Les Ravageurs/XIV

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Ch. Delagrave (p. 71-76).

XIV

LE CHARANÇON DU BLÉ

L’oncle avait envoyé son vieux serviteur Jacques à la ville acheter la drogue nécessaire pour le traitement qu’il devait faire subir au blé du père Simon. En attendant, il raconta l’histoire du mangeur du blé. La poignée de grain laissée par Simon était sur la table dans une assiette. Les petits scarabées trottinaient de leur mieux pour s’échapper ; Émile, avec un brin de paille, les ramenait au centre de l’assiette, où ils se blottissaient parmi les grains. Louis était venu, il était tout oreilles.

Paul. — Ce ravageur des greniers se nomme charançon du blé ou calandre. C’est un coléoptère. Il est cuirassé d’une enveloppe dure et brune finement gravée. Sous les élytres, il n’y a pas d’ailes membraneuses. Il ne peut donc voler, mais il trotte assez bien et se cramponne fortement. Vous voyez qu’Émile, avec son bout de paille, a de l’occupation pour empêcher les prisonniers de s’évader. La calandre a 4 millimètres de longueur environ. Tout son corps est d’un brun noir. Sa tête se termine par un long museau, par une espèce de fine trompe. Le corselet est long, gravé de points ; les élytres sont sculptées de sillons. Son caractère le plus frappant est le museau allongé en trompe.

Jules. — Il me semble avoir vu d’autres coléoptères, assez gros même, dont la tête se termine par une trompe semblable.

Louis. — Moi j’en ai trouvé, sur les noisetiers, dont le bec très long et menu ferait croire que l’insecte fume dans une longue pipe.

Paul. — Les coléoptères à trompe sont fort nombreux, en effet. Ils portent tous le nom de charançon, mais leur manière de vivre varie d’une espèce à l’autre. Quelques-uns s’attaquent aux arbres fruitiers, à la vigne. Nous en causerons un jour.

Avec son museau pointu, la calandre entame légèrement un grain de blé, et dans l’entaille elle dépose un œuf, qu’elle fixe au moyen d’une humeur visqueuse. Elle passe ensuite à d’autres grains, qu’elle traite de la même manière jusqu’à ce que sa provision d’œufs soit épuisée. C’est fait si délicatement que la meilleure vue ne découvrirait rien sur les blés infestés de ces redoutables germes. Cependant la calandre sait très bien quand un grain a déjà reçu un œuf, soit d’elle-même, soit d’une autre, et jamais elle ne commet l’imprudence de lui en confier un second, car le grain est trop petit pour deux mangeurs. À chaque grain sa larve, à chaque larve son grain, pas plus.

Bientôt les œufs éclosent. Le tout petit ver perce l’enveloppe du grain et s’introduit dans la partie farineuse par un trou presque invisible. Là, il est chez lui, bien tranquille, paisiblement livré aux douceurs de la bombance. Et quelle bombance ! À lui seul un grain de blé, tout un grain de blé ! Aussi devient-il gros et gras. En cinq à six semaines, la farine est achevée, mais le son reste, car l’adroite larve se garde bien de l’entamer ; elle en a besoin pour lui servir de berceau pendant la métamorphose. Le grain rongé paraît tout intact alors qu’il est creux et loge un charançon. Dans cette cachette, la larve devient nymphe, et celle-ci insecte parfait. La calandre déchire alors l’enveloppe du son et quitte sa demeure pour explorer ce tas de blé, choisir les grains non rongés et leur confier ses œufs, qui doivent donner une nouvelle population de ravageurs.

L’oncle tria quelques grains un à un et les mit sous les yeux des enfants.

Paul. — Que voyez-vous de particulier dans ces grains ? Regardez bien.

Émile. — J’ai beau regarder, je n’aperçois rien. Ces grains ne diffèrent pas des autres.

Jules. — Je ne vois rien non plus.

Louis. — Et moi pas davantage.

Paul. — Ces grains, mes petits amis, n’ont plus de farine, malgré leurs belles apparences extérieures ; le charançon les a vidés.

Jules. — Et comment les reconnaissez-vous ?

Paul. — Les grains habités par la calandre fléchissent sous la pression des doigts ; en outre, ils sont plus légers que les autres. La vue seule ne peut distinguer les grains attaqués des grains intacts, puisque l’enveloppe, scrupuleusement respectée par la larve, a dans les deux cas les mêmes apparences. Aussi, à moins d’une surveillance attentive, les dégâts des charançons passent inaperçus jusqu’au moment où se montrent les insectes parfaits ; mais alors le mal est sans remède. Simon ne croyait-il pas avoir un superbe tas de froment alors qu’il ne lui restait plus guère que le son ? Un moyen bien simple permet de reconnaître en quel état est le blé. On en jette une poignée dans de l’eau. Tout ce qui est sain descend au fond, tout ce qui est attaqué surnage. Nous allons faire cette expérience avec le blé de l’assiette, si Jules veut aller à la fontaine chercher un verre d’eau.

L’eau fut apportée, et l’oncle y jeta le blé. Quelques grains descendirent, beaucoup surnagèrent. On ouvrit ceux-ci avec la pointe d’une épingle. Dans les uns il y avait un petit ver blanc, mou, sans pattes, armé de fortes mandibules. C’était la larve de la calandre. Dans les autres il y avait une nymphe blanche ; dans quelques-uns enfin se trouvait l’insecte parfait, prêt à quitter son gîte.

Jules. — D’après le nombre de grains qui ont surnagé, le tas de blé de Simon doit contenir des millions de calandres, pour peu qu’il soit grand. Il doit falloir bien des charançons pour produire cette immense famille ?

Paul. — Pas autant que vous pourriez le croire. Combien supposez-vous qu’un charançon produise d’œufs ?

Jules. — Une douzaine peut-être.

Paul. — Ah ! que vous êtes loin de compte ! Dans le courant d’une saison, un charançon produit de 8.000 à 10.000 œufs, d’où proviennent autant de larves, rongeant chacune un grain. La capacité d’un litre contient en moyenne 10.000 grains de blé. Pour alimenter la famille issue d’un charançon, il faut donc à peu près un litre de froment. Supposez un millier de couples de ces insectes dans un grenier, et c’est assez pour détruire dix hectolitres de froment, de seigle, d’orge, d’avoine, car tout grain leur convient.