût pas épargnés.

— C’est vrai ; alors qu’il aille au diable ! d’autant plus que la proie que nous convoitons arrive on ne peut plus à point pour nous. Je ne me serais jamais pardonné de l’avoir laissée échapper.

— Demeurerons-nous ici en embuscade ?

— C’est le plus sûr ; il sera toujours temps de rejoindre nos compagnons, lorsque nous apercevrons poindre la recua dans la plaine, et puis n’avons-nous pas un rendez-vous ici ?

— C’est vrai, je n’y songeais plus.

— Et tenez, quand on parle du loup… Voilà justement notre homme.

Les chasseurs se levèrent vivement, saisirent leurs armes et s’embusquèrent derrière un rocher, afin d’être prêts à tout événement.

Le galop rapide d’un cheval se faisait entendre, se rapprochant d’instant en instant, bientôt un cavalier émergea de la gorge, fit bondir son cheval en avant et s’arrêta calme et fier à deux pas des chasseurs.

Ceux-ci s’élancèrent de leur embuscade et s’avancèrent vers lui, le bras droit étendu et la paume de la main ouverte en signe de paix.

Le cavalier qui n’était autre qu’un guerrier indien, répondit à ces démonstrations pacifiques, en faisant flotter sa robe de bison, puis il mit pied à terre et vint sans plus de cérémonie serrer amicalement les mains que lui tendaient les chasseurs.

— Soyez le bienvenu, chef, dit John, nous vous attendions avec impatience.

— Que mes frères pâles regardent le soleil, répondit l’indien, le Renard-Bleu est exact.

— C’est vrai, chef, il n’y a rien à dire : vous êtes d’une ponctualité remarquable.

— Le temps n’attend personne ; des guerriers ne sont pas des femmes : le Renard-Bleu voudrait tenir conseil avec ses frères pâles.

— Soit, reprit John votre observation est juste, chef, délibérons ; il me tarde de m’entendre définitivement avec vous.

L’Indien salua gravement son interlocuteur, s’accroupit sur le sol, alluma son calumet et commença à fumer avec recueillement ; les chasseurs prirent place à ses côtés et, comme lui, demeurèrent silencieux pendant tout le temps que dura le tabac contenu dans leurs pipes.

Enfin, le chef secoua le fourneau de son calumet sur l’ongle de son pouce et se prépara à parler.

Au même instant une détonation se fit entendre, et une balle vint en sifflant couper une branche presque au-dessus de la tête du chef.

Les trois hommes bondirent sur leurs pieds, et, saisissant leurs armes, ils se préparèrent à repousser bravement les ennemis qui les attaquaient ainsi à l’improviste.


XVII

TRANQUILLE.


Entre l’hacienda del Mezquite et la venta del Potrero, à peu près à moitié chemin de ces deux endroits, c’est-à-dire à environ quarante milles de l’un et de l’autre, le soir du jour où s’ouvre notre histoire, deux hommes étaient assis sur le bord d’une petite rivière ignorée et causaient en soupant avec du pennekann et quelques camotes bouillies.

Ces deux hommes étaient Tranquille le Canadien, et son ami Quoniam le nègre.

À cinquante pas d’eux environ, dans un fourré de lierres et de broussailles, un jeune poulain de deux mois était attaché au pied d’un catalpa gigantesque.

Le pauvre animal, après avoir fait de vains efforts pour rompre le lien qui le retenait, avait fini par reconnaître l’inutilité de ses tentatives et s’était tristement étendu sur le sol.

Les deux hommes que nous avons quittés jeunes à la fin de notre prologue étaient maintenant parvenus à la seconde moitié de la vie. Bien que l’âge n’eût eu que peu de prise sur leurs corps de fer, cependant quelques cheveux blancs commençaient à argenter la chevelure du chasseur et des rides hâtives sillonnaient çà et là son visage bruni par les intempéries des saisons.

Cependant, à part ces légères marques qui servent comme de cachet à l’âge mûr, rien ne dénotait chez le Canadien un affaiblissement quelconque ; au contraire, son œil était toujours aussi vif, son corps aussi droit et ses membres aussi musculeux.

Quant au nègre, rien en apparence n’était changé dans son individu, il semblait être toujours aussi jeune ; seulement il avait pris assez d’embonpoint, et était de svelte devenu replet, sans cependant rien perdre de sa légèreté sans égale.

L’endroit où se trouvaient campés les deux coureurs des bois était certes un des plus pittoresques de la prairie.

Le vent de minuit avait nettoyé le ciel, dont la voûte d’un bleu sombre apparaissait alors plaquée de semis innombrables d’étoiles, au milieu desquelles brillait la Croix-du-Sud : la lune déversait ses rayons blanchâtres qui imprimaient aux objets une apparence fantastique, la nuit avait cette transparence veloutée particulière aux lueurs crépusculaires ; à chaque rafale de la brise, les arbres secouaient les têtes humides et faisaient pleuvoir de courtes ondées qui grésillaient sur les buissons.

La rivière coulait calme, entre ses rives boisées, se déroulant au loin comme un large ruban d’argent et reflétant sur son miroir paisible les rayons tremblotants de la lune arrivée déjà presque aux deux tiers de sa course.

Tel était le silence de ce désert qu’on y entendait la chute d’une feuille desséchée ou le froissement de la branche agitée par le passage d’un reptile.

Les deux chasseurs causaient à voix basse ; mais, chose étrange pour des hommes aussi habitués à la vie des forêts, leur campement de nuit au lieu d’être, selon les règles invariables de la prairie, établi sur le sommet d’un monticule, était placé, au contraire, sur le rebord d’un talus qui descendait en pente douce jusqu’à la rivière et dans la vase duquel était incrustées de nombreuses empreintes plus que suspectes, la plupart appartenant à la famille des grands carnassiers.

Malgré le froid assez vif de la nuit et l’abondante rosée glacée qui les traversait, les chasseurs n’avaient pas allumé de feu ; pourtant ils auraient évidemment éprouvé un grand bien-être à réchauffer leurs membres à la flamme ardente d’un brasier ; le nègre surtout, vêtu plus que légèrement d’un caleçon qui laissait ses jambes à découvert et d’un lambeau de zarapé percé de trous innombrables, grelottait de tout son cœur.

Tranquille, vêtu plus chaudement du costume des campesinos mexicains, ne semblait nullement s’apercevoir du froid ; son rifle entre les jambes, sondant parfois les ténèbres de son regard infaillible ou prêtant l’oreille à quelque bruit perceptible pour lui seul, il parlait au nègre sans daigner remarquer ni ses grimaces ni ses claquements de dents.

— Ainsi, dit-il, vous n’avez pas vu la chica (petite) aujourd’hui, Quoniam.

— Non, non, je ne l’ai pas vue depuis deux jours, répondit Quoniam.

Le Canadien soupira.

— J’aurais dû y aller, reprit-il cette enfant est bien isolée là-bas, surtout maintenant que la guerre a déchaîné de ce côté tous les gens sans aveu et tous les rôdeurs de frontières.

— Bah ! Carmela a bec et ongles, elle ne sera pas gênée pour se défendre si on l’insulte.

— Sacredieu ! s’écria le Canadien en serrant sa carabine, si un de ces malvados osait lui dire plus haut que son nom…

— Ne vous tourmentez donc pas ainsi, Tranquille ; vous savez bien que si quelqu’un s’avisait de l’insulter, elle ne manquerait pas de défenseurs, la querida Niña ; d’ailleurs Lanzi ne la quitte pas d’un instant et vous savez qu’il est fidèle.

— Oui, murmura le chasseur, mais Lanzi n’est qu’un homme après tout.

— Vous êtes désespérant avec les idées que vous vous mettez sans raison dans la tête.

— J’aime cette enfant, Quoniam.

— Pardieu, moi aussi je l’aime, la belle malice ! Tenez, si vous voulez, dès que nous aurons tiré le jaguar nous irons au Potrero, cela vous va-t-il ?

— Il y a loin d’ici.

— Bah ! trois heures de marche tout au plus. Dites donc, Tranquille savez-vous qu’il fait froid, je suis en train de geler littéralement ; maudit animal ! dites-moi ce qu’il fait en ce moment ? Il s’amuse à flâner de côté et d’autre au lieu de venir ici tout droit.

— Pour se faire tuer, n’est-ce pas ? dit Tranquille avec un sourire. Dam ! peut-être se doute-t-il de ce que nous lui ménageons.

— C’est possible, ces diables d’animaux sont si rusés. Tenez, voilà le poulain qui frissonne, il a senti certainement quelque chose.

Le Canadien tourna légèrement la tête.

— Non, pas encore, dit-il.

— Nous en avons pour toute la nuit, murmura le nègre avec un geste de mauvaise humeur.

— Vous serez donc toujours le même, Quoniam, impatient et entêté ! Quoi que je vous dise vous vous obstinez à ne pas me comprendre ; combien de fois vous ai-je répété que le jaguar est un des animaux les plus rusés qui existent ! Bien que nous nous soyons placés sous le vent, il est évident pour moi qu’il nous a éventés. Il rôde sournoisement autour de nous, craignant de trop se rapprocher de notre poste ; comme vous le dites, il flâne çà et là sans but apparent.

— Hum ! croyez-vous qu’il en ait encore pour longtemps à faire ce manége ?

— Non, parce qu’il doit commencer à avoir soif ; chez lui en ce moment, trois sentiments se disputent, la faim, la soif et la peur ; la peur sera la plus faible, soyez-en certain, ce n’est qu’une question de temps.

— Je m’en aperçois ; voilà depuis près de quatre heures que nous faisons ainsi le pied de grue.

— Patience, le plus fort est fait, nous ne tarderons pas, j’en suis sûr, à avoir de ses nouvelles.

— Dieu vous entende, car je meurs de froid ; est il gros au moins ?

— Oui, ses brisées sont larges, mais je me trompe fort, où il est accouplé.

— Vous croyez ?

— Je le parierais presque ; il est impossible qu’un seul jaguar commette autant de dégâts en moins de huit jours ; il paraît, d’après ce que m’a affirmé don Hilario, que près de dix têtes de ganado ont disparu.

— Oh ! alors, s’écria Quoniam en se frottant joyeusement les mains, nous allons avoir une belle chasse, il est évident qu’il y a une portée.

— C’est ce que j’ai supposé, il faut qu’ils aient des petits pour s’approcher autant des haciendas.

En ce moment un rauque mugissement, ressemblant un peu au miaulement traînard du chat, troubla le silence profond du désert.

— Voilà son premier cri d’appel, dit Quoniam.

— Il est encore loin.

— Oh ! il ne tardera pas à se rapprocher.

— Pas encore, ce n’est pas à nous qu’il en veut en ce moment.

— Hum ! et à qui donc ?

— Écoutez.

Un cri semblable au premier, mais venant d’un côté opposé, résonna en ce moment à une légère distance.

— Quand je vous disais, reprit paisiblement le Canadien, qu’il était accouplé.

— Je n’en doutais pas. Si vous ne connaissiez pas les habitudes des tigres, qui donc les saurait ?

Le pauvre poulain s’était relevé ; il tremblait de tous ses membres ; à demi-mort de frayeur, la tête cachée entre ses jambes de devant, il se tenait raide sur ses pieds en poussant de petits cris plaintifs.

— Hum ! dit Quoniam. Pauvre innocente bête, elle comprend qu’elle est perdue.

— J’espère que non.

— Le jaguar l’étranglera.

— Oui, si nous ne le tuons pas auparavant.

— Pardi ! fit le nègre, je vous avoue que je serais charmé que ce malheureux poulain échappât.

— Il échappera, dit le chasseur, je l’ai choisi pour Carmela.

— Bah ! alors pourquoi l’avez-vous amené ici ?

— Pour l’habituer au tigre.

— Tiens, c’est une idée, cela ; alors, je ne m’occupe plus de ce côté ?

— Non, ne songez qu’au jaguar qui viendra à votre droite, moi, je me charge de l’autre.

— C’est entendu.

Deux autres rugissements plus puissants éclatèrent presque en même temps.

— Il a soif, observa Tranquille ; sa colère s’éveille, il commence à se rapprocher.

— Bon ! faut-il nous préparer ?

— Attendez encore, nos ennemis hésitent ; ils ne sont pas encore arrivés au paroxysme de rage qui leur fait oublier toute prudence.

Le nègre qui s’était levé se rassit philosophiquement.

Quelques minutes se passèrent ainsi. Par instants un souffle de vent nocturne, chargé de rumeurs incertaines, passait en tourbillonnant au-dessus des chasseurs et se perdait au loin comme un soupir.

Ils étaient calmes et immobiles, les yeux fixés dans l’espace, l’oreille ouverte aux bruits mytérieux du désert, le doigt sur la détente du rifle, prêts à faire face au premier signal à l’ennemi invisible encore, mais dont ils devinaient instinctivement l’approche et l’attaque imminentes.

Tout à coup le Canadien tressaillit et se pencha vivement vers le sol.

— Oh ! s’écria-t-il en se redressant avec un geste d’anxiété terrible, que se passe-t-il donc dans la forêt ?

Les rugissements du tigre éclatèrent comme un coup de tonnerre.

Un cri horrible y répondit et le galop saccadé d’un cheval se fit entendre, se rapprochant avec une vitesse vertigieuse.

— Alerte ! alerte ! s’écria Tranquille, quelqu’un est en danger de mort, le tigre est sur sa piste.

Les deux chasseurs s’élancèrent intrépidement dans la direction des rugissements.

La forêt semblait tressaillir tout entière, des bruits sans nom sortaient des antres ignorés ressemblant parfois à des rires moqueurs, parfois à des cris d’angoisse.

Les rauques miaulements des jaguars résonnaient sans interruption. Le galop des chevaux que les chasseurs avaient entendu primitivement semblait être devenu multiple et partir de points opposés.

Les chasseurs haletants couraient toujours en ligne droite, franchissant ravins et fondrières avec une rapidité vertigieuse ; la terreur qu’ils éprouvaient pour les inconnus qu’ils voulaient secourir leur donnait des ailes.

Soudain un cri d’angoisse, plus strident, plus désespéré que le premier, se fit entendre à peu de distance.

— Oh ! s’écria Tranquille, en proie à une espèce de vertige, c’est elle ! c’est Carmela !

Et bondissant comme une bête fauve, il s’élança en avant suivi de Quoniam qui pendant cette course affolée ne l’avait pas quitté d’une ligne.

Tout à coup un silence de mort se fit dans le désert, tout bruit, toute rumeur avait cessé comme par enchantement, on n’entendait que la respiration haletante des chasseurs qui couraient toujours.

Un rauquement de fureur poussé par les tigres s’éleva, un craquement de branches agita un fourré voisin, et une masse énorme bondissant du haut d’un arbre passa au-dessus de la tête du Canadien et disparut ; au même instant un éclair déchira les ténèbres et un coup de feu retentit, auquel répondit presque aussitôt un rugissement d’agonie et un cri d’épouvante.

— Courage, Niña ! courage ! s’écria une voix mâle et accentuée à peu de distance, vous êtes sauvée !

Les chasseurs hâtèrent encore, par un suprême effort d’énergie, la rapidité, déjà presque incroyable, de leur course, et ils débouchèrent enfin sur le théâtre de la lutte.

Un spectacle étrange et terrible s’offrit alors à leurs regards épouvantés.

Dans une clairière assez étroite, une femme évanouie était étendue à terre auprès d’un cheval éventré qui se débattait dans les dernières convulsions de l’agonie.

Cette femme était immobile, elle paraissait morte.

Deux jeunes tigres accroupis comme des chats fixaient sur elle leurs yeux ardents et se préparaient à l’assaillir ; à quelques pas de là un tigre blessé se roulait sur le sol en râlant avec fureur, et cherchait à bondir contre un homme qui, un genou en terre, le bras gauche en avant enveloppé des plis nombreux d’un zarapé et la main droite armée d’un large machette attendait résolument son attaque.

Derrière cet homme, un cheval, le cou allongé, les naseaux fumants, les oreilles couchées en arrière, frisonnait de terreur sur ses quatre pieds fortement arc-boutés ; un second tigre, pelotonné sur la maîtresse branche d’un mélèze, fixait des regards ardents sur le cavalier démonté, en battant l’air de sa queue puissante et en poussant de sourds miaulements.

Ce que nous avons mis tant de temps à décrire, les chasseurs le virent d’un coup d’œil ; rapides comme l’éclair, les hardis aventuriers, d’un geste d’une simplicité sublime, se distribuèrent leurs rôles.

Tandis que Quoniam s’élançait sur les deux jeunes tigres, et les saisissant par le cou leur brisait le crâne sur un rocher, Tranquille épaulait son rifle et foudroyait la tigresse juste au moment où elle s’élançait sur le cavalier, puis se retournant avec une vivacité extrême, d’un coup de crosse il tuait raide le second tigre et le renversait à ses pieds.

— Ah ! fit le chasseur avec un sentiment d’orgueil en posant son rifle à terre, et s’essuyant le front inondé d’une sueur froide.

— Elle vit, s’écria Quoniam, qui comprit combien d’angoisses renfermait l’exclamation de son ami ; l’épouvante seule l’a fait s’évanouir, mais elle est sauve.

Le chasseur ôta lentement son bonnet, et levant les yeux au ciel :

— Merci, mon Dieu, murmura-t-il avec un accent de gratitude impossible à rendre.

Cependant le cavalier, si miraculeusement sauvé par Tranquille, s’était avancé vers lui.

— À charge de revanche, lui dit-il en lui tendant la main.

— C’est moi qui suis votre débiteur, répondit franchement le chasseur ; sans votre sublime dévouement je serais arrivé trop tard.

— Je n’ai rien fait de plus que ce que tout autre eût fait à ma place.

— Peut-être. Votre nom, frère ?

— Le Cœur-Loyal[4]. Le vôtre ?

— Tranquille. C’est entre nous à la vie et à la mort.

— J’accepte, frère. Maintenant, songeons à cette pauvre jeune fille.

Les deux hommes se serrèrent une dernière fois la main, et s’approchèrent de Carmela à laquelle Quoniam prodiguait tous les soins imaginables sans parvenir à la sortir du profond évanouissement dans lequel elle était plongée.

Pendant que Tranquille et le Cœur-Loyal remplaçaient Quoniam auprès de la jeune fille, celui-ci se hâtait de rassembler des branches sèches et d’allumer du feu.

Cependant, au bout de quelques minutes, Carmela entr’ouvrit les yeux et bientôt elle se trouva assez bien pour expliquer les causes de sa présence dans cette forêt, au lieu d’être tranquillement endormie dans la venta del Potrero.

Ce récit qui, à cause de la faiblesse de la jeune fille et des émotions poignantes qu’elle avait éprouvées, lui demanda plusieurs heures pour le compléter, nous le ferons en quelques mots au lecteur dans le chapitre suivant.



XVIII

LANZI.


Carmela suivit longtemps du regard la course désordonnée du Jaguar à travers la campagne ; lorsqu’enfin elle l’eut vu disparaître au loin, au milieu d’un bois d’arbres du Pérou, elle baissa tristement la tête et rentra à pas lents et toute pensive dans la venta.

— Il le hait, murmura-t-elle d’une voix basse et émue ; il le hait, voudra-t-il le sauver ?

Elle se laissa tomber sur un équipal et pendant quelques instants elle demeura plongée dans de profondes réflexions.

Enfin elle releva la tête : une rougeur fébrile colorait son visage ; ses yeux si doux semblaient lancer des éclairs.

— Je le sauverai, moi ! s’écria-t-elle avec une résolution souveraine.

Après cette exclamation elle se leva, et traversant la salle à grands pas, elle entr’ouvrit la porte du corral.

— Lanzi ? cria-t-elle.

— Niña ? répondit le métis occupé en ce moment à donner l’alfalfa à deux chevaux de prix appartenant à la jeune fille, et dont il avait la garde spéciale.

— Venez.

— Me voici ; je suis à vous dans un instant.

En effet, au bout de cinq minutes tout au plus, il apparut sur le seuil de la salle.

— Que désirez-vous, señorita, dit-il avec cette obséquiosité calme, habituelle aux domestiques gâtés par leurs maîtres, je suis bien occupé en ce moment.

— C’est possible, mon bon Lanzi, répondit-elle doucement, mais ce que j’ai à vous dire ne souffre aucun retard.

— Oh ! oh ! fit-il d’un ton légèrement étonné, que se passe-t-il donc ?

— Rien de bien extraordinaire, mon ami ; tout dans la venta est en ordre, comme c’est l’habitude, seulement j’ai un service à vous demander.

— Un service, à moi ?

— Oui.

— Hum ! parlez, señorita, vous savez que je vous suis dévoué.

— Il commence à se faire tard, il est probable qu’à une heure aussi avancée aucun voyageur ne s’arrêtera à la venta.

Le métis leva la tête et calcula mentalement la marche du soleil.

— Je ne crois pas qu’il vienne encore des voyageurs aujourd’hui, dit-il enfin, il est près de quatre heures, cependant il se pourrait qu’il en vînt.

— Rien ne le fait supposer.

— Rien en effet, señorita.

— Bien, je voudrais alors que vous fermiez la venta.

— Que je ferme la venta ! pourquoi donc ?

— Je vais vous le dire.

— Est-ce réellement très-important ?

— Réellement.

— Parlez alors, Niña, je suis tout oreilles.

La jeune fille lança un long et interrogateur regard au métis, debout devant elle, s’accouda coquettement sur une table et reprit d’une voix nonchalante :

— Je suis inquiète, Lanzi.

— Inquiète, fit-il, et de quoi donc ?

— De la longue absence de mon père.

— Comment, mais voilà quatre jours à peine qu’il est venu.

— Jamais il ne m’a laissé seule autant de temps.

— Cependant, fit le métis en se grattant la tête d’un air embarrassé.

— Bref, interrompit-elle avec résolution, je suis inquiète de mon père et je veux le voir ; vous allez fermer la venta, seller les chevaux, et nous irons à l’hacienda del Mezquite ; il n’y a pas loin, dans quatre ou cinq heures nous serons de retour.

— C’est qu’il est bien tard.

— Raison de plus pour partir tout de suite.

— Mais, cependant…

— Pas d’observations, faites ce que je vous ordonne, je le veux.

Le métis courba la tête sans répondre, il savait que lorsque sa maîtresse parlait ainsi, il fallait obéir.

La jeune fille fit un pas en avant, posa sa main blanche et délicate sur l’épaule du métis, et approchant son charmant et frais visage du sien, elle ajouta avec un doux sourire qui fit tressaillir le pauvre diable de joie :

— Ne m’en veuillez pas de ce caprice, mon bon Lanzi, je souffre.

— Vous en vouloir, moi, Niña ! répondit le métis avec un haussement significatif des épaules ; eh ! ne savez-vous pas que je me mettrais dans le feu pour vous, à plus forte raison ferai-je tout ce qui vous passera par la tête.

Il s’occupa alors avec la plus grande célérité à barricader avec soin les portes et les fenêtres de la venta, puis il retourna au corral seller les chevaux, tandis que Carmela, en proie à une impatience nerveuse, quittait les vêtements qu’elle portait, et en prenait d’autres plus commodes pour le voyage qu’elle méditait, car elle avait trompé le vieux serviteur, ce n’était pas auprès de Tranquille qu’elle voulait se rendre.

Mais Dieu avait décidé que le projet qu’elle roulait dans sa mutine tête blonde ne réussirait pas.

Au moment où, complétement habillée et prête à monter à cheval, elle rentrait dans la salle, Lanzi apparaissait à la porte du corral, le visage bouleversé par la terreur.

Carmela courut vers lui avec empressement, croyant qu’il venait de se blesser.

— Qu’avez-vous ? lui demanda-t-elle avec intérêt.

— Nous sommes perdus ! répondit-il d’une voix sourde, en jetant autour de lui des regards effarés.

— Comment, perdus ! s’écria-t-elle en devenant pâle comme un cadavre, que voulez-vous dire, mon ami ?

Le métis posa un doigt sur sa bouche pour lui commander le silence, lui fit signe de le suivre et se glissa à pas de loup dans le corral.

Carmela y entra à sa suite.

Le corral était fermé par un enclos en planches hautes de deux mètres environ. Lanzi s’approcha d’un endroit où une fente assez large permettait de voir dans la campagne.

— Regardez ! dit-il en désignant la fente à sa maîtresse.

La jeune fille obéit et colla son visage sur les planches.

La nuit commençait à tomber, et l’ombre à chaque instant plus épaisse envahissait rapidement la campagne. Cependant l’obscurité n’était pas encore assez grande pour empêcher Carmela de distinguer à quelques centaines de mètres environ dans la prairie une troupe nombreuse de cavaliers qui accouraient à toute bride dans la direction de la venta.

Il suffit d’un coup d’œil à la jeune fille pour reconnaître que ces cavaliers étaient des Indiens bravos.

Ces guerriers au nombre de plus de cinquante, étaient revêtus de leur costume complet de guerre, et, penchés sur le cou de leurs coursiers aussi indomptables qu’eux-mêmes, ils brandissaient au-dessus de leurs têtes leurs longues lances d’un air de défi.

— Ce sont les Apaches ! s’écria Carmela en se reculant avec effroi. Comment se fait-il qu’ils soient parvenus jusqu’ici sans qu’on ait été averti de leur invasion ?

Le métis secoua tristement la tête.

— Dans quelques minutes, ils seront ici, dit-il, que faire !

— Nous défendre ! s’écria résolument la jeune fille ; ils paraissent n’avoir pas d’armes à feu ; nous pourrons, derrière les murailles de notre maison, tenir facilement contre eux jusqu’au lever du soleil.

— Et alors ? interrogea le métis d’un air de doute.

— Alors, reprit-elle avec exaltation, Dieu nous viendra en aide.

— Amen ! répondit le métis, moins convaincu que jamais de la possibilité d’un tel miracle.

— Hâtez-vous de descendre dans la salle toutes les armes à feu qui se trouvent ici, peut-être les païens reculeront-ils s’ils se voient chaudement reçus ; après cela, qui sait s’ils nous attaqueront ?

— Hum ! les démons sont rusés, ils savent fort bien combien cette maison renferme de monde ; ne comptez pas qu’ils se retirent avant de s’en être emparés.

— Eh bien ! s’écria-t-elle résolument, à la grâce de Dieu ; nous mourrons bravement en combattant, au lieu de nous laisser prendre lâchement et de devenir les esclaves de ces misérables, sans cœur et sans pitié.

— Soit donc, répondit le métis, électrisé par les enthousiastes paroles de sa maîtresse, bataille ! Vous savez, señorita, qu’un combat ne me fait pas peur ; que les païens se tiennent bien, car s’ils n’y prennent garde, je pourrais bien leur jouer un tour dont ils se souviendront longtemps !

La conversation en resta là provisoirement, vu l’obligation dans laquelle se trouvaient nos deux personnages de préparer leurs moyens de défense : ce qu’ils firent avec une célérité et une intelligence qui témoignaient que ce n’était pas la première fois qu’ils se trouvaient dans une aussi critique position.

Que le lecteur ne s’étonne pas de l’héroïsme viril déployé en cette circonstance par doña Carmela : sur les frontières, où l’on est sans cesse exposé aux incursions des Indiens et des maraudeurs de toutes sortes, les femmes combattent à côté des hommes, et, oubliant la faiblesse de leur sexe, elles savent, dans l’occasion, se montrer aussi braves que leurs frères et leurs maris.

Carmela ne s’était pas trompée ; c’était bien un parti d’Indiens bravos qui accourait au galop : bientôt ils atteignirent la maison, qu’ils entourèrent de tous les côtés.

Ordinairement, les Indiens, dans leurs expéditions, procèdent avec une extrême prudence, ne se montrant jamais à découvert et n’avançant qu’avec une extrême circonspection : cette fois, il était facile de voir qu’ils se croyaient certains du succès et qu’ils savaient parfaitement que la venta était dénuée de défenseurs.

Arrivés à une vingtaine de mètres de la venta, ils s’arrêtèrent, mirent pied à terre, et semblèrent se consulter un instant.

Lanzi avait profité de ces quelques minutes de répit pour accumuler sur la table de la salle toutes les armes de la maison, c’est-à-dire une dizaine de carabines.

Bien que les portes et les fenêtres fussent barricadées au moyen de solides contre-vents, grâce aux nombreuses meurtrières percées d’espace en espace, il était facile de suivre les mouvements de l’ennemi.

Carmela, armée d’une carabine, s’était intrépidement placée devant la porte tandis que le métis allait et venait d’un air préoccupé, entrant et sortant, et paraissant donner la dernière main à un important et mystérieux travail.

— Là, dit-il au bout d’un instant, voilà qui est fait. Remettez cette carabine sur cette table, señorita ; ce n’est pas par la force, mais seulement par la ruse que nous pouvons vaincre ces démons, laissez-moi faire.

— Quel est votre projet ?

— Vous le verrez, j’ai scié deux planches de l’enclos du corral ; montez à cheval : dès que vous m’entendrez ouvrir la porte, partez à toute bride.

— Mais vous ?

— Ne vous inquiétez pas de moi, mais éperonnez votre cheval.

— Je ne veux pas vous abandonner.

— Bah ! bah ! il ne s’agit pas de niaiseries ; je suis vieux, ma vie ne tient qu’à un fil, la vôtre est précieuse, il faut la sauver ; laissez-moi faire, vous dis-je.

— Non, à moins que vous ne me disiez…

— Je ne vous dirai rien. Vous rencontrerez Tranquille au gué del Venado ; plus un mot !

— Ah ! c’est ainsi, fit-elle. Eh bien ! je jure que je ne bougerai pas d’auprès de vous, quoi qu’il arrive.

— Vous êtes folle ; ne vous ai-je pas dit que je voulais jouer un bon tour aux Indiens ?

— En effet !

— Eh bien ! vous verrez. Seulement, comme je redoute quelque imprudence de votre part, je désire vous voir partir en avant, voilà tout.

— Me dites-vous vrai ?

— Certes ! au bout de cinq minutes, je vous aurai rejoint.

— Me le promettez-vous ?

— Croyez-vous que je m’amuserais à rester ici ?

— Mais que prétendez-vous faire ?

— Voici les Indiens ; sortez et n’oubliez pas de partir à toute bride dès que j’ouvrirai la porte et de vous diriger vers le gué del Venado.

— Mais, je compte…

— Allez, allez, interrompit-il brusquement en la poussant vers le corral, c’est convenu.

La jeune fille n’obéit qu’à contre-cœur ; mais en ce moment des coups pressés résonnèrent contre les volets, le métis profita de cette démonstration des Indiens pour fermer la porte du corral.

— J’ai juré à Tranquille de la protéger, quoi qu’il arrive, murmura-t-il, je ne puis la sauver qu’en mourant pour elle. Eh bien ! je mourrai ; mais, capa de Dios, je me ferai de belles funérailles.

On frappa de nouveau contre les volets, mais avec une violence telle qu’il était facile de prévoir qu’ils ne résisteraient pas longtemps.

— Qui est là ? demanda le métis d’une voix calme.

— Gente de paz, répondit-on du dehors.

— Hum ! fit Lanzi, pour des gens paisibles vous avez une singulière façon de vous annoncer.

— Ouvrez ! ouvrez ! reprit la voix du dehors.

— Je ne demande pas mieux, mais qui me prouve que vous ne me voulez pas de mal ?

— Ouvrez, ou nous défonçons la porte.

Et les coups redoublèrent.

— Oh ! oh ! fit le métis, vous n’y allez pas de main morte ; ne vous fatiguez pas davantage, j’ouvre.

Les coups cessèrent.

Le métis débarricada la porte et l’ouvrit.

Les Indiens se précipitèrent dans l’intérieur avec des cris et des hurlements de joie.

Lanzi s’était mis à l’écart pour leur livrer passage. Il fit un geste de joie en entendant le galop d’un cheval qui s’éloignait rapidement.

Les Indiens ne prirent pas garde à cet incident.

— À boire ! crièrent-ils.

— Que voulez-vous que je vous donne ? demanda le métis qui cherchait à gagner du temps.

— De l’eau de feu ! hurlèrent les Indiens.

Lanzi s’empressa de les servir. L’orgie commença.

Sachant qu’ils n’avaient rien à redouter des habitants de la venta, les Peaux-Rouges, dès que la porte avait été ouverte, s’étaient rués dans l’intérieur ne jugeant pas nécessaire de placer des sentinelles ; cette négligence, sur laquelle comptait Lanzi, donna à Carmela le moyen de s’éloigner sans être vue et inquiétée.

Les Indiens, les Apaches surtout, ont pour les liqueurs fortes une passion effrénée ; seuls de tous, les Comanches sont d’une sobriété à toute épreuve. Jusqu’ici ils ont su se garantir de cette funeste tendance à l’ivresse qui décime et abrutit leurs congénères.

Lanzi suivait d’un œil narquois les évolutions des Peaux-Rouges qui, pressés autour des tables, buvaient à longs traits et vidaient à qui mieux mieux les botas placées devant eux ; leurs yeux commençaient à briller, leurs traits s’animaient ; ils parlaient à tue tête tous à la fois, ne sachant déjà plus ce qu’ils disaient et ne songeant plus qu’à s’enivrer.

Tout à coup le métis sentit qu’une main se posait sur son épaule.

Il se retourna.

Un Indien se tenait debout, les bras croisés, en face de lui.

— Que voulez-vous ? lui demanda-t-il.

— Le Renard-Bleu est un chef, répondit l’Indien, et il a à causer avec le Visage-Pâle.

— Est-ce que le Renard-Bleu n’est pas satisfait de la manière dont je l’ai reçu, ainsi que ses compagnons ?

— Ce n’est pas cela, les guerriers boivent, le chef veut autre chose.

— Ah ! dit le métis, j’en suis fâché, car j’ai donné tout ce que j’avais.

— Non, répondit sèchement l’Indien.

— Comment, non ?

— Où est la fille aux cheveux d’or ?

— Je ne vous comprends pas, chef, dit le métis qui, au contraire, comprenait fort bien.

L’Indien sourit.

— Que le Visage-Pâle regarde le Renard-Bleu dit-il et il verra que c’est un chef et non un enfant qu’on amuse avec des mensonges. Qu’est devenue la fille aux cheveux d’or, celle qui habite ici avec mon frère ?

— La femme dont vous parlez, si c’est la jeune fille à qui cette maison appartient que vous voulez désigner…

— Oui.

— Eh bien ! elle n’est pas ici.

Le chef lui lança un regard scrutateur.

— La Face-Pâle ment, dit-il.

— Cherchez-la.

— Elle était ici il y a une heure.

— C’est possible.

— Où est-elle ?

— Cherchez.

— La Face-Pâle est un chien dont je prendrai la chevelure.

— Grand bien vous fasse, répondit le métis en ricanant.

Malheureusement Lanzi en disant ces paroles s’était laissé aller à jeter un regard de triomphe du côté du corral ; le chef intercepta ce regard au vol, il se précipita vers le corral, ouvrit la porte et poussa un cri de désappointement à la vue de la brèche faite dans la clôture : la vérité venait de lui apparaître.

— Chien ! s’écria-t-il, et saisissant à sa ceinture son couteau à scalper, il le lança avec rage à son ennemi.

Mais celui-ci qui le surveillait esquiva le coup, le couteau alla à quelques pouces de sa tête se planter dans la muraille.

Lanzi se redressa et sautant par-dessus le comptoir il se précipita vers le Renard-Bleu.

Les Indiens se levèrent en tumulte, et saisissant leurs armes ils bondirent comme des bêtes fauves sur les traces du métis.

Celui-ci arrivé sur le seuil de la porte du corral se retourna, déchargea ses pistolets au milieu de la foule, s’élança sur son cheval, et lui enfonçant les éperons dans le ventre il lui fit franchir la brèche de la clôture.

Au même instant un bruit horrible se fit entendre derrière lui, la terre trembla et une masse confuse de pierres, de poutres et de débris de toutes sortes vint tomber autour du cavalier et de sa monture affolée de terreur.

La venta del Potrero venait de sauter en l’air en ensevelissant sous ses décombres les Apaches qui l’avaient envahie.

Voilà le tour que Lanzi s’était promis de jouer aux Indiens.

On comprend pourquoi il avait insisté pour que Carmela s’éloignât au plus vite.

Par un bonheur étrange, ni le métis ni son cheval n’étaient blessés ; le mustang, les naseaux fumants, volait dans la prairie comme s’il eût eu des ailes, pressé incessamment par son cavalier qui l’excitait du geste et de la voix, car il lui semblait entendre à peu de distance derrière lui le galop d’un autre cheval qui paraissait le poursuivre.

Malheureusement la nuit était trop sombre pour qu’il lui fût possible de s’assurer qu’il ne se trompait pas.


XIX

LA CHASSE.


Le lecteur trouvera probablement que le moyen employé par Lanzi pour se débarrasser des Apaches était un peu violent et que, peut-être, il aurait dû n’y avoir recours qu’à la dernière extrémité.

La justification du métis est aussi simple que facile à donner : les Indiens bravos, lorsqu’ils passent la frontière mexicaine, se livrent sans pitié à tous les désordres, usant de la plus grande cruauté envers les malheureux blancs qui tombent entre leurs mains et pour lesquels ils professent une haine que rien ne peut assouvir.

La position de Lanzi, seul, sans secours à attendre de personne dans un lieu isolé, au pouvoir d’une cinquantaine de démons sans foi ni loi, était des plus critiques, d’autant plus que les Apaches aussitôt qu’ils auraient été échauffés par les liqueurs fortes, dont l’abus leur cause une espèce de folie furieuse, n’auraient plus reconnu aucun frein ; leur caractère sanguinaire aurait repris le dessus, et alors ils se seraient livrés aux cruautés les moins justifiables pour le seul plaisir de faire souffrir un ennemi de leur race.

Le métis avait, d’ailleurs, une raison péremptoire pour ne rien ménager ; il fallait, à toute force, assurer, n’importe de quelle façon, le salut de Carmela, qu’il avait solennellement juré à Tranquille de défendre, même au péril de sa propre vie.

Dans le cas présent, il savait que sa vie ou sa mort dépendaient seulement du caprice des Indiens, il n’avait donc rien à ménager.

Lanzi était un homme froid, positif et méthodique, qui n’agissait jamais sans avoir au préalable, mûrement réfléchi aux chances probables de succès ou d’insuccès. Dans la circonstance présente, le métis ne risquait rien, puisqu’il se savait condamné d’avance par les Indiens ; si son projet réussissait, peut-être parviendrait-il à s’échapper ; sinon, il mourrait, mais en brave habitant des frontières, en entraînant avec lui dans la tombe une quantité considérable de ses implacables ennemis.

Sa résolution prise, il l’avait exécutée avec le sangfroid que nous avons rapporté ; grâce à sa présence d’esprit, il avait eu le temps de sauter sur son cheval et de s’enfuir.

Cependant tout n’était pas fini encore, le galop que le métis entendait derrière lui l’inquiétait vivement, en lui prouvant que son projet n’avait pas aussi bien réussi qu’il l’espérait, et qu’un de ses ennemis, au moins, avait échappé et s’était lancé sur ses traces.

Le métis redoubla de vitesse, il fit faire à son cheval des retours et des crochets sans nombre, afin de dépister l’ennemi acharné à sa poursuite ; mais tout fut inutile, toujours il entendait derrière lui le galop obstiné de son persécuteur inconnu.

Quelque brave que soit un homme, si grande que soit l’énergie dont le ciel l’a doué, rien n’émousse son courage comme de se sentir, dans les ténèbres, menacé par un ennemi invisible et par cela même insaisissable : l’obscurité de la nuit, le silence qui plane sur le désert, les arbres qui, dans une course affolée, défilent à droite et à gauche comme une légion de fantômes sinistres et menaçants, tout se réunit pour augmenter les terreurs du malheureux qui fuit en proie à un vertige sans nom, sous le coup d’un cauchemar d’autant plus horrible qu’il a la conscience du péril, et qu’il ne sait comment le conjurer.

Lanzi, les sourcils froncés, les lèvres frémissantes le front inondé d’une sueur froide, courut ainsi pendant plusieurs heures à travers champs, penché sur le cou de son cheval, ne suivant aucune direction arrêtée, toujours poursuivi par le bruit sec et saccadé du galop du cheval lancé après lui.

Chose étrange, depuis que, pour la première fois ce galop s’était fait entendre, il ne semblait pas s’être rapproché sensiblement ; on aurait pu supposer que le cavalier inconnu, satisfait de suivre la piste de celui qu’il poursuivait, ne se souciait pas de l’atteindre.

Cependant, peu à peu la première exaltation du métis s’était calmée, l’air froid de la nuit avait mis un peu d’ordre dans ses idées, son sangfroid était revenu, et avec lui la lucidité nécessaire pour juger sainement sa position.

Lanzi eut honte de cette terreur puérile, indigne d’un homme comme lui, qui, depuis si longtemps, dans l’intérêt de sa sûreté personnelle, lui faisait oublier le devoir sacré qu’il s’était imposé, de protéger et de défendre au péril de sa vie la fille de son ami, ou du moins celle qu’il considérait comme telle.

À cette pensée qui le frappa comme un coup de foudre, une rougeur brûlante empourpra son visage, un éclair jaillit de ses yeux, et il arrêta court son cheval, résolu, coûte que coûte, à en finir une fois pour toutes avec son persécuteur.

Le cheval brusquement arrêté dans sa course fléchit sur ses jarrets tremblants en poussant un hennissement de douleur et demeura immobile. Au même instant, le galop du coursier invisible cessa de se faire entendre.

— Hé ! hé ! murmura le métis, ceci commence à devenir louche.

Et sortant un pistolet de sa ceinture il l’arma.

Il entendit immédiatement, comme un écho funèbre, le bruit sec de la détente d’un pistolet que de son côté armait son adversaire.

Cependant ce bruit, au lieu d’accroître les appréhensions du métis, sembla au contraire les calmer.

— Qu’est-ce que cela signifie ? se demanda-t-il mentalement en hochant la tête d’un air préoccupé, me serais-je trompé ? N’est-ce donc point à un Apache que j’ai affaire ?

Après cet aparté pendant lequel Lanzi avait, mais vainement, cherché à distinguer son ennemi inconnu.

— Holà ! cria-t-il d’une voix forte, qui êtes-vous ?

— Et vous ? répondit une voix mâle sortant du milieu des ténèbres, avec un accent au moins aussi résolu que celui du métis.

— Voilà une singulière réponse, reprit Lanzi.

— Pas plus singulière que la question.

Ces paroles avaient été échangées en excellent espagnol. Le métis, certain désormais qu’il avait affaire à un blanc, bannit toute crainte, et désarmant son pistolet, il le replaça à sa ceinture en disant d’un ton de bonne humeur :

— Vous devez, comme moi, caballero, avoir besoin de reprendre haleine après une aussi longue course ; voulez-vous que nous nous reposions de compagnie ?

— Je ne demande pas mieux, répondit l’autre.

— Eh ! mais, exclama une voix que le métis reconnut aussitôt, c’est Lanzi.

— Certes ! s’écria celui-ci avec joie, voto a brios ! doña Carmela, je n’espérais pas vous rencontrer ici !

Nos trois personnages se joignirent. Les explications furent courtes.

La peur ne calcule et ne réfléchit pas. Doña Carmela d’un côté, Lanzi de l’autre, emportés par une vaine terreur, avaient fui sans chercher à se rendre compte du sentiment qui les poussait, excités seulement par l’instinct de la conservation, cette arme suprême donnée par Dieu à l’homme pour lui faire, dans les cas extrêmes, éviter le danger.

La seule différence consistait en ce que le métis se croyait poursuivi par les Apaches tandis que doña Carmela les supposait devant elle.

Lorsque la jeune fille, sur la recommandation de Lanzi, avait quitté la venta, elle s’était élancée en aveugle dans le premier sentier qui s’était offert devant elle.

Dieu avait voulu, pour son bonheur, que, au moment où la maison sautait avec un bruit horrible, doña Carmela, à demi morte de frayeur et renversée de cheval, avait été rencontrée par un chasseur blanc, qui, ému de pitié au récit des dangers qui la menaçaient, lui avait généreusement offert de l’escorter jusqu’à l’hacienda del Mezquite où la jeune fille désirait se rendre afin de se placer sous la protection immédiate de Tranquille.

Doña Carmela, après avoir jeté un regard investigateur sur le chasseur, dont le regard franc et le visage ouvert lui avaient prouvé la loyauté, avait accepté son offre avec reconnaissance, tremblant dans les ténèbres de tomber au milieu des partis indiens qui sans doute infestaient les routes et auxquels son ignorance des localités l’aurait inévitablement livrée.

La jeune fille et son guide s’étaient donc immédiatement mis en route pour l’hacienda ; mais, sous le poids d’appréhensions sans nombre, le galop du cheval du métis leur avait fait croire à la présence d’un parti ennemi devant eux ; aussi avaient-ils, avec le plus grand soin, conservé une distance assez grande pour tourner bride et s’échapper au moindre mouvement suspect de leurs ennemis supposés.

Cette explication bannit toute inquiétude entre les trois personnages ; Carmela et Lanzi étaient heureux de s’être si providentiellement retrouvés.

Pendant que le métis racontait à sa jeune maîtresse de quelle façon il en avait fini avec les Apaches, le chasseur, en homme prudent, avait pris les chevaux par la bride et les avait conduits dans un épais fourré au milieu duquel il les avait caché avec soin, puis il revint auprès de ses nouveaux amis qui s’étaient laissés aller sur le sol, afin de prendre quelques instants de repos.

Au moment où le chasseur revenait, Lanzi disait à la jeune fille :

— À quoi bon, señorita, vous fatiguer davantage, cette nuit ? Notre nouvel ami et moi nous vous construirons en quelques coups de hache un jacal sous lequel vous serez parfaitement abritée ; vous dormirez jusqu’au lever du soleil, et alors nous reprendrons le chemin de l’hacienda. Vous n’avez, quant à présent, aucun péril à redouter, protégée par deux hommes qui n’hésiteront pas à sacrifier, s’il le faut, leur vie pour vous.

— Je vous remercie, mon bon Lanzi, répondit la jeune fille, votre dévouement m’est connu et je n’hésiterais pas à m’y confier, si j’étais en ce moment tourmentée par la crainte des Apaches. Croyez bien que la considération des périls que je puis avoir à courir de la part des païens n’entre pour rien dans ma détermination de me remettre en marche le plus tôt possible.

— Quelle plus importante considération peut donc vous obliger, señorita ? fit le métis avec étonnement.

— Ceci, mon ami, est une affaire entre mon père et moi ; qu’il vous suffise de savoir qu’il faut absolument que je le voie et que je cause avec lui cette nuit même.

— Soit, puisque vous le voulez, señorita, j’y consens, répondit le métis en secouant la tête ; c’est égal, vous avouerez que c’est là un singulier caprice de votre part.

— Non, mon bon Lanzi, reprit-elle avec tristesse, ce n’est pas un caprice : lorsque vous connaîtrez les raisons qui me font agir, je suis convaincu que vous m’approuverez.

— C’est possible ; mais alors pourquoi ne pas me les dire tout de suite ?

— Parce que cela m’est impossible.

— Chut ! fit le chasseur en s’interposant brusquement, toute discussion devient oiseuse en ce moment, il faut partir au plus vite.

— Que voulez-vous dire ? s’écrièrent-ils avec un mouvement d’effroi.

— Les Apaches ont trouvé notre piste, ils accourent rapidement, avant vingt minutes ils seront ici ; cette fois il n’y a pas à s’y tromper, ce sont eux.

Il y eut un long silence.

Doña Carmela et Lanzi prêtèrent attentivement l’oreille.

— Je n’entends rien, dit le métis au bout d’un instant.

— Ni moi, murmura la jeune fille.

Le chasseur sourit doucement.

— Vous ne devez rien entendre encore, en effet, dit-il, car vos oreilles ne sont pas comme les miennes habituées à saisir les moindres bruits du désert. Ayez foi en mes paroles, rapportez-vous-en à une expérience qui ne m’a jamais fait défaut : vos ennemis approchent.

— Que faire ? murmura doña Carmela.

— Fuir, s’écria le métis.

— Écoutez, reprit impassiblement le chasseur, les Apaches sont nombreux, ils sont rusés, mais nous ne pouvons les vaincre que par la ruse. Si nous essayons de résister nous sommes perdus, si nous fuyons tous trois ensemble tôt ou tard nous tomberons entre leurs mains. Pendant que moi je demeurerai ici, vous, vous fuirez avec la señorita ; seulement ayez soin de garnir les pieds de vos chevaux afin d’assourdir le bruit de votre course.

— Mais vous ? s’écria vivement la jeune fille.

— Ne vous ai-je pas dit que je demeurerais ici ?

— Oui, mais alors vous tomberez entre les mains des païens et vous serez inévitablement massacré.

— Peut-être ! répondit-il avec une inexprimable expression de mélancolie, mais au moins ma mort aura servi à quelque chose puisqu’elle vous aura sauvée.

— Fort bien, dit Lanzi, je vous remercie de votre offre, caballero ; malheureusement, je ne puis ni ne veux l’accepter, les choses ne doivent pas se passer ainsi : c’est moi qui ai commencé l’affaire, c’est moi seul qui prétends la terminer à ma guise. Partez avec la señorita, remettez-la entre les mains de son père, et si vous ne me revoyez pas et qu’il vous demande ce qui s’est passé dites-lui simplement que j’ai tenu ma promesse et que j’ai donné ma vie pour elle.

— Je n’y consentirai jamais, s’écria énergiquement doña Carmela.

— Silence ! interrompit brusquement le métis, partez ! partez ! vous n’avez pas un instant à perdre.

Malgré la résistance de la jeune fille, il l’enleva dans ses bras nerveux et la porta en courant dans le fourré.

Carmela comprit que rien ne pourrait faire changer de résolution au métis, elle se résigna.

Le chasseur accepta aussi simplement le dévouement de Lanzi qu’il avait offert le sien, la conduite du métis lui semblait toute naturelle ; il ne fit donc pas la moindre objection et s’occupa activement à préparer les chevaux.

— Maintenant partez, dit le métis dès que le chasseur et la jeune fille furent en selle, partez, et à la grâce de Dieu !

— Et vous, mon ami ? voulut encore dire doña Carmela.

— Moi, répondit-il en secouant insoucieusement la tête, les diables rouges ne me tiennent pas encore. Allons, en route !

Pour couper net à toute conversation le métis sangla rudement les chevaux avec son chicote ; les nobles bêtes s’élancèrent au galop et disparurent bientôt à ses regards.

Dès qu’il fut seul le pauvre homme poussa un soupir.

— Hum ! murmura-t-il avec tristesse, cette fois, j’ai bien peur que tout ne soit fini pour moi ; c’est égal, canarios ! je lutterai jusqu’au bout, et si les païens me prennent cela leur coûtera cher.

Après avoir pris cette énergique détermination qui sembla lui rendre tout son courage, le brave métis monta à cheval et se tint prêt à agir.

Les Apaches accouraient avec un bruit ressemblant au roulement saccadé du tonnerre.

Déjà on pouvait distinguer vaguement leurs silhouettes noires se profiler dans l’ombre.

Lanzi mit la bride aux dents, saisit un pistolet de chaque main, et, lorsqu’il jugea le moment propice, il enfonça les éperons dans les flancs de son cheval et s’élança à fond de train au-devant des Peaux-Rouges, qu’il coupa en diagonale.

Arrivé à portée, il déchargea ses armes dans le groupe, poussa un cri de défi et continua à fuir en redoublant de rapidité.

Ce que le métis avait prévu arriva. Ses coups avaient portés. Deux Apaches étaient tombés la poitrine traversée de part en part. Les Indiens, furieux de cette audacieuse attaque à laquelle ils étaient loin de s’attendre de la part d’un seul homme, poussèrent un cri de rage et se précipitèrent sur ses traces.

C’était, nous l’avons dit, ce que voulait Lanzi.

— Là ! fit-il en voyant le succès de sa ruse, les voilà ramassés, il n’y a plus à craindre qu’ils s’étalent ; les autres sont sauvés. Quant à moi !… bah ! qui sait ?

Doña Carmela et le chasseur n’avaient échappé aux Apaches que pour tomber au milieu des jaguars. Nous avons vu comment, grâce à Tranquille, ils avaient été sauvés.


XX

CONFIDENCES.


Tranquille avait attentivement écouté le récit de la jeune fille, la tête basse et les sourcils froncés ; lorsqu’elle se tut, il la regarda un instant d’un air interrogateur.

— Est-ce tout ? lui demanda-t-il.

— Tout, lui répondit-elle timidement.

— Et Lanzi, mon pauvre Lanzi, n’en avez-vous donc pas eu de nouvelles ?

— Aucune. Nous avons entendu deux coups de feu, le galop furieux de plusieurs chevaux, le cri de guerre des Apaches, puis tout est retombé dans le silence.

— Que sera-t-il devenu ? murmura tristement le tigrero.

— Il est résolu, il me paraît connaître la vie du désert, murmura le Cœur-Loyal.

— Oui, reprit Tranquille ; mais il est seul.

— C’est vrai, fit le chasseur ; seul contre cinquante, peut-être.

— Oh ! s’écria le Canadien, je donnerais dix ans de ma vie pour avoir de ses nouvelles.

— Caraï ! compadre ! s’écria une voix joyeuse, je vous en apporte, moi, de toutes fraîches, et je ne vous demande rien pour cela.

Les assistants tressaillirent malgré eux au son de cette voix, et se retournèrent vivement du côté où elle se faisait entendre.

Les branches s’écartèrent et un homme parut.

Cet homme était Lanzi.

Le métis paraissait aussi calme et aussi reposé que si rien d’extraordinaire ne lui fût arrivé, seulement son visage d’habitude froid et même renfrogné avait une expression de joie narquoise inexprimable, ses yeux pétillaient et un sourire railleur se jouait sur ses lèvres.

— Pardieu ! notre ami, fit Tranquille en lui tendant la main, vous êtes mille fois le bienvenu, notre inquiétude était grande à votre sujet.

— Je vous remercie, compère, mais heureusement pour moi le danger n’était pas aussi imminent qu’on aurait pu le supposer, et je suis parvenu assez facilement à me dépétrer de ces démons d’Apaches.

— Tant mieux, peu importe de quelle façon vous êtes parvenu à vous échapper : vous voilà sain et sauf, tout est pour le mieux ; maintenant que nous sommes réunis ils peuvent venir si le cœur leur en dit, ils trouveront à qui parler.

— Ils n’auront garde ; d’ailleurs, ils ont autre chose à faire en ce moment.

— Vous le croyez ?

— J’en suis sûr : ils ont aperçu un campement de soldats mexicains qui escortent une conducta de plata, et ils cherchent naturellement à s’en emparer, c’est même en partie à cette circonstance toute fortuite que je dois mon salut.

— Ma foi ! tant pis pour les Mexicains, dit insoucieusement le Canadien, chacun pour soi ; qu’ils s’arrangent comme ils l’entendront, leurs affaires ne nous intéressent point.

— C’est aussi mon avis.

— Nous avons encore trois heures de nuit, profitons-en pour nous reposer afin d’être prêts à partir pour l’hacienda au lever du soleil.

— Le conseil est bon, il faut le suivre dit Lanzi, qui s’étendit immédiatement les pieds au feu, s’entortilla dans son zarapé et ferma les yeux.

Le Cœur-Loyal, qui sans doute partageait son opinion, suivit son exemple.

Quant à Quoniam, après avoir consciencieusement écorché les tigres et leurs petits, il s’était allongé devant le feu, et depuis deux heures déjà il dormait à poings fermés avec cette indifférence insouciante qui caractérise la race noire.

Tranquille se tourna alors vers Carmela. La jeune fille était assise à quelques pas de lui ; elle regardait le feu d’un air pensif, des larmes roulaient dans ses yeux.

— Eh bien ! fillette, lui dit doucement le Canadien, que fais-tu donc là ? Tu dois être brisée de fatigue, pourquoi ne pas essayer de te reposer quelques instants ?

— À quoi bon ? murmura-t-elle tristement.

— Comment, à quoi bon ? reprit vivement le tigrero que l’accent de la jeune fille fit tressaillir, mais à reprendre des forces.

— Laissez-moi veiller, mon père, je ne pourrais dormir, quelque fatigue que j’éprouve : le sommeil fuirait mes paupières.

Le Canadien l’examina un instant avec la plus grande attention.

— Qu’est-ce que cela signifie ? dit-il en hochant la tête d’un air préoccupé.

— Mais rien, mon père, répondit-elle en essayant de sourire.

— Fillette, fillette, murmura-t-il, tout cela n’est pas clair ; je ne suis qu’un pauvre chasseur, bien ignorant des choses du monde, mon esprit est bien simple ; mais je t’aime, enfant, et mon cœur me dit que tu souffres.

— Moi ! s’écria-t-elle avec un geste de dénégation, mais tout à coup elle fondit en larmes, et se laissant aller sur la loyale poitrine du chasseur, elle cacha sa tête dans son sein et murmura d’une voix étouffée : Oh ! père ! père ! je suis bien malheureuse !

Tranquille, à cette exclamation arrachée par la force de la douleur, se redressa comme si un serpent l’avait piqué, son œil étincela, il couvrit la jeune fille d’un regard plein d’amour paternel, et l’obligeant avec une douce contrainte à le regarder en face :

— Malheureuse ! toi, Carmela ? s’écria-t-il avec anxiété, que s’est-il donc passé, mon Dieu !

Par un effort suprême, la jeune fille parvint à se calmer, ses traits reprirent leur mansuétude ordinaire, elle essuya ses larmes et souriant au chasseur qui la considérait avec inquiétude :

— Pardonnez-moi mon père, lui dit-elle d’une voix câline, je suis folle.

— Non ! non ! répondit-il en secouant deux ou trois fois la tête, tu n’es pas folle, mon enfant, seulement tu me caches quelque chose.

— Mon père ! fit-elle en rougissant et en baissant les yeux d’un air confus.

— Sois franche avec moi, fillette, ne suis-je pas ton meilleur ami ?

— C’est vrai, balbutia-t-elle.

— Ai-je jamais refusé de satisfaire le moindre de tes caprices ?

— Oh ! jamais !

— M’as-tu quelquefois trouvé sévère pour toi ?

— Oh ! non !

— Et bien ! alors pourquoi ne pas m’avouer franchement ce qui te tourmente ?

— C’est que…, murmura-t-elle avec hésitation.

— Quoi ? fit-il d’une voix insinuante.

— Je n’ose pas.

— C’est donc bien difficile à dire.

— Oui.

— Bah ! va toujours, fillette ; où trouveras-tu un confesseur aussi indulgent que moi ?

— Nulle part, je le sais.

— Parle donc alors.

— C’est que je crains de vous fâcher.

— Tu me fâcheras bien davantage en t’obstinant à garder le silence.

— Mais…

— Écoute, Carmela, toi-même, en nous racontant, il y a un instant, ce qui s’est passé aujourd’hui à la venta, tu as avoué que tu voulais venir me trouver n’importe où je serais, et cela cette nuit même ; est-ce vrai ?

— Oui, mon père.

— Eh bien ! me voilà, j’écoute ; d’ailleurs, si ce que tu as à me dire est aussi important que tu me l’as laissé supposer, je crois que tu feras bien de te hâter.

La jeune fille tressaillit, elle jeta un regard vers le ciel dont l’ombre commençait à fondre les teintes sombres en bandes blanchâtres ; toute hésitation disparut de son visage.

— Vous avez raison, père, dit-elle d’une voix ferme, j’ai à vous entretenir d’une affaire de la plus grande importance, j’ai peut-être trop tardé à le faire, car il s’agit de vie et de mort.

— Tu m’effraies.

— Écoutez-moi.

— Parle, enfant, parle sans crainte, et compte sur mon amour pour toi.

— J’y compte, mon bon père, aussi vous saurez tout.

— Bien.

Doña Carmela sembla se recueillir un instant, puis laissant sa main mignonne tomber dans la rude et large main de son père, tandis que ses longs cils soyeux s’abaissaient timidement pour servir de voile à son regard, elle commença d’une voix faible d’abord, mais qui bientôt se rassura et devint ferme et distincte.

— Lanzi vous a dit que la rencontre d’une conducta de plata campée à peu de distance de l’endroit où nous nous trouvons, l’avait aidé à échapper à la poursuite des païens. Mon père, cette conducta a passé la nuit dernière à la venta, le capitaine qui commande l’escorte est un des officiers les plus distingués de l’armée mexicaine ; déjà plusieurs fois vous avez entendu parler de lui avec éloge, je crois même que vous le connaissez personnellement ; il se nomme don Juan Melendez de Gongora.

— Ah ! fit Tranquille.

La jeune fille s’arrêta toute palpitante.

— Continue, reprit doucement le Canadien.

Carmela lui jeta un regard de côté : le tigrero souriait, elle se décida à parler.

— Déjà, plusieurs fois, le hasard a amené à la venta le capitaine Melendez : c’est un véritable caballero, doux, poli, honnête, prévenant, dont jamais nous n’avons eu à nous plaindre, Lanzi vous le dira.

— J’en suis convaincu, mon enfant, le capitaine Melendez est bien ainsi que tu le dépeins.

— N’est-ce pas ? fit-elle vivement.

— Oui, c’est un vrai caballero, malheureusement il n’existe pas beaucoup d’officiers comme lui dans l’armée mexicaine.

— Ce matin, la conducta est partie, escortée par le capitaine ; deux ou trois individus de mauvaise mine étaient demeurés à la venta, ils virent partir les soldats avec un sourire narquois, puis ils s’attablèrent, se mirent à boire et commencèrent à vouloir me tenir des propos inconvenants et à me dire de ces paroles qu’une jeune fille honnête ne doit pas entendre, me faisant même des menaces.

— Ah ! interrompit Tranquille en fronçant les sourcils, les connais-tu, ces drôles ?

— Non, mon père, ce sont de ces rôdeurs de frontières comme il n’y en a que trop de ce côté-ci ; mais, bien que je les aie vus plusieurs fois je ne sais pas leurs noms.

— Peu importe, je les découvrirai, ne t’en inquiète pas.

— Oh ! mon père, vous auriez tort de vous tourmenter pour cela, je vous jure.

— Bon, bon, c’est mon affaire.

— Heureusement pour moi, sur ces entrefaites il arriva un cavalier dont la présence suffit pour imposer silence à ces hommes et les obliger à redevenir ce qu’ils auraient toujours dû être, c’est-à-dire polis et respectueux envers moi.

— Et sans doute, fit en riant le Canadien, ce cavalier, arrivé si à propos pour toi, était un de tes amis ?

— Une connaissance seulement, mon père, dit-elle en rougissant légèrement.

— Ah ! très-bien.

— Mais c’est un grand ami à vous, du moins je le suppose.

— Hum ! et sais-tu son nom à celui-là, mon enfant ?

— Certainement ! fit-elle vivement.

— Et quel est son nom ? si cela ne te contrarie pas trop de me le dire.

— Nullement. Il se nomme le Jaguar !

— Oh ! oh ! reprit le chasseur en fronçant les sourcils, que pouvait-il donc avoir affaire à la venta ?

— Je ne sais, mon père ; seulement, il dit quelques mots à voix basse aux hommes dont je vous ai parlé, ceux-ci quittèrent immédiatement la table, remontèrent sur leurs chevaux et s’éloignèrent au galop sans faire la moindre observation.

— C’est étrange, murmura le Canadien.

Il y eut un assez long silence ; Tranquille réfléchissait profondément ; il cherchait évidemment la solution d’un problème qui sans doute lui paraissait fort difficile à résoudre.

Enfin il releva la tête.

— N’as-tu donc que cela à me dire ? demanda-t-il à la jeune fille ; jusqu’à présent je ne vois rien de fort extraordinaire dans tout ce que tu m’as raconté.

— Attendez, fit-elle.

— Bon, ce n’est pas fini, alors ?

— Pas encore.

— Très-bien, continue.

— Bien que le Jaguar se fût entretenu à voix basse avec ces hommes, cependant, par quelques mots que j’ai entendus, sans le vouloir, je vous le jure, mon père…

— J’en suis persuadé. Par ces quelques mots tu as deviné quoi ?

— C’est-à-dire que j’ai cru comprendre.

— C’est la même chose, va toujours.

— J’ai cru comprendre, dis-je, qu’ils parlaient de la conducta.

— Et tout naturellement du capitaine Melendez, n’est-ce pas ?

— D’autant plus que je suis certaine qu’ils ont prononcé son nom.

— C’est cela. Alors tu as supposé que le Jaguar avait l’intention d’attaquer la conducta et peut-être de tuer le capitaine, hein ?

— Je ne le prétends pas, mon père balbutia la jeune fille toute décontenancée.

— Non, mais tu le crains.

— Mon Dieu ! mon père, reprit-elle avec un mouvement de contrariété, n’est-il pas naturel que je m’intéresse à un brave officier qui…

— C’est on ne peut plus naturel, mon enfant, je ne te blâmes pas ; qui plus est, je crois que tes suppositions se rapprochent beaucoup de la vérité, ainsi ne te fâche pas.

— Vous croyez, mon père ? s’écria-t-elle en joignant les mains avec terreur.

— C’est probable, répondit paisiblement le Canadien, mais rassure-toi, mon enfant, ajouta-t-il avec bonté ; quoique tu aies peut-être trop tardé à me parler, peut-être parviendrai-je à détourner le danger qui plane en ce moment sur la tête de l’homme auquel tu portes tant d’intérêt.

— Oh ! faites cela, mon père, je vous en supplie.

— Je tâcherai du moins, mon enfant, voilà tout ce que je puis te promettre quant à présent ; mais toi, que vas-tu faire ?

— Moi ?

— Oui, pendant que mes compagnons et moi nous essayerons de sauver le capitaine ?

— Je vous suivrai, mon père, si vous me le permettez.

— Soit, d’autant plus que c’est, je crois, le plus prudent ; tu as donc une grande affection pour le capitaine, que tu désires si ardemment le sauver ?

— Moi, mon père ? répondit-elle avec la plus entière franchise, pas la moindre, seulement il me semble qu’il serait affreux de laisser tuer un brave officier quand on peut le sauver.

— Alors tu hais le Jaguar, sans nul doute ?

— Pas le moins du monde, mon père : malgré son caractère exalté, il me paraît être un noble cœur, d’autant plus que vous l’estimez vous-même, ce qui pour moi est la raison la plus forte ; seulement je souffre de voir opposés l’un à l’autre deux hommes qui, j’en suis convaincue, s’ils se connaissaient, s’aimeraient bientôt, et je ne voudrais pas qu’il y eût entre eux du sang versé.

Ces paroles furent prononcées par la jeune fille avec une franchise tellement naïve, que pendant quelques instants le Canadien demeura complétement abasourdi ; la faible lueur qu’il avait cru saisir lui échappait tout à coup sans qu’il lui fût possible de s’expliquer comment elle avait disparu ; il ne comprenait plus rien à la conduite de doña Carmela, ni aux motifs qui la faisaient agir, d’autant plus qu’il n’avait aucune raison de se méfier de sa bonne foi dans tout ce qu’elle lui avait dit.

Après avoir considéré attentivement la jeune fille pendant quelques instants, il secoua deux ou trois fois la tête en homme complétement fourvoyé, et sans ajouter une parole, il se mit en devoir de réveiller ses compagnons.

Tranquille était un des plus expérimentés coureurs des bois du nord-Amérique, tous les secrets du désert lui étaient connus, mais il ignorait le premier mot de ce grand mystère qui s’appelle le cœur des femmes, mystère d’autant plus difficile à pénétrer, que les femmes elles-mêmes s’ignorent presque toujours, car elles n’agissent le plus souvent que sous l’impression du moment, sous le coup de la passion et sans arrière-pensée.

En quelques mots, le Canadien mit ses compagnons au fait de son projet ; ceux-ci, comme il s’y attendait, ne firent pas la moindre objection, mais ils se préparèrent à le suivre.

Dix minutes plus tard ils montaient à cheval, et quittaient leur campement à la suite de Lanzi qui leur servait de guide.

Au moment où ils disparaissaient sous le couvert, le hibou fit entendre son cri matinal, précurseur du lever du soleil.

— Mon Dieu ! murmura la jeune fille avec angoisse, arriverons-nous à temps ?


XXI

LE JAGUAR.


Le Jaguar avait quitté la Venta del Potrero en proie à une agitation extrême ; les paroles de la jeune fille bruissaient à son oreille avec un accent moqueur et ironique ; le dernier regard qu’elle lui avait lancé le poursuivait comme un remords : le jeune homme s’en voulait d’avoir aussi brusquement rompu son entretien avec doña Carmela, il était mécontent de la façon dont il avait répondu à ses prières, bref, il était dans les meilleures dispositions possibles pour commettre un de ces actes de cruauté auxquels la violence de son caractère ne l’avait que trop souvent entraîné, qui avaient infligé à sa réputation un honteux stigmate, actes qu’il regrettait toujours amèrement d’avoir commis, lorsqu’il était trop tard.

Il courait à fond de train à travers la prairie, ensanglantant les flancs de son cheval qui se cabrait de douleur, proférant des malédictions étouffées, et jetant autour de lui des regards farouches d’une bête fauve en quête d’une proie.

Un instant il avait eu la pensée de retourner sur ses pas, de revenir à la venta, de se jeter aux genoux de la jeune fille, de réparer, en un mot, la faute que lui avait fait commettre la passion sourde qui l’agitait, en abjurant toute jalousie et se mettant à l’entière discrétion de doña Carmela pour ce qu’il lui plairait de lui ordonner.

Mais comme la plupart des bonnes résolutions, celle-ci n’eut que la durée d’un éclair. Le Jaguar réfléchit, et avec la réflexion revinrent le doute et la jalousie, et comme conséquence naturelle, une nouvelle fureur, plus insensée, plus folle que la première.

Le jeune homme galopa ainsi longtemps, ne suivant en apparence aucune direction déterminée ; cependant, à de longs intervalles il s’arrêtait, se dressait sur ses étriers, explorait la plaine d’un regard d’aigle, puis il repartait à toute bride.

Vers trois heures de l’après-midi, il dépassa la conducta de plata ; mais comme il l’avait aperçue de loin, il lui fut facile de l’éviter en obliquant légèrement sur la droite et en se jetant dans un bois touffu d’arbres du Pérou, qui le rendit invisible pendant assez longtemps pour qu’il ne craignît pas d’être découvert par les batteurs d’estrade détachés en avant.

Cependant, une heure environ avant le coucher du soleil, le jeune homme, qui venait pour la centième fois peut-être de s’arrêter afin d’explorer les environs, poussa un cri de joie étouffé : il avait enfin rejoint ceux qu’il avait si grande hâte d’atteindre.

À cinq cents pas environ de l’endroit où le Jaguar était arrêté en ce moment, une troupe de trente ou trente-cinq cavaliers suivait en bon ordre la sente décorée du nom de route qui traversait la prairie.

Cette troupe entièrement composée de blancs, ainsi qu’il était facile de le reconnaître à leur costume, semblait dans sa marche affecter une certaine allure militaire ; du reste, tous ces cavaliers étaient amplement pouvus d’armes de toutes sortes.

Au commencement de ce récit, nous avons mentionné plusieurs cavaliers sur le point de disparaître dans le lointain, ces cavaliers étaient ceux que le Jaguar venait d’apercevoir.

Le jeune homme porta ses deux mains ouvertes à sa bouche en forme de porte-voix, et à deux reprises il poussa un cri aigu, strident et prolongé.

Bien que la troupe fût en ce moment assez éloignée, cependant à ce signal les cavaliers s’arrêtèrent comme si les pieds de leurs chevaux se fussent subitement incrustés en terre.

Le Jaguar se pencha alors sur sa selle, fit bondir son cheval par-dessus les buissons, et en quelques minutes, il se trouva auprès de ceux qui s’étaient arrêtés pour l’attendre.

Le Jaguar fut accueilli avec des cris de joie et tous les assistants se pressèrent autour de lui avec les marques du plus grand intérêt.

— Merci, mes amis, dit-il, merci des preuves de sympathie que vous me donnez ; mais je vous en prie, accordez-moi un instant d’attention : le temps nous presse.

Le silence se rétablit comme par enchantement, mais les regards étincelants fixés sur le jeune homme disaient clairement que pour être muette la curiosité n’en était pas pour cela moins vive.

— Vous ne vous étiez pas trompé, master John, continua le Jaguar en s’adressant à un des individus placés le plus près de lui, la conducta vient derrière nous : nous n’avons que trois ou quatre heures d’avance sur elle ; ainsi que vous m’en aviez averti, elle est escortée, et, preuve qu’on attache une grande importance à sa sûreté, l’escorte est commandée par le capitaine Melendez.

Les auditeurs firent un geste de désappointement à cette nouvelle.

— Patience, reprit le Jaguar avec un sourire railleur, là où la force ne suffit pas il reste la ruse : le capitaine Melendez est brave, expérimenté, je vous l’accorde, mais nous, ne sommes-nous donc pas aussi des hommes braves ? la cause que nous défendons n’est-elle pas assez belle pour nous exciter à poursuivre quand même notre entreprise ?

— Si ! si ! hurra ! hurra ! s’écrièrent tous les assistants en brandissant leurs armes avec enthousiasme.

— Master, John vous avez déjà entamé des relations avec le capitaine ; il vous connaît. Vous demeurerez ici avec un autre de nos amis. Laissez-vous arrêter. Je m’en rapporte à vous du soin de dérouter les soupçons qui pourraient exister dans l’esprit du capitaine.

— Soyez tranquille j’en fais mon affaire.

— Fort bien ; seulement, jouez serré avec lui ; vous aurez affaire à forte partie.

— Ah ! vous croyez ?

— Oui savez-vous qui l’accompagne ?

— Ma foi non.

— El padre Antonio.

— By god ! que me dites-vous là ? Diable ! vous avez raison de m’avertir.

— N’est-ce pas ?

— Oh ! oh ! est-ce que ce moine maudit voudrait par hasard aller sur nos brisées ?

— Je le crains. Cet homme est, vous le savez, affilié à tous les mauvais sujets, n’importe leur couleur, qui rôdent dans le désert ; il passe même pour être un de leurs chefs ; l’idée peut fort bien lui être venue de s’approprier la conducta.

— By god ! j’y veillerai ; rapportez-vous en à moi, je le connais trop bien et de trop vieille date pour qu’il se soucie de se mettre en opposition avec moi ; s’il osait le tenter, je saurais le réduire à l’impuissance.

— Voilà qui est bien ; maintenant, lorsque vous aurez obtenu les derniers renseignements dont nous avons besoin pour agir, ne perdez pas un instant pour nous rejoindre, car nous compterons les minutes en vous attendant.

— C’est convenu : toujours à la baranca del Gigante ?

— Toujours.

— Un mot encore.

— Dites vite.

— Et le Renard-Bleu ?

— Diable ! vous m’y faites songer, je l’avais oublié, moi.

— Dois-je l’attendre ?

— Certes.

— Traiterai-je avec lui ? vous savez qu’il y a peu de fond à faire dans la parole des Apaches.

— C’est vrai, répondit le jeune homme d’un air songeur ; cependant notre position est en ce moment des plus difficiles. Nous sommes pour ainsi dire abandonnés à nos propres forces : nos amis hésitent, n’osent encore se décider en notre faveur, tandis qu’au contraire nos ennemis relèvent la tête, reprennent courage et se préparent à nous attaquer vigoureusement ; bien que mon cœur répugne à une telle alliance, il est cependant évident pour moi que si les Apaches consentent à nous aider franchement, leur secours nous sera fort utile.

— Vous avez raison ; dans la situation où nous nous trouvons, mis au ban de la société, traqués comme des bêtes fauves, il serait peut-être imprudent de rejeter l’alliance que nous proposent les Peaux-Rouges.

— Enfin, mon ami, je vous donne carte blanche, les événements vous inspireront : je me repose entièrement sur votre intelligence et votre dévouement.

— Je ne tromperai pas votre attente.

— Séparons-nous, maintenant, et bonne chance.

— Bonne chance, au revoir.

— Au revoir, demain !

Le Jaguar fit un dernier signe d’adieu à son ami, ou à son complice, ainsi qu’il plaira au lecteur de le nommer, se plaça en tête de la troupe et partit au galop.

Ce John n’était autre que John Davis le marchand d’esclaves que le lecteur se souvient sans doute d’avoir vu apparaître dans les premiers chapitres de cette histoire. Comment le retrouvons-nous au Texas, faisant partie d’une troupe d’outlaws, et de chasseur devenu gibier à son tour, c’est ce qui serait trop long à expliquer en ce moment, mais nous nous réservons en temps et lieu de donner à ce sujet toute satisfaction au lecteur.

John et son compagnon se laissèrent appréhender par les éclaireurs du capitaine Melendez, sans commettre la faute d’opposer la plus légère résistance. Nous avons rapporté dans un précédent chapitre, de quelle façon ils s’étaient conduits dans le camp mexicain ; nous ne reviendrons pas sur ces faits, et nous suivrons le Jaguar.

Le jeune homme paraissait être et était en effet le chef des cavaliers à la tête desquels il s’avançait.

Ces individus appartenaient tous à la race anglo-saxonne, c’est-à-dire que tous étaient des Américains du Nord.

Maintenant, quel métier faisaient-ils ? Un bien simple.

Pour le moment, ils étaient insurgés. Venus, pour la plupart, au Texas à l’époque où le gouvernement mexicain avait autorisé l’émigration américaine, ils s’étaient fixés dans le pays, l’avaient colonisé, défriché ; bref, ils avaient fini par le considérer comme une nouvelle patrie.

Lorsque le gouvernement de Mexico avait inauguré le système de vexations dont il ne devait plus se départir, ces braves gens avaient quitté la bêche et la pioche pour prendre le rifle kentuckien, étaient montés à cheval et s’étaient mis en insurrection ouverte contre un oppresseur qui les voulait ruiner et déposséder.

Plusieurs troupes d’insurgés s’étaient ainsi formées à l’improviste sur différents points du territoire texien, luttant bravement contre les Mexicains partout où elles les rencontraient ; malheureusement pour elles ces troupes étaient isolées, aucun lien ne les rattachait entre elles pour en former un tout compacte et redoutable, elles obéissaient à des chefs indépendants les uns des autres, qui tous voulaient commander sans consentir à faire plier leur volonté sous une volonté supérieure et unique, seul moyen, cependant, d’obtenir des résultats positifs et de conquérir cette indépendance qui, dans l’esprit des gens les plus éclairés du pays, était encore considérée comme une utopie, à cause de cette malheureuse désunion.

Les cavaliers que nous avons mis en scène s’étaient placés sous les ordres du Jaguar, dont, malgré sa jeunesse, la réputation de courage, d’habileté et de prudence était trop solidement établie dans toute la contrée pour que son nom seul n’inspirât pas la terreur aux ennemis avec lesquels le hasard le mettrait en présence.

La suite prouvera qu’en le choisissant pour chef, les colons ne s’étaient pas trompés sur son compte.

Le Jaguar était bien le chef qu’il fallait à de tels hommes ; il était jeune, beau et doué de cette fascination qui improvise les royautés ; il parlait peu, mais chacune de ses phrases laissait un souvenir.

Il avait compris ce que ses compagnons attendaient de lui, et il avait accompli des prodiges, car, ainsi qu’il arrive toujours pour les âmes nées pour les grandes choses, qui s’élèvent à mesure et restent constamment au niveau des événements, sa position, en s’élargissant, avait pour ainsi dire élargi son intelligence ; son coup d’œil était devenu infaillible, sa volonté, de fer ; il s’identifia si bien avec sa nouvelle position qu’il ne se laissa plus dominer ni maîtriser par aucun sentiment humain ; son visage fut de marbre pour la joie comme pour la douleur ; l’enthousiasme de ses compagnons ne pouvait, en certaines circonstances, faire passer sur ses traits ni flamme ni sourire.

Le Jaguar n’était pas un ambitieux vulgaire ; il souffrait du désaccord des insurgés entre eux ; il appelait de tous ses vœux une fusion devenue indispensable et travaillait de tout son pouvoir à l’opérer ; en un mot, le jeune homme avait la foi ! Il croyait ; car malgré les fautes sans nombre commises depuis le commencement de l’insurrection par les Texiens, il avait reconnu tant de vitalité dans cette œuvre de liberté si mal conduite jusqu’alors, qu’il avait fini par comprendre que dans toute question humaine il y a quelque chose de plus puissant que la force, que le courage, que le génie même, et que ce quelque chose c’est l’idée dont le temps est venu, dont l’heure a sonné à l’horloge de Dieu. Alors, oubliant toute préoccupation, il espéra en un avenir certain.

Pour neutraliser autant que possible l’isolement dans lequel sa troupe était laissée, le Jaguar avait inauguré une tactique qui lui avait réussi jusqu’alors. Ce qu’il fallait, c’était gagner du temps et perpétuer la guerre, bien qu’en soutenant une lutte inégale. Pour cela il fallait envelopper sa faiblesse de mystère, se montrer partout, ne s’arrêter nulle part, enfermer l’ennemi dans un réseau d’adversaires invisibles, le contraindre à se tenir la baïonnette croisée dans le vide, les yeux vainement fixés sur tous les points de l’horizon, sans cesse harcelé sans jamais être réellement et sérieusement attaqué par des forces respectables : ce fut le plan que le Jaguar inaugura contre les Mexicains, qu’il énerva ainsi dans cette fièvre de l’attente et de l’inconnu, la plus redoutable de toutes les maladies pour les forts.

Aussi le Jaguar et les cinquante ou soixante cavaliers qu’il commandait étaient-ils plus redoutés du gouvernement mexicain que toutes les autres forces réunies des insurgés.

Un prestige inouï s’attachait donc au chef redoutable de ces hommes insaisissables, une crainte superstitieuse les précédait et leur approche seule mettait le désordre parmi les troupes envoyées pour les combattre.

Le Jaguar profitait habilement de ses avantages pour tenter les expéditions les plus hasardeuses et les coups de mains les plus téméraires ; celui qu’il méditait en ce moment était un des plus hardis qu’il eût conçus jusqu’alors : il ne s’agissait de rien moins que d’enlever la conducta de plata et de faire prisonnier le capitaine Melendez, officier qu’il considérait à juste titre comme un de ses plus redoutables adversaires et avec lequel, pour cela même, il brûlait de se mesurer, comprenant s’il réussissait à le vaincre l’éclat que répandrait cette action audacieuse sur l’insurrection et les partisans qu’elle lui attirerait immédiatement.

Après avoir laissé derrière lui John Davis, le Jaguar s’était rapidement avancé vers une épaisse forêt qui dessinait à l’horizon ses sombres contours et dans laquelle il se proposait de camper pour la nuit, car il ne pouvait atteindre la baranca del Gigante que le lendemain assez tard. Du reste, il voulait rester à proximité des deux hommes qu’il avait détachés en éclaireurs, afin d’être plutôt au courant du résultat de leurs opérations.

Un peu après le coucher du soleil, les insurgés atteignirent la forêt et disparurent immédiatement sous le couvert.

Arrivé au sommet d’une petite colline qui dominait le paysage, le Jaguar fit halte, ordonna de mettre pied à terre et donna l’ordre de camper.

Un campement est bientôt organisé au désert.

Un espace suffisant est déblayé à coups de hache, des feux sont allumés de distance en distance afin d’éloigner les bêtes fauves, les chevaux sont entravés, les sentinelles placées pour veiller à la sûreté commune, puis chacun s’allonge devant les feux, se roule dans ses couvertures et tout est dit. Ces rudes natures, habituées à braver l’intempérie des saisons, dorment aussi profondément sous la voûte du ciel que les habitants des villes au sein de leurs somptueuses demeures.

Le jeune homme, lorsque chacun se fut livré au repos, fit une ronde afin de s’assurer que tout était en ordre, puis il revint s’asseoir auprès du foyer et se plongea dans de sérieuses méditations.

La nuit entière s’écoula sans qu’il fît le moindre mouvement, pourtant il ne dormait pas ; ses yeux étaient ouverts et fixés sur les charbons du brasier qui achevait lentement de mourir.

Quelles étaient les pensées qui plissaient son front et fronçaient ses sourcils à les joindre ?

Nul n’aurait pu le dire.

Peut-être voyageait-il dans le pays des chimères, rêvait-il tout éveillé, faisant un de ces beaux songes de vingt ans, qui sont si enivrants et si trompeurs !

Soudain il tressaillit et se dressa comme mu par un ressort.

En ce moment le soleil apparaissait à l’horizon et commençait à dissiper lentement les ténèbres.

Le jeune homme pencha le corps en avant et écouta.

Le bruit sec de la détente d’un fusil qu’on arme se fit entendre à peu de distance, et une sentinelle cachée dans les halliers cria d’une voix brève et accentuée :

— Qui vive ?

— Ami, répondit-on sous le couvert.

Le Jaguar tressaillit.

— Tranquille ici ! murmura-t-il en se parlant à lui-même, pour quelle raison me cherche-t-il donc ?

Et il s’élança dans la direction où il supposait devoir rencontrer le tueur de tigres.


XXII

LE RENARD-BLEU.


Nous reviendrons maintenant au Renard-Bleu et à ses deux compagnons, que dans un précédent chapitre nous avons abandonnés au moment où, venant d’entendre siffler des balles à leurs oreilles, ils s’étaient instinctivement retranchés derrière des rochers et des troncs d’arbres.

Dès qu’ils eurent pris cette précaution indispensable contre leurs invisibles agresseurs, les trois hommes visitèrent leurs armes avec soin afin d’être prêts à la riposte, puis ils attendirent, le doigt sur la détente en promenant dans toutes les directions un regard investigateur.

Ils demeurèrent ainsi pendant un laps de temps assez long, sans que rien vint troubler de nouveau le silence de la prairie et que le plus léger indice leur fît supposer que l’attaque dirigée contre eux dût se renouveler.

En proie à la plus grande anxiété, ne sachant à quoi attribuer cette agression et quels ennemis ils avaient à redouter, les trois hommes ne savaient quel parti prendre ni comment sortir à leur honneur de la position embarrassante dans laquelle le hasard les avait tout à coup si singulièrement placés, lorsque le Renard-Bleu se décida enfin à aller à la découverte.

Cependant comme le chef craignait avec raison de tomber dans une embuscade habilement tendue pour s’emparer sans coup férir de lui et de ses compagnons, il jugea prudent, avant que de s’éloigner, de prendre les plus minutieuses précautions.

Les Indiens sont à juste titre renommés pour leur finesse ; contraints, à cause de la vie qu’ils mènent dès leur naissance, à se servir continuellement des facultés physiques dont la Providence les a doués, chez eux, l’ouïe, l’odorat et surtout la vue se sont tellement perfectionnés et ont acquis un si grand développement, qu’ils peuvent avec avantage lutter avec les bêtes fauves, dont au reste ils ne sont que les plagiaires ; mais, ayant à leur disposition de plus que les animaux l’intelligence qui leur permet de combiner leurs actions et d’en prévoir les conséquences probables, ils ont acquis une science féline, s’il nous est permis d’employer cette expression, qui leur fait accomplir des choses surprenantes et dont ceux-là seuls qui les ont vus à l’œuvre peuvent se faire une idée juste, tant leur habileté dépasse toutes les limites du possible.

C’est surtout lorsqu’il s’agit de suivre une piste, que cette finesse des Indiens et cette science qu’ils possèdent des lois de la nature, acquiert des proportions extraordinaires. Quelque soin que leur ennemi ait pris, quelques précautions dont il se soit servi pour dissimuler ses traces et les rendre invisibles, ils finissent toujours par les découvrir ; pour eux le désert n’a pas conservé de secrets, pour eux cette nature vierge et majestueuse est un livre dont toutes les pages leur sont connues et dans lequel ils lisent couramment sans jamais, nous ne disons pas se tromper, mais seulement hésiter.

Le Renard-Bleu, bien qu’il fût encore fort jeune avait acquis déjà une réputation bien méritée de finesse et d’astuce ; aussi dans la circonstance présente, enveloppé, selon toutes probabilités, d’ennemis invisibles dont les yeux incessamment fixés sur l’endroit qui lui servait de retraite surveillaient attentivement chacun de ses mouvements, il se prépara avec un redoublement de prudence à déjouer leurs machinations et à contreminer leurs projets.

Après être convenu avec ses deux compagnons d’un signal au cas probable où leur secours lui serait nécessaire, il se débarrassa de sa robe de bison dont l’ampleur aurait pu gêner ses mouvements, quitta tous les ornements dont sa tête, son cou et sa poitrine étaient chargés, et ne conserva sur lui que son mitasse, espèce de caleçon en deux parties, cousu d’espace en espace avec des cheveux, qui est retenu aux hanches au moyen d’une courroie de peau de daim non tannée, et qui descend jusqu’aux chevilles.

Ainsi vêtu, il se roula à plusieurs reprises dans le sable afin de faire prendre à son corps une couleur terreuse puis il passa dans sa ceinture son tomahawk et son couteau à scalper, armes dont un Indien ne se dessaisit jamais, saisit son rifle de la main droite, et après avoir fait un dernier signe d’adieu à ses compagnons qui suivaient attentivement ces divers préparatifs, il s’allongea sur le sol, et commença à ramper comme un serpent au milieu des hautes herbes et des détritus de toutes sortes.

Bien que le soleil fût levé depuis quelque temps déjà, et qu’il déversât à profusion des flots de lumière éblouissante sur la prairie, cependant le départ du Renard-Bleu fut effectué avec une circonspection si grande que déjà il était loin dans la plaine que ses compagnons le croyaient encore auprès d’eux ; pas un brin d’herbe n’avait été agité sur son passage, pas un caillou n’avait roulé sous ses pieds.

De temps en temps le Peau-Rouge s’arrêtait, explorait les alentours d’un regard perçant, puis, lorsqu’il se croyait assuré que tout était tranquille, que rien n’avait révélé sa présence, il recommençait à ramper sur les mains et sur les genoux, dans la direction du couvert de la forêt, dont il ne se trouva plus bientôt qu’à une faible distance.

Il atteignit ainsi une place entièrement dégarnie d’arbres, où l’herbe, légèrement foulée en plusieurs endroits, lui fit supposer qu’il approchait du lieu où ceux qui avaient fait feu devaient être embusqués.

L’Indien s’arrêta, afin d’étudier avec soin les traces qu’il avait découvertes.

Ces traces semblaient appartenir à un seul individu ; elles étaient lourdes, larges, faites sans précaution, et paraissaient plutôt le fait d’un homme blanc ignorant les usages de la prairie que celui d’un chasseur ou d’un Indien.

Les buissons étaient froissés comme si la personne qui les avait traversés l’avait fait de vive force et en courant sans se donner la peine d’écarter les branches ; la terre piétinée était, par places, imbibée de sang.

Le Renard-Bleu ne comprenait rien à cette piste étrange, qui ne ressemblait en aucune façon à celles qu’il était habitué à suivre.

Était-ce une feinte employée par ses ennemis pour le tromper plus facilement en lui laissant voir une piste grossière destinée à dissimuler la véritable ? Était-ce au contraire réellement la trace d’un homme blanc fourvoyé dans le désert dont il ignorait les coutumes ?

L’Indien ne savait à quelle opinion s’arrêter, sa perplexité était grande. Pour lui, il était évident que c’était de cet endroit qu’était partie la fusillade dont il avait été salué au moment où il allait commencer son discours ; mais dans quel intérêt l’homme, quel qu’il fût, qui avait choisit cette embuscade, avait-il laissé des traces si manifestes de son passage ? Il devait bien supposer que son agression ne demeurerait pas impunie, et que ceux qu’il avait voulu prendre pour cible se mettraient immédiatement à sa poursuite.

Enfin, après avoir longtemps cherché dans son esprit la solution de ce problème et s’être vainement creusé la tête pour arriver à une conclusion probable, le Peau-Rouge à bout de suppositions, s’arrêta à la première qui lui était venue à la pensée, à savoir que cette piste était fictive et seulement destinée à cacher la véritable et à fourvoyer ceux qui la suivraient.

Le grand défaut des gens habitués à ruser, est de supposer que tous les hommes sont comme eux et n’emploient que la ruse pour les combattre ; aussi, souvent ils se trompent, et la franchise des moyens employés par leurs adversaires les déroute complétement et leur fait souvent perdre une partie que dans toute autre circonstance ils auraient gagnée.

Le Renard-Bleu s’aperçut bientôt que sa supposition était fausse, qu’il avait fait à son ennemi honneur de beaucoup plus de finesse et de sagacité que celui-ci n’en possédait réellement, et que, là où il avait cru voir une ruse excessivement compliquée, dans le but de le tromper, il n’existait en fait que ce qu’il avait aperçu d’abord, c’est-à-dire tout simplemement le passage d’un homme.

Après avoir longtemps hésité et tergiversé, l’Indien se décida enfin à pousser en avant et à suivre ce qu’il croyait une fausse piste, convaincu qu’il ne tarderait pas à découvrir la véritable ; seulement comme il était persuadé qu’il avait affaire à des gens excessivement madrés, il redoubla de prudence et de précaution, n’avançant que pas à pas, explorant avec soin les haziers et les buissons et ne s’aventurant que lorsqu’il se croyait certain de n’avoir aucune surprise à redouter.

Ce manège dura assez longtemps ; il y avait près de deux heures qu’il avait quitté ses compagnons lorsqu’il se trouva tout à coup à l’entrée d’une clairière assez vaste dont il n’était séparé que par un rideau de feuillage.

L’Indien s’arrêta, se redressa doucement, écarta les branches à droite et à gauche de façon à ce que son regard pût, sans que lui-même fût aperçu, plonger dans la clairière, et il regarda.

Les forêts américaines fourmillent de ces clairières, produites, soit par la chute d’arbres émiettés par le temps et tombés de vétusté, soit par des arbres frappés par la foudre et renversés à la suite de ces terribles ouragans qui bouleversent si souvent de fond en comble le sol du Nouveau-Monde. La clairière dont nous parlons était assez vaste ; un large ruisseau la traversait dans toute sa longueur, et dans la vase de ses rives on voyait profondément empreints les pieds des bêtes fauves dont il était un des abreuvoirs ignorés.

Un magnifique chêne-acajou dont la luxuriante ramure ombrageait toute la clairière se trouvait à peu près au centre. Au pied de ce gigantesque hôte des forêts deux hommes se tenaient l’un près de l’autre.

Le premier, revêtu d’une robe de moine, était étendu sur le sol, les yeux fermés et le visage couvert d’une pâleur mortelle ; le second, agenouillé auprès de lui, semblait lui prodiguer les soins les plus empressés.

Grâce à la position occupée par le Peau-Rouge, il lui fut facile de distinguer les traits de ce second personnage qui lui faisait face.

Cet individu était d’une taille élevée, mais d’une maigreur extrême ; son visage qui, à cause des intempéries des saisons auxquelles il avait probablement longtemps été exposé, avait acquis la couleur de la brique, était sillonné de rides profondes ; une barbe blanche comme la neige tombait sur sa poitrine, mêlée aux longues boucles de ses cheveux blancs aussi, qui s’étalaient en désordre sur ses épaules ; il portait le costume des partisans du Nord-Amérique mêlé au costume mexicain : ainsi un chapeau de poils de vigogne, garni d’une golille d’or, couvrait sa tête, un zarapé lui servait de manteau, son pantalon de velours de coton violet était étroitement serré dans de longues guêtres de peau de daim qui lui montaient jusqu’au genou.

Il était impossible de pouvoir supputer l’âge de cet homme. Bien que ses traits sombres et accentués, ses yeux fauves qui brûlaient d’un feu concentré et avaient une expression égarée, révélassent qu’il avait atteint une vieillesse avancée, cependant aucune trace de décrépitude ne se laissait voir dans toute sa personne ; sa taille semblait ne pas avoir perdu un pouce de sa hauteur, tant son torse était droit encore ; ses membres noueux, garnis de muscles dur comme des cordes, paraissaient doués d’une force et d’une souplesse extraordinaires : en somme, il avait toute l’apparence d’un redoutable partisan, dont le coup d’œil devait être aussi sûr et le bras aussi prompt que s’il n’eût eu que quarante ans.

À sa ceinture, il portait une paire de longs pistolets, et un sabre à lame droite et large nommé machete, passé, sans fourreau, à un anneau de fer, pendait à son côté gauche. Deux rifles, dont l’un sans doute lui appartenait, étaient appuyés contre le tronc de l’arbre, et un magnifique mustang, entravé à quelques pas, broyait à pleine bouche les jeunes pousses des arbres.

Ce qu’il nous a fallu tant de temps à décrire, l’Indien le vit d’un coup d’œil ; mais il parut que pour lui cette scène, à laquelle il était sans doute loin de s’attendre, n’avait rien de rassurant ; car ses sourcils se froncèrent, et il retint avec peine une exclamation de surprise et de désappointement en apercevant les deux individus.

Par un mouvement instinctif de prudence, il arma son rifle, puis, cette précaution prise, il recommença à observer ce qui se faisait dans la clairière et ce que devenaient les deux personnages.

Cependant l’homme revêtu d’une robe de moine fit un léger mouvement comme pour se relever, et entr’ouvrit les yeux ; mais, trop faible encore, probablement, pour supporter l’éclat des rayons du soleil, bien qu’ils fussent tamisés par l’épais feuillage des arbres, il les referma aussitôt ; pourtant l’individu qui le soignait s’aperçut qu’il avait repris connaissance au mouvement de ses lèvres qui s’agitaient comme s’il eût murmuré une prière à voix basse.

Jugeant alors que, provisoirement du moins, ses soins n’étaient plus nécessaires à celui qu’il secourait, l’inconnu se redressa, saisit son rifle, appuya les deux mains croisées sur le canon et attendit impassible, après avoir jeté sur la clairière un regard circulaire dont la sombre et haineuse expression fit tressaillir d’épouvante le chef indien au fond du fourré sous lequel il s’abritait.

Quelques minutes s’écoulèrent pendant lesquelles on n’entendit d’autre bruit que le bruissement continu de l’eau du ruisseau sur le sable de son lit et le murmure mystérieux des insectes de toutes sortes cachés dans l’herbe.

Enfin, l’homme étendu sur le sol fit un second mouvement, plus fort que le premier et ouvrit les yeux.

Après avoir promené un regard égaré autour de lui, ses yeux s’attachèrent avec une sorte de fixité étrange sur le grand vieillard, toujours immobile à son côté, et qui l’examinait avec une expression mêlée de compassion ironique et de sombre mélancolie.

— Merci, murmura-t-il enfin d’une voix faible.

— Merci, de quoi ? répondit durement l’inconnu.

— Merci de m’avoir sauvé la vie, mon frère, reprit le blessé.

— Je ne suis pas votre frère, moine, riposta railleusement l’inconnu ; je suis un hérétique, un gringo, ainsi qu’il vous plaît de nous nommer ; regardez-moi bien, vous ne m’avez pas encore examiné avec soin : n’ai-je pas des cornes à la tête et des pieds de boucs ?

Ces paroles furent prononcés avec un tel accent de sarcasme que le moine demeura un instant confondu.

— Qui donc êtes-vous ? lui demanda-t-il enfin avec une secrète appréhension.

— Que vous importe ? fit l’autre avec un rire de mauvais augure, le diable peut-être.

Le blessé fit un brusque mouvement pour se lever et se signa à plusieurs reprises.

— Dieu me préserve d’être tombé entre les mains de l’esprit du mal, balbutia-t-il.

— Allons, fou que vous êtes, reprit l’autre en haussant les épaules avec mépris, rassurez-vous : je ne suis pas le démon, mais bien un homme comme vous, peut-être un peu moins hypocrite, ce qui fait la seule différence, voilà tout.

— Dites-vous vrai ? Êtes-vous réellement un de mes semblables disposé à m’être utile ?

— Qui peut répondre de l’avenir, reprit l’inconnu avec un sourire énigmatique ; jusqu’à présent du moins vous n’avez pas eu, je suppose, à vous plaindre de moi.

— Non, oh ! non, je ne le crois pas, bien que depuis mon évanouissement mes idées se soient totalement brouillées et que je ne me souvienne plus de rien.

— Peu m’importe, cela ne me regarde pas, je ne vous demande rien ; j’ai assez de mes propres affaires, sans m’occuper de celles des autres. Voyons, vous sentez-vous mieux ? Êtes-vous assez remis pour continuer votre route ?

— Comment ! continuer ma route ? demanda le moine avec crainte, comptez-vous donc m’abandonner seul ici ?

— Pourquoi pas ? Je n’ai déjà perdu que trop de temps auprès de vous, je dois maintenant songer à mes affaires.

— Eh quoi ! se récria le moine, après l’intérêt que vous m’avez si bénévolement témoigné, vous auriez le courage de m’abandonner ainsi presque mourant, sans souci de ce qui pourrait m’advenir après votre départ ?

— Pourquoi pas ? Je ne vous connais point, moi ; je n’ai aucun besoin de vous venir en aide. En traversant par hasard cette clairière je vous ai aperçu étendu là sans souffle et pâle comme un cadavre ; je vous ai accordé ces soins qu’au désert on ne refuse à personne : maintenant, vous êtes revenu à la vie, je ne vous suis plus utile, je pars ; quoi de plus simple et de plus logique ? Adieu, et que le diable, pour qui vous me preniez tout à l’heure, vous accorde sa protection.

Après avoir prononcé ces paroles d’un ton de sarcasme et d’ironie amer, l’inconnu jeta son rifle sur l’épaule et fit quelques pas du côté de son cheval.

— Arrêtez ! au nom du ciel ! s’écria le moine en se levant plus prestement que son état de faiblesse ne l’aurait fait supposer, mais la peur lui en rendit l’effort possible. Que deviendrai-je, seul, dans ce désert ?

— Peu m’importe, répondit l’inconnu en dégageant froidement le bas de son zarapé, que le moine avait saisi ; la maxime du désert ne dit-elle pas : Chacun pour soi ?

— Écoutez ! s’écria le moine avec volubilité, je me nomme fray Antonio, je suis riche : si vous me protégez, je vous récompenserai généreusement.

L’inconnu sourit avec dédain.

— Qu’avez-vous à redouter. Vous êtes jeune, robuste, bien armé ; n’êtes-vous donc pas en mesure de vous protéger vous-même ?

— Non, parce que je suis poursuivi par des ennemis implacables. Cette nuit ils m’ont infligé une torture horrible et avilissante : je suis parvenu à m’échapper à grand’peine d’entre leurs mains. Ce matin le hasard m’a mis en présence de deux de ces hommes. À leur vue une espèce de folie furieuse s’est emparée de moi ; l’idée de me venger m’est venue ; je les ai couchés en joue, et j’ai tiré, puis je me suis mis à fuir sans savoir où j’allais, ivre, fou de colère et d’épouvante ; arrivé ici je suis tombé accablé, anéanti, autant par les souffrances que j’ai endurées cette nuit qu’à cause de la fatigue causée par une course longue et précipitée à travers des chemins abominables. Ces hommes sont sans doute à ma poursuite ; s’ils me trouvent, et ils me trouveront car se sont des coureurs des bois auxquels le désert est parfaitement connu, ils me tueront sans pitié ; je n’ai espoir qu’en vous ; au nom de ce que vous avez de plus cher au monde, sauvez-moi ! Sauvez-moi et ma reconnaissance sera sans bornes.

L’inconnu avait écouté ce long et pathétique plaidoyer sans qu’un muscle de son visage bougeât. Lorsque le moine se fut arrêté, à bout probablement d’haleine et de raisonnement, il posa à terre la crosse de son fusil.

— Tout ce que vous dites là peut être vrai, répondit-il sèchement, mais je m’en soucie comme d’une charge de poudre éventée ; sortez-vous d’affaire comme vous l’entendrez, vos prières sont inutiles : si vous saviez qui je suis, vous vous dispenseriez de m’en rabattre plus longtemps les oreilles.

Le moine fixait sur cet homme étrange un regard épouvanté, ne sachant plus que lui dire, ni quel moyen employer pour arriver jusqu’à son cœur.

— Mais qui donc êtes-vous ? lui demanda-t-il plutôt pour dire quelque chose, que dans l’espoir d’une réponse.

— Qui je suis ? fit-il avec un sourire ironique ; vous voulez le savoir ? soit, écoutez donc à votre tour, je n’ai que quelques paroles à prononcer, mais elles suffiront pour glacer d’effroi le sang dans vos veines : je suis celui qu’on nomme le Scalpeur-Blanc, le Sans-Pitié !

Le moine fit quelques pas en arrière en trébuchant, et joignant les mains avec effort :

— Mon Dieu ! s’écria-t-il avec terreur, je suis perdu !

En ce moment, le houhoulement du hibou se fit entendre à peu de distance.

Le chasseur tressaillit.

— On nous écoutait ! s’écria-t-il, et il se précipita rapidement du côté où le signal venait de se faire entendre, pendant que le moine, à demi mort de frayeur, se laissait tomber à genoux sur le sol, et adressait au ciel une fervente prière.


XXIII

LE SCALPEUR[5] BLANC.


Il nous faut maintenant arrêter pendant quelques instants notre récit, afin de donner au lecteur certains détails sur l’homme étrange que nous avons mis en scène dans notre précédent chapitre, détails bien incomplets, sans doute, mais cependant indispensables pour l’intelligence des faits qui vont suivre.

Si, au lieu de raconter une histoire vraie, nous inventions un roman, nous nous garderions certes d’introduire dans notre narration des personnages comme celui dont nous nous occupons en ce moment ; malheureusement nous sommes contraint de suivre la ligne qui se trouve toute tracée devant nous, et de dépeindre nos personnages tels qu’ils sont, tels qu’ils ont existé et pour la plupart existent encore.

Quelques années avant l’époque où se place le commencement de la première partie de ce récit, une rumeur d’abord sourde, mais qui bientôt prit une certaine consistance et une grande notoriété dans les vastes déserts du Texas, s’éleva presque subitement, glaçant de terreur les Indios bravos et les aventuriers de toute sorte qui parcourent ces immenses solitudes dans tous les sens.

On disait qu’un homme ayant l’apparence d’un blanc parcourait depuis quelque temps le désert, à la poursuite des Peaux-Rouges, auxquels il semblait avoir déclaré une guerre acharnée ; on racontait sur cet homme, qui, disait-on, marchait toujours seul, des actes d’une cruauté horrible et d’une audace inouïe : partout où il rencontrait les Indiens, quel que fût leur nombre, il les attaquait ; ceux qui tombaient, entre ses mains étaient scalpés, leur cœur arraché de la poitrine, et afin qu’on reconnût qu’ils avaient succombé sous ses coups, cet homme leur faisait sur l’estomac une large incision en forme de croix. Parfois, traversant le désert dans toute sa longueur, cet ennemi implacable de la race rouge se glissait dans les villages, les incendiait pendant la nuit, lorsque chacun se livrait au sommeil, et alors il faisait un massacre effrayant, tuant tous ceux qu’il trouvait ; femmes, enfants, vieillards, nul n’était excepté.

Ce n’étaient pas seulement les Indiens que ce sombre redresseur de torts poursuivait d’une haine implacable ; les métis et les demi-sangs, les contrebandiers, les pirates, enfin tous ces hardis rôdeurs de frontières habitués à vivre aux dépens de la société avaient un rude compte à régler avec lui ; seulement, ceux-là, il ne les scalpait pas, il se contentait de les attacher solidement à des arbres où il les condamnait à mourir de faim et à devenir la proie des bêtes fauves.

Pendant les premières années, les aventuriers et les Peaux-Rouges, rapprochés par le sentiment d’un danger commun, s’étaient plusieurs fois ligués pour en finir avec ce féroce ennemi, s’emparer de lui et lui infliger la loi du talion ; mais cet homme semblait être protégé par un charme qui le faisait échapper à tous les piéges qui lui étaient tendus, et deviner toutes les embûches qu’on dressait sur ses pas. Il était impossible de l’atteindre : ses mouvements étaient tellement rapides et imprévus, que souvent il apparaissait à des distances considérables de l’endroit où on l’attendait et où, peu auparavant, il avait été aperçu. Au dire des Indiens et des aventuriers, il était invulnérable, les balles et les flèches rebondissaient sur sa poitrine ; bientôt, grâce au continuel bonheur qui accompagnait toutes ses entreprises, cet homme devint un sujet de terreur universel dans la prairie : ses ennemis, convaincus que tout ce qu’ils tenteraient contre lui serait inutile, renoncèrent à une lutte qu’ils considérèrent comme s’adressant à un pouvoir supérieur ; les légendes les plus étranges coururent sur son compte ; chacun le redouta comme un être malfaisant ; les Indiens le nommèrent kiéin-stomann, c’est-à-dire le Scalpeur-Blanc, et les aventuriers le désignèrent entre eux par l’épithète de Sans-Pitié.

Ces deux noms avaient, ainsi qu’on le voit, été à juste titre donnés à cet homme pour qui le meurtre et le carnage semblaient être la jouissance suprême, tant il prenait de plaisir à sentir ses victimes palpiter sous sa main rouge de sang, et à leur arracher le cœur de la poitrine. Aussi son nom seul prononcé à voix basse glaçait-il d’épouvante les plus braves.

Mais qui était cet homme ?

D’où venait-il ?

Quelle affreuse catastrophe l’avait jeté dans l’horrible genre de vie qu’il menait ?

Nul n’aurait pu répondre à ces questions. Cet individu était une épouvantable énigme dont personne n’avait le mot.

Une de ces monstrueuses organisations qui, sous l’enveloppe de l’homme, renferment un cœur de tigre ?

Ou bien une âme ulcérée par un épouvantable malheur, dont toutes les facultés se sont tendues vers un seul but, la vengeance ?

Ces deux hypothèses étaient aussi possibles l’une que l’autre, peut-être toutes deux étaient-elles vraies.

Pourtant, comme toute médaille a son revers et que l’homme n’est complet ni pour le bien ni pour le mal, cet individu avait parfois des lueurs, non pas de pitié, mais peut-être de fatigue, où le sang lui montait sans doute à la gorge, l’étouffait et le rendait un peu moins cruel, un peu moins implacable, presque humain, en un mot ; mais ces moments étaient courts, ces accès, ainsi qu’il les nommait lui-même, fort rares, la nature reprenait presque aussitôt le dessus, et il devenait alors d’autant plus terrible qu’il avait été plus près de s’attendrir.

Voilà tout ce qu’on savait de cet individu, au moment où nous l’avons mis en scène d’une si singulière façon ; le secours qu’il avait donné au moine était tellement en dehors de toutes ses habitudes, qu’il fallait qu’il fût alors dans un de ses meilleurs accès, pour avoir consenti non-seulement à prodiguer des soins aussi empressés à un de ses semblables, mais encore à perdre autant de temps à écouter ses lamentations et ses prières.

Pour en finir avec les renseignements que nous devons donner sur ce personnage, nous ajouterons que nul ne savait s’il avait une résidence habituelle ; qu’on ne lui connaissait aucune affection ni aucun partisan ; que toujours on l’avait vu seul, et que depuis dix ans qu’il parcourait le désert dans toutes les directions, sa physionomie n’avait subi aucune altération : toujours il avait eu la même apparence de vieillesse et de force, toujours la barbe aussi longue et aussi blanche, le visage aussi constellé de rides.

Ainsi que nous l’avons dit, le Scalpeur s’était élancé dans les fourrés afin de découvrir qui avait fait ce signal qui lui avait donné l’éveil ; ses recherches furent minutieuses, mais cependant elles n’aboutirent à aucun autre résultat qu’à celui de lui faire découvrir qu’il ne s’était pas trompé et qu’effectivement un espion caché dans les broussailles avait vu tout ce qui s’était passé dans la clairière et entendu tout ce qui s’y était dit.

Le Renard-Bleu, après avoir appelé ses compagnons, s’était prudemment rejeté vivement en arrière, convaincu que, malgré tout son courage, s’il tombait entre les mains du Scalpeur, il était perdu.

Celui-ci revint tout pensif auprès du moine, dont la prière durait toujours et prenait des dimensions telles qu’elle menaçait de devenir interminable.

Le Scalpeur considéra un instant le fray pendant qu’un sourire ironique se jouait sur ses lèvres pâles, puis lui appliquant un vigoureux coup de crosse entre les deux épaules :

— Debout, lui dit-il rudement.

Le moine tomba sur les mains et demeura immobile ; croyant que l’autre avait l’intention de l’assommer, il se résignait à son sort et attendait le coup de grâce que dans son opinion il ne devait pas tarder à recevoir.

— Allons, debout, moine du diable, reprit le Scalpeur, n’as-tu pas assez marmotté tes patenôtres ?

Fray Antonio releva doucement la tête : une lueur d’espoir lui revenait.

— Pardonnez-moi, seigneurie, répondit-il, j’ai fini ; je suis maintenant à vos ordres : que désirez-vous de moi ?

Et il se trouva debout comme poussé par un ressort, tant il devina, à l’expression sombre du regard de son interlocuteur, qu’une défaite, si bonne qu’elle fût, ne serait pas admise.

— C’est bien, drôle : tu me parais aussi adroit pour lâcher un coup de fusil que pour dire une prière ; charge ton rifle, car le moment est venu de te battre comme un homme, si tu ne veux pas être tué comme un chien.

Le moine jeta un regard effrayé autour de lui.

— Seigneurie, balbutia-t-il en hésitant, est-il donc nécessaire que je me batte ?

— À moins que tu ne tiennes pas à conserver ta peau intacte, auquel cas tu peux demeurer tranquille.

— Mais peut-être y a-t-il un autre moyen ?

— Lequel ?

— La fuite, par exemple, dit-il d’un ton insinuant.

— Essaye, fit l’autre en ricanant.

Le moine, encouragé par cette demi-concession, continua avec un peu plus de hardiesse :

— Vous avez un bien beau cheval.

— N’est-ce pas ?

— Magnifique, reprit fray Antonio en s’extasiant.

— Oui, et tu ne serais pas fâché que je te laisse le monter afin de fuir plus vite, hein ?

— Oh ! ne croyez pas, fit-il avec un geste de dénégation.

— Assez, interrompit rudement le Scalpeur ; songe à toi, tes ennemis arrivent.

D’un bond il se mit en selle, fit volter son cheval et s’embusqua derrière l’énorme tronc du chêne-acajou.

Fray Antonio, réveillé par l’approche du danger, saisit vivement son rifle et se jeta, lui aussi, derrière l’arbre.

Au même instant un craquement assez fort se fit entendre dans les broussailles, les buissons s’écartèrent et plusieurs hommes parurent.

Ces hommes étaient au nombre de quinze environ ; c’étaient des guerriers apaches : au milieu d’eux se trouvaient le Renard-Bleu, John Davis et son compagnon.

Le Renard-Bleu, bien que jamais il ne se fût trouvé face à face avec le Scalpeur-Blanc, en avait souvent entendu parler, soit par les Indiens, soit par les chasseurs ; aussi, lorsqu’il lui avait entendu prononcer son nom, une angoisse inexprimable lui avait serré le cœur en songeant à toutes les cruautés dont ses frères avaient été victimes de la part de cet homme ; la pensée de s’emparer de lui lui était venue. Il s’était hâté de faire le signal convenu avec les chasseurs, et, s’élançant à travers les halliers avec cette vélocité singulière qui caractérise les Indiens, il s’était rendu à l’endroit où l’attendaient ses guerriers et leur avait ordonné de le suivre ; en revenant sur ses pas, il avait rencontré les deux hasseurs qui, de leur côté, ayant entendu le signal, accouraient à son secours.

En quelques mots le Renard-Bleu les mit au courant de ce qui se passait ; pour être véridique, nous sommes contraint d’avouer que cette confidence, loin d’exciter les guerriers et les chasseurs, ralentit au contraire singulièrement leur ardeur, en leur révélant qu’ils allaient s’exposer à un danger terrible en luttant contre un homme d’autant plus redoutable que nulle arme ne pouvait l’atteindre et que ceux qui, jusqu’à ce jour, avaient osé l’attaquer avaient été victimes de leur témérité.

Cependant il était trop tard pour reculer, la fuite était impossible ; les guerriers, bien qu’à contre-cœur, se décidèrent à pousser en avant.

Quant aux deux chasseurs, s’ils ne partageaient pas complétement l’aveugle crédulité de leurs compagnons et leurs craintes superstitieuses, cette lutte était loin de leur plaire ; cependant, retenus par la honte d’abandonner des hommes auxquels ils se persuadaient d’être supérieurs comme intelligence et même comme courage, ils se décidèrent à les suivre.

— Seigneurie ! s’écria le moine d’une voix lamentable lorsqu’il vit apparaître les Indiens, ne m’abandonnez pas.

— Non, si tu ne t’abandonnes pas toi-même, drôle ! répondit le Scalpeur.

Arrivés sur la lisière de la clairière, les Apaches, suivant leur tactique habituelle, s’abritèrent derrière chaque tronc d’arbre, si bien que cette clairière resserrée, où tant d’hommes étaient sur le point de commencer un combat acharné, semblait être complétement déserte.

Il y eut un moment de silence et d’hésitation.

Le Scalpeur se décida à prendre le premier la parole.

— Holà ! cria-t-il, que voulez-vous ici ?

Le Renard-Bleu allait répondre, John Davis l’en empêcha.

— Laissez-moi faire, dit-il.

Quittant alors le tronc d’arbre derrière lequel il s’abritait, il fit résolûment quelques pas en avant, et s’arrêtant à peu près au milieu de la clairière.

— Où êtes-vous, vous qui parlez ? dit-il d’une voix haute et ferme ; craignez-vous donc de vous laisser voir ?

— Je ne crains rien, répondit le Scalpeur.

— Alors, montrez-vous, qu’on vous connaisse, reprit John d’un ton goguenard.

Ainsi interpellé, le Scalpeur fit bondir son cheval et vint s’arrêter à deux pas du chasseur.

— Me voilà, dit-il, que me voulez-vous ?

Davis avait laissé arriver le cheval sans faire un mouvement pour l’éviter.

— Eh ! dit-il, je n’étais pas fâché de vous voir.

— Est-ce tout ce que vous avez à me dire ? fit l’autre d’un ton bourru.

— Hum ! vous êtes bien pressé, que diable ! laissez-nous au moins le temps de respirer.

— Trêve de plaisanteries qui pourraient vous coûter cher ; dites-moi de suite quelles sont vos propositions, je n’ai pas de temps à perdre en vains discours.

— Eh ! comment diable savez-vous si j’ai des propositions à vous faire ?

— Seriez-vous ici sans cela ?

— Et ces propositions, vous les connaissez sans doute ?

— C’est possible.

— Alors, quelle réponse me faites-vous ?

— Aucune.

— Comment, aucune ?

— Je préfère vous charger.

— Oh ! oh ! c’est une rude besogne que vous vous taillez là : nous sommes dix-huit, savez-vous ?

— Peu m’importe votre nombre. Seriez-vous cent que je vous chargerais de même.

— By god ! Pour la rareté du fait, je serais curieux de voir ce combat d’un homme contre vingt.

— Ce ne sera pas long.

En disant ces paroles, le Scalpeur fit reculer son cheval de quelques pas.

— Un instant, que diable ! s’écria vivement le chasseur, laissez-moi vous dire un mot.

— Dites.

— Voulez-vous vous rendre ?

— Hein ?

— Je vous demande si vous voulez vous rendre.

— Allons donc ! s’écria le Scalpeur en ricanant, vous êtes fou. Me rendre, moi ! c’est vous qui bientôt me demanderez grâce.

— Je ne crois pas, by god ! quand vous devriez me tuer.

— Voyons, regagnez votre abri, fit le Scalpeur en haussant les épaules, je ne veux pas vous tuer sans défense.

— Ma foi, tant pis pour vous, fit le chasseur ; je vous ai loyalement averti, maintenant je m’en lave les mains ; sortez-vous de là comme vous pourrez.

— Merci, reprit énergiquement le Scalpeur, mais je n’en suis pas encore où vous supposez.

John Davis se contenta de hausser les épaules sans répondre autrement, et il retourna à pas lents, et en sifflant le Yankee dodle, reprendre son abri sous le couvert.

Le Scalpeur ne l’avait pas imité ; bien qu’il sût pertinemment qu’un grand nombre d’ennemis l’entouraient et surveillaient ses mouvements, il demeura ferme et immobile au milieu de la clairière.

— Holà ! cria-t-il d’une voix railleuse, vaillants Apaches qui vous cachez comme des lapins dans des halliers, faudra-t-il que j’aille vous enfumer dans vos terriers pour vous décider à vous montrer ? Allons, venez, si vous ne voulez pas que je croie que vous êtes de vieilles femmes bavardes et peureuses.

Ces paroles insultantes portèrent au comble l’exaspération des guerriers apaches, qui répondirent par un long cri de fureur.

— Mes frères se laisseront-ils plus longtemps narguer par un seul homme ? s’écria le Renard-Bleu ; notre couardise fait toute sa force. Fondons rapides comme l’ouragan sur ce génie du mal : il ne pourra résister au choc de tant de guerriers renommés. En avant ! mes frères ! en avant ! À nous l’honneur d’avoir abattu l’ennemi implacable de notre race.

Et poussant son cri de guerre, que répétèrent ses compagnons, le valeureux chef s’élança au-devant du Scalpeur en brandissant résolument son rifle au-dessus de sa tête ; tous les guerriers le suivirent.

Le Scalpeur les attendit sans broncher, mais aussitôt qu’il les vit à portée, ramassant les rênes et serrant les genoux il fit bondir le noble animal au milieu des Indiens, et, saisissant son rifle par le canon et s’en servant comme d’une massue, il commença à frapper à droite et à gauche avec une vigueur et une rapidité qui avaient quelque chose de surnaturel.

Alors commença une mêlée effroyable ; les Indiens s’acharnaient après cet homme qui, en cavalier habile, faisait faire à son cheval les voltes les plus imprévues, et par la rapidité de ses mouvements empêchait ses ennemis de sauter à la bride et de l’arrêter.

Les deux chasseurs attendirent d’abord l’arme au pied, convaincus qu’il était impossible qu’un seul homme parvint, non pas à lutter, mais à résister seulement quelques minutes contre des ennemis si nombreux et si braves ; mais bientôt ils reconnurent, à leur grand étonnement, qu’ils s’étaient trompés : déjà plusieurs Indiens gisaient étendus sur le sol, le crâne fendu par la terrible massue du Scalpeur, dont tous les coup portaient.

Les chasseurs commencèrent alors à changer d’opinion sur le résultat de la lutte, et ils voulurent venir en aide à leurs compagnons, mais leurs rifles leur étaient inutiles dans le mouvement continuel du combat dont le terrain changeait à chaque instant, leur balle aurait facilement pu se tromper et frapper un ami au lieu de l’ennemi qu’ils voulaient atteindre ; alors ils jetèrent leurs rifles, dégaînèrent leurs couteaux et s’élancèrent au secours des Apaches qui commençaient à faiblir.

Le Renard-Bleu, dangereusement blessé, était étendu sans connaissance ; les guerriers encore valides commençaient à songer à la retraite et jetaient des regards anxieux derrière eux.

Le Scalpeur combattait toujours avec la même furie, narguant et insultant ses ennemis ; son bras se levait et se baissait avec la régularité d’un balancier.

— Ah ! ah ! s’écria-t-il en apercevant les chasseurs, vous voulez votre part, arrivez ! arrivez !

Ceux-ci ne se le firent pas répéter et se précipitèrent à corps perdu sur lui.

Mais mal leur en prit : John Davis, atteint par le poitrail du cheval, alla rouler à vingt pas sur le sol, où il demeura étendu ; au même instant son compagnon tombait, le crâne fracassé, et expirait sans pousser une plainte.

Cette dernière péripétie donna le coup de grâce aux Indiens qui, ne pouvant plus résister à l’épouvante que leur inspirait cet homme extraordinaire, se mirent à fuir dans toutes les directions avec des hurlements de terreur.

Le Scalpeur jeta sur l’arène sanglante, où une dizaine de corps étaient étendus, un regard de triomphe et de haine satisfaite, et lançant son cheval en avant, il atteignit un fuyard, l’enleva par les cheveux, le jeta en travers sur le devant de sa selle et disparut dans la forêt en poussant un ricanement horrible.

Il ne restait plus dans la clairière que dix ou douze corps étendus ; deux ou trois seulement vivaient encore, les autres n’étaient que des cadavres.

Cette fois encore le Scalpeur-Blanc s’était ouvert un sanglant passage.

Quant à fray Antonio, dès qu’il avait vu le combat entamé, il avait jugé inutile d’en attendre l’issue ; il avait judicieusement profité de l’occasion, et se glissant tout doucement d’arbre en arbre, il avait exécuté une savante retraite et s’était sauvé.



XXIV

APRÈS LE COMBAT


Pendant près d’une demi-heure un silence de mort plana sur la clairière qui, à la suite du combat que nous avons décrit dans notre précédent chapitre, offrait l’aspect le plus triste et le plus lugubre.

Cependant John Davis qui n’avait en réalité reçu aucune blessure sérieuse, puisque sa chute avait été occasionnée simplement par le choc du puissant cheval du Scalpeur, ouvrit les yeux et jeta autour de lui un regard étonné ; la chute avait été assez violente pour lui causer de graves contusions et le plonger dans un profond évanouissement ; aussi, en reprenant connaissance, l’Américain, encore tout étourdi, ne se rappela-t-il plus dans le premier moment rien de ce qui s’était passé, et se demanda-t-il fort sérieusement comment il se faisait qu’il se trouvât dans cette singulière position.

Pourtant peu à peu ses idées s’éclaircirent, la mémoire lui revint, et il se souvint de cette lutte étrange et disproportionnée d’un homme seul contre vingt, lutte dont il était sorti vainqueur après avoir tué ou mis en fuite ses agresseurs.

— Hum ! murmura-t-il à part lui, quel qu’il soit, homme ou démon, cet individu est, by god ! un solide gaillard !

Il se releva avec quelque difficulté, tâtant avec soin ses membres endoloris : puis lorsqu’il se fut assuré qu’il n’avait rien de cassé, il reprit avec une évidente satisfaction :

— J’en suis, Dieu merci, quitte à meilleur marché que je n’aurais osé le supposer, après la façon dont j’ai été renversé. Puis il ajouta en jetant un regard de pitié à son compagnon étendu près de lui : Ce pauvre Jim n’a pas été aussi heureux que moi, ses courses sont finies ! Quel rude coup de machete il a reçu ! Bah ! fit-il avec cette égoïste philosophie du désert, nous sommes tous mortels, chacun son tour : aujourd’hui lui, moi demain, ainsi va le monde.

Alors appuyé sur son rifle, car il éprouvait quelque difficulté à marcher, il fit quelques pas dans la clairière autant pour se dégourdir les membres que pour s’assurer par une dernière expérience qu’ils étaient en bon état.

Puis après quelques instants d’un exercice qui rétablit la circulation du sang et l’élasticité de ses articulations, complétement rassuré enfin sur lui-même, la pensée lui vint de s’assurer si parmi les corps étendus çà et là autour de lui, quelques-uns respiraient encore.

— Ce ne sont que des Indiens, murmura-t-il, mais après tout ce sont des hommes ; bien qu’ils soient presque privés de raison, l’humanité me commande de leur porter secours, d’autant plus que ma situation présente n’a rien de fort agréable, et que si je parviens à en sauver quelques-uns, leur connaissance du désert me sera d’une grande utilité en ce moment.

Cette dernière considération le décida à venir en aide à des hommes que probablement, sans cela, il aurait parfaitement abandonnés à leur sort, c’est-à-dire à la dent des bêtes fauves qui, la nuit venue, attirées par l’odeur du sang, n’auraient pas manqué d’en faire leur proie.

Seulement il est de notre devoir de rendre à l’égoïste citoyen des États-Unis la justice de constater qu’aussitôt qu’il eut pris cette détermination, il s’acquitta avec conscience et sagacité du devoir qu’il s’était imposé, tâche facile pour lui après tout, car les nombreux métiers qu’il avait faits pendant le cours de son existence accidentée, lui avait donné une expérience et une connaissance médicale qui le mettaient à même de donner aux blessés les soins que réclamait leur état.

Malheureusement la plupart des individus qu’il visita avaient reçu des blessures tellement graves que la vie avait fui depuis longtemps de leurs corps et que tous secours étaient inutiles.

— Diable ! diable ! marmottait l’Américain à chaque cadavre qu’il retournait, ces pauvres sauvages ont été tués de main de maître ! Au moins n’ont-ils pas souffert longtemps, car avec ces effroyables blessures ils ont dû rendre presque instantanément leur âme au Créateur.

Il arriva ainsi jusqu’à l’endroit où gissait le corps du Renard-Bleu ; une large estafilade s’ouvrait béante sur sa poitrine.

— Eh ! eh ! voici le digne chef, reprit-il, quelle balafre ! Voyons donc si lui aussi est mort.

Il se pencha sur le corps immobile et présenta la lame de son couteau devant la bouche de l’Indien.

— Il ne bouge pas, continua-t-il d’un air découragé, je crois que j’aurais de la peine à le tirer de là.

Cependant après quelques minutes il regarda la lame de son couteau et s’aperçut qu’elle était faiblement ternie.

— Allons, il n’est pas mort encore, tant que l’âme tient au corps il y a de l’espoir, essayons.

Après cet aparté, John Davis puisa de l’eau dans son chapeau, la mélangea d’un peu d’eau-de-vie et commença à laver avec soin la blessure ; ce devoir rempli, il la sonda et s’aperçut qu’elle était peu profonde, la perte abondante du sang avait selon toute probabilité amené l’évanouissement. Rassuré par cette réflexion fort juste, il pila quelques feuilles d’oregano entre deux pierres, en fit une espèce de cataplasme, l’appliqua sur la blessure et l’assujettit solidement au moyen d’une bande d’écorce ; desserrant ensuite les dents du blessé avec la lame de son couteau, il introduisit le goulot de sa gourde dans sa bouche et lui fit boire une large gorgée d’eau-de-vie.

Le succès couronna presque immédiatement les tentatives de l’Américain, car le chef poussa un profond soupir et ouvrit les yeux pour ainsi dire instantanément.

— Bravo ! s’écria John, joyeux du résultat inespéré qu’il avait obtenu. Courage, chef, vous êtes sauvé. By god ! vous pouvez vous vanter d’avoir été rappelé de loin !

Pendant plusieurs minutes, l’Indien demeura comme hébété, promenant autour de lui des regards effarés, sans avoir conscience ni de la situation dans laquelle il se trouvait, ni des objets qui l’environnaient.

John l’examinait avec soin, prêt à lui porter secours si cela devenait de nouveau nécessaire, mais il n’en fut pas besoin. Peu à peu le Peau-Rouge sembla se ranimer. Ses yeux perdirent leur expression d’égarement. Il se redressa sur son séant et passant la main droite sur son front moite de sueur :

— Le combat est donc fini ? dit-il.

— Oui, répondit John, par notre déroute complète ; jolie idée qui nous est venue là, de nous emparer de ce démon.

— Est-il donc échappé ?

— Tout ce qu’il y a de plus échappé et sans blessures encore, après avoir tué une dizaine au moins de vos guerriers et avoir fendu le crâne jusqu’aux épaules à mon pauvre camarade Jim.

— Oh ! murmura sourdement l’Indien, ce n’est pas un homme, c’est l’esprit du mal.

— Qu’il soit ce qu’il voudra, by god ! s’écria John avec énergie, j’en aurai le cœur net, car j’espère bien quelque jour me rencontrer de nouveau avec ce démon.

— Que le Wacondah préserve mon frère de cette rencontre, car ce démon le tuerait.

— Peut-être ; du reste, s’il ne l’a pas fait aujourd’hui, ce n’est pas de sa faute, mais qu’il y prenne garde ! Peut-être quelque jour nous trouverons-nous face à face, à armes égales, et alors…

— Que lui font les armes à lui ? n’avez-vous pas vu qu’elles ne peuvent rien sur lui et que son corps est invulnérable ?

— Hum ! c’est possible ; mais quant à présent laissons ce sujet pour nous occuper d’affaires qui nous touchent de beaucoup plus près. Comment vous trouvez-vous ?

— Mieux, beaucoup mieux, le remède que vous avez appliqué sur ma blessure m’a fait grand bien ; j’éprouve un indicible bien-être.

— Tant mieux ; maintenant tâchez de reposer deux ou trois heures, pendant que je veillerai sur votre sommeil, puis nous aviserons à nous sortir du mauvais pas dans lequel nous nous sommes mis.

La Peau-Rouge sourit en entendant ces paroles.

— Le Renard-Bleu n’est pas une vieille femme poltronne qu’un mal de dents ou d’oreilles rend incapable de se remuer.

— Je sais que vous êtes un brave guerrier, chef, mais la nature a des limites qu’elle ne peut dépasser, et, quels que soient votre courage et votre volonté, l’hémorragie abondante que vous a occasionnée votre blessure doit vous avoir réduit à une extrême faiblesse.

— Je vous remercie, mon frère, ces paroles sont celles d’un ami ; mais le Renard-Bleu est un sachem dans sa nation, la mort seule le doit rendre immobile. Que mon frère juge de la faiblesse du chef.

En prononçant ces paroles, l’Indien fit un effort suprême ; en se raidissant contre la douleur, avec cette énergie et ce mépris de la souffrance qui caractérisent la race rouge, il parvint à se lever, et non-seulement il se tint solidement sur ses pieds mais encore il fit plusieurs pas sans secours étranger et sans que la moindre émotion parût sur son visage.

L’Américain le considérait avec une admiration profonde ; il ne pouvait imaginer, lui qui cependant jouissait à juste titre d’une certaine réputation de bravoure, qu’il fût possible de pousser aussi loin le triomphe de la force morale sur la force physique.

L’Indien sourit avec orgueil en lisant dans les yeux de l’Américain l’étonnement que lui causait son action.

— Mon frère croit-il toujours que le Renard-Bleu soit aussi faible ? lui demanda-t-il.

— Ma foi, chef, je ne sais plus que penser ; ce que je vous vois faire me confond ; je suis prêt à vous supposer capable d’accomplir les choses les plus impossibles.

— Les chefs de ma nation sont des guerriers renommés qui se rient de la douleur, et pour lesquels la souffrance n’existe pas, fit le Peau-Rouge avec orgueil.

— Je serais assez porté à le croire, d’après votre manière d’agir.

— Mon frère est un homme ; il m’a compris. Nous visiterons ensemble les guerriers étendus sur la terre, puis nous songerons à nous.

— Quant à vos pauvres compagnons, chef, je suis contraint de vous avouer que nous n’avons plus à nous occuper d’eux, tous secours leur seraient inutiles ; ils sont morts.

— Bon ! ils sont tombés noblement en combattant ; le Wacondah les recevra dans son sein et les fera chasser avec lui dans les prairies bienheureuses.

— Ainsi soit-il.

— Maintenant, avant toute chose, terminons l’affaire que nous avions commencée ce matin, et qui a été si fortuitement interrompue.

John Davis, malgré son habitude de la vie du désert, était confondu par le sang-froid de cet homme qui, échappé à la mort par miracle, souffrant d’une affreuse blessure, et revenu en possession de ses facultés intellectuelles depuis quelques minutes à peine, semblait déjà ne plus songer à ce qui s’était passé, ne considérait les événements dont il avait failli être victime que comme des accidents fort naturels de l’existence qu’il menait, et reprenait, avec la plus grande liberté d’esprit, un entretien interrompu par un combat terrible, juste au point où il l’avait laissé. C’est que, malgré les longues fréquentations que l’Américain avait eues jusque-là avec les Peaux-Rouges, jamais il ne s’était donné la peine d’étudier sérieusement leur caractère, persuadé, comme la plupart des blancs, du reste, que ces hommes sont des êtres à peu près dénués d’intelligence, et que la vie qu’ils mènent ravale presque au niveau de la brute, tandis qu’au contraire cette vie de liberté et de périls incessants leur rend le danger tellement familier qu’ils en sont arrivés à le mépriser et à ne lui accorder qu’une importance secondaire.

— Soit, dit-il au bout d’un instant, puisque vous le désirez, chef, je m’acquitterai du message dont j’ai été chargé pour vous.

— Que mon frère prenne place à mes côtés.

L’Américain s’assit sur le sol auprès du chef, non sans une certaine appréhension à cause de l’isolement où il se trouvait sur ce champ de bataille jonché de cadavres ; mais l’Indien paraissait si calme et si tranquille que John Davis eut honte de laisser voir son inquiétude, et, affectant une insouciance fort loin de son cœur, il prit la parole.

— Je suis envoyé auprès de mon frère par un grand guerrier des Visages-Pâles.

— Je le connais ; il se nomme le Jaguar. Son bras est fort et son œil brille comme celui de l’animal dont il porte le nom.

— Bien. Le Jaguar désire enterrer la hache entre ses guerriers et ceux de mon frère, afin que la paix les réunisse, et qu’au lieu de combattre les uns contre les autres, ils poursuivent les bisons sur les mêmes territoires de chasse et se vengent de leurs ennemis communs. Quelles réponse donnerai-je au Jaguar ?

L’Indien demeura longtemps silencieux ; enfin, il releva la tête.

— Que mon frère ouvre ses oreilles, dit-il, un sachem va parler.

— J’écoute, répondit l’Américain.

Le chef reprit :

— Les paroles que souffle ma poitrine sont sincères, le Wacondah me les inspire ; les Visages-Pâles, depuis qu’ils ont été amenés par le Génie du mal dans leurs grands canots-médecines sur les terres de mes pères, ont toujours été les ennemis acharnés des hommes rouges ; envahissant leurs territoires de chasse les plus riches et les plus fertiles, les poursuivant comme des bêtes fauves partout où ils les rencontraient, brûlant leurs callis (villages) et dispersant les os des ancêtres aux quatre vents du ciel. Telle n’a-t-elle pas été constamment la conduite des Visages-Pâles ? Que mon frère réponde.

— Hum ! fit l’Américain avec un certain embarras, je ne puis nier, chef, qu’il n’y ait quelque chose de vrai dans ce que vous dites, mais cependant, tous les hommes de ma couleur n’ont pas été méchants pour les Peaux-Rouges, plusieurs ont cherché à leur faire du bien.

— Ooah ! deux et trois encore peut-être, mais cela ne fait que prouver ce que j’avance. Venons à la question que nous voulons discuter quant à présent.

— Oui, je crois que nous ferons mieux, répondit l’Américain intérieurement charmé de ne pas avoir à soutenir une discussion qu’il savait ne devoir pas être à son avantage.

— Ma nation hait les Visages-Pâles, reprit le chef, le condor ne fait pas son nid avec le mawkawis, et l’ours gris ne fraie pas avec l’antilope ; moi-même, j’ai pour les Visages-Pâles une haine instinctive. Ce matin j’aurais donc refusé péremptoirement les propositions du Jaguar : que nous importent à nous les guerres que se font les Visages-Pâles ? lorsque les coyotes s’entre-dévorent, les daims se réjouissent ; nous sommes heureux de voir nos cruels oppresseurs s’entre-déchirer ; maintenant, bien que ma haine soit aussi vivace, je dois la renfermer au fond de mon cœur. Mon frère m’a sauvé la vie, il m’a secouru lorsque je gisais étendu sur la terre et que le Génie de la mort planait au-dessus de ma tête ; l’ingratitude est un vice blanc, la reconnaissance est une vertu rouge. À compter d’aujourd’hui la hache est enterrée entre le Jaguar et le Renard-Bleu pour cinq lunes consécutives ; pendant cinq lunes, les ennemis du Jaguar seront ceux du Renard-Bleu ; les deux chefs combattront auprès l’un de l’autre comme deux frères qui s’aiment ; dans trois soleils après celui-ci, le sachem rejoindra le chef pâle à la tête de cinq cents guerriers renommés, dont les talons sont ornés de nombreuses queues de coyotes et qui forment l’élite de la nation. Que fera le Jaguar pour le Renard-Bleu et pour ses guerriers ?

— Le Jaguar est un chef généreux ; s’il est terrible pour ses ennemis, sa main est toujours ouverte pour ses amis ; chaque guerrier apache recevra un rifle, cent charges de poudre et un couteau à scalper. Le sachem aura en sus de ces présents deux peaux de vigogne remplies d’eau de feu.

— Ooah ! s’écria le chef avec une satisfaction évidente, mon frère a bien parlé, le Jaguar est un chef généreux. Voici mon totem en signe d’alliance, ainsi que ma plume de commandement.

En parlant ainsi le chef sortit de sa gibecière ou sac à la médecine qu’il portait en bandoulière un carré de parchemin sur lequel était grossièrement dessiné le totem ou animal emblème de la tribu, le remit à l’Américain qui le cacha dans sa poitrine, puis ôtant la plume d’aigle fichée dans sa touffe de guerre, il la lui donna également.

— Je remercie mon frère le sachem, dit alors John Davis, d’avoir accédé à ma proposition, il n’aura pas à se repentir de l’avoir fait.

— Un chef a donné sa parole, mais voici que le soleil allonge l’ombre des arbres, le mawkawis fera bientôt entendre le chant du soir ; l’heure est venue de rendre aux guerriers qui sont morts les derniers devoirs et de nous séparer pour rejoindre nos amis communs.

— À pied, comme nous le sommes, cela me semble assez difficile, observa John.

L’Indien sourit.

— Les guerriers du Renard-Bleu veillent sur lui, dit-il.

En effet, à peine le chef eut-il fait entendre à deux reprises un signal particulier, qu’une cinquantaine de guerriers apaches envahirent la clairière et vinrent se ranger silencieusement autour de lui.

Les fuyards échappés au bras redoutable du Scalpeur n’avaient pas tardé à se rallier ; ils avaient rejoint le campement, et annoncé à leurs compagnons la nouvelle de leur défaite ; alors, sous les ordres d’un chef subalterne, un détachement de cavaliers avait été envoyé à la recherche du sachem. Mais ces cavaliers, voyant le Renard-Bleu en conférence avec un Visage-Pâle, étaient demeurés sous le couvert attendant patiemment qu’il lui plût de les appeler.

Le sachem ordonna d’enterrer les morts. Alors commença la cérémonie des funérailles, cérémonie que les circonstances exigeaient de brusquer.

Les corps furent lavés avec soin, enveloppés dans des robes de bisons neuves, puis on les plaça assis dans des fosses creusées pour chacun d’eux, avec leurs armes à leur côté, le mors de leur cheval et des vivres, afin qu’ils ne manquassent de rien pendant leur voyage jusqu’aux prairies bienheureuses, et qu’arrivés auprès du Wacondah ils pussent immédiatement monter à cheval et chasser.

Lorsque ces diverses cérémonies furent accomplies, les fosses furent comblées et chargées de grosses pierres pour que les bêtes fauves ne pussent pas déterrer et dévorer les cadavres.

Le soleil était sur le point de disparaître à l’horizon lorsque les Apaches eurent enfin terminé de rendre à leurs frères les derniers devoirs ; le Renard-Bleu s’approcha alors du chasseur qui était jusque-là demeuré spectateur, sinon indifférent du moins impassible, de la cérémonie.

— Mon frère va retourner auprès des guerriers de sa nation ? lui dit-il.

— Oui, répondit laconiquement l’Américain.

— Le Visage-Pâle a perdu son cheval, qu’il monte le mustang que lui offre le Renard-Bleu, avant deux heures il sera de retour parmi les siens.

John Davis accepta avec reconnaissance le cadeau qui lui était si généreusement fait, il se mit en selle, aussitôt et, après avoir pris congé des Indiens, il les quitta et s’éloigna rapidement.

De leur côté, les Apaches, sur un signe du chef, s’enfoncèrent dans la forêt, et la clairière où s’étaient passé de si terribles événements retomba dans le silence et la solitude.


XXV

UNE EXPLICATION.


De même que tous les hommes dont la plus grande partie de l’existence se passe au désert, le Jaguar était doué d’une excessive prudence jointe à une extrême circonspection.

Quoique bien jeune encore, sa vie avait été mêlée de tant de péripéties étranges, il avait été acteur dans des scènes si extraordinaires, que de bonne heure il s’était accoutumé à renfermer ses émotions dans son cœur et à conserver sur son visage, quoi qu’il vît ou qu’il éprouvât, cette impassibilité marmoréenne qui caractérise les Indiens et dont ceux-ci se sont fait une arme redoutable contre leurs ennemis.

En entendant tout à coup résonner à l’improviste à son oreille la voix de Tranquille, le jeune homme avait senti un frisson intérieur agiter son corps, il avait froncé les sourcils, et s’était demandé mentalement comment il se faisait que le chasseur le vînt ainsi relancer dans son campement et quelle raison assez forte le poussait à agir ainsi, d’autant plus que sa liaison avec le Canadien, sujette à des intermittences, se trouvait en ce moment dans des termes sinon complètement hostiles, du moins fort éloignés d’être amicaux.

Cependant le jeune homme, chez lequel le sentiment de l’honneur parlait haut et que la démarche tentée auprès de lui par un homme de la valeur de Tranquille flattait plus qu’il ne lui plaisait de le laisser voir, cacha l’appréhension qui l’agitait et s’avança vivement et le sourire aux lèvres au-devant du chasseur.

Celui-ci n’était pas seul ; le Cœur-Loyal l’accompagnait.

Le maintien du Canadien, sans être gourmé, était cependant réservé, ses manières froides et son visage voilé par un nuage de tristesse.

— Soyez le bienvenu à mon campement, chasseur, lui dit amicalement le Jaguar en lui tendant la main.

— Merci, répondit laconiquement le Canadien sans toucher la main qui lui était offerte.

— Je suis heureux de vous voir, reprit le jeune homme sans se formaliser. Quel hasard vous a amené de ce côté ?

— Mon compagnon et moi nous sommes en chasse depuis longtemps déjà ; la fatigue nous accable ; la fumée de votre camp nous a attirés.

Le Jaguar feignit de prendre pour argent comptant cette défaite maladroite d’un homme qui se flattait avec raison d’être un des plus robustes coureurs des bois du désert.

— Venez donc prendre place au feu de ma tente, et veuillez considérer tout ce qui est ici comme vous appartenant, et agir en conséquence.

Le Canadien s’inclina sans répondre et suivit, ainsi que le Cœur-Royal, le Jaguar qui les précédait et les guidait dans les méandres du camp.

Arrivés au feu, dans lequel le jeune homme jeta quelques brassées de bois sec, les chasseurs s’assirent sur des crânes de bison placés là en guise de siéges, puis, sans rompre le silence, ils bourrèrent leurs pipes et commencèrent à fumer.

Le Jaguar les imita.

Les blancs qui parcourent les prairies et dont la vie se passe à chasser ou à trapper dans ces vastes solitudes, ont, à leur insu, pris la plupart des habitudes et des coutumes des Peaux-Rouges avec lesquels les exigences de leur position les mettent continuellement en rapport.

Une chose digne de remarque, c’est la tendance des hommes civilisés à retourner à la vie sauvage, la facilité avec laquelle les chasseurs, pour la plupart nés dans de grands centres de population, oublient leurs habitudes de confort, abandonnent les coutumes des villes et renoncent aux usages suivant lesquels ils se sont gouvernés pendant la première partie de leur vie, pour adopter les mœurs et jusqu’aux coutumes des Peaux-Rouges.

Beaucoup d’entre ces chasseurs poussent cela si loin, que le plus grand compliment qu’on puisse leur faire est de feindre de les prendre pour des guerriers indiens.

Nous devons avouer que par contre les Peaux-Rouges ne sont nullement jaloux de notre civilisation, dont ils se soucient médiocrement, et que ceux que le hasard ou des raisons commerciales amènent dans les villes, et quand nous disons villes, nous parlons de cités comme New-York ou la nouvelle-Orléans, ces Indiens, disons-nous, loin d’être émerveillés par ce qu’ils voient, jettent autour d’eux des regards de pitié, ne comprenant pas que des hommes consentent de gaieté de cœur à s’enfermer dans des espèces de cages enfumées qu’ils nomment des maisons, à user leur vie dans des travaux ingrats, au lieu d’aller vivre au grand air dans les vastes solitudes, chassant les bisons, les ours et les jaguars, sous l’œil de Dieu.

Les sauvages ont-ils complétement tort de penser ainsi ?

Leur raisonnement est-il faux ?

Nous ne le croyons pas.

La vie du désert a, pour l’homme dont le cœur est encore assez ouvert pour en comprendre les émouvantes péripéties, des charmes enivrants que l’on n’éprouve que là, et que l’existence mathématiquement étriquée des villes ne peut en aucune façon faire oublier, si on en a une seule fois goûté.

D’après les principes de l’étiquette indienne fort stricte sur les questions de politesse, nulle question ne doit être adressée aux étrangers qui s’assoient au foyer du campement tant qu’il ne leur plaît pas d’entamer l’entretien.

Sous la hutte de l’Indien, un hôte est considéré comme envoyé par le Grand-Esprit ; il est sacré pour celui qu’il visite, tout le temps qu’il lui plaît de demeurer auprès de lui, quand même il serait son ennemi mortel.

Le Jaguar, fort au fait des coutumes des Peaux-Rouges, demeura silencieusement accroupi auprès de ses hôtes fumant et réfléchissant, attendant patiemment qu’il leur plût de prendre la parole.

Enfin, après un laps de temps assez long, Tranquille secoua sur l’ongle de son pouce la cendre de sa pipe, et se tournant vers le jeune homme :

— Vous ne m’attendiez point, n’est-ce pas ? lui dit-il.

— En effet, répondit celui-ci ; cependant croyez bien que, pour être inespérée, votre visite ne m’en est pas moins agréable.

Le chasseur plissa les lèvres d’une façon singulière.

— Qui sait ? murmura-t-il, répondant plutôt à ses pensées qu’aux paroles du Jaguar, peut-être oui, peut-être non ; le cœur de l’homme est un livre mystérieux et indéchiffrable dans lequel seuls les fous croient pouvoir lire.

— Il n’en est pas ainsi du mien, chasseur, vous le connaissez assez pour le savoir.

Le Canadien secoua la tête.

— Vous êtes jeune encore ; ce cœur dont vous me parlez vous est inconnu à vous-même ; dans la courte période que votre existence comporte, le vent des passions n’a pas encore soufflé sur vous et ne vous a pas courbé sous sa puissante étreinte ; attendez, pour répondre sûrement, que vous ayez aimé et souffert ; alors, si vous avez bravement soutenu le choc, si vous avez résisté à l’ouragan de la jeunesse, il vous sera permis de porter haut la tête.

Ces paroles furent prononcées avec un accent sévère, mais cependant nullement empreint d’amertume.

— Vous êtes dur pour moi, aujourd’hui, Tranquille, répondit tristement le jeune homme. En quoi puis-je avoir démérité à vos yeux ? Quel acte répréhensible ai-je commis ?

— Aucun, du moins je me plais à le croire ; mais je crains que bientôt… Il s’arrêta et hocha douloureusement la tête.

— Achevez ! s’écria vivement le jeune homme.

— À quoi bon ? reprit-il ; que suis-je, moi, pour vous imposer une morale que vous mépriserez sans doute, et des conseils qui seront les mal venus ? Mieux vaut garder le silence.

— Tranquille ! répondit le jeune homme avec une émotion dont il ne fut pas maître, depuis longtemps déjà nous nous connaissons, vous savez l’estime et le respect que j’ai pour vous, parlez ! Quoi que vous ayez à dire, quelque rudes que soient les reproches que vous m’adresserez, je vous écouterai, je vous le jure.

— Bah ! oubliez ce que je vous ai dit ; j’ai eu tort de vouloir me mêler de vos affaires : dans la prairie, chacun ne doit songer qu’à soi, n’en parlons donc plus.

Le Jaguar lui lança un long et profond regard.

— Soit, répondit-il ; n’en parlons plus.

Il se leva et fit quelques pas d’un air agité ; puis, revenant brusquement près du chasseur :

— Excusez-moi, lui dit-il, de n’avoir pas encore songé à vous offrir des rafraîchissements, mais voici l’heure du repas ; j’espère que votre compagnon et vous vous me ferez l’honneur de partager mon frugal déjeuner.

En parlant ainsi, le Jaguar fixait sur le Canadien un regard d’une expression singulière.

Tranquille eut une seconde d’hésitation.

— Ce matin, au lever du soleil, dit-il enfin, mon ami et moi nous avons mangé, quelques minutes avant d’entrer dans votre camp.

— J’en étais sûr ! s’écria avec explosion le jeune homme. Oh ! oh ! maintenant mes doutes sont dissipés, vous refusez l’eau et le sel à mon feu, chasseur.

— Moi ? mais vous vous…

— Oh ! interrompit-il avec violence, pas de dénégations, Tranquille ; ne cherchez pas de prétextes indignes de vous et de moi ; vous êtes un homme trop loyal et trop sincère pour ne pas être franc, cuerpo de Cristo ! Ainsi que moi, vous connaissez la loi des prairies : on ne rompt pas le jeûne avec un ennemi. Maintenant, s’il vous reste au fond de l’âme une seule parcelle de ces sentiments de bienveillance que vous avez eus pour moi à une autre époque, expliquez-vous clairement et sans ambages, je l’exige !

Le Canadien parut réfléchir quelques minutes, puis tout à coup il s’écria résolûment :

— Au fait, vous avez raison, Jaguar, mieux vaut nous expliquer comme de francs chasseurs que de biaiser vis-à-vis l’un de l’autre comme des Peaux-Rouges, et puis nul homme n’est infaillible : je puis me tromper aussi bien qu’un autre, et Dieu est témoin que je voudrais qu’il en fût ainsi.

— Je vous écoute, et, sur l’honneur, si les reproches que vous m’adresserez sont fondés, je le reconnaîtrai.

— Bien, fit le chasseur d’un ton plus amical que celui qu’il avait employé jusqu’alors, vous parlez en homme, mais peut-être, ajouta-t-il en désignant le Cœur-Loyal qui, par discrétion, faisait le geste de se retirer, préférez-vous que notre entretien soit secret.

— Au contraire, répondit vivement le Jaguar, ce chasseur est votre ami, j’espère que bientôt il sera le mien, je ne veux rien avoir de caché pour lui.

— Je désire ardemment, pour ma part, dit en s’inclinant le Cœur-Loyal, que le léger nuage qui s’est élevé entre vous et Tranquille se dissipe comme la vapeur folle que chasse la brise du matin, afin de faire avec vous plus ample connaissance, et puisque vous le voulez, j’assisterai à votre conversation.

— Merci, caballero. Maintenant, parlez, Tranquille, je suis prêt à entendre les griefs que vous supposez avoir à articuler contre moi.

— Malheureusement, dit Tranquille, la vie étrange que vous menez depuis votre arrivée dans ces régions prête le flanc aux suppositions les moins favorables, vous avez enrôlé une tourbe de gens sans aveu, de rôdeurs de frontières, mis au ban de la société et vivant complétement au dehors de la loi commune des peuples civilisés.

— Sommes-nous donc obligés, nous hommes des déserts, coureurs des bois et chasseurs des prairies, de nous astreindre à toutes les mesquines exigences des villes ?

— Oui, jusqu’à un certain point, c’est-à-dire qu’il ne nous est pas permis de nous poser en état de révolte ouverte contre les institutions d’hommes qui, malgré que nous nous sommes séparés d’eux, n’en demeurent pas moins nos frères, et auxquels nous continuons à appartenir par notre couleur, notre religion, notre naissance et les liens de famille qui nous rattachent à eux et que nous n’avons pu briser.

— Soit, j’admets jusqu’à un certain point la justesse de votre raisonnement ; mais en supposant que les hommes que je commande soient réellement des bandits, des rôdeurs de frontières, ainsi que vous les nommez, savez-vous quel mobile les fait agir ? Pouvez-vous porter contre eux une accusation quelconque ?

— Patience, je n’ai point fini encore.

— Continuez donc alors.

— Puis, à côté cette troupe de bandits dont vous êtes ostensiblement le chef, vous avez contracté des alliances avec les Peaux-Rouges, avec les Apaches entre autres, les plus effrontés pillards de la prairie ; est-ce vrai ?

— Oui et non, mon ami, en ce sens que l’alliance que vous me reprochez n’a jamais existé jusqu’à présent ; mais que, ce matin même, elle a dû être conclue par deux de mes amis avec le Renard-Bleu, un des chefs apaches les plus renommés.

— Hum ! voilà une malheureuse coïncidence.

— Pourquoi cela ?

— Savez-vous ce qu’ont fait cette nuit vos nouveaux alliés ?

— Comment le saurai-je, puisque je ne sais où ils sont et que même je n’ai pas encore la nouvelle officielle du traité passé avec eux ?

— Ah ! eh bien, je vais vous le dire, moi : ils ont attaqué la venta del Potrero et l’ont brûlée de fond en comble.

La prunelle fauve du Jaguard lança un éclair de fureur ; il bondit sur ses pieds en saisissant convulsivement son rifle.

— Vive Dios ! s’écria-t-il d’une voix stridente, ont-ils donc fait cela ?

— Ils l’ont fait, et l’on suppose que c’est à votre instigation.

Le Jaguar haussa les épaules avec dédain.

— Dans quel but ? dit-il. Mais doña Carmela, qu’est-elle devenue ?

— Elle est sauvée, grâce à Dieu !

Le jeune homme poussa un soupir de soulagement.

— Et vous avez cru à une telle infamie de ma part ? dit-il d’un ton de reproche.

— Je ne le crois plus, répondit le chasseur.

— Merci, merci, mais, vive Dieu ! les démons paieront cher le crime qu’ils ont commis, je vous le jure ; maintenant, continuez.

— Malheureusement si vous êtes parvenu à vous disculper sur mon premier grief, je doute qu’il vous soit possible d’en faire autant pour le second.

— Dites toujours.

— Une conducta de plata commandée par le Capitaine Melendez est en route pour Mexico.

Le jeune homme tressaillit légèrement.

— Je le sais, dit-il brièvement.

Le chasseur jeta sur lui un regard interrogateur.

— On dit…, reprit-il avec une certaine hésitation.

— On dit, interrompit nettement le Jaguar, que je suis la conducta à la piste, et que, le moment propice venu, je l’attaquerai à la tête de mes bandits et que je m’emparerai de l’argent, n’est-ce pas cela ?

— Oui.

— On a raison, répondit froidement le jeune homme, c’est en effet mon intention, après ?

Tranquille bondit de surprise et d’indignation à cette cynique réponse.

— Oh ! s’écria-t-il avec douleur, c’est donc vrai, ce qu’on rapporte de vous ? Vous êtes donc véritablement un bandit ?

Le jeune homme sourit avec amertume.

— Peut-être ! dit-il d’une voix sourde, Tranquille, votre âge est double du mien, votre expérience est grande : pourquoi juger témérairement sur les apparences ?

— Comment ! sur les apparences ? N’avez-vous pas vous-même avoué ?

— Oui, j’ai avoué.

— Vous méditez donc un vol ?

— Un vol ! s’écria-t-il en rougissant d’indignation, mais, se remettant aussitôt : C’est vrai, ajouta-t-il, vous devez le supposer !

— Quel autre nom donner à une action aussi infâme ? s’écria le chasseur avec violence.

Le Jaguar releva vivement la tête comme s’il avait eu l’intention de répondre, mais ses lèvres demeurèrent muettes.

Tranquille le considéra un instant avec un mélange de pitié et de tendresse, et se tournant vers le Cœur-Loyal :

— Venez, dit-il, mon ami, nous ne sommes demeurés que trop longtemps ici.

— Arrêtez ! s’écria le jeune homme ; ne me condamnez pas ainsi ; je vous le répète, vous ignorez quels motifs me font agir.

— Quels qu’ils soient, ces motifs ne peuvent être honorables ; je n’en vois d’autres que le pillage et le meurtre.

— Oh ! fit le jeune homme en cachant avec douleur sa tête dans ses mains.

— Partons reprit Tranquille.

Le Cœur-Loyal avait attentivement et froidement examiné cette scène étrange.

— Un instant, dit-il ; faisant alors un pas en avant, il posa la main sur l’épaule du Jaguar.

Celui-ci releva la tête :

— Que me voulez-vous ? lui demanda-t-il.

— Écoutez-moi, caballero, répondit le Cœur-Loyal d’une voix profonde ; je ne sais pourquoi, mais un secret pressentiment me dit que votre conduite n’est pas aussi infâme que tout porte à le supposer, et qu’un jour il vous sera permis de l’expliquer et de vous disculper aux yeux de tous.

— Oh ! s’il m’était possible de parler !

— Combien de temps encore croyez-vous être contraint de garder le silence.

— Que sais-je ? Cela tient à des circonstances indépendantes de ma volonté.

— Ainsi vous ne pouvez fixer une époque ?

— Cela m’est impossible : j’ai fait un serment, je dois le tenir.

— Bien, promettez-moi une seule chose.

— Laquelle ?

— De ne pas attenter à la vie du capitaine Melendez.

Le Jaguar hésita.

— Eh bien ? reprit le Cœur-Loyal.

— Je ferai tout pour l’épargner.

— Merci ! Alors se tournant vers Tranquille immobile auprès de lui : Reprenez votre place, frère, lui dit-il, déjeunez sans arrière-pensée avec ce caballero, je vous réponds de lui corps pour corps ; si dans deux mois à compter de ce jour, il ne vous donne pas sur sa conduite actuelle une explication satisfaisante, moi qui ne suis lié par aucun serment je vous révélerai ce mystère qui vous semble et qui est en effet inexplicable pour vous.

Le Jaguar tressaillit, en lançant au Cœur-Loyal un regard investigateur mais qui s’émoussa sur le visage placidement indifférent du chasseur.

Le Canadien hésita pendant quelques secondes, mais enfin il reprit sa place devant le feu en murmurant :

— Dans deux mois soit ! Et il ajouta en aparté : Mais d’ici là je le surveillerai.


XXVI

L’ESTAFETTE.


Le capitaine Melendez avait hâte de traverser le dangereux défilé auprès duquel il avait fait camper la conducta ; il savait combien était grande la responsabilité qu’il avait assumée sur lui en acceptant le commandement de l’escorte, et ne voulait pas que si un malheur arrivait on eût à lui reprocher soit de l’incurie, soit de la négligence.

La somme transportée par la recua de mulas était importante ; le gouvernement de Mexico, toujours aux expédients pour se procurer de l’argent, l’attendait avec impatience ; le capitaine ne se dissimulait pas que l’on ferait impitoyablement peser sur lui la responsabilité d’une attaque et qu’il en subirait toutes les conséquences, quels que fussent les résultats d’une rencontre avec les rôdeurs de frontières.

Aussi son anxiété et son inquiétude croissaient-elles d’instant en instant ; la trahison évidente du moine fray Antonio augmentait encore son hésitation, en lui faisant soupçonner une trahison probable. Sans qu’il lui fût possible de deviner de quel côté viendrait le danger, il le sentait pour ainsi dire s’approcher de lui pas à pas, l’enserrer de toutes parts, et il s’attendait à chaque instant à une explosion terrible.

Cette intuition secrète, ce pressentiment providentiel qui lui criait au fond du cœur de prendre garde, le mettait dans un état de surexcitation impossible à décrire, et le plaçait dans une situation intolérable dont il voulait sortir à tout prix, préférant voir enfin le danger et le combattre en face, à demeurer plus longtemps la baïonnette croisée devant le vide.

Aussi redoubla-t-il de vigilance, surveillant lui-même les alentours du campement, assistant au chargement des mules qui, attachées les unes aux autres, devaient en cas d’alerte, être placées au milieu des soldats les plus dévoués et les plus résolus de l’escorte.

Bien avant le lever du soleil, le capitaine, dont le sommeil n’avait été qu’une suite non interrompue d’insomnies cruelles, avait quitté la dure couche de peaux et de couvertures sur lesquelles il avait vainement cherché quelques heures d’un repos que l’état nerveux dans lequel il se trouvait lui rendait impossible, et s’était mis à arpenter de long en large, d’un pas saccadé, l’étroit espace qui formait l’intérieur du camp, enviant malgré lui le sommeil insouciant et tranquille des soldats étendus çà et là sur le sol et roulés dans leurs zarapés.

Cependant le jour se faisait peu à peu. Le hibou, dont le chant matinal annonce l’aparition du soleil, avait déjà fait entendre ses notes mélancoliques. Le capitaine poussa du pied l’arriero chef couché près du feu et l’éveilla.

Le digne homme se frotta les yeux à plusieurs reprises, puis lorsque les derniers nuages du sommeil se furent dissipés, et que l’ordre commença à se rétablir dans ses idées :

— Caraï ! capitaine, s’écria-t-il en étouffant un dernier bâillement, quelle mouche vous pique de me réveiller ainsi en sursaut et à une pareille heure encore ? Voyez, c’est à peine si le ciel blanchit ; laissez-moi dormir une heure. Je faisais le plus charmant rêve, je tâcherai de le rattraper, c’est une si bonne chose que le sommeil.

Le capitaine ne put s’empêcher de sourire à cette singulière boutade ; cependant il ne jugea pas devoir faire droit à la réclamation de l’arriero, les circonstances étaient trop graves pour perdre le temps en vaines promesses.

— Alerte ! alerte ! cuerpo de Cristo ! s’écria-t-il ; songez que nous ne sommes pas encore au Rio-Seco, et que si nous voulons traverser ce passage dangereux avant le coucher du soleil il faut nous hâter.

— C’est vrai, répondit l’arriero qui en un instant fut sur pied, frais et dispos comme s’il eût été éveillé depuis une heure ; excusez-moi, capitaine, vive Dios ! j’ai autant que vous intérêt à ne pas faire de mauvaise rencontre ; d’après la loi, ma fortune répond du chargement que je transporte, et si un malheur arrivait je me trouverais réduit à la besace, moi et ma famille.

— C’est juste, je n’avais pas songé à cette clause de votre traité.

— Cela ne m’étonne pas, elle ne vous intéresse guère, quand à moi elle ne me sort pas de la tête, et je vous jure, capitaine, que, depuis que j’ai entrepris ce voyage malencontreux, bien souvent je me suis repenti d’avoir accepté les conditions qui m’ont été imposées : quelque chose me dit que nous n’arriverons pas sains et saufs de l’autre côté de ces montagnes maudites.

— Bah ! bah ! folies que cela, ño Bautista. Vous êtes dans d’excellentes conditions, bien escorté : que pouvez-vous avoir à redouter ?

— Rien, je le sais, et pourtant je suis convaincu que je ne me trompe pas, et que ce voyage me sera fatal.

Les mêmes pressentiments agitaient l’officier ; cependant il ne devait pas, aux yeux de l’arriero, laisser percer rien de son inquiétude intérieure ; au contraire, il lui fallait le réconforter et lui rendre le courage qui semblait prêt à l’abandonner.

— Vous êtes fou, sur mon âme, s’écria-t-il ; au diable les idées biscornues que vous vous êtes fourrées dans votre cerveau fêlé.

L’arriero hocha gravement la tête.

— Libre à vous, don Juan Melendez, répondit-il, de rire de ces idées ; vous êtes un savant, et naturellement vous ne croyez à rien. Mais moi, caballero, je suis un pauvre Indien ignorant, et j’ai foi en ce que mes pères ont cru avant moi ; voyez-vous, capitaine, que nous soyons civilisés ou sauvages nous autres Indiens, nous avons la tête dure, et vos nouvelles idées ne peuvent pas traverser notre crâne épais.

— Voyons, expliquez-vous, reprit le capitaine, qui voulait en finir sans cependant froisser les préjugés de l’arriero ; quelle raison vous porte à supposer que votre voyage sera malheureux ? Vous n’êtes pas homme à vous effrayer de votre ombre ; je vous connais de longue date et je sais que vous êtes d’une bravoure incontestable.

— Je vous remercie, capitaine, de la bonne opinion qu’il vous plaît d’avoir de moi ; oui, je suis courageux, je crois l’avoir plusieurs fois prouvé mais en face de dangers que mon intelligence comprenait, et non pas devant des périls sortant des lois naturelles qui nous régissent.

Le capitaine mordillait sa moustache avec impatience, devant la prolixité fatigante de l’arriero ; mais comme il le lui avait rappelé, il connaissait le digne homme, et il savait par expérience que chercher à lui faire abréger ce qu’il avait à dire était perdre son temps et qu’il fallait le laisser aller à sa guise.

Il y a certaines natures pour lesquelles, comme l’éperon pour les chevaux rétifs, tenter de les pousser en avant est le moyen de les faire, au contraire, retourner en arrière.

Le jeune homme maîtrisa donc son impatience et répondit froidement :

— Vous avez, sans doute, eu un mauvais présage au moment de votre départ ?

— En effet, capitaine ; et certes, devant ce que j’ai vu, je me serais bien gardé de partir, si j’avais été un homme facile à effrayer.

— Quel est donc ce présage ?

— N’en riez pas, capitaine : l’Écriture constate elle-même, dans maints endroits, que Dieu se plaît souvent à donner aux hommes des avertissements salutaires, auxquels malheureusement, fit-il avec un soupir, ceux-ci ne sont pas assez sages pour ajouter foi.

— C’est vrai, murmura le capitaine en guise d’interjection.

— Donc, continua l’arriero flatté par cette approbation de la part d’un homme comme celui avec lequel il causait, mes mules étaient sellées, la recua m’attendait dans le corral, gardée par les peones, j’allais partir. Cependant comme je ne voulais pas me séparer de ma femme, pour longtemps peut-être, sans lui faire un dernier adieu, je me dirigeais vers la maison pour l’embrasser une fois encore, lorsque en arrivant sur le seuil de la porte je levai machinalement les yeux et je vis posés sur l’azotea de la maison deux hiboux qui fixaient sur moi un regard d’une fixité infernale. À cette apparition inattendue, je me sentis frissonner malgré moi, et je détournai la tête. En ce moment, un homme mourant porté par deux soldats sur un brancard traversait la route, escorté par un moine qui lui faisait réciter les Psaumes de la Pénitence, et le préparait tout doucement à mourir en loyal et digne chrétien ; mais le blessé, sans répondre autrement, riait sardoniquement au nez du moine ; soudain cet homme se leva à demi sur le brancard ; ses yeux s’animèrent ; il se tourna vers moi, me jeta un coup d’œil chargé de sarcasme et se laissa retomber en murmurant ces deux mots évidemment adressés à moi :

— Hasta luevo (à bientôt).

— Hum ! fit le capitaine.

— Cette espèce de rendez-vous que me donnait cet individu, n’était rien moins que flatteur, n’est-ce pas ? continua l’arriero. Je fus profondément affecté de ces paroles et je m’élançais vers lui dans l’intention de lui adresser les reproches que je me croyais le droit de lui faire, il était mort.

— Et quel était cet homme ? l’avez-vous su ?

— Oui, c’était un salteador que dans une rencontre les civicos avaient mortellement blessé et qu’ils transportaient sur les marches de la cathédrale afin qu’il y achevât de mourir.

— Est-ce tout ? demanda le capitaine.

— Oui.

— Eh bien ! mon ami, j’ai bien fait d’insister pour connaître les motifs de votre inquiétude présente.

— Ah !

— Oui, car vous avez interprété le présage dont vous avez été favorisé tout autrement que vous auriez dû le faire.

— Comment cela ?

— Je m’explique : ce présage signifie au contraire qu’avec de la prudence et une vigilance infatigable, vous déjouerez les trahisons, et que vous abattrez à vos pieds les bandits qui oseront vous attaquer.

— Oh ! s’écria l’arriero avec joie, êtes-vous sûr de ce que vous avancez ?

— Comme de mon salut dans l’autre monde, répondit le capitaine en se signant dévotement.

L’arriero avait une foi profonde aux paroles du capitaine, pour lequel il professait une profonde estime à cause de sa supériorité bien constatée ; il ne bougea donc pas à révoquer en doute l’assurance que celui-ci lui donnait de l’erreur qu’il avait commise dans l’interprétation du présage qui lui avait causé tant d’inquiétudes ; il reprit instantanément sa joyeuse humeur, et faisant claquer ses doigts d’un air narquois :

— Caraï ! puisqu’il en est ainsi, je ne risque rien ; alors il est inutile que je donne à Nuestra Señora de la Soledad le cierge que je lui avais promis ?

— Complétement inutile, appuya le capitaine.

Entièrement rassuré désormais, l’arriero se hâta de vaquer à ses travaux ordinaires.

Ainsi, le jeune homme avait su, en feignant d’admettre les idées de cet Indien ignorant, l’amener tout doucement à les abandonner.

Cependant tout était en rumeur dans le camp ; les arrieros pansaient et chargeaient les mules, tandis que les dragons s’occupaient activement de harnacher leurs chevaux et de tout préparer pour le départ.

Le capitaine surveillait les mouvements de chacun avec une impatience fébrile, excitant les uns, gourmandant les autres, et s’assurant que ses ordres était ponctuellement exécutés.

Lorsque tous les préparatifs furent terminés, le jeune officier ordonna que le repas du matin fût pris debout et la bride passée dans le bras, afin de perdre moins de temps, puis il donna le signal du départ.

Les soldats se mirent en selle, mais au moment où la colonne allait s’ébranler pour quitter définitivement le campement, un grand bruit s’éleva dans les halliers, les branches s’écartèrent avec fracas et un cavalier revêtu de l’uniforme de dragon mexicain apparut tout à coup à quelque distance de la troupe vers laquelle il accourait, à toute bride.

Arrivé devant le capitaine, il s’arrêta net, par un prodige d’équitation, salua respectueusement, et, portant militairement la main à son chapeau d’ordonnance :

— Dios guarde a Vm, dit-il. Est-ce au capitaine don Juan Melendez que j’ai l’honneur de parler ?

— À lui-même, répondit le capitaine avec étonnement ; que voulez-vous ?

— Pour moi, rien personnellement, reprit le soldat, mais j’ai à remettre à votre seigneurie un pli en main propre.

— Un pli et de quelle part ?

— De la part de l’excellentissime général don José-Maria Rubio, et ce que contient ce pli doit être important, car le général m’a ordonné de faire la plus grande diligence, et j’ai fait quarante-sept lieues en dix-neuf heures, afin d’arriver plus vite.

— Bien, répondit le capitaine, donnez.

Le dragon tira de sa poitrine une large lettre scellée par un cachet de cire rouge, et la présenta respectueusement au capitaine.

Celui-ci la prit, l’ouvrit, mais avant de la lire, il jeta au soldat immobile et impassible devant lui, un regard soupçonneux que le dragon supporta avec une assurance imperturbable.

Cet homme paraissait avoir tout au plus trente ans, sa taille était haute et bien prise ; il portait avec une certaine aisance le costume militaire dont il était revêtu ; ses traits intelligents avaient une expression de finesse et de ruse, rendue plus marquée encore par ses yeux noirs toujours en mouvement et qui ne se fixaient qu’avec une visible hésitation sur le capitaine.

Au total, cet individu ressemblait à tous les soldats mexicains, et n’avait en lui rien qui pût attirer l’attention ou exciter les soupçons.

Cependant ce ne fut qu’avec une extrême répugnance que le capitaine se vit forcé d’entrer en rapports avec lui ; pour quelle raison, certes, il lui eût été fort difficile, sinon impossible de le dire ; mais il existe dans la nature certaines lois dont la force ne peut être révoquée en doute, et qui font que de prime-abord, à la vue seule d’une personne, avant même de lui avoir adressé la parole, cette personne vous est sympathique ou antipathique, et que l’on se sent instinctivement attiré vers elle ou mal disposé en sa faveur. D’où provient cette espèce de pressentiment secret qui jamais ne se trompe dans ses appréciations ? Nous ne saurions l’expliquer ; nous nous bornons simplement à constater un fait réel dont nous-même bien souvent, pendant le cours de notre existence accidentée, nous avons subi l’influence et reconnu l’efficacité.

Nous devons avouer que le capitaine ne se sentait nullement attiré vers l’homme dont nous parlons, mais que, bien au contraire, il était disposé à n’avoir aucune confiance en lui.

— À quel endroit avez-vous quitté le général ? demanda-t-il en tournant machinalement entre ses doigts la dépêche dépliée, mais sur laquelle il n’avait pas encore jeté les yeux.

— Au Pozo-Redondo, un peu en avant de la Noria de Guadalupe, capitaine.

— Ah ! qui êtes-vous ? quel est votre nom ?

— Je suis l’assistente de l’excellentissime général ; je me nomme Gregorio Lopez.

— Connaissez-vous le contenu de cette dépêche ?

— Non ; seulement je suppose qu’elle est importante.

Le soldat avait répondu avec une entière liberté d’esprit et une franchise de bon aloi aux questions du capitaine. Il était évident qu’il ne mentait pas.

Après une dernière hésitation, don Juan se décida à lire ; mais bientôt ses sourcils se froncèrent, et une expression de mauvaise humeur se répandit sur ses traits.

Voilà ce que contenait cette dépêche :


Pozo-Redondo, le… 18…

« Le général don José-Maria Rubio, commandant militaire supérieur de l’État du Texas, a l’honneur d’informer le capitaine don Juan Melendez de Gongora, que de nouveaux troubles se sont déclarés dans l’État ; plusieurs troupes de bandits et de rôdeurs de frontières, sous les ordres de différents chefs, tiennent la campagne, pillant et brûlant les haciendas, arrêtant les convois et interceptant les communications. En présence de faits aussi graves, qui compromettent la fortune publique et la sûreté des habitants, le gouvernement, comme son devoir le lui commande impérieusement, a dû, dans l’intérêt de tous, prendre des mesures générales afin de réprimer ces désordres avant qu’ils ne s’étendent sur une plus grande échelle. En conséquence l’État de Texas est déclaré en état de siége, etc. (Ici suivaient les mesures adoptées par le général pour étouffer la rébellion, puis la dépêche continuait en ces termes :) Le général don José-Maria Rubio informé, par des espions sur le dévouement desquels il peut compter, qu’un des principaux chefs insurgés, auquel ses compagnons ont donné le surnom de Jaguar, se dispose à enlever la conducta de plata confiée à l’escorte du capitaine don Juan Melendez de Gongora, et qu’à cet effet le susdit cabecilla se propose de s’embusquer au Rio-Seco, endroit favorable à une surprise ; le général Rubio ordonne au capitaine Melendez de se laisser guider par le porteur de la présente dépêche, homme sûr et dévoué, qui conduira la conducta de plata à la laguna del Venado, où cette conducta fera sa jonction avec un détachement de cavalerie envoyé à cet effet par le général et dont la force numérique mettra la conducta à l’abri de toute insulte. Le capitaine Melendez prendra le commandement supérieur des troupes et rejoindra dans le plus bref délai le général à son quartier-général.


« Dios y libertad »


« Le général commandant militaire supérieur de l’État de Texas,
« don José-Maria Rubio. »


Après avoir lu attentivement cette dépêche, le capitaine leva la tête et examina un instant le soldat avec la plus profonde et la plus sérieuse attention.

Celui-ci appuyé sur la poignée de son sabre jouait insoucieusement avec le gland de sa dragonne, sans paraître aucunement s’occuper de ce qui se passait autour de lui.

— L’ordre est positif, murmura à plusieurs reprises le capitaine, je dois m’y conformer, pourtant tout me dit que cet homme est un traître. Puis il ajouta à haute voix :

— Est-ce que vous connaissez bien cette contrée ?

— Son hijo del pays (je suis enfant du pays), capitaine, répondit le dragon, il n’y a pas de sente perdue que je n’aie parcourue cent fois étant enfant.

— Vous savez que vous devez me servir de guide ?

— Le seigneur général m’avait fait l’honneur de m’en informer, capitaine.

— Et vous vous croyez certain de nous conduire sains et saufs à l’endroit où on nous attend ?

— Du moins ferai-je tout ce qu’il faudra pour cela.

— Bien. Êtes-vous fatigué ?

— Mon cheval l’est plus que moi. Si vous m’en faisiez donner un autre, je serais immédiatement à vos ordres, car je vois que vous avez hâte de partir.

— En effet. Choisissez un cheval.

Le soldat ne se fit pas répéter l’ordre. Plusieurs chevaux de rechange suivaient l’escorte ; il en prit un, sur lequel il plaça l’équipement de celui qu’il quittait. Au bout de quelques minutes, l’échange était effectué et le cavalier en selle.

— Je suis aux ordres de votre seigneurie, dit-il.

— Partons, répondit le capitaine, et il ajouta mentalement : Je ne perdrai pas ce drôle de vue pendant la marche.


XXVII

LE GUIDE.


La loi militaire est inflexible, elle a des règles dont elle ne se départ jamais, la discipline n’admet ni hésitation ni tergiversation ; l’axiome despotique, si en faveur dans les cours orientales : entendre c’est obéir, est rigoureusement vrai, au point de vue militaire. Du reste, quelque dur que cela puisse paraître au premier aspect, il en doit évidemment être ainsi, car si le droit de discussion était accordé aux inférieurs à propos des ordres que leur donnent leurs supérieurs, toute discipline serait détruite ; les soldats n’obéissant plus qu’à leur caprice deviendraient ingouvernables, et l’armée, au lieu de rendre à son pays les services que celui-ci est en droit d’attendre d’elle, deviendrait un fléau pour lui.

Ces réflexions et bien d’autres encore venaient en foule à l’esprit du jeune capitaine, tandis qu’il suivait tout pensif le guide que la dépêche de son général lui avait si singulièrement imposé ; mais l’ordre était clair, péremptoire, il était contraint d’obéir, et il obéissait, bien qu’il fût convaincu intérieurement que l’homme auquel on l’obligeait à se fier était, sinon complétement un traître, du moins indigne de la confiance qu’on mettait en lui.

Quant au soldat, il galopait insoucieusement en tête de la caravane, fumant, riant et chantant sans paraître se douter aucunement des soupçons qui planaient sur lui.

Il est vrai que le capitaine avait soigneusement caché au fond de son cœur la mauvaise opinion qu’il avait conçue sur le guide, et qu’ostensiblement il semblait avoir en lui la plus grande confiance ; la prudence exigeait que, dans la situation critique où se trouvait placé la conducta, ceux qui en faisaient partie ne se doutassent pas de l’inquiétude de leur chef, afin de ne pas être démoralisés par la crainte d’une prochaine trahison.

Le capitaine, avant le départ, avait, avec une certaine affectation, donné les ordres les plus sévères pour que les armes fussent tenues en état ; il avait expédié des batteurs d’estrade en avant et sur les flancs de la troupe, afin d’explorer les environs et s’assurer que le passage était libre et qu’aucun danger n’était à redouter ; enfin, il avait pris avec le plus grand soin toutes les mesures qu’exigeait la prudence, afin de garantir le succès du voyage.

Le guide témoin impassible de toutes ces précautions et pour lequel elles avaient été prises avec autant d’ostentation, avait semblé y applaudir, enchérissant encore sur les ordres donnés par le capitaine et faisant remarquer l’habileté que possèdent les rôdeurs de frontières pour se glisser parmi les halliers et les herbes sans laisser de traces, et l’attention que les batteurs d’estrade devaient apporter dans l’accomplissement de la mission qui leur était confiée.

Plus la conducta s’avançait du côté des montagnes, plus la marche devenait difficile et dangereuse ; les arbres d’abord épars sur un grand espace, s’étaient insensiblement rapprochés ; maintenant ils formaient une épaisse forêt à travers laquelle il fallait, en certains endroits, se frayer un passage au moyen de la hache, à cause des guirlandes de lianes qui s’enchevêtraient les unes dans les autres et formaient parfois un fouillis inextricable ; puis c’étaient des ruisseaux souvent assez larges et d’un abord difficile, que les chevaux et les mules étaient contraints de traverser à gué au milieu des iguanes et des alligators en ayant souvent de l’eau jusqu’au ventre.

L’épais dôme de verdure sous lequel s’avançait péniblement la caravane cachait absolument le ciel et ne laissait qu’avec peine filtrer à travers ses rameaux pressés quelques rayons de soleil, qui ne suffisaient pas complétement pour dissiper l’obscurité qui règne presque constamment dans les forêts vierges, même au milieu du jour.

Les Européens qui ne connaissent en fait de forêts que celles du vieux monde, ne peuvent se faire une idée même lointaine de ce que sont ces imenses océans de verdure que l’on nomme en Amérique des forêts vierges.

Là, les arbres semblent tous se tenir, tant ils sont mêlés et enchevêtrés les uns dans les autres, attachés et reliés entre eux par des réseaux de lianes qui entrelacent leurs troncs, se tordent autour de leurs branches, plongent dans le sol pour surgir de nouveau comme les tuyaux d’un orgue immense, tantôt formant de capricieuses paraboles, montant et descendant sans cesse au milieu des immenses touffes de cette espèce de gui parasite nommé barbe d’Espagnol qui tombe en larges bouquets de l’extrémité des branches de tous les arbres ; le sol, couvert de détritus de toute sorte et de l’humus formé par les arbres morts de vieillesse, se dérobe sous une herbe touffue et haute de plusieurs mètres. Les arbres, presque tous de la même essence, offrent si peu de variété, que chacun d’eux semble n’être que la répétition de tous les autres.

Ces forêts sont traversées dans tous les sens par des sentes tracées depuis des siècles par les pieds des bêtes fauves, et conduisant à leurs mystérieux abreuvoirs ; çà et là perdus sous le feuillage des marais infects au-dessus desquels bourdonnent des myriades de moustiques, causent d’épais brouillards qui s’élèvent de leur sein et remplissent la forêt de ténèbres ; des reptiles et des insectes de toutes sortes rampent sur le sol, silencieusement tandis que les cris des oiseaux et les rauques appels des bêtes fauves forment un formidable concert que les échos des lagunes se renvoient simultanément.

Les plus aguerris coureurs des bois ne se hasardent qu’en tremblant dans les forêts vierges, car il est presque impossible de s’y orienter avec certitude, et l’on ne peut se fier aux sentes qui toutes se croisent et s’entre-mêlent ; les chasseurs savent par expérience qu’une fois perdu dans une de ces forêts, à moins d’un miracle il y faut périr enserré dans les murailles formées par les hautes herbes et les rideaux de lianes, sans espoir d’être secouru et sauvé par un être de son espèce.

C’était dans une forêt vierge que la caravane était engagée en ce moment.

Le guide, toujours insouciant, poussait en avant, sans la moindre hésitation, paraissant parfaitement sûr du chemin qu’il suivait en se contentant, à de longs intervalles, de jeter un regard distrait, soit à droite, soit à gauche, sans pour cela ralentir le pas de sa monture.

Cependant il était près de midi, la chaleur devenait étouffante, les chevaux et les hommes, en marche depuis quatre heures du matin, à travers des sentiers extrêmement difficiles, étaient accablés de fatigue et réclamaient impérieusement quelques heures d’un repos indispensable avant de pousser plus loin.

Le capitaine se décida à faire camper la troupe dans une de ces clairières assez vastes, comme on en rencontre beaucoup dans ces parages, et qui sont formées par la chute d’arbres renversés par les ouragans ou morts de vieillesse.

Le commandement de halte retentit. Les soldats et les arrieros poussèrent un soupir de satisfaction et s’arrêtèrent aussitôt.

Le capitaine, dont les yeux étaient en ce moment fixés par hasard sur le guide, vit un nuage de mécontententement sur son front ; cependant se sentant observé, cet homme se remit aussitôt, feignit de partager la joie générale, et mit pied à terre.

Les chevaux et les mules furent dessellés, afin qu’ils pussent en liberté paître les jeunes pousses des arbres et l’herbe qui croissait en abondance sur le sol.

Les soldats prirent leur frugal repas et se couchèrent sur leurs zarapés afin de dormir.

Bientôt tous les individus composant la caravane furent plongés dans le sommeil ; seuls deux hommes veillaient. Ces deux hommes étaient le capitaine et le guide.

Probablement chacun d’eux était tourmenté de réflexions assez sérieuses pour chasser le sommeil et les tenir éveillés lorsque tout les invitait au repos.

À quelques pas de la clairière, de monstrueux iguanes étaient étendus au soleil, vautrés dans la vase grisâtre d’un ruisseau dont l’eau coulait doucement, avec un léger mumure, à travers les obstacles de toutes sortes qui entravaient son cours. Des myriades d’insectes remplissaient l’air du bourdonnement continu de leurs ailes ; les écureuils sautaient gaiement de branche en branche ; les oiseaux, cachés sous la feuillée, chantaient à plein gosier, et parfois, au-dessus des hautes herbes, on voyait apparaître la tête fine et les yeux effarés d’un daim ou d’un ashata qui, tout à coup s’élançait sous le couvert avec des bramements de frayeur.

Mais les deux hommes étaient l’un et l’autre trop préoccupés par leurs pensées pour remarquer ce qui se passait autour d’eux.

Le capitaine releva la tête ; en ce moment le guide fixait sur lui un regard d’une fixité étrange ; confus d’être ainsi surpris à l’improviste, il chercha à donner le change à l’officier, en lui adressant la parole, vieille tactique, dont celui-ci ne fut pas dupe.

— Voilà une chaude journée, seigneurie, dit-il d’un air nonchalant.

— Oui, répondit laconiquement le capitaine.

— Est-ce que vous ne vous sentiriez pas envie de dormir ?

— Non.

— Pour moi, je sens mes paupières extraordinairement lourdes, mes yeux se ferment malgré moi ; avec votre permission, je vais faire comme nos compagnons et prendre quelques instants de l’excellent sommeil qu’ils savourent avec tant de délices.

— Un instant, j’ai quelques mots à vous dire.

— À moi ?

— Oui.

— Soit, dit-il d’un air parfaitement indifférent.

Il se leva en étouffant un soupir de regret et vint s’asseoir auprès du capitaine, qui se recula pour lui faire place sous l’ombre protectrice du gros arbre au vert feuillage qui étendait au-dessus de sa tête ses bras de géant tout chargés de pampres et de barbe d’Espagnol.

— Nous avons à causer sérieusement, reprit le capitaine.

— Comme il vous plaira.

— Pouvez-vous être franc ?

— Hein ? fit le soldat mis hors de garde par cette question à brûle-pourpoint.

— Ou, si vous le préférez, pouvez-vous être loyal ?

— C’est selon.

Le capitaine le regarda.

— Répondrez-vous à mes questions ?

— Je ne sais pas.

— Comment ! vous ne savez pas ?

— Écoutez donc, seigneurie, fit le guide d’un air niais : ma mère, la digne femme, m’a toujours recommandé de me méfier de deux sortes de gens, les emprunteurs et les questionneurs, car, disait-elle avec beaucoup de raison, les uns en veulent à votre bourse et les autres à votre secret.

— Vous avez donc un secret ?

— Moi ? pas le moins du monde.

— Alors que craignez-vous ?

— Pas grand’chose, c’est vrai. Eh bien ! questionnez, seigneurie, je tâcherai de vous répondre.

Le paysan mexicain, Indien manzo ou civilisé, tient beaucoup du paysan normand, en ce sens qu’il est presque impossible d’obtenir de lui une réponse positive à la question qu’on lui adresse. Le capitaine fut contraint de se contenter de la quasi-promesse du guide ; il reprit :

— Qui êtes-vous ?

— Moi ?

— Oui !

Le guide se mit à rire.

— Vous le voyez bien, dit-il.

Le capitaine secoua la tête.

— Je ne vous demande pas ce que vous paraissez être, mais ce que vous êtes réellement.

— Eh ! seigneur, quel homme peut répondre de soi et savoir positivement qui il est ?

— Écoutez, drôle, reprit le capitaine d’un ton de menace, je ne veux pas perdre mon temps à vous suivre dans toutes les circonlocutions qu’il vous plaira d’inventer. Répondez catégoriquement à mes questions, ou sinon…

— Sinon ?… interrompit le guide avec un accent railleur.

— Je vous brûle la cervelle comme à un chien ! répondit-il en sortant un pistolet de sa ceinture et en l’armant rapidement.

L’œil du soldat lança un éclair, mais ses traits demeurèrent impassibles, et pas un muscle de son visage ne bougea.

— Oh ! oh ! seigneur capitaine, fit-il d’une voix sombre ; vous avez une singulière façon d’interroger vos amis.

— Qui m’assure que vous êtes le mien ?… Je ne vous connais pas, moi.

— C’est vrai, mais vous connaissez la personne qui m’a adressé à vous, cette personne est votre chef comme elle est le mien, je lui ai obéi en vous venant trouver, comme vous devez lui obéir en vous conformant aux ordres qu’elle vous a donnés.

— Oui, mais ces ordres m’ont été transmis par vous.

— Qu’importe cela ?

— Qui m’assure que cette dépêche que vous m’avez apportée, vous avait été réellement remise à vous ?

— Caramba ! capitaine, ce que vous me dites-là n’est guère flatteur pour moi, répondit le guide d’un air offensé.

— Je le sais ; malheureusement nous vivons dans un temps où il est si difficile de distinguer ses amis de ses ennemis, que l’on ne saurait prendre trop de précautions pour éviter de tomber dans un piège ; je suis chargé par le gouvernement d’une mission extrêmement délicate, je dois plus qu’un autre agir avec réserve à l’égard des gens qui me sont inconnus.

— Vous avez raison, capitaine ; aussi, malgré ce que vos soupçons ont d’injurieux pour moi, je ne me formalise pas de ce que vous me dites : les positions exceptionnelles exigent des mesures exceptionnelles. Seulement, je tâcherai par ma conduite de vous prouver que vous vous êtes trompé à mon égard.

— Je serais heureux de m’être trompé ; mais prenez-y garde. Si je m’aperçois de quelque chose de louche, soit dans vos mouvements, soit dans vos paroles, je n’hésiterai pas à vous brûler la cervelle. Maintenant vous êtes averti, c’est à vous d’agir en conséquence.

— Soit, capitaine, j’en courrai les risques. Quoi qu’il arrive, je suis certain que ma conscience m’absoudra, car j’aurai fait pour le mieux.

Ceci fut dit d’un air de franchise qui, malgré ses soupçons, en imposa au capitaine.

— Nous verrons, dit-il. Sortirons nous bientôt de l’infernale forêt dans laquelle nous nous trouvons ?

— Nous n’avons plus que deux heures de marche ; au coucher du soleil nous aurons rejoint ceux qui nous attendent.

— Dieu le veuille ! murmura le capitaine.

— Amen ! fit le soldat d’un ton goguenard.

— Mais comme vous avez jugé convenable de ne répondre à aucune des questions que je vous ai adressées, vous ne trouverez pas mauvais qu’à partir de ce moment je ne vous perde pas de vue, et que lorsque nous nous remettrons en marche, je vous garde à mes côtés.

— Ce sera comme il vous plaira, capitaine ; vous avez la force, sinon le droit, de votre côté, je suis contraint de me conformer à vos volontés.

— Très-bien, maintenant vous pouvez dormir si bon vous semble.

— Ainsi vous n’avez plus rien à me dire ?

— Rien.

— Je vais donc profiter de la permission que vous voulez bien m’accorder pour tâcher de rattraper le temps perdu.

Alors le soldat se leva en étouffant un long bâillement, s’éloigna de quelques pas, s’étendit sur le sol, ferma les yeux et parut, au bout de quelques minutes, plongé dans un profond sommeil.

Le capitaine continua à veiller. La conversation qu’il avait eue avec le guide n’avait fait qu’augmenter ses inquiétudes, en lui prouvant que cet homme cachait une grande finesse sous une forme abrupte et triviale. En effet, il n’avait répondu à aucune des questions qui lui avaient été adressées et était parvenu, au bout de quelques instants, à obliger le capitaine à quitter l’attaque pour la défense, en lui donnant des raisons d’une logique spécieuse contre lesquelles l’officier n’avait pu rien objecter.

Don Juan était donc en ce moment dans la pire disposition d’esprit où se puisse rencontrer un homme de cœur mécontent de soi-même et des autres, intimement convaincu qu’il avait raison, mais forcé, en quelque sorte, de reconnaître qu’il avait tort.

Les soldats, ainsi que cela arrive toujours en pareille circonstance, reçurent le contre-coup de la mauvaise humeur de leur chef ; car l’officier, redoutant d’ajouter les ténèbres de la nuit aux mauvaises chances qu’il se figurait avoir contre lui, et ne se souciant nullement d’être surpris par les ténèbres au milieu du dédale inextricable de la forêt, abrégea beaucoup plus la halte qu’il ne l’aurait fait en toute autre situation.

À deux heures de l’après-midi environ, il fit sonner le boute-selle et ordonna le départ.

Pourtant la plus grande chaleur du jour était tombée, les rayons du soleil plus obliques avaient considérablement perdu de leur force, et la marche se continua dans des conditions comparativement meilleures que précédemment.

Ainsi qu’il l’en avait averti, le capitaine avait intimé au guide l’ordre de marcher à ses côtés, et, autant que faire se pouvait, il ne le perdait pas une seconde de vue.

Celui-ci ne semblait nullement se préoccuper de cette gênante inquisition, il marchait toujours aussi insoucieux en apparence, fumant sa cigarette de maïs et fredonnant à demi-voix des lambeaux de jarabès.

La forêt commençait à s’éclaircir peu à peu, les clairières devenaient plus nombreuses et l’œil embrassait un horizon plus vaste ; tout portait à présumer que l’on ne tarderait pas à atteindre la limite du couvert.

Cependant à droite et à gauche on apercevait des mouvements de terrain, le sol commençait à se soulever insensiblement et la sente que suivait la caravane s’encaissait de plus en plus au fur et à mesure qu’elle avançait.

— Atteignons-nous donc déjà les contreforts des montagnes ? demanda le capitaine.

— Oh non ! pas encore, répondit le guide.

— Cependant nous voici bientôt entre deux collines.

— Oui, mais de peu d’élévation.

— C’est vrai, pourtant si je ne me trompe, nous allons traverser un défilé.

— Oui, mais de peu d’étendue.

— Vous auriez dû m’en prévenir.

— Pourquoi cela ?

— Afin que je détache quelques éclaireurs en avant.

— C’est juste, mais il est temps encore de le faire si vous le voulez, c’est au bout de ce défilé que se trouvent ceux qui nous attendent.

— Ainsi nous sommes arrivés ?

— À peu près.

— Piquons, alors.

— Je ne demande pas mieux.

Ils continuèrent.

Tout à coup le guide s’arrêta.

— Eh ! dit-il, capitaine, regardez donc là : n’est-ce pas un canon de fusil qui brille aux rayons du soleil ?

Le capitaine leva vivement les yeux dans la direction que lui indiquait le soldat.

Au même instant une effroyable décharge éclata de chaque côté de la route et une grêle de balles plut sur la caravane.

Avant que le capitaine, furieux de cette indigne trahison, eût sorti un pistolet de sa ceinture, il roula sur le sol, entraîné par son cheval qu’une balle avait frappé au cœur.

Le guide avait disparu, sans qu’il fût possible de savoir comment il s’était échappé.


XXVIII

JOHN DAVIS.


John Davis, l’ex-marchand d’esclaves, avait les nerfs trop fortement trempés pour que les scènes dont il avait été le témoin pendant cette journée, et dans lesquelles il avait même à un certain moment joué un rôle actif assez périlleux, eussent laissé dans son esprit une impression bien durable.

Après avoir quitté le Renard-Bleu, il continua pendant assez longtemps à galoper en s’orientant vers la direction où il devait rejoindre le Jaguar, mais peu à peu il se laissa aller à ses pensées, et son cheval comprenant avec l’admirable instinct qui distingue ces nobles animaux que son cavalier ne s’occupait plus de lui, ralentit insensiblement son allure, passant du galop rapide à un train plus modéré, puis au trot et enfin au pas, marchant la tête basse et happant du bout des lèvres quelques brins d’herbe ou quelques feuilles qu’il glanait çà et là.

John Davis était fortement intrigué par la conduite d’un des personnages avec lesquels le hasard l’avait mis en rapport dans cette matinée fertile en événements de toutes sortes. Ce personnage, qui avait le privilége d’exciter à un aussi haut point la curiosité de l’Américain, était le Scalpeur-Blanc.

La lutte héroïque soutenue par cet homme seul contre une nuée d’ennemis acharnés, sa force herculéenne, l’adresse avec laquelle il maniait son cheval, tout dans cet homme étrange lui paraissait tenir du prodige.

Souvent il avait entendu pendant les veillées du bivouac dans la prairie, faire sur ce chasseur les récits les plus extraordinaires et les plus exagérés, par les Indiens auxquels il inspirait une terreur dont, maintenant qu’il avait vu l’homme, il comprenait la raison, car cet individu qui se riait des armes dirigées sur sa poitrine et sortait toujours sain et sauf des combats qu’il engageait, n’importe quel fût le nombre de ses adversaires, semblait plutôt être un démon qu’une créature appartenant à l’humanité ; malgré lui, John Davis se sentait tressaillir à cette pensée et se félicitait d’avoir si miraculeusement échappé au péril qu’il avait couru dans sa rencontre avec lui.

Nous constaterons, en passant, qu’il n’y a pas au monde de peuple plus superstitieux que l’Américain du Nord. Cela est facile à comprendre : véritable manteau d’Arlequin, cette nation est un composé hétérogène de toutes les races qui peuplent le vieux monde ; chacun des représentants de ces races est arrivé en Amérique portant dans son bagage d’émigrant, non-seulement ses vices et ses passions, mais encore ses croyances et ses superstitions de toutes sortes, les plus folles, les plus puériles et les plus absurdes, d’autant plus facilement que la masse des émigrants qui, à diverses époques, se sont réfugiés en Amérique, se composait de gens pour la plupart dénués de toute instruction et même d’un semblant d’éducation ; à ce point de vue, les Américains du Nord, nous devons leur rendre cette justice, n’ont nullement dégénéré : ils sont aujourd’hui au moins aussi grossiers et aussi brutaux que l’étaient leurs ancêtres.

Il est facile d’imaginer l’étrange quantité de légendes de sorciers, de fantômes, etc., qui ont cours au Nord-Amérique. Combien ces légendes, conservées par la tradition, passant de bouche en bouche et se mêlant avec le temps les unes aux autres, ont dû s’accroître encore dans un pays où les aspects grandioses de la nature portent naturellement l’esprit à la rêverie et à la mélancolie.

Aussi John Davis, tout esprit fort qu’il se flattait d’être, ne laissait pas que de posséder comme tous ses compatriotes une forte dose de crédulité, et cet homme qui n’aurait sans doute pas reculé à la vue de plusieurs fusils dirigés sur sa poitrine se sentait frissonner de peur au bruit d’une feuille tombant la nuit sur son épaule.

Du reste, aussitôt que l’idée fut venue à John Davis que le Scalpeur-Blanc était un démon ou tout au moins un sorcier, il s’en empara, et cette supposition devint immédiatement pour lui un article de foi. Naturellement il se trouva immédiatement soulagé par cette découverte ; ses idées reprirent leur cours ordinaire, et la préoccupation qui tourmentait son esprit disparut comme par enchantement ; désormais son opinion était formée sur cet homme, et si une autre fois le hasard les remettait en présence il saurait comment agir envers lui.

Heureux d’avoir trouvé enfin cette solution, il releva gaîment la tête et promena un long regard investigateur autour de lui, afin de se rendre compte des parages qu’il traversait.

Il était à peu près au mileu d’une vaste plaine peu accidentée, couverte d’une herbe haute, parsemée çà et là de rares bouquets de chênes acajous et d’arbres du Pérou.

Mais tout à coup il se redressa sur ses étriers, plaça sa main droite en abat-jour sur ses yeux et regarda attentivement.

À un demi-mille environ de l’endroit où il était arrêté, un peu sur la droite, c’est-à-dire, juste dans la direction qu’il se préparait à suivre lui-même, il apercevait une mince colonne de fumée qu’il s’élevait du milieu d’un fourré de lentisques et d’aloès mêlés à quelques mezquites.

Au désert une fumée aperçue sur sa route donne toujours ample matière à réflexion.

Une fumée s’élève ordinairement d’un feu autour duquel sont assis plusieurs individus.

Or l’homme, plus malheureux en cela que les bêtes féroces, redoute surtout dans la prairie la rencontre de son semblable, car il y a cent à parier contre un que l’individu qu’il verra sera un ennemi.

Cependant John Davis, après mûre réflexion, se décida à pousser vers le feu ; depuis le matin il était à peu près à jeun, la faim commençait à le talonner, en sus il éprouvait une grande fatigue ; il visita donc ses armes avec la plus scrupuleuse attention afin de pouvoir recourir à elles s’il le fallait, et, enfonçant l’éperon dans le ventre de son cheval, il poussa résolument droit sur la fumée, tout en surveillant avec soin les environs de crainte de surprise.

Au bout de dix minutes il atteignit le but de sa course, mais à une cinquantaine de pas du bouquet d’arbres il ralentit l’allure de son cheval, replaça son rifle en travers sur le devant de la selle ; son visage perdit l’expression soucieuse qu’il avait revêtue, et il s’avança vers le feu le sourire aux lèvres, de l’air le plus amical qu’il put imaginer.

Au milieu d’un épais fourré d’arbres dont l’ombre protectrice offrait un abri confortable à un voyageur fatigué, un homme revêtu de l’uniforme des dragons mexicains était nonchalamment assis devant un feu qui servait à faire cuire son repas, pendant que lui-même fumait une cigarette de maïs. Une longue lance garnie de sa banderolle était appuyée contre le tronc d’un mezquite auprès de lui, et un cheval complétement harnaché, mais auquel on avait ôté le mors, broutait paisiblement les jeunes pousses des arbres et l’herbe tendre de la prairie.

Cet homme paraissait avoir vingt-sept ou vingt-huit ans ; ses traits rusés, étaient éclairés par de petits yeux vifs, et la teinte cuivrée de sa peau dénotaient son origine indienne.

Il avait depuis longtemps aperçu le cavalier qui venait à son camp, mais il n’avait semblé y attacher qu’une médiocre importance, et avait tranquillement continué à fumer et à surveiller la cuisson de son repas, sans prendre d’autre précaution contre la visite imprévue qui lui arrivait, que de s’assurer si son sabre sortait facilement du fourreau. Lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques pas du soldat, John Davis s’arrêta, et, portant la main à son chapeau :

— Ave Maria purissima ! dit-il.

— Sin peccado concebida ! répondit le dragon en imitant le mouvement de l’Américain.

— Santas tardes ! reprit l’arrivant.

— Dios las de a Vm buenas ! répondit immédiatement l’autre.

Ces formules sacramentelles de toute rencontre épuisées, la glace fut rompue et la connaissance faite.

— Mettez pied à terre, caballero, dit le dragon ; la chaleur est étouffante dans la prairie ; j’ai ici une ombre excellente, et dans cette petite marmite cuit en ce moment de la cecina avec des haricots rouges au piment dont vous me direz des nouvelles bientôt, si vous voulez me faire l’honneur de partager mon repas.

— J’accepte de grand cœur votre charmante invitation, caballero, répondit en souriant l’Américain ; d’autant plus que je vous avoue que je meurs littéralement de faim, et que de plus je suis accablé de fatigue.

— Caraï ! je me félicite alors du bienheureux hasard qui nous réunit. Mettez donc pied à terre sans plus tarder.

— C’est ce que je fais.

Effectivement, l’Américain descendit de son cheval, lui enleva le mors, et le noble animal alla immédiatement rejoindre son compagnon, tandis que son maître se laissait, avec un soupir de satisfaction, tomber sur l’herbe auprès du dragon.

— Vous paraissez avoir fait une longue route, caballero ? observa le soldat.

— Oui, reprit l’Américain ; voilà dix heures que je suis à cheval, sans compter que j’ai passé la matinée à me battre.

— Cristo ! Vous avez fait là une rude besogne.

— Vous pouvez le dire, sans courir le risque de vous tromper ; car, foi de chasseur, jamais je n’ai eu si fort à faire.

— Vous êtes chasseur ?

— Pour vous servir.

— C’est un beau métier, dit le soldat avec un soupir ; moi aussi je l’ai été.

— Et vous le regrettez ?

— Tous les jours.

— Je comprends cela. Quand une fois on a goûté de la vie du désert on veut toujours y revenir.

— Hélas ?

— Pourquoi l’avez-vous quittée, puisque vous l’aimiez tant ?

— Ah ! voilà, fit le soldat ; l’amour !

— Comment, l’amour ?

— Oui, une chola dont j’eus la bêtise de tomber amoureux et qui me persuada de m’engager.

— Ah diable !

— Oui, et puis à peine avais-je endossé l’uniforme qu’elle me dit qu’elle s’était trompée à mon égard ; que j’étais, ainsi affublé, beaucoup plus laid qu’elle ne l’aurait supposé ; bref, elle me planta là sans cérémonie, pour courir après un arriero.

L’Américain ne put s’empêcher de rire à cette singulière histoire.

— C’est triste, n’est-ce pas ? reprit le soldat.

— Fort triste, répondit John Davis, en cherchant vainement à reprendre son sang-froid.

— Que voulez-vous ! ajouta mélancoliquement le soldat, le monde n’est que fourberie. Mais, fit-il en changeant de ton, je crois que notre dîner est cuit à point : je sens un certain fumet qui m’avertit qu’il est temps de retirer la marmite.

Comme naturellement John Davis n’avait aucune objection à faire contre cette résolution du soldat, celui-ci la mit immédiatement à exécution ; la marmite fut sortie du feu et placée devant les deux convives, qui commencèrent si vigoureusement l’attaque, que bientôt, malgré ses capacités assez vastes, elle sonna le creux.

Cet excellent repas avait été arrosé par quelques gorgées de refino de Catalogne, dont le soldat paraissait être amplement pourvu.

Puis le tout fut terminé par la cigarette de rigueur, ce complément obligé de tout repas hispano-américain, et les deux hommes, réconfortés par la bonne nourriture dont ils s’étaient garni l’estomac, se trouvèrent tout réjouis et dans d’excellentes dispositions pour causer à cœur ouvert.

— Vous me paraissez homme de précaution, caballero, observa l’Américain en lâchant une énorme bouffée de fumée dont une partie sortit par sa bouche et l’autre par son nez.

— C’est un souvenir de mon ancien métier de chasseur. Les soldats ne sont pas aussi soigneux que moi, tant s’en faut.

— Plus je vous observe, reprit John Davis, plus il me semble extraordinaire que vous ayez pu vous déterminer à adopter un métier aussi peu lucratif que celui de soldat.

— Que voulez-vous ! c’est la fatalité ; et puis l’impossibilité d’envoyer l’uniforme au diable. Du reste, j’ai l’espoir de passer cabo avant un an.

— Hum ! c’est un beau grade, d’après ce que j’ai entendu dire ; la paye doit être bonne.

— Elle ne serait pas mauvaise, si nous la recevions.

— Comment, si vous la receviez ?

— Oui !… Il paraît que le gouvernement n’est pas riche.

— Alors, vous lui faites crédit ?

— Il le faut bien.

— Diable ! diable ! Mais, pardon de vous adresser toutes ces questions qui doivent vous paraître indiscrètes.

— Nullement. Ne vous gênez pas ; nous causons amicalement.

— Comment vivez-vous ?

— Ah ! voilà : nous avons le casuel.

— Le casuel ! Qu’est-ce que c’est que cela ?

— Vous ne comprenez pas ?

— Je vous l’avoue.

— Je vais vous l’expliquer.

— Vous me ferez plaisir.

— Il arrive parfois que notre capitaine ou notre général nous charge d’une mission.

— Très-bien.

— Cette mission est payée à part ; plus elle est dangereuse, plus la somme est forte.

— Toujours à crédit ?

— Non, diable ! d’avance.

— Ceci est mieux.

— N’est-ce pas ?

— Et avez-vous quelquefois de ces missions ?

— Souvent, surtout en temps de pronunciamento.

— Oui, mais voilà près d’un an qu’aucun général ne s’est prononcé.

— Malheureusement.

— Alors vous êtes à sec ?

— Pas tout à fait.

— Vous avez eu des missions ?

— J’en ai une en ce moment.

— Bien payée ?

— Convenablement.

— Y a-t-il indiscrétion à vous demander combien ?

— Nullement : j’ai reçu vingt-cinq onces.

— Cristo ! la somme est jolie. La mission doit être dangereuse, pour être tarifée si haut.

— Elle n’est pas sans péril.

— Hum ! prenez garde alors !

— Merci, mais je ne risque pas grand’chose ; il ne s’agit que de remettre une lettre.

— Il est vrai qu’une lettre… fit l’Américain avec insouciance.

— Oh ! celle-ci est plus importante que vous ne le supposez.

— Bah !

— Ma foi, oui, il s’agit de plusieurs millions.

— Comment dites-vous cela ? s’écria John Davis en tressaillant malgré lui.

Depuis sa rencontre avec le soldat, le chasseur avait tout doucement manœuvré de façon à l’amener à lui dévoiler la raison qui le conduisait dans ces parages déserts, car la présence d’un dragon isolé ainsi dans la prairie lui avait, et pour cause, semblé fort louche ; ce fut donc avec un extrême plaisir qu’il le vit de lui-même tomber dans le piége qui lui était tendu.

— Oui, reprit le soldat, le général Rubio, dont je suis l’assistente, m’a expédié en estafette au-devant du capitaine Melendez, qui escorte en ce moment une conducta de plata.

— Vous croyez ?

— Caraï ! si je le crois, puisque je vous dis que j’ai sur moi la lettre.

— C’est juste ; mais dans quel but le général écrit-il au capitaine ?

Le soldat regarda un instant le chasseur d’un air narquois, puis changeant de ton tout à coup :

— Voulez-vous jouer cartes sur table ? lui dit-il en le regardant bien en face.

Le chasseur sourit.

— Bon ! répondit-il, je vois que nous pourrons nous entendre.

— Pourquoi pas ? Ce sont les conditions qui font tout entre caballeros. Ainsi, nous jouons franc jeu, hein ?

— C’est convenu.

— Avouez que vous voudriez bien connaître le contenu de cette lettre.

— Oh ! simple curiosité, je vous jure.

— Pardieu ! j’en suis convaincu ; eh bien, il ne tient qu’à vous de le savoir.

— Bon, ce ne sera pas long alors ; voyons vos conditions.

— Elles sont simples.

— Dites toujours.

— Regardez-moi bien ; vous ne me reconnaissez pas ?

— Ma foi, non.

— Cela me prouve que j’ai plus de mémoire que vous.

— C’est possible.

— Moi, je vous reconnais.

— Vous ?

— Parfaitement.

— Vous m’aurez vu quelque part.

— C’est probable ; mais ceci importe peu : le principal, c’est que je sache qui vous êtes.

— Oh ! un simple chasseur.

— Oui, et un ami intime du Jaguar.

— Hein ! s’écria le chasseur avec un bond de surprise.

— Ne vous effarouchez pas pour si peu ; répondez-moi seulement : est-ce vrai, oui ou non ?

— C’est vrai ; de vous à moi je ne vois pas pourquoi je m’en défendrais.

— Vous auriez tort. Où est le Jaguar en ce moment ?

— Je ne sais pas.

— C’est-à-dire que vous ne voulez pas me le dire.

— Vous avez deviné.

— Bien. Pourriez-vous, si je le désirais me conduire auprès de lui ?

— Je n’y vois pas d’inconvénient, si l’affaire en vaut la peine.

— Ne vous ai-je pas dit qu’il s’agissait de millions ?

— Si fait, mais vous ne me l’avez pas prouvé.

— Et c’est cette preuve que vous voulez que je vous donne ?

— Pas autre chose.

— Ceci est assez difficile.

— Mais non.

— Comment cela ?

— Mon Dieu, je suis un bon compagnon, moi ; je ne veux que mettre ma responsabilité à couvert : montrez-moi la lettre, je n’en demande pas davantage.

— Et vous serez satisfait ?

— D’autant plus que je connais l’écriture du général.

— Oh ! alors, c’est parfait. Et sortant un large pli de sa poitrine : Regardez, dit-il en le montrant au Mexicain, sans cependant le lâcher.

Celui-ci l’examina attentivement pendant quelques minutes.

— C’est bien l’écriture du général, n’est-ce pas ? reprit le soldat.

— Oui.

— Maintenant, consentez-vous à me conduire auprès du Jaguar ?

— Quand vous voudrez.

— Tout de suite, alors.

— Tout de suite, soit.

Les deux hommes se levèrent comme d’un commun accord, remirent le mors à leurs chevaux, sautèrent en selle, et quittèrent au galop l’endroit qui, pendant plusieurs heures, leur avait offert un si salutaire ombrage.


XXIX

LE MARCHÉ.


Les deux aventuriers cheminaient gaiement côte à côte devisant entre eux de la pluie et du beau temps, se donnant mutuellement des nouvelles du désert, c’est-à-dire des chasses et des escarmouches avec les Indiens, et parlant des événements politiques qui, depuis quelques mois, avaient pris une certaine gravité et une importance inquiétante pour le gouvernement mexicain.

Mais tout en causant ainsi à bâtons rompus, s’adressant mutuellement des questions dont ils ne se donnaient pas la peine d’écouter les réponses, leur conversation n’avait d’autre but que de cacher la préoccupation secrète qui les agitait.

Dans leur précédente discussion, chacun d’eux avait voulu ruser, cherchant à se tirer mutuellement leurs secrets du cœur, le chasseur manœuvrant pour amener le soldat à une trahison, celui-ci ne demandant pas mieux que de se vendre et agissant en conséquence ; il était arrivé de cet assaut de ruses que tous deux s’étaient trouvés d’égale force et que chacun avait obtenu le résultat qu’il ambitionnait.

Mais là n’était plus positivement la question pour eux ; comme toutes les natures atrophiées, la réussite, au lieu de les satisfaire, avait donné dans leur esprit naissance à une foule de soupçons. John Davis se demandait quelle cause avait engagé le dragon à trahir aussi facilement les siens, sans stipuler de prime abord des avantages importants pour lui-même.

Car tout se cote en Amérique, l’infamie surtout est d’un excellent rapport.

De son côté le dragon trouvait que le chasseur avait bien facilement ajouté foi à ses paroles, et malgré les manières affectueuses de son compagnon, plus il approchait du camp de rôdeurs de frontières plus son malaise augmentait, car il commençait à craindre d’avoir donné tête baissée dans un piége et de s’être confié trop imprudemment à un homme dont la réputation était loin de le rassurer.

Voici dans quelle situation d’esprit les deux aventuriers se trouvaient vis-à-vis l’un de l’autre, une heure à peine après avoir quitté l’endroit où ils s’étaient si fortuitement rencontrés.

Cependant chacun cachait avec soin ses appréhensions au fond de son cœur ; rien n’en apparaissait au dehors ; au contraire, ils redoublaient de politesse et d’obséquiosité l’un envers l’autre, se traitant plutôt comme des frères chéris charmés de se revoir après une longue absence, que comme des hommes qui deux heures auparavant s’étaient parlé pour la première fois.

Le soleil était couché depuis environ une heure, la nuit était sombre lorsqu’ils arrivèrent à peu de distance du camp du Jaguar dont les feux de bivouac étincelaient dans l’ombre, se reflétant avec de fantastiques effets de lumière, sur les objets environnants, et imprimant au paysage abrupte de la prairie un cachet d’une majesté sauvage.

— Nous voici arrivés, dit le chasseur en arrêtant son cheval et se tournant vers son compagnon ; nul ne nous a aperçus : vous pouvez encore retourner sur vos pas sans craindre d’être poursuivi ; que décidez-vous ?

— Canarios ! compagnon, répondit le soldat en haussant légèrement les épaules d’un air de dédain, je ne suis pas venu jusqu’ici pour me morfondre à l’entrée du camp, permettez-moi de vous faire observer avec tous les respects que je vous dois que votre remarque me semble au moins singulière.

— Je me devais à moi-même de vous la faire ; qui sait si vous ne regretterez pas demain la démarche hasardeuse que vous tentez aujourd’hui ?

— C’est possible. Eh bien ! que voulez-vous, j’en courrai les risques ; ma détermination est prise, elle est immuable. Ainsi poussons en avant au nom de Dieu.

— À votre aise, caballero ; avant un quart d’heure vous serez en présence de celui que vous désirez voir, vous vous expliquerez avec lui, ma tâche sera accomplie.

— Et je n’aurai plus que des remercîments à vous adresser, interrompit vivement le soldat ; mais ne demeurons pas plus longtemps ici, nous pouvons attirer l’attention et devenir le but d’une balle, ce dont, pour ma part, je vous avoue que je me soucie médiocrement.

Le chasseur, sans répondre, fit sentir l’éperon à son cheval et ils continuèrent à s’avancer.

Au bout de quelques minutes, ils se trouvèrent dans le cercle de lumière projeté par la flamme des brasiers ; presque aussitôt le bruit sec d’un rifle qu’on arme se fit entendre, et une voix brusque leur cria d’arrêter au nom du diable.

L’injonction pour ne pas être positivement polie n’en était pas moins péremptoire, les deux aventuriers jugèrent prudent de s’y conformer.

Plusieurs hommes armés sortirent alors des retranchements, et l’un d’eux, s’adressant aux étrangers, leur demanda qui ils étaient et ce qu’ils voulaient à une heure aussi indue.

— Qui nous sommes ? répondit l’Américain, des amis ; ce que nous voulons ? entrer au plus vite.

— Tout cela est bel et bon, reprit l’autre, mais si vous ne déclinez pas vos noms, vous n’entrerez pas de sitôt, d’autant plus que l’un de vous porte un uniforme qui n’est pas en odeur de sainteté parmi nous.

— C’est bon, Ruperto, répondit l’Américain, je suis John Davis, vous me connaissez, je pense ; ainsi livrez-moi passage sans plus tarder, je réponds de ce caballero, qui a à faire à votre chef une communication importante.

— Soyez le bienvenu, master John : ne m’en veuillez pas, vous savez que la prudence est la mère de la sûreté.

— Oui, oui, fit en riant l’Américain, du diable si vous vous compromettez jamais légèrement, vous, compadre.

Ils entrèrent alors dans le camp sans autre obstacle.

Les rôdeurs de frontières dormaient pour la plupart étendus autour des brasiers ; seulement un cordon de sentinelles vigilantes, placées aux barrières du camp, veillaient à la sécurité commune.

John Davis mit pied à terre, en invitant son compagnon à l’imiter ; puis, lui faisant signe de le suivre, il s’avança vers une tente, à travers la toile de laquelle on voyait briller une lumière faible et tremblotante.

Arrivé à l’entrée de la tente, le chasseur s’arrêta, et après avoir frappé deux fois dans ses mains :

— Dormez-vous, Jaguar ? demanda-t-il d’une voix contenue.

— Est-ce vous, John Davis, mon vieux camarade ? répondit-on aussitôt de l’intérieur.

— Oui.

— Alors venez, je vous attends avec impatience.

L’Américain souleva le rideau qui servait à marquer l’entrée, et s’introduisit dans la tente, le soldat se glissa après lui, le rideau retomba après eux.

Le Jaguar, assis sur un crâne de bison, feuilletait une volumineuse correspondance à la lueur douteuse d’un candil ; dans un coin de la tente, on voyait deux ou trois peaux d’ours étendues, destinées sans doute à servir de lit. À la vue des arrivants, le jeune homme replia ses papiers et les renferma dans une petite cassette de fer, dont il cacha la clef dans sa poitrine, puis il leva la tête et jeta un regard inquiet sur le dragon.

— Qu’est ceci ? John, dit-il ; nous amenez-vous des prisonniers ?

— Non, répondit celui-ci ; ce caballero désirait absolument vous voir pour certaines raisons qu’il vous expliquera lui-même, j’ai cru devoir le satisfaire.

— Bien, nous nous occuperons de lui dans un instant ; qu’avez-vous fait, vous ?

— Ce dont vous m’aviez chargé.

— Ainsi vous vous avez réussi ?

— Complétement.

— Bravo ! mon ami ; contez-moi donc cela.

— À quoi bon des détails, répondit l’Américain, en désignant de l’œil le dragon immobile et impassible à deux pas.

Le Jaguar le comprit.

— C’est juste, dit-il ; voyons un peu de quel bois est fait cet homme, et, s’adressant au soldat : Approchez, mon brave, ajouta-t-il.

— Me voici à vos ordres, mon capitaine.

— Comment vous nommez-vous ?

— Gregorio Felpa. Je suis dragon, ainsi que vous pouvez le voir à mon uniforme, seigneurie.

— Quel motif vous a fait désirer me voir ?

— L’envie de vous rendre un important service, seigneurie.

— Je vous remercie ; mais ordinairement les services sont chers en diable, et je ne suis pas riche.

— Vous le deviendrez.

— Je le désire. Mais quel est ce grand service que vous avez l’intention de me rendre ?

— Je vais m’expliquer en deux mots. Dans toute question politique il y a deux faces ; cela dépend du point de vue auquel on se place. Je suis enfant du Texas, fils d’un Américain du Nord et d’une Indienne, ce qui veut dire que je déteste cordialement les Mexicains.

— Au fait.

— M’y voilà. Soldat malgré moi, le général Rubio m’a chargé pour le capitaine Melendez d’une dépêche, dans laquelle il lui assigne un rendez-vous où il doit le rejoindre afin d’éviter le Rio Secco, où, dit-on, vous avez l’intention de vous embusquer pour enlever la conducta.

— Ah ! ah ! fit le Jaguar, devenu tout à coup attentif ; mais comment connaissez-vous le contenu de cette dépêche ?

— D’une manière toute simple. Le général a en moi la plus entière confiance. Il m’a lu la dépêche, d’autant plus que c’est moi qui suis chargé par lui de servir de guide au capitaine pour atteindre le lieu du rendez-vous.

— Ainsi vous trahissez votre chef ?

— Est-ce donc le nom que vous donnez à mon action ?

— Je parle au point de vue du général.

— Et au vôtre ?

— Quand nous aurons réussi, je vous le dirai.

— Bien, répondit-il nonchalamment.

— Vous avez cette dépêche ?

— La voilà.

Le Jaguar la prit, l’examina attentivement, la tournant et la retournant dans ses doigts, puis il fit le geste de la décacheter.

— Arrêtez ! s’écria vivement le soldat.

— Pourquoi donc ?

— Parce que si vous la décachetez, je ne pourrai plus la remettre à celui auquel elle est destinée.

— Comment dites-vous cela ?

— Vous ne me comprenez pas, fit le soldat avec une impatience mal dissimulée.

— C’est probable, répondit le capitaine.

— Je ne vous demande que de m’écouter cinq minutes.

— Parlez.

— Le rendez-vous assigné au capitaine par le général est à la laguna del Venado. Avant que d’arriver à cet endroit, se trouve un défilé assez étroit et fort boisé.

— Le défilé del Palo-Muerto, je le connais.

— Bien. Vous vous embusquerez là, à droite et à gauche dans les halliers, et lorsque passera la conducta vous l’assaillirez de tous les côtés à la fois ; il est impossible qu’elle vous échappe si, comme je le suppose, vos dispositions sont bien prises.

— Oui, l’endroit est des plus favorables pour un coup de main ; mais qui me garantit que la conducta traversera ce défilé et non le Rio-Secco ?

— Moi.

— Comment, vous ?

— Certainement, puisque je servirai de guide.

— Hum ! voilà que nous ne nous entendons plus.

— Mais si, au contraire ; je vais vous quitter, j’irai rejoindre le capitaine auquel je remettrai la dépêche du général ; bon gré mal gré il sera contraint de me prendre pour guide, et je l’amènerai dans vos mains aussi sûrement qu’un novillo qu’on conduit à la boucherie.

Le Jaguar lança au soldat un regard qui semblait vouloir fouiller jusqu’au fond de son cœur.

— Vous êtes un hardi compagnon, lui dit-il ; mais vous arrangez, à mon avis, les événements un peu trop à votre guise. Je ne vous connais pas, moi ; voici la première fois que je vous vois, et, pardonnez-moi d’être franc, c’est pour conclure une trahison. Qui me répond de votre fidélité ? Si je suis assez niais pour vous laisser partir tranquillement, qui m’assure que vous ne vous tournerez pas contre moi ?

— Mon intérêt d’abord ; si vous vous emparez grâce à moi de la conducta, vous me donnerez cinq cents onces.

— Ce n’est pas trop cher ; cependant permettez-moi encore une objection.

— Faites, seigneurie.

— Rien ne me prouve que l’on ne vous a pas promis le double pour vous emparer de moi.

— Oh ! fit-il avec un geste de dénégation.

— Dame, écoutez donc, on a vu des choses plus singulières, et pour si peu que vaille ma tête, je vous avoue que j’ai la faiblesse d’y tenir extraordinairement ; aussi je vous avertis que si vous n’avez pas de meilleures garanties à me donner, l’affaire est rompue.

— Ce serait dommage.

— Je le sais bien, mais c’est de votre faute et non de la mienne ; c’était à vous à mieux prendre vos mesures avant que de me venir trouver.

— Ainsi rien ne pourra vous convaincre de ma bonne foi ?

— Rien.

— Voyons, il faut en finir, s’écria le soldat avec impatience.

— Je ne demande pas mieux.

— Il est bien entendu entre nous, seigneurie, que vous me donnerez cinq cents onces d’or ?

— Si par votre moyen je m’empare de la conducta de plata.

— Pardieu !

— Je vous les promets.

— Cela suffit ; je sais que jamais vous ne manquez à votre parole.

Alors il déboutonna sa veste d’uniforme, prit un sachet suspendu à son cou par une chaînette d’acier et le présenta au capitaine :

— Connaissez-vous cela ? lui dit-il.

— Certes, répondit le Jaguar en se signant dévotement, c’est une relique.

— Bénite par le pape, ainsi que le prouve cette attestation.

— C’est vrai.

Il l’ôta de son cou et la plaça dans les mains du jeune homme, puis, croisant le pouce de la main droite sur celui de la main gauche, il dit d’une voix ferme et accentuée :

— Moi, Gregorio Felpa, je jure, sur cette relique, d’accomplir fidèlement toutes les clauses du marché que je viens de conclure avec le noble capitaine nommé le Jaguar : si je fausse mon serment, je renonce dès aujourd’hui à tout jamais à la part que j’espère en paradis et je me voue aux flammes éternelles de l’enfer. — Maintenant, ajouta-t-il, gardez cette précieuse relique : vous me la rendrez à mon retour.

Le capitaine, sans répondre, la suspendit immédiatement à son cou.

Étrange contradiction du cœur humain, anomalie inexplicable : ces hommes, ces Indiens, païens pour la plupart, malgré le baptême qu’ils ont reçu, et qui, tout en affectant de suivre ostensiblement les règles de notre religion, pratiquent en secret les rites de leur culte, ont une foi vive dans les reliques et les amulettes ; tous en portent au cou dans de petits sachets, et ces hommes, dissolus et pervers, pour lesquels il n’y a rien de sacré, qui se rient des sentiments les plus nobles, dont la vie se passe à imaginer des fourberies et à machiner des trahisons, professent un si grand respect pour ces reliques, qu’il n’y a pas d’exemple qu’un serment, prêté sur l’une d’elles, ait été jamais faussé.

Explique qui voudra ce fait extraordinaire, quant à nous, nous nous bornons à le constater.

Devant le serment prêté par le soldat les soupçons du Jaguar s’évanouirent immédiatement pour faire place à la plus entière confiance.

La conversation perdit le ton gourmé qu’elle avait eu jusqu’à ce moment, le soldat s’assit sur un crâne de bison, et les trois hommes, désormais d’accord, discutèrent de bonne amitié les meilleurs moyens à employer pour ne pas subir un échec.

Le plan proposé par le soldat était d’une simplicité et d’une facilité d’exécution qui en garantissaient le succès, aussi fut-il adopté dans toutes ses parties et la discussion ne roula que sur les questions de détail.

Enfin, à une heure assez avancée de la nuit, les trois hommes se séparèrent, afin de prendre quelques instants d’un repos indispensable entre les fatigues de la journée qui venait de s’écouler et celles qu’ils auraient à supporter le jour suivant.

Gregorio dormit, suivant l’expression espagnole, a pierna suelta, c’est-à-dire qu’il ne fit qu’un somme.

Deux heures environ avant le lever du soleil, le Jaguar se pencha sur le dormeur et le réveilla ; le soldat se leva aussitôt, se frotta un instant les yeux, et au bout de cinq minutes il était aussi dispos et aussi frais que s’il avait dormi quarante-huit heures.

— Il est temps de partir, lui dit le Jaguar à demi-voix ; John Davis a lui-même bouchonné et sellé votre cheval, venez.

Ils sortirent de la tente ; en effet, l’Américain tenait en bride le cheval du soldat, celui-ci se mit en selle d’un bond sans se servir des étriers afin de montrer qu’il était parfaitement reposé.

— Surtout, observa le Jaguar, la plus grande prudence, veillez avec soin sur vos paroles et sur vos moindres gestes, vous allez avoir affaire à l’officier le plus brave et le plus fin de toute l’armée mexicaine.

— Rapportez-vous-en à moi, capitaine. Canarios ! l’enjeu est trop beau pour que je risque de perdre la partie.

— Un mot encore.

— Je vous écoute.

— Arrangez-vous de façon à n’arriver qu’à la nuit tombante au défilé, l’obscurité entre pour beaucoup dans le succès d’une surprise ; et maintenant, adieu et bonne chance !

— Je vous en souhaite autant.

Le Jaguar et l’Américain escortèrent le dragon jusqu’aux barrières afin de le faire reconnaître par les sentinelles avancées qui, sans cette précaution, auraient, à cause de l’uniforme qu’il portait, impitoyablement tiré sur lui.

Puis, lorsqu’il eut quitté le camp, les deux hommes le suivirent des yeux aussi longtemps qu’ils purent distinguer sa noire silhouette glissant comme une ombre à travers les arbres de la forêt, où elle ne tarda pas à disparaître.

— Hum ! fit John Davis, voilà ce que j’appelle un coquin émérite ; il est plus rusé qu’un opossum. By god ! quel hideux drôle !

— Eh ! mon ami, répondit négligemment le Jaguar, il faut des hommes de cette trempe, sans cela que deviendrions-nous, nous autres ?

— C’est juste. C’est nécessaire comme la peste et la lèpre ; mais c’est égal, j’en reviens à mon dire : c’est le coquin le plus complet que j’aie jamais vu, et Dieu sait la magnifique collection qui a défilé devant moi pendant le cours de mon existence !

Quelques minutes plus tard, les rôdeurs de frontières levaient le camp et montaient à cheval pour se rendre au défilé, où ils avaient donné rendez-vous à Gregorio Felpa, l’assistente du général Rubio, qui avait mis en lui une confiance dont le soldat était si digne sous tous les rapports.


XXX

L’EMBUSCADE.


Les mesures du Jaguar avaient été si bien prises, le traître qui s’était chargé de guider la conducta avait si bien manœuvré, que les Mexicains étaient littéralement tombés dans un guêpier dont il paraissait fort difficile, sinon impossible, qu’ils parvinssent à sortir.

Démoralisés un instant par la chute de leur chef, dont le cheval avait été, dès le début de l’action, frappé mortellement, cependant, dociles à la voix du capitaine qui, par un effort suprême, était parvenu à se relever presque aussitôt, ils s’étaient groupés autour de la recua chargée de la conducta de plata, et faisant résolument face de tous les côtés à la fois ils se préparèrent à défendre courageusement le dépôt précieux dont ils avaient la garde.

L’escorte commandée par le capitaine Melendez, bien que peu nombreuse, était composée de vieux soldats aguerris, habitués de longue main à la guerre de buisson, et pour lesquels la position critique dans laquelle leur mauvaise étoile les avait placés, n’avait rien de fort extraordinaire.

Les dragons avaient mis pied à terre, et jetant leurs longues lances inutiles dans une lutte comme celle qui se préparait, ils avaient saisi leurs carabines, et, le canon en avant, les yeux fixés sur les buissons, ils attendaient impassibles l’ordre de commencer le feu.

Le capitaine Melendez avait, d’un coup d’œil rapide, étudié le terrain : il était loin d’être favorable. À droite et à gauche, des pentes abruptes couronnées d’ennemis ; derrière, une troupe nombreuse de rôdeurs de frontières embusqués derrière un abattis d’arbres qui, comme par enchantement, avait subitement intercepté la route et coupé la retraite ; devant enfin un précipice de près de vingt mètres de large et d’une profondeur incalculable.

Tout espoir de sortir sains et saufs de la position dans laquelle ils étaient acculés semblait donc être enlevé aux Mexicains, non-seulement à cause du nombre considérable d’ennemis qui les cernaient de toutes parts, mais encore par la disposition même des lieux ; cependant après avoir attentivement étudié le terrain, un éclair jaillit de l’œil du capitaine et un sombre sourire passa sur son visage.

Les dragons connaissaient depuis longtemps leur chef, ils avaient foi en lui, ils aperçurent ce fugitif sourire et leur courage s’en accrut.

Le capitaine avait souri, donc il espérait.

Il est vrai que pas un homme dans toute l’escorte n’aurait pu dire en quoi consistait cet espoir.

Après la première décharge, les rôdeurs avaient inopinément couronné les hauteurs, mais ils étaient demeurés immobiles, se contentant de surveiller attentivement les mouvements des Mexicains.

Le capitaine profita de ce répit que lui offrait si généreusement l’ennemi pour prendre quelques dispositions de défense et corriger son plan de bataille.

Les mules furent déchargées, les précieuses cassettes placées tout à fait en arrière, aussi loin que possible de l’ennemi ; puis mules et chevaux, amenés sur le front de bandière du détachement, furent rangés de façon à ce que leurs corps servissent de rempart aux soldats, qui, agenouillés et courbés derrière ce retranchement vivant, se trouvèrent relativement à l’abri des balles ennemies.

Lorsque ces mesures furent prises et que par un dernier coup d’œil le capitaine se fut assuré que ses ordres avaient été ponctuellement exécutés, il se pencha à l’oreille de ño Bautista, l’arriero chef, et lui dit quelques mots à voix basse.

L’arriero fit un brusque mouvement de surprise en entendant les paroles du capitaine, mais se remettant presque aussitôt, il baissa affirmativement la tête.

— Vous obéirez ? demanda don Juan en le regardant fixement.

— Sur l’honneur, capitaine, répondit l’arriero.

— Eh bien ! dit gaiement le jeune homme, nous allons rire, je vous en réponds.

L’arriero se retira et le capitaine vint se placer devant ses soldats. À peine avait-il pris son poste de combat, qu’un homme apparut sur le sommet de la montée de droite ; cet homme tenait à la main une longue lance à l’extrémité de laquelle flottait un morceau d’étoffe blanche.

— Oh ! oh ! murmura le capitaine, qu’est-ce que cela signifie ? Craindraient-ils déjà que leur proie leur échappe ? Holà ! cria-t-il, que demandez-vous ?

— Parlementer, répondit laconiquement l’homme au drapeau.

— Parlementer, répondit le capitaine, à quoi bon ? D’ailleurs, j’ai l’honneur d’être officier dans l’armée mexicaine, et je ne traite pas avec des bandits.

— Prenez garde, capitaine, un courage déplacé est souvent de la forfanterie ; votre position est désespérée.

— Vous croyez répondit le jeune homme d’une voix railleuse.

— Vous êtes cernés de tous les côtés.

— Excepté d’un.

— Oui, mais là se trouve un précipice infranchissable.

— Qui sait ? fit le capitaine toujours goguenard.

— Enfin, voulez-vous m’écouter ? reprit l’autre, que ce dialogue commençait à impatienter.

— Au fait, dit l’officier, voyons vos propositions, après je vous ferai connaître mes conditions.

— Quelles conditions ? demanda le parlementaire avec étonnement.

— Celles que je prétends vous imposer, pardieu !

Un rire homérique des rôdeurs de frontières accueillit ces paroles hautaines. Le capitaine demeura froid et impassible.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— Le chef des hommes qui vous tiennent captifs.

— Captifs ! je ne crois pas ; enfin, nous verrons. Ah ! c’est vous qui êtes le Jaguar, ce féroce bandit dont le nom est en exécration sur ces frontières ?

— Je suis le Jaguar, répondit simplement celui-ci.

— Fort bien. Que me voulez-vous ? Parlez, et surtout soyez bref, reprit le capitaine en piquant la pointe de son sabre sur le bout de sa botte.

— Je veux éviter l’effusion du sang, dit le Jaguar.

— C’est fort bien à vous, mais il me semble qu’il est un peu tard pour prendre une si louable résolution, fit l’officier de sa voix railleuse.

— Écoutez, capitaine, vous êtes un brave officier, je serais désolé qu’il vous arrivât malheur ; ne vous obstinez pas à soutenir une lutte impossible entouré comme vous l’êtes par des forces considérables ; toute tentative de résistance serait une impardonnable folie qui n’aboutirait qu’à un massacre général des hommes que vous commandez, sans que vous ayez le moindre espoir de sauver la conducta que vous escortez. Rendez-vous, je vous le répète, vous n’avez que cette voie de salut qui vous soit ouverte.

— Caballero, répondit sérieusement cette fois le capitaine, je vous remercie des paroles que vous avez prononcées ; je me connais en hommes, et je vois que vous parlez loyalement en ce moment.

— Oui, fit le Jaguar.

— Malheureusement, continua le capitaine, je suis forcé de vous répéter que j’ai l’honneur d’être officier, et que jamais je ne consentirai à rendre mon épée à un chef de bande dont la tête est mise à prix ; si j’ai été assez fou et assez idiot pour me laisser entraîner dans un piége, eh bien, tant pis pour moi, j’en subirai les conséquences.

Les deux interlocuteurs s’étaient rapprochés et causaient maintenant côte à côte.

— Je comprends, capitaine, que votre honneur militaire doit, dans certaines circonstances, vous obliger à soutenir une lutte, même dans des conditions défavorables ; mais ici le cas est différent, toutes les chances sont contre vous, et votre honneur ne souffrira nullement d’une reddition qui épargnera la vie de vos braves soldats.

— Et vous livrera sans coup férir la riche proie que vous convoitez, n’est-ce pas ?

— Cette proie, quoi que vous fassiez, ne nous peut échapper.

Le capitaine haussa les épaules.

— Vous êtes fou, dit-il, comme tous les hommes habitués à la guerre des prairies, vous avez voulu être trop rusé, votre finesse a dépassé le but.

— Comment cela ?

— Apprenez à me connaître, caballero : je suis cristiano viejo, moi, je descends des anciens conquérants, le sang espagnol coule pur dans mes veines : tous mes hommes me sont dévoués, sur mon ordre ils se feront tuer sans hésiter jusqu’au dernier, mais quel que soit l’avantage de la position que vous occupez, le nombre de vos compagnons, il faut un certain temps pour tuer cinquante hommes réduits au désespoir et qui sont résolus à ne pas demander quartier.

— Oui, dit le Jaguar d’une voix sourde, mais on finit par les tuer.

— Sans doute, reprit paisiblement le capitaine, mais tandis que vous nous égorgez, les arrieros, qui ont mes ordres positifs à cet égard, font rouler les uns après les autres, les coffres plein d’argent au fond de l’abîme sur le bord duquel vous nous avez acculés.

— Oh ! s’écria le Jaguar avec un geste de menace mal contenu, vous ne ferez pas cela, capitaine.

— Pourquoi ne le ferai-je pas, s’il vous plaît ? répondit froidement l’officier. Si, je le ferai, je vous le jure sur mon honneur.

— Oh !

— Alors qu’arrivera-t-il ? c’est que vous aurez lâchement égorgé cinquante hommes, sans autre résultat que celui de vous être vautré dans le sang de vos compatriotes.

— Rayo de Dios ! c’est du délire, cela.

— Non, c’est simplement la conséquence logique de la menace que vous me faites : nous serons morts, mais en gens de cœur, et nous aurons jusqu’au bout accompli notre devoir puisque l’argent aura été sauvé.

— Ainsi, tous mes efforts pour amener une solution pacifique auront été stériles ?

— Il y a un moyen.

— Lequel ?

— Laissez-nous passer en vous engageant sur l’honneur à ne pas inquiéter notre retraite.

— Jamais ! cet argent m’est indispensable, il me le faut.

— Alors, venez le prendre.

— C’est ce que je vais faire.

— À votre aise.

— Que votre sang que j’aurais voulu épargner retombe sur votre tête.

— Ou sur la vôtre.

Ils se séparèrent.

Le capitaine se tourna vers ses soldats qui, assez rapprochés des deux interlocuteurs, avaient suivi attentivement la discussion dans toutes ses péripéties.

— Que voulez-vous faire, mes enfants ? leur demanda-t-il.

— Mourir ! répondirent-ils d’une voix ferme et brève.

— Soit, nous mourrons ensemble. Et brandissant son sabre au-dessus de sa tête : Dios y libertad ! cria-t-il, viva Mejico !

— Viva Mejico ! répétèrent les dragons avec enthousiasme.

Sur ces entrefaites, le soleil avait disparu au-dessous de l’horizon, et l’ombre avait, comme un sombre linceul, couvert la terre.

Le Jaguar, la rage au cœur du mauvais résultat de sa tentative, avait rejoint ses compagnons.

— Eh bien ! lui demanda John Davis, qui guettait son retour avec anxiété, qu’avez-vous obtenu ?

— Rien. Cet homme est enragé.

— Je vous ai averti, c’est un démon ; heureusement que, quoi qu’il fasse, il ne nous échappera pas.

— C’est ce qui vous trompe, répondit le Jaguar en frappant du pied avec colère ; qu’il meure ou qu’il vive, l’argent est perdu pour nous.

— Comment cela ?

Le Jaguar rapporta alors en peu de mots, à son confident, ce qui s’était passé entre lui et le capitaine.

— Malédiction ! s’écria l’Américain, hâtons-nous alors.

— Pour comble de malheur il fait noir comme dans une taupinière.

— By god ! faisons une illumination, peut-être donnera-t-elle à réfléchir à ces démons incarnés qui coassent comme des grenouilles qui appellent la pluie.

— Vous avez raison, des torches !

— Mieux que cela, brûlons la forêt.

— Ah ! ah ! fit en riant le Jaguar, bravo ! enfumons-les comme des rats musqués.

Cette diabolique idée fut immédiatement mise à exécution, et bientôt un cordon de flammes brillantes ceignit le sommet de la colline et courut tout autour du défilé, où les Mexicains impassibles attendaient l’attaque de leurs ennemis.

Cette attente ne fut pas de longue durée ; une vive fussillade commença mêlée aux cris et aux hurlements des assaillants.

— Il est temps, cria le capitaine.

On entendit aussitôt le bruit de la chute d’une caisse d’argent dans le précipice.

Grâces à l’incendie, il faisait clair comme en plein jour ; aucun mouvement des Mexicains n’échappait à leurs adversaires.

Ceux-ci poussèrent un cri de fureur en voyant les caisses rouler les unes après les autres dans l’abîme.

Ils se ruèrent en courant sur les soldats, mais ceux-ci les reçurent sur la pointe de leurs baïonnettes sans reculer d’une semelle.

Une décharge à bout portant faite par les Mexicains, qui avaient réservé leur feu, coucha bon nombre d’ennemis sur le sol et porta le désordre dans les rangs des assaillants qui reculèrent malgré eux.

— En avant ! hurla le Jaguar.

Ses compagnons revinrent plus animés que jamais.

— Tenez bon ! il faut mourir ! dit le capitaine.

— Mourons ! répétèrent les soldats d’une seule voix.

Alors la lutte s’engagea corps à corps, pied contre pied, poitrine contre poitrine, assaillants et assaillis se mêlant, se poussant les uns les autres avec de sourds rauquements de colère, combattant plutôt comme des bêtes fauves que comme des hommes.

Les arrieros, décimés par les balles dirigées contre eux, n’en continuaient pas moins leur besogne avec ardeur : à peine le levier échappait-il à la main de l’un d’eux qui roulait expirant sur le sol, qu’un autre s’emparait aussitôt de la lourde barre de fer, et les caisses d’argent tombaient sans interruption dans le précipice, malgré les vociférations de rage et les efforts gigantesques des ennemis qui s’épuisaient vainement à renverser la muraille humaine que leur barrait le passage.

C’était un spectacle horriblement beau que celui de cette lutte archarnée, de ce combat implacable que se livraient ces hommes, à la lueur brillante d’une forêt brûlant tout entière comme un lugubre et sinistre phare.

Les cris avaient cessé, la boucherie se continuait sourde et terrible, parfois on entendait seulement la voix brève du capitaine qui répétait :

— Serrez les rangs ! serrez les rangs !

Et les rangs se serraient et les hommes tombaient sans se plaindre, ayant fait le sacrifice de leur vie et ne combattant plus que pour gagner les quelques minutes indispensables pour que leur sacrifice ne fût pas stérile.

Vainement les rôdeurs de frontières, excités par l’appât du gain, cherchaient à briser cette résistance énergique que leur opposait une poignée d’hommes : les héroïques soldats, appuyés les uns sur les autres, les talons calés contre les cadavres de ceux qui les avaient précédés dans la mort ; semblaient se multiplier pour barrer le défilé de tous les côtés à la fois.

Cependant, désormais le combat ne pouvait longtemps durer ; dix hommes tout au plus demeuraient debout de toute la troupe du capitaine, les autres avaient succombé, mais tous frappés par devant en pleine poitrine.

Tous les arrieros étaient morts ; deux caisses restaient encore sur le bord du précipice ; le capitaine jeta un regard rapide autour de lui.

— Encore un effort, enfants ! s’écria-t-il ; cinq minutes seulement pour achever notre besogne.

— Dios y libertad ! crièrent les soldats. Et bien que épuisés de fatigue, ils se jetèrent résolument au plus épais de la foule d’ennemis qui les enveloppait.

Pendant quelques minutes, ces dix hommes accomplirent des prodiges ; mais enfin le nombre l’emporta : ils tombèrent tous !

Le capitaine seul existait encore !

Il avait profité du dévouement de ses soldats pour saisir un levier et faire rouler une caisse dans le précipice ; la seconde, soulevée à grand’peine, n’avait plus besoin que d’un dernier effort pour disparaître à son tour, lorsque tout à coup un hurra terrible fit lever la tête à l’officier.

Les rôdeurs de frontières accouraient, terribles, haletants comme des tigres altérés de carnage.

— Ah ! s’écria joyeusement Gregorio Felpa, le traître guide, en se précipitant en avant, au moins celle-là nous l’aurons !

— Tu mens, misérable, répondit le capitaine.

Et levant à deux mains la barre de fer, il brisa le crâne du soldat, qui tomba comme un bœuf assommé sans jeter un cri, sans pousser un soupir.

— À un autre, dit le capitaine en relevant le levier.

Un hurlement d’horreur s’éleva de la foule, qui hésita une minute.

Le capitaine baissa vivement son levier, et la caisse pencha sur le bord de l’abîme.

Ce mouvement rendit aux rôdeurs toute leur colère et toute leur rage.

— À mort ! à mort ! s’écrièrent-ils.

— Arrêtez ! dit le Jaguar en s’élançant en avant, et renversant tout ce qui s’opposait à son passage, que pas un de vous ne bouge : cet homme m’appartient.

À cette voix tous ces hommes s’arrêtèrent.

Le capitaine jeta son levier ; la dernière caisse venait de tomber à son tour au fond du précipice.

— Rendez-vous, capitaine Melendez, dit le Jaguar en s’avançant vers l’officier.

Celui-ci avait repris son sabre.

— J’aime mieux mourir, répondit-il.

— Défendez-vous, alors.

Les deux hommes tombèrent en garde. Pendant quelques secondes on entendit un furieux cliquetis de fer. Tout à coup, le capitaine fit voler à dix pas l’arme de son adversaire. Avant que celui-ci fût revenu de sa surprise, l’officier se précipita sur lui et l’enlaça comme un serpent.

Les deux hommes roulèrent sur le sol.

À deux pas derrière se trouvait le précipice.

Tous les efforts du capitaine tendaient à attirer le Jaguar sur la lèvre de l’abîme ; celui-ci, au contraire, cherchait à se délivrer de son adversaire, dont il avait deviné le sinistre projet.

Enfin, après une lutte de quelques minutes, les bras qui serraient le corps du Jaguar se relâchèrent, les mains crispées de l’officier se détendirent, et le jeune homme, réunissant toutes ses forces, parvint à se débarrasser de son ennemi et à se relever.

Mais à peine était-il debout, que le capitaine, qui paraissait épuisé et presque évanoui, bondit comme un tigre, saisit son adversaire à bras-le-corps et lui imprima une secousse terrible.

Le Jaguar, encore étourdi de la lutte qu’il venait de soutenir, chancela et perdit l’équilibre en jetant un grand cri.

— Enfin !… s’écria le capitaine avec une joie féroce.

Les assistants poussèrent une exclamation d’horreur et de désespoir.

Les deux ennemis avaient disparu dans l’abîme.



  1. Il n’y a rien qui nous semble plus ridicule que ce jargon de convention qu’on prête aux nègres, jargon qui a d’abord le tort de ralentir le récit et qui de plus est faux, double raison qui nous engage à ne pas l’employer ici ; tant pis pour la couleur locale. G. A.
  2. Lettre.
  3. Domestique.
  4. Voir les Trappeurs de l’Arkansas, 1 vol. in-12. Dentu, éditeur.
  5. Nous savons fort bien que ce mot n’est pas français, mais nous avons été contraint de l’employer afin d’éviter une longue périphrase et traduire littéralement le mot comanche kiéin-stomann, d’ailleurs le verbe scalper existe dans notre langue, scalpeur en doit naturellement dériver : nous espérons que le lecteur nous pardonnera de nous en servir. — G. Aimard.