Les Ravageurs/XXII
XXII
LA PROCESSIONNAIRE DU CHÊNE
Paul. — La chenille processionnaire dont je viens de vous raconter l’histoire est très répandue dans le midi de la France ; elle vit sur diverses espèces de pins, dont elle broute les feuilles. Si, par négligence, on la laisse se multiplier, elle devient un fléau pour ces arbres, qui perdent leur verdure, languissent et finalement se dessèchent.
Dans le centre et le nord de la France, on trouve une autre processionnaire, qui vit sur le chêne. Cette chenille est noire sur le dos, cendrée sur les côtés, jaunâtre sous le ventre. Elle est couverte de petits tubercules rougeâtres, portant chacun une houppe de longs poils blancs, terminés en crochet. Son papillon est d’un blanc nuancé de gris. Dans le mâle, les ailes supérieures sont rayées en travers de quatre bandes étroites, sinueuses et brunes. Dans la femelle, qui est plus grande, elles n’ont qu’une bande ; en outre, le ventre se termine par une forte brosse ou touffe de poils gris.
Le nid de soie que se construisent les processionnaires pour vivre en société, au nombre de sept à huit cents individus, est un grand sac grisâtre, qui atteint parfois un mètre de longueur, sur deux à trois décimètres de largeur et presque autant d’épaisseur. Du reste, ses dimensions et sa forme sont très variables. Il est accolé contre le tronc du chêne, tantôt près de terre, tantôt à quelques mètres d’élévation. On le prendrait pour une excroissance ou bosse de l’arbre. Le même chêne en porte souvent plusieurs.
Les chenilles quittent leur demeure au coucher du soleil pour se répandre dans le branchage et brouter les feuilles. Comme à un signal donné, la plus voisine de l’orifice du nid sort et fait pause à une certaine distance pour donner aux autres le temps de prendre rang et de former le bataillon. Cette première chenille doit ouvrir la marche. À sa suite, quelques autres se disposent, une à une d’abord comme les processionnaires du pin, puis par plusieurs rangées de deux de front, puis par plusieurs rangées de trois, de quatre, de cinq, de dix et davantage. La troupe, au complet, se met en mouvement, subordonnée aux évolutions de son chef de file, qui marche toujours seul en tête de la légion, tandis que les autres, sauf les quelques premiers, s’avancent de compagnie. Les premiers rangs du corps d’armée s’élargissent d’une façon assez régulière, mais le reste est tantôt plus, tantôt moins développé et finit par former une masse confuse. Il y a quelquefois des rangées de quinze à vingt chenilles, marchant de front, d’un pas égal, comme des soldats bien disciplinés, de manière que la tête de l’une ne dépasse jamais la tête de l’autre. Parvenues dans la ramée de l’arbre, elles se dispersent et broutent toute la nuit. Une fois repues, elles rentrent au nid dans le même ordre.
Les processionnaires changent plusieurs fois de peau dans leur nid, qui finit par se remplir d’une fine poussière de poils brisés. Si l’on touche à ce nid, les poils s’attachent aux mains et causent une inflammation qui peut persister plusieurs jours. Il suffit même de se reposer au pied d’un chêne où les processionnaires sont établies pour recevoir dans le cou, sur les mains, sur le visage, la poussière irritante secouée par le vent et éprouver d’insupportables démangeaisons. Si l’on respirait la redoutable poussière, le mal serait encore plus grave. Vous aurez donc soin, mes petits amis, de ne jamais saisir avec les doigts la processionnaire du chêne ; vous ne toucherez pas à ses nids, vous éviterez même leur voisinage si vous êtes sous le vent. Il convient enfin de tenir les animaux domestiques éloignés des lieux infestés par ces chenilles. On connaît des exemples de bestiaux devenus furieux pour avoir brouté quelques feuilles de chênes hantés par les processionnaires.
Pour se débarrasser de ces chenilles, malfaisantes à la fois par leurs poils irritants et par les dégâts qu’elles commettent, le mieux est de brûler leurs nids. Cette opération se fait en juillet. On choisit une journée pluvieuse, afin que les chenilles soient rentrées dans leur gîte et que la poussière des poils soit retenue par l’humidité. Pour plus de précaution, on se frotte les mains et le visage avec quelques gouttes d’huile. Alors, au moyen d’une longue perche armée d’un croc, on détache les nids, que l’on rassemble sur quelques branches sèches pour y mettre le feu. On traite de la même façon les nids des processionnaires du pin, mais il n’est pas nécessaire de prendre autant de précautions, parce que les poils de ces chenilles ne sont pas aussi dangereux.
Jules. — Elle est bien curieuse, cette chenille du chêne, avec ses processions où l’on marche plusieurs de front ; mais je n’aime pas ses poils. La peau me cuit rien que d’y songer. Elle doit avoir pourtant ses ennemis ; vous nous avez dit que chaque espèce a les siens.
Paul. — Elle en a, et de terribles, qui se moquent de ses poils à pointe recourbée et la croquent comme si de rien n’était. C’est d’abord un gros carabique, le plus bel insecte de nos pays. Sa longueur atteint un pouce. La tête et le corselet sont d’un bleu sombre ; les élytres, larges et gracieusement contournées en forme de cœur à l’extrémité, sont d’un splendide vert doré avec les reflets rouges du cuivre poli. Cette riche cuirasse vous éblouit quand on la regarde au soleil. Ce carabique se nomme calosome, qui veut dire beau corps. Les chenilles n’ont pas d’ennemi plus acharné. Il grimpe au haut des arbres et fait sa ronde d’une branche à l’autre. Dans son ardeur pour la chasse, il exhale une odeur forte que l’on sent à dix pas. S’il rencontre une chenille, si grosse qu’elle soit, il la saisit par un pli de la peau, l’éventre et lui dévore les entrailles. Gare aux chenilles du chêne, s’il vient à surprendre leur procession ! C’est un loup dévorant qui tombe au milieu d’un imbécile troupeau.
Sa larve fait mieux. Elle ressemble à celle du carabe doré, mais elle est plus grande et d’un beau noir velouté. Elle s’établit dans le nid des processionnaires, sans nul souci des poils piquants. Là, choisissant les plus dodues, elle croque les chenilles jusqu’à se mettre toute ronde.
Enfin un oiseau, le coucou, fait aussi grande consommation des processionnaires ; il bourre son jabot de ces chenilles velues que nous ne pourrions toucher du doigt sans démangeaisons. Pour une nourriture si épicée, le coucou doit avoir un estomac fait exprès.