Les Rapports du pouvoir municipal avec l’État - La nomination des maires

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Les Rapports du pouvoir municipal avec l’État - La nomination des maires
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 16 (p. 182-198).
LES RAPPORTS
DU POUVOIR MUNICIPAL
AVEC L'ETAT

LA NOMINATION DES MAIRES.

Il est peu de questions qui aient été plus souvent et plus ardemment débattues dans les livres, dans la presse périodique et dans le parlement, que les rapports de l’état et de la commune, que les droits du pouvoir central vis-à-vis de ces libertés municipales qu’une grande école revendiquait si haut dans les dernières années de l’empire. Depuis 1789, le problème s’est posé presqu’à chaque changement de régime. Examiné tantôt au point de vue de la logique pure, tantôt au point de vue d’une politique militante, il a donné naissance aux solutions les plus variées. Il a exercé la fécondité d’esprit des hommes d’état et de ceux qui aspirent à le devenir ; il a valu de brillans succès de tribune à plus d’un leader de l’opposition qui le lendemain, parvenu au pouvoir, lui devait au contraire de cruels embarras. Aujourd’hui encore, après tant de projets, de contre-projets, de rapports et de discussions, le voilà qui se pose de nouveau et qui va devenir, non pour la dernière fois sans doute, le champ de bataille des partis. Est-ce donc par lui-même qu’il est si redoutable, ou les difficultés au milieu desquelles il nous apparaît tiennent-elles surtout aux passions qui l’obscurcissent ? — C’est ce qu’on se propose de rechercher ici sans souci des déductions d’une logique trop rigoureuse, ni des compromis parfois nécessaires d’une politique de transaction, mais non sans préoccupation de l’avenir de la France et de ces nécessités gouvernementales qui sont de tous les temps et de tous les régimes.


I

La révolution de 1789 n’a pas créé l’indépendance communale. On sait que la liberté des communes fut le fruit de leur longue lutte avec la féodalité : elle leur fut octroyée par les rois en récompense des secours efficaces qu’ils en avaient tirés contre les empiétemens de la noblesse ; mais quand le pouvoir féodal fut abattu, les chartes des communes ne furent pas toujours respectées[1]. La liberté municipale, soumise à des vicissitudes fréquentes[2], inégalement répartie sur toute la surface du royaume, était d’ailleurs peu connue des petites communes, alors désignées sous le nom de paroisses. Les villes proprement dites furent à peu près les seules agglomérations qui purent jouir de l’avantage de s’administrer elles-mêmes. On sait que cet avantage n’était pas gratuit, qu’il fallait l’acheter à beaux deniers comptans, et qu’alors même il n’était pas définitif. Nombre de communes durent le racheter plusieurs fois, et il figura trop souvent parmi les voies et moyens par lesquels les rois de France cherchèrent à équilibrer leur budget mal assis. Toutefois dans les dernières années de la vieille monarchie, l’élection des officiers municipaux s’était régularisée. Les chefs des municipalités, maires, échevins, consuls, étaient désignés dans des assemblées de notables et de corporations. Aucun suffrage populaire ne venait ratifier ce choix, mais il avait besoin d’être confirmé par l’autorité royale. Les assemblées municipales comptaient, outre les membres élus, des membres de droit et même des présidens de droit. Ces privilèges étaient attachés aux titres d’archevêque ou d’évêque, aux fonctions de commandant de province ou de ville, et aussi à la possession de certaines terres. En réalité, l’administration des communes était dans les villes aux mains des marchands, et dans les autres communes aux mains des propriétaires du sol ou de leurs représentans.

L’assemblée constituante fit tomber ces institutions, que le temps et l’usage, plus encore que la législation, avaient établies. Opérant table rase du passé, elle soumit tous les pouvoirs au principe électif. La loi du 14 décembre 1789 constitua dans tout le royaume des municipalités composées chacune d’un maire, d’un procureur de la commune, de plusieurs officiers municipaux. À ce corps municipal venait s’adjoindre dans certains cas une assemblée de notables, ce qui formait alors le conseil général de la commune. Tous ces agens municipaux étaient nommés par l’universalité des citoyens. Le maire se trouvait investi d’attributions de deux sortes. Il restait le représentant des intérêts communaux, en même temps qu’il devenait l’agent de l’état, chargé en son nom d’assurer dans la commune la bonne exécution des lois.

L’état de choses créé par l’assemblée constituante ne vécut pas longtemps ; il est donc impossible de le juger sur les résultats qu’il a produits. Bientôt la tourmente arriva, et avec elle un régime peu fait pour assurer la liberté des élections. Les communes révolutionnaires, dont le nom est resté dans l’histoire lié aux plus effroyables abus et aux tragédies les plus sanglantes, provenaient-elles d’ailleurs d’élections plus ou moins régulières ? N’étaient-elles pas plutôt la création arbitraire des comités de salut public, dont l’action tyrannique et violente rayonna bientôt sur tout le territoire ? Quoi qu’il en soit, les institutions municipales établies en 1789 ne furent abrogées que par la constitution du 5 fructidor an III, qui fît subir à l’organisation municipale de notables changemens. La municipalité de canton fut substituée à la municipalité de commune. Il semble qu’après l’expérience faite de la loi du 14 décembre 1789 on ait reconnu l’impossibilité de trouver dans les petites communes des maires d’une compétence ou d’une honnêteté suffisantes. Ce n’était pas la seule innovation que présentât la constitution de fructidor en matière d’organisation municipale. Après une période de trouble et d’anarchie où des pouvoirs occultes s’étaient substitués partout à l’autorité du pouvoir central, celui-ci avait senti le besoin de s’affirmer davantage. Tout en laissant encore aux citoyens le droit d’élire les administrations départementale et municipale, la constitution, par son article 191, instituait auprès de chacune d’elles un commissaire du directoire, chargé de requérir et de surveiller l’exécution des lois. Elle conférait également au directoire exécutif ou à ses ministres le droit de suspendre les administrateurs locaux, le droit d’annuler leurs actes. On voit qu’on était déjà loin des idées d’indépendance absolue qui avaient prévalu en 1789. On commençait à prendre des mesures pour mettre fin aux résistances locales, pour que le gouvernement eût toujours le dernier mot.

Ce premier pas vers un régime plus fort fut bientôt suivi d’un autre, bien plus hardi, bien plus significatif. Avec la constitution du 22 frimaire an VIII tout change d’aspect. On peut dire que c’est la revanche du pouvoir central sur les franchises locales. On sent que ce régime est créé de toutes pièces pour assurer les desseins d’un homme dont rien ne limite déjà plus les visées ambitieuses : bientôt il n’y eut plus en France d’autre volonté que la sienne. Aux termes de la loi du 28 pluviôse, qui complète la constitution du 22 frimaire, la municipalité de commune reparaît, mais elle n’est plus reconnaissable. Il y a bien un maire, des adjoints et des conseillers municipaux, mais il n’est plus question d’élection. C’est le premier consul ou le préfet, son délégué, qui nomme les uns et les autres. Le rôle du conseil municipal devient tout à coup des plus modestes : il ne s’assemble plus qu’une fois l’an. Ses pouvoirs semblent se borner au partage des affouages et des fruits communs entre les. habitans de la commune. « Il entend, dit la loi de pluviôse, et peut débattre le compte des recettes municipales que le maire rend au sous-préfet. » On voit que le pouvoir exécutif en prend à l’aise avec le conseil que cependant il nomme lui-même ; il se réserve de le consulter quand il le juge à propos, il accepte son concours quand il s’agit d’aggraver les charges de la commune, mais au besoin il s’en passe.

Les choses allèrent ainsi pendant toute la durée du premier empire. La vie communale y fut nulle, dominée qu’elle était par la toute-puissante administration de Napoléon. Ces victoires, ces conquêtes prodigieuses, qui remplissaient le monde alors et qui rempliront toujours l’histoire, parce qu’elles représentent moins les surprises de la force que les improvisations du génie, se traduisaient, il faut bien le dire, pour les pauvres communes en sacrifices de toute sorte : et pourtant c’est à peine si dans les dernières années, quand vint la période des revers et de l’invasion, on commença d’y sentir, les protestations et les résistances. Lorsque l’étranger parut, il n’en fut pas moins rudement accueilli, et les populations ne voulurent pas, escomptant la fin de leurs maux, faciliter la tâche à l’envahisseur.

Sous la restauration, régime de paix et de libre discussion, les mœurs libérales ne tardèrent pas à se former et à pénétrer peu à peu dans les institutions. Cependant il ne paraît pas que les franchises municipales aient été réclamées avec autant d’ardeur que d’autres. L’attention du pays se portait surtout sur les luttes de la presse et de la tribune, et ce furent les libertés de la tribune et de la presse qui profitèrent les premières de la marche de l’esprit public. Toutefois les questions municipales n’échappèrent pas à la sollicitude des chambres, non plus qu’à celle du gouvernement. Un projet de loi fut présenté par le ministère à la chambre des députés en 1821, mais il n’aboutit pas[3]. Un autre projet, déposé par M. de Martignac en 1829, allait probablement avoir un meilleur sort, lorsque se succédèrent en quelques mois les événemens qui amenèrent M. de Polignac au pouvoir, les ordonnances et la chute du roi Charles X.

La monarchie constitutionnelle ne pouvait conserver le régime autoritaire issu de la loi de pluviôse an vin. D’ailleurs les déclarations des chambres du 11 août 1830, portant modification de la charte octroyée, indiquaient expressément parmi les réformes urgentes et nécessaires « un remaniement des institutions départementales et municipales d’après un système électif. » Quelques mois après, l’initiative parlementaire saisissait la chambre des députés d’un projet de loi sur l’organisation municipale : il en sortit la loi célèbre du 21 mars 1831. D’un seul trait, elle fit faire un pas énorme aux libertés locales. Non-seulement elle décida que les conseillers municipaux seraient élus par les habitans de la commune, mais elle obligea le roi à prendre les maires et les adjoints parmi les membres du conseil municipal. Toutefois il importe de ne pas oublier que la base du système électoral était alors le cens, tempéré par l’adjonction de certaines catégories de citoyens qu’on appelait les capacités. Le régime électoral, les mœurs du temps, ne portaient aux conseils municipaux que des hommes modérés, et le pouvoir exécutif put assister au développement de ces libertés sans en redouter les effets. Nous n’oserions pas dire que dans les grandes villes une bourgeoisie remuante et tapageuse n’ait pas forcé parfois l’entrée du conseil municipal ; mais ces agitations exceptionnelles étaient beaucoup moins au fond qu’à la surface de la société, et la royauté constitutionnelle n’en fut pas ébranlée sérieusement. — Après le 24 février 1848, le pays fut conduit d’un bond au suffrage universel. On n’en fut guère effrayé d’abord, sans doute parce que chaque parti se flattait d’enrôler les nouvelles bandes à son profit. Lorsqu’il s’agit de mettre les institutions en harmonie avec le nouveau régime et de renouveler les conseils électifs, la discussion ouverte à l’assemblée constituante souleva immédiatement le principe de la nomination des maires. Ce n’était pas assez d’avoir obtenu l’élection des conseillers municipaux par le suffrage universel, les impatiens voulaient compliquer le problème d’une nouvelle inconnue ; ils déclaraient bien haut qu’on ne pouvait laisser au gouvernement la nomination des maires : c’était là un attribut du pouvoir monarchique que la république ne devait pas conserver. Au milieu de ces débats, où les passions et les intérêts politiques tiennent peut-être la plus grande place, on voit cependant se dessiner deux écoles. L’une, qu’on a appelée l’école politique (MM. Baroche, Stourm), revendique hautement le droit, pour le pouvoir central, de nommer les maires ; l’autre, connue sous le nom d’école libérale (MM. de Vatimesnil, de Kerdrel), demande que les municipalités soient appelées à élire elles-mêmes leur chef. La commission exécutive et le ministère, qui voulaient le maintien de la loi de 1831, consentirent cependant à une transaction : on décida que les maires seraient élus en principe par les conseils municipaux, mais que dans les villes de 6,000 âmes et au-dessus, dans les chefs-lieux de département et d’arrondissement, le gouvernement en conserverait la nomination. Cependant le décret du 3 juillet 1848 n’avait résolu la question que provisoirement : une loi organique devait la trancher d’une manière définitive. Le projet en fut élaboré par le conseil d’état[4], qui proposa le maintien de l’article 3 de la loi du 21 mars 1831 ; mais le rapporteur à l’assemblée législative, l’illustre M. de Vatimesnil, ne se rangea pas à cet avis. Dans son rapport, déposé le 20 juin 1851, il demandait sans hésiter la nomination des maires par le conseil municipal. Avec une foi robuste qu’une pratique un peu longue lui aurait peut-être fait-perdre, il envisageait dans la décentralisation largement pratiquée un remède plutôt qu’un encouragement à l’anarchie[5].

Le coup d’état du 2 décembre 1851 emporta l’assemblée législative, et avec elle le projet de loi. On n’attendait pas du nouveau régime qu’il reprît, en matière d’organisation municipale, les traditions de ses devanciers. La constitution du 14 janvier 1852 rendit au pouvoir exécutif le droit de nommer les maires, avec faculté de les prendre même en dehors du conseil municipal. La loi du 5 mai 1855 maintint cette prérogative ; elle l’élargit même singulièrement. Sans parler d’une disposition qui conférait aux préfets dans les villes de 40,000 âmes et au-dessus les fonctions de préfet de police, la nouvelle loi donnait au gouvernement, en cas de dissolution, même en cas de simple suspension du conseil municipal, le droit de le remplacer par une commission librement choisie par lui au sein de la commune. Cette commission pouvait rester en fonctions jusqu’à l’époque du renouvellement du conseil, qui était quinquennal, et elle était investie de toutes les attributions d’un conseil municipal régulier. Il faut reconnaître qu’avec ces armes nouvelles le gouvernement était en mesure d’affronter le suffrage universel, et qu’il pouvait délaisser ces mesures de précaution que les conservateurs de l’assemblée législative avaient cherchées dans la loi du 31 mai. — On sait que le régime impérial se transforma dans les dernières années de son existence, et que, d’absolu qu’il était, il se fit libéral et parlementaire. Les institutions municipales devaient bénéficier de ce changement. Une proposition de loi déposée au corps législatif, le 30 mai 1870, donna naissance à la loi du 22 juillet, loi peu remarquée, peu connue, et que le pays n’eut pas le temps d’expérimenter. Elle laissait au gouvernement le soin de nommer les maires et adjoints en l’obligeant à les prendre dans le sein du conseil municipal. Cette loi, votée au corps législatif par 178 voix contre 36, était adoptée sans discussion et à l’unanimité des votans par le sénat[6].

Jamais assemblée n’arriva mieux disposée pour les franchises communales que l’assemblée de 1871. Élue en réaction à la fois contre un régime qui avait abusé de la centralisation et n’avait pas évité au pays les aventures, et contre une dictature de fait qui avait suspendu les conseils électifs, elle comptait d’ailleurs dans ses rangs presque tous les chefs de cette école libérale, si grande par le talent et l’élévation de l’esprit, qui avait signé ou approuvé le programme décentralisateur de Nancy. Imbue des idées développées par M. le duc de Broglie dans ses Vues sur le gouvernement de la France, et par M. Prévost-Paradol dans son livre si patriotique de la France nouvelle, elle n’était pas éloignée de voir, comme M. de Vatimesnil, dans les libertés municipales, un préservatif contre l’anarchie. Aussi avec quelle confiance, nous allions dire avec quelle témérité, aborda-t-elle la discussion de la loi du 14 avril 1871. On s’en souvient. C’est à Versailles, pendant que tonnait le canon de la guerre civile et que l’étranger campait encore sous les murs de Paris, au moment où le vent de la commune soufflait sur les principales villes de France, c’est à ce moment d’épreuve, le plus cruel que le pays ait traversé dans les temps modernes, que l’assemblée votait la nomination des maires par le conseil municipal. Il semblait qu’elle eût voulu jeter le défi du libéralisme à l’anarchie. C’est à peine si M. Thiers, agissant sur elle par la menace de sa démission, put conserver au gouvernement un lambeau d’autorité en obtenant la nomination des maires dans les chefs-lieux de département et d’arrondissement, et dans les villes de plus de vingt mille âmes. Le gouvernement de M. Thiers vécut avec ce régime ; mais une circonstance le servit beaucoup, c’est qu’il luttait contre l’assemblée. Il put ainsi conserver la sympathie et même l’appui des municipalités, que sans cette circonstance il aurait eu sans doute à combattre. La majorité parlementaire qui lui avait refusé des armes plus efficaces, put en faire l’expérience à son tour lorsque le 24 mai l’amena aux affaires. L’épreuve dura six mois. Le 28 novembre, M. de Broglie, ministre de l’intérieur, déposait un projet de loi rendant au gouvernement la nomination des maires dans toutes les communes, avec faculté de les prendre même en dehors du conseil municipal : en même temps, dans les villes chefs-lieux de département ou d’arrondissement, les attributions de police étaient enlevées aux maires et données aux préfets et aux sous-préfets. L’école décentralisatrice, qui avait voté de bonne foi en 1871 les libertés municipales, reconnaissait son erreur en 1874 et détruisait son œuvre de ses propres mains.

La loi du 14 avril 1871, comme celle du 20 janvier 1874, s’étaient intitulées elles-mêmes lois provisoires, lois de circonstance. Toutes deux avaient renvoyé la solution définitive du problème à la loi municipale organique. Cette loi, que l’assemblée nationale, à cause de ses divisions, n’a pu donner au pays, la nouvelle chambre des députés l’a réclamée impérieusement. Le ministère s’est exécuté. Il vient de soumettre au parlement un projet en 92 articles, qui est, sauf quelques atténuations, un retour à la loi de 1871. Aux termes du projet de loi, les conseils municipaux nomment les maires et adjoints, sauf dans les villes chefs-lieux de département, d’arrondissement et de canton, où c’est le gouvernement qui les choisit dans le sein du conseil municipal. On remarquera, dans l’exposé des motifs, le ton mélancolique et peu enthousiaste avec lequel le ministre parle de ce chapitre important de son projet : « En proposant cette disposition, le gouvernement ne se dissimule pas qu’il fait une concession très grave, qu’il abandonne une des prérogatives les plus énergiquement revendiquées par tous les gouvernement qui l’ont précédé, avec le concours et par la bouche des hommes les plus libéraux. Il sait que le jour où cette règle, qui n’a encore reçu que deux applications transitoires, à des intervalles éloignés, sera inscrite dans une loi édictée à titre définitif, un pas énorme sera fait. Il sait que, si le maire est au plus haut degré l’homme de la commune, il doit être aussi l’homme du gouvernement, et que, dans l’état de notre législation, son concours énergique et son entier dévouaient sont indispensables à la marche régulière des affaires publiques ; mais il compte sur le patriotisme éclairé des conseils municipaux pour désigner les hommes les plus aptes à remplir dignement ce double rôle. Ils sont mieux placés que personne pour faire de bons choix, s’ils s’inspirent de la gravité du nouveau devoir qui leur incombe. Ils ne sauraient se dissimuler que, si les récens abus des prérogatives du gouvernement ont déterminé un vif courant de l’opinion en faveur de l’élection des maires, dans le cas où ils se laisseraient aller à faire de mauvais choix, le pays ne tarderait guère à demander au gouvernement de reprendre l’exercice d’une attribution qu’il a exercée jusqu’à ce jour. »


II

Avant de discuter les différens modes de nomination des maires qui ont été proposés en 1848, en 1870, en 1871, et qui seront certainement reproduits dans le débat qui va s’ouvrir devant les deux chambres, il est bon de connaître exactement les fonctions et les attributions très diverses que nos lois et nos mœurs ont mises à la charge des municipalités. Le maire est un personnage très complexe. Comme le maître Jacques de Molière, il peut revêtir divers habits et dire à ceux qui se disposeraient à lui donner des instructions : « Attendez ! Est-ce à l’homme de la commune ou à l’homme du gouvernement que vous vous adressez, car je suis l’un et l’autre ? » Le fait est qu’il est tour à tour l’un et l’autre, et que l’état comme la commune sont bien heureux de l’avoir sous la main.

Comme représentant de la commune, le maire est chargé de la police municipale, de la police rurale et de la voirie municipale. Au premier titre, il peut avoir, si l’importance de la commune le comporte, des agens de police BOUS ses ordres ; au second, il a toujours à diriger l’action des gardes champêtres. C’est lui qui doit administrer les propriétés municipales, surveiller les établissemens communaux, proposer le budget et surtout ordonnancer les dépenses. Il souscrit les marchés, passe les baux, accepte les dons et legs, représente la commune en justice, etc., après avoir pris l’avis du conseil municipal. Il est en outre investi du droit de rendre des arrêtés qui sont de véritables règlemens de police, et qui ont force obligatoire lorsqu’il se renferme dans les objets qui sont confiés par la loi à sa vigilance et à son autorité. — En sa qualité d’agent du pouvoir central, le maire a des attributions plus nombreuses encore. Officier d’état civil, il tient registre des naissances, des mariages et des décès. Officier de police judiciaire, il recherche et constate les crimes, les délits et les contraventions[7]. Juge de simple police, il a dans les communes qui ne sont pas chefs-lieux de canton certaines attributions réservées en général au juge de paix. Il a le droit de requérir la force armée lorsqu’il agit au lieu et place du procureur de la république, il peut faire des visites domiciliaires et autres actes qui sont de la compétence de ce magistrat. Voilà pour les attributions générales. Faut-il maintenant énumérer les attributions de détail que des lois spéciales ont conférées au maire ? Ce serait énumérer presque toutes les lois qui se sont succédé depuis 1790 jusqu’à nos jours. Il en est cependant qu’on ne peut passer sous silence, ce sont les lois si importantes sur le recrutement et la mobilisation de l’armée, sur les réquisitions militaires. Toutes les fois que le législateur a besoin d’atteindre la commune, et que dans cette commune il n’y a pas d’agent de l’état, il est bien forcé de se servir du maire et de s’en reposer sur lui du soin de faire exécuter la loi.

De ces attributions respectives, et bien rarement opposées, quelles sont les principales ? On a beaucoup discuté pour savoir si ce sont les premières qui priment les secondes, ou si au contraire ce sont les secondes qui l’emportent sur les premières. Au fond, elles présentent, de part et d’autre, une grande importance, et, comme la vérité n’est bien évidente ni dans un sens ni dans l’autre, nous comprenons qu’on se divise sur ce point. Quant à nous, peut-être mettrions-nous un plus grand prix aux fonctions que le maire tient de l’état qu’à celles qu’il exerce au nom de la commune ; mais il y a une chose à laquelle on ne prend pas suffisamment garde. On groupe d’un côté les attributions du représentant de la commune, on réunit de l’autre les attributions de l’agent de l’état, on les met respectivement en balance et on les pèse ; et l’on croit que tout est dit. C’est ne voir qu’un côté de la question. Au fond, l’état n’est-il pas toujours en cause ? Est-il indifférent à l’état que la moindre commune de France jouisse ou ne jouisse pas d’une bonne police municipale, d’une bonne police rurale ? Peut-il se désintéresser de la façon dont on administre les intérêts purement communaux, et de la manière dont on fait emploi des ressources municipales ? Ces mille détails de la vie locale qui cachent souvent tant d’abus, tant d’excès de pouvoir, doit-il les dédaigner, doit-il les ignorer ? Ce n’est pas tout. On ne remarque pas que le maire n’est pas seulement un administrateur et un magistrat, qu’il est aussi un agent d’information. Le gouvernement a besoin d’être renseigné sur ce qui se passe dans les trente-six mille communes de France, il ne peut être exactement informé que par un agent qui réside sur les lieux ; si le maire lui manquait, ou s’il ne pouvait placer en lui sa confiance, il serait fort embarrassé. Les commissaires cantonaux et les gendarmes fortifient l’action et la surveillance du maire, mais ils ne la suppléent pas. — Pour toutes ces raisons, l’état est certainement bien plus intéressé que la commune à ce que le maire soit bien choisi.

III

Ces prémisses vont nous servir à rechercher quel est le meilleur mode de nomination des maires, c’est-à-dire celui qui offre le plus d’avantages et le moins d’inconvéniens, car aucun ne peut se flatter d’être parfait et de braver la critique. Lorsque fut discutée au corps législatif la loi du 22 juillet 1870, cinq systèmes ont été en présence. Les uns (amendement de Choiseul, Jules Favre) voulaient faire nommer les maires et adjoints par tous les électeurs de la commune ; les autres (amendement Grévy, Desseaux, Gambetta) les faisaient élire par les conseillers municipaux ; d’autres (amendement d’Andelarre) proposaient la nomination par le gouvernement sur une liste double présentée par le conseil municipal ; d’autres encore (c’était le projet du gouvernement, qui est passé dans la loi) voulaient que le pouvoir central conservât sa prérogative, à charge de l’exercer dans le sein du conseil. Restaient enfin les partisans du statu quo, du droit absolu pour le gouvernement de prendre le maire où bon lui semble, c’est-à-dire soit en dedans, soit en dehors du conseil.

On nous pardonnera de ne pas nous attarder à discuter le premier système. Faire nommer les maires par tous les électeurs de la commune, s’exposer aux choix les plus bizarres et les plus fâcheux et créer en même temps à côté du conseil municipal et au-dessus de lui un pouvoir issu comme lui du suffrage universel, c’est se jeter de gaîté de cœur au-devant de tous les conflits et de toutes les complications. Peut-être faisons-nous injure au bon sens de ceux qui ont proposé ou proposent encore ce mode de nomination. Il est en effet probable qu’ils n’en sont pas dupes eux-mêmes. Ce n’est entre leurs mains qu’une arme d’opposition, et l’on n’aurait pas à craindre de les voir s’en servir s’ils arrivaient au pouvoir. — Le troisième système n’est qu’une variété du second ; c’est au fond et sous une forme adoucie la désignation du maire par le conseil municipal. A vrai dire, il n’y a donc que trois systèmes en présence, et sans doute ce seront les seuls qui seront sérieusement discutés devant les chambres.

La nomination du maire par le conseil municipal a été soutenue par de graves et éminens esprits, parmi lesquels il suffit de citer M. le duc de Broglie, dans un livre posthume que nous avons déjà cité. Il est incontestable qu’un corps délibérant, comme un conseil municipal, de quelque façon qu’il soit composé d’ailleurs, a beaucoup plus d’aptitude à faire une pareille désignation qu’une masse électorale qui s’adresse toujours en pareil cas au nom le plus populaire, et, dans les grands centres, le plus retentissant. Cependant il faut bien reconnaître qu’en matière électorale ce sont les passions qui mènent les hommes, parfois aussi les intérêts, mais bien rarement la raison. Il en est ainsi principalement dans les grandes villes, où les candidats sont peu connus et où l’on vote une liste. Cette liste, la foule des électeurs ne la connaît pas, elle s’est faite au-dessus de leur tête. Quels sont les noms qui la composent ? Sont-ce des noms honorables répondant à des capacités éprouvées ? La majorité des électeurs ne le sait pas, et il faut ajouter qu’elle ne s’en inquiète guère. Ce n’est pas pour des individus qu’on vote, c’est pour un parti, une couleur, nous posons pas dire un drapeau. Il y a donc plusieurs listes en présence, il y en a une qui passe. Cette liste-là représente presque toujours (nous continuons à parler des grands centres) la victoire d’un parti sur un autre, et cependant c’est d’elle que sortira le maire. Celui qui aura mené la lutte électorale, l’âme et la tête du parti triomphant, ce nom-là sera inévitablement désigné par ses collègues. On aura en lui un maire de combat, très chaud pour servir les intérêts de son parti, moins ardent en général pour servir la chose publique, et manquant dans tous les cas de cette sérénité, de cette impartialité si nécessaires à un administrateur et à un magistrat, et nous avons vu que le maire était l’un et l’autre.

Si au lieu d’un grand centre, l’on envisage ce qui se passera dans les petites communes, les objections contre le système proposé sont d’une autre sorte, mais elles ne sont pas moins graves. A tout prendre, dans les villes, il y a toujours un représentant de l’état qui en impose par sa présence, qui du moins connaît immédiatement l’abus et le réprime. Au contraire, la petite commune est absolument livrée à elle-même. Bien qu’on ait en 1871 notablement accru le chiffre des brigades de gendarmerie, il n’en existe que dans les bourgs importans, et nombre de communes sont encore bien isolées. Là le maire est seul ; il est le témoin d’abus de toute espèce, il doit avoir assez d’autorité pour les prévenir, de courage pour les punir et en tout cas pour les signaler. Or cette autorité, il faut bien le reconnaître, il n’en jouira auprès de ses administrés qu’autant qu’il sera nommé par le gouvernement lui-même. Cela est si vrai que dans les petites communes, qui forment la majorité en France[8], le maire ne tient pas le moins du monde à cette indépendance qu’on réclame en son nom, parce qu’avec elle il perd la meilleure part de son prestige. Et cette influence est nécessaire. Bien employée, elle peut rendre les plus grands services, et nous n’hésitons pas à dire que les abus qu’elle comporte sont effacés par les avantages judiciaires, administratifs qu’on en peut retirer. Cette autorité a beaucoup faibli depuis cinq ans ; les choses en vont-elles mieux ? Il est des esprits préoccupés avant tout du côté politique des choses, qui ne semblent pas se douter que la perte du prestige, de l’autorité du maire dans les petites communes, c’est tout simplement l’inexécution des lois : c’est l’inertie du garde-champêtre, c’est l’hésitation et l’embarras de la gendarmerie. Tous ces agens inférieurs, qui rendent tant de services lorsqu’ils sont bien dirigés, ont besoin d’être soutenus, et si l’état ne les soutient pas, l’état est mal servi. Il faut cependant quitter le terrain étroit de la politique militante, descendre aussi des sphères éthérées de l’idéal, pour examiner ce qui se passerait vraisemblablement dans les 30,000 communes de France qui ne sont le siège ni d’une préfecture, ni d’une sous-préfecture, ni d’une justice de paix, ni d’un commissariat de police, ni d’une brigade de gendarmerie à si le système qu’on propose venait à prévaloir ; On n’aurait plus de maire ; on aurait un président du conseil municipal, une sorte de chef de pouvoir exécutif local toujours révocable à volonté, car un maire élu par le conseil ne pourrait se maintenir malgré lui ; ce serait le célèbre amendement Grévy appliqué dans chaque commune de France. Qu’arriverait, il alors ? Ou le maire tiendrait avant tout à conserver le pouvoir, et alors ayant besoin de telle ou telle voix pour se maintenir, il l’achèterait par mille complaisances ou mille compromissions, — ou bien, et c’est ce qui arriverait le plus souvent, tracassé, combattu, sans autorité, sans appui, il rejetterait avec empressement ces insignes de l’administration locale qui deviendraient pour lui un intolérable fardeau. C’est ce qui se produirait inévitablement, et c’est le symptôme qu’on observait déjà sous le régime de la loi de 1871. Ceux qui ont appartenu à l’administration à cette époque savent quels efforts il fallait faire pour raffermir les maires toujours prêts à se retirer et à quitter la partie.

Ce système nous paraît donc inadmissible, malgré les noms illustrés qui lui ont prêté leur éclatant patronage. Il ne pourrait pas vivre en France avec le régime du suffrage universel, et l’on n’en ferait pas l’expérience pendant plusieurs années sans amoindrir du haut en bas de l’échelle sociale. Un principe d’autorité nécessaire et déjà bien affaibli. Somme toute, les intérêts communaux sont toujours suffisamment sauvegardés, à défaut du maire, par un conseil municipal élu, sans parler des simples habitans qui se désintéressent souvent de la chose publique, mais jamais de la chose locale. Si les propriétés sont mal surveillées, si les rues sont mal éclairées, si les agens communaux ne font pas leur devoir, si les ressources communales sont gaspillées, il y a là des intéressés fort attentifs qui s’en aperçoivent et qui s’en plaignent. L’état, au contraire, n’a qu’un défenseur dans la commune, défenseur d’autant plus timide qu’il est moins soutenu en haut et plus attaqué en bas, c’est le maire. Il est donc indispensable que le gouvernement, dépositaire momentané des intérêts supérieurs de l’état, le choisisse lui-même et le présente aux populations comme celui qui a sa confiance.

Le pouvoir exécutif nommera donc lui-même le maire ; mais deux systèmes restent encore en présence : l’un qui laisse au gouvernement le droit absolu de le choisir, l’autre qui l’oblige à le prendre dans le sein du conseil municipal. Auquel des deux doit-on se rallier ? Nous avons dit au commencement de cette étude que nous examinerions le problème sans tenir compte des nécessités du moment, et sans entrer dans cet esprit de transaction, qui est parfois un bienfait, parfois un danger, mais souvent une condition du régime parlementaire. Toutefois nous ne voulons pas envisager l’institution d’une façon abstraite et l’isoler du cadre dans lequel elle est placée par la force des choses et destinée à fonctionner. Voici donc comment la question doit se poser. Étant donné un grand pays comme la France, organisé en république parlementaire, avec le suffrage universel à la base, et comptant 36,000 communes parmi lesquelles 86 chefs-lieux de département, 365 chefs-lieux d’arrondissement et 2,805 chefs-lieux de canton, comment le maire doit-il être choisi ?

Supposons d’abord qu’on oblige le gouvernement à prendre le maire dans le sein du conseil municipal ; que va-t-il se passer ? Nous commençons par reconnaître que, dans les petites communes, qui forment la grande majorité, le choix du pouvoir exécutif pourra s’exercer d’une manière assez large. Il n’y a pas dans ces petites localités assez d’hommes possédant les notions rudimentaires indispensables à un conseiller municipal pour qu’on puisse faire plusieurs listes ; il n’y en a qu’une, qui contient tous les administrateurs passés, présens et futurs. Mais dans les villes il en sera tout autrement, surtout dans les grandes villes. Là, les partis sont tranchés, les listes exclusives et homogènes. Avec le suffrage restreint, tel qu’il a fonctionné de 1831 à 1848, les électeurs et les éligibles étant pris dans la classe moyenne, le gouvernement était sûr d’avoir du moins devant lui des adversaires éclairés, imbus d’idées conservatrices et suffisamment pénétrés, alors même qu’ils étaient égarés par la passion, des nécessités gouvernementales ; mais aujourd’hui l’ignorance prime l’instruction, les instincts aveugles dominent la lutte des partis, et une liste victorieuse peut ne présenter aucun nom recommandable, aucun nom acceptable même, pour occuper ce poste de maire qui, on ne saurait trop le répéter, est un poste de magistrat encore plus qu’un poste d’administrateur. — Et voyez les complications, les dangers du système proposé ! Le gouvernement, sachant qu’il va faire un mauvais choix, est cependant obligé de le faire ; il ne peut aller chercher ailleurs l’homme capable, l’homme intègre, l’homme considéré dont il a besoin et que dans une ville on rencontre presque toujours. Il faut absolument qu’il passe sous les fourches caudines du suffrage universel et de la loi, et qu’il se compromette en nommant lui-même un homme pour lequel il ne se sent ni estime ni confiance. En vérité, c’est là une cruelle situation, et nous comprenons l’argument de ceux qui disent : Plutôt que d’obliger le gouvernement à se déconsidérer en quelque sorte par des choix pareils, mieux vaudrait les abandonner au conseil municipal. — Nous avons déjà repoussé d’une façon générale ce mode de nomination ; mais, au rebours du projet de loi déposé par le ministre, nous accepterions plutôt la nomination du maire par le gouvernement dans les petites communes, et son élection par le conseil municipal dans les chefs-lieux de département et d’arrondissement ; et cela pour deux raisons : la première est que dans les grandes villes on attache un grand prix à cette franchise, tandis que dans les villages on n’y tient guère ; la seconde, c’est que l’état est en mesure de se passer de la vigilance du maire là où il peut compter sur celle d’un préfet ou d’un sous-préfet. — Toutefois nous reconnaissons qu’un régime uniforme est préférable, et c’est pourquoi nous nous rallierons au dernier système qui nous paraît, tout bien pesé, le plus propre à donner au pays ces garanties d’ordre, de justice et de contrôle qu’il faut lui assurer à tout prix.

Ce qui rend la tâche difficile aux partisans du libre choix des maires par le gouvernement, c’est que l’esprit, par une sorte d’habitude historique, rattache ce mode de nomination à l’idée d’un gouvernement absolu, autoritaire, comme celui qui était issu de la constitution du 16 janvier 1852. Pourtant ce sont deux principes qui ne sont pas nécessairement solidaires. Certes c’était un régime de compression et de centralisation excessive que celui qui, plaçant au sommet des institutions des chambres sans fenêtres, comme on les appelait alors, c’est-à-dire des chambres où l’on discutait à huis clos, contraignait la presse au silence, réduisait tous les conseils électifs à un rôle muet, et donnait à la hiérarchie gouvernementale un pouvoir sans contre-poids et une autorité sans contrôle. Avec une pareille force, les abus administratifs et politiques étaient inévitables, et ils ne manquèrent pas de se produire. Ils étaient particulièrement sensibles dans le domaine électoral, alors que le gouvernement, par sa formidable organisation administrative, dispensait les sièges de députés comme un autre régime dispense les places et les fonctions publiques. Ces abus frappaient tout le monde, et alors par une réaction naturelle de l’esprit humain, et surtout de l’esprit français, le système gouvernemental qui produisait de pareils résultats était condamné dans son ensemble. On attaquait le mode de nomination des maires, et on le trouvait détestable, parce que les maires, entraînés dans un engrenage trop puissant, contribuaient parfois sans scrupules au succès des candidatures officielles. On allait tout d’un bond au système le plus opposé, on vantait les bienfaits de la décentralisation, on prônait l’élection des maires par les conseils municipaux. L’élection était devenue la panacée universelle, on voulait l’appliquer partout, jusque dans l’armée, jusque dans la magistrature. Il semblait qu’elle fût un préservatif assuré contre les abus, et l’opinion publique, sans adopter tous ces beaux projets, se sentait entraînée par un courant irrésistible vers les idées libérales[9], comme en 1852 elle s’était sentie entraînée vers un régime de résistance et de compression. C’était une autre exagération ; les esprits sages en sont bien revenus. Le principe de l’élection, nécessaire au sommet de nos institutions pour assurer le contrôle des élus du pays sur la marche des affaires publiques, ne doit pus être transporté dans une autre sphère. S’il est au contraire un principe incontestable et qui devrait être incontesté, c’est que tous ceux qui sont dépositaires de la force publique, à quelque degré que ce soit, ne doivent jamais être soumis à l’élection. Or le maire est un dépositaire de la force publique, et à ce titre il ne peut être nommé que par celui qui nomme ces dépositaires, c’est-à-dire par le chef de l’état ou par les ministres responsables qui le représentent.

On a prêté à un grand esprit, dont la France est encore en deuil, M. de Rémusat, cette maxime bien vraie : « Il y a diverses manières d’apprendre, il n’y en a qu’une de savoir. » Nous pourrions dire aussi : il y a diverses formes de gouvernement, il n’y a qu’une manière de gouverner. L’action d’un gouvernement n’est en effet vraiment féconde, vraiment bienfaisante, qu’autant qu’il est bien servi par ses agens à tous les degrés. Or de tous ces agens le plus utile, quoique le plus humble, le plus indispensable, le plus difficile à remplacer, si on ne l’avait pas, c’est assurément le maire des communes rurales. Si le préfet, si le procureur de la république, ne peuvent pas compter sur son concours absolu, la commune peut être livrée à tous les abus, abus de tous les instans, et bien autrement dommageables pour la chose publique que ceux qu’on voudrait prévenir en assurant l’indépendance des municipalités. Cette indépendance, nous l’avons déjà dit, c’est l’inaction du maire, c’est, en matière de délits, de contraventions, le laisser-faire, laisser-passer. — Voilà ce qu’il faut reconnaître. Et c’est pourquoi il importe de réagir courageusement contre des tendances qui auraient bien vite raison, non-seulement de la hiérarchie administrative, mais de l’unité même de la patrie. Déjà l’autorité préfectorale a été amoindrie par la loi du 10 août 1871 et la création des commissions départementales. Il est temps de s’arrêter sur cette pente. Qu’on se garde de battre en brèche l’autorité salutaire que le maire exerce sur les habitans de sa commune et qu’il emprunte en grande partie au mode de nomination qui depuis la loi de pluviôse a presque toujours prévalu en France.

Toutefois nous considérons volontiers que le bon accord d’un maire avec son conseil municipal est une chose désirable. Aussi tout gouvernement bien inspiré commence-t-il toujours par prendre le maire dans le sein du conseil. Rien ne s’oppose à ce qu’on fasse de cette habitude à peu près constante une obligation législative. Nous admettons parfaitement que la loi oblige le gouvernement à choisir d’abord le maire au sein du conseil, pourvu qu’elle lui permette ensuite, en cas de révocation, de le prendre au dehors. De la sorte, le gouvernement aura fait preuve de conciliation et même de déférence pour le suffrage universel. Voltaire disait, en parlant de la papauté, que c’était une puissance à laquelle il fallait toujours baiser les pieds, tout en se précautionnant de lui lier les mains. Loin de nous la pensée de faire un rapprochement qui pourrait passer pour une irrévérence ; mais, retenant le mot de Voltaire et l’appliquant au suffrage universel, qui est en effet une puissance redoutable, nous dirons qu’il faut toujours chercher à se le concilier, tout en prenant contre lui les précautions nécessaires.

Le système que nous proposons, ou plutôt que nous faisons revivre, a peut-être peu de chances d’être adopté. En France, ou l’on abuse tant des mots, où, dans les mêmes classifications, l’on ne craint pas de faire entrer les choses les plus différentes et les hommes les plus dissemblables, il suffit qu’on veuille reprendre une loi du régime impérial pour qu’on la déclare inadmissible, et qu’on la combatte avec les mêmes argumens qu’on eût fait valoir il y a vingt ans. On oublie ou l’on ne veut pas. voir que la constitution nous donne le régime parlementaire le plus large, la liberté électorale la plus complète, et que du haut en bas de l’échelle politique le système représentatif est assuré. Qu’on prenne garde toutefois de ne pas affaiblir par de mauvaises mœurs administratives les institutions républicaines que l’on prétend servir, et que l’on se souvienne qu’à l’heure actuelle ce ne sont pas les excès de la centralisation ni du despotisme qui sont à craindre, mais bien les écarts de la liberté.


ARSENE VACHEROT.

  1. Henrion de Pansey, Du Pouvoir municipal, p. 22 et suiv.
  2. Par un édit du mois d’août 1764, le droit d’élire les officiers municipaux fut rendu aux habitans des communes ; mais par un autre édit, du mois de novembre 1771, cette prérogative leur fut enlevée. Cet édit fut lui-même rapporté plus tard.
  3. On lit dans le préambule de l’ordonnance du 8 août 1821 : « Louis, etc. Nous avions voulu, dans le projet de loi relatif à l’organisation municipale présenté à la chambre des députés dans la dernière session, donner plus de latitude et de liberté à l’action des administrations locales. Ce projet n’ayant pu être discuté, et devant être de nouveau présenté dans une autre session, etc. » Suit le texte de l’ordonnance décentralisatrice qui transporte du ministre au préfet l’approbation des délibérations des conseils municipaux.
  4. On sait que le conseil d’état de l’époque avait été nommé par l’assemblée.
  5. « En France, disait le rapport, toutes les bases de l’ordre social sont attaquées avec tant de violence, que, si nous croyions que la nomination des maires par le pouvoir exécutif pût procurer à la société une force réelle et des moyens de défense sérieux, nous n’hésiterions pas à suspendre momentanément l’application des principes que nous venons d’énoncer, et à conférer ce droit au gouvernement jusqu’à des temps plus paisibles ; mais nous sommes convaincu que, loin de favoriser la résistance à l’anarchie, nous ne ferions que l’amoindrir. »
  6. Il est juste de dire que le rapport de M. le sénateur de Mentque ne fut déposé que le 16 juillet, et qu’à la date du 15 avait éclaté la déclaration de guerre. Ce n’était pas le moment des discussions ni des oppositions.
  7. Dans les communes où il s’y a pas de commissaire de police, le maire est appelé par la loi à constater toutes les contraventions indistinctement. Il faut noter, et ceci est très important, qu’il est placé dans ce cas sous la surveillance du procureur-général, qui a le droit de l’avertir et même de le poursuivre en cas de négligence.
  8. Il y a en France 12,800 communes qui ne comptent pas plus de 400 âmes.
  9. C’est ce mouvement qui a présidé aux élections de 1869, conduit au pouvoir le ministère du 2 janvier, transformé la monarchie absolue de 1852 en monarchie parlementaire, et fait voter des lois hardies, comme celle du 22 juillet 1870, par le sénat conservateur.