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Les Ravageurs/XXVII

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Ch. Delagrave (p. 139-Pl.).

XXVII

LE HANNETON

Jules. — L’affiche de M. le maire ordonnant l’échenillage dans toute la commune est une excellente mesure, je le comprends, puisque si, par insouciance, on les laissait faire, les chenilles nous dévoreraient tout. Vous disiez même qu’un règlement semblable serait à souhaiter contre le hanneton. Je ne vois pas trop le mal qu’il fait. Il nous amuse tant lorsque, retenu par un long fil, nous le faisons voler en rond !

Paul. — Qu’il vous amuse, et beaucoup, j’en conviens. Comme vous, mes enfants, j’ai connu ces plaisirs du jeune âge. Aux premières feuilles, c’est bien une telle affaire ! Le soir, on se retire dans un coin pour se raconter des histoires, où il y a des loups, des forêts bien noires, des voleurs ; on parle du hanneton qui est arrivé ; on fait des projets pour le lendemain. On se lèvera bien matin pour secouer les arbres et faire tomber les insectes endormis ; on aura une boîte percée de trous pour les mettre, des feuilles fraîches pour les nourrir. À la première aube, on est debout. On visite les saules, les peupliers, les haies d’aubépine humides de rosée. La chasse est bonne, les hannetons tombent comme grêle : en voilà dix, en voilà douze, en voilà vingt. C’est assez. On retourne à la maison avec les captifs qui grouillent et bruissent dans un vieux bas, dans le mouchoir, dans la casquette ; on fait provision de feuilles. Maintenant il faut essayer les bons. L’insecte, attaché par la patte avec un long fil, est mis au soleil ; il gonfle et dégonfle le ventre, il soulève les élytres, il déploie les ailes, et voun, voun, voun !!! le voilà parti. Il est bon. — Ô belles joies du temps des hannetons, joies enfantines, qu’êtes-vous devenues ! Gardez-les, mes enfants, le plus longtemps possible ; les autres ne les valent pas.

Émile. — Moi je n’attache pas le hanneton par une patte ; avec une aiguille, je passe le fil à travers la pointe du bout du ventre.

Paul. — Il parait que la mode a changé ; car toute chose se raffine et toujours se raffinera, même au sujet des hannetons. De mon temps, on attachait l’insecte par la patte, c’était moins douloureux pour la pauvre bête. Mais là n’est pas la question. Très volontiers, vous le voyez, je ferais grâce au hanneton en faveur des amusements qu’il vous procure et de ceux qu’il m’a procurés. Nous sommes quatre ici. À l’unanimité le déclarons-nous innocent ?

Jules. — Oui ; je lui donne ma voix.

Louis. — Je lui donne la mienne.

Émile. — Et la mienne donc ! J’en ai six dans ma boîte ; Jules les a pris hier en secouant un poirier. Il y en a deux qui volent, mais qui volent… vous verrez.

Paul. — Le réquisitoire commence. — Le hanneton est d’abord une larve qui trois ans vit en terre, tandis que l’insecte parfait ne vit lui-même sur les arbres que de dix à quinze jours. C’est ici que les affaires se compliquent et que le procès prend une terrible tournure pour le hanneton. Cette larve est vulgairement connue sous les noms de ver blanc, de man, de turc. Que voyez-vous là ? Un gros ver pansu, de démarche lourde, courbé sur lui-même, de couleur blanche avec la tête jaunâtre. Regardez encore : le gros ver a six pattes qui lui servent, non à courir à la surface du sol, mais à ramper sous terre ; des mandibules fortes, aptes à trancher les racines des plantes. Sa tête, afin de fouiller avec plus de vigueur, a pour crâne une calotte de corne. Regardez toujours. Le ventre est distendu par la nourriture, qui apparaît en teinte noire à travers la peau de la bedaine, tant et tant que le ver ne peut se tenir sur ses jambes et se couche paresseusement sur le flanc. Cette larve vit trois ans, toujours sous terre, creusant d’ici et de là des galeries à la manière des taupes et vivant de racines. Tout lui est bon : racines des herbes et des arbres, des céréales et des fourrages, des plantes potagères et des végétaux d’ornement. L’hiver, elle s’enfonce profondément en terre et s’engourdit ; au printemps, elle remonte dans les couches supérieures, s’installe aux racines et passe d’une plante à l’autre à mesure que le mal est fait. Vous avez dans le jardin un beau carré de laitues ; sans motif apparent, un jour tout se flétrit. Vous tirez à vous ; le plant fané vient sans racine, le ver blanc l’a tranchée. Vous avez une pépinière d’arbustes que vous choyez comme vos yeux. L’affreux ver passe par là : la pépinière n’est plus bonne qu’à faire des fagots. Vous avez semé quelques hectares de froment ou de colza, vous avez dépensé en grain et en labours des sommes considérables, mais la récolte promet d’être belle et de vous dédommager largement. Le turc monte de terre, adieu la récolte : les tiges se dessèchent sur place, elles n’ont plus de racines. Quand ce terrible ver envahit un pays, la famine serait certaine si la facilité des communications ne permettait l’arrivée des vivres d’autres contrées. Aujourd’hui, progrès énorme, grâce aux moyens de transport et aux progrès du commerce, on ne meurt pas de faim dans une province quand le ver blanc a ravagé les champs ; on ne meurt pas de faim, mais que de misères amène la dévorante larve ! Bon an, mal an, dans l’étendue seule de la France, elle détruit pour des millions et des millions.

Émile. — Mes pauvres hannetons ! Votre procès me paraît bien perdu. Je ne vous savais pas si méchants avant d’être hannetons.

Jules. — Il y en a donc des quantités prodigieuses ?

Paul. — Des quantités effrayantes. Lorsqu’un champ est envahi par ces larves, la terre, minée dans tous les sens, n’a plus de consistance et s’effondre sous les pieds. Une année, dans le département de la Sarthe, les ravages devinrent tels, qu’il fallut recourir à l’extermination en règle. On fit en grand la chasse aux hannetons. On en prit 60,000 décalitres, pouvant contenir environ 5,000 hannetons chacun. Le total des insectes s’élevait donc à 300 millions.

Émile. — Est-ce beaucoup ?

Paul. — Je vois ce que vous désirez : vous ne comprenez pas trop la valeur de ce nombre. Eh bien, sachez que pour compter un à un ces 300 millions de hannetons, un homme mettrait plus de vingt ans en employant à ce travail 10 heures chaque jour.

Émile. — Oh ! que de hannetons ! Et moi qui priais tant Jules de me donner les six qu’il a pris hier. Si je m’étais trouvé là, j’avais de quoi choisir.

Paul. — Dans le département de la Seine-Inférieure, on a pu constater en moyenne la présence de 23 mans par mètre carré, ce qui fait 230,000 dévorants par hectare, contenant 100,000 pieds de betterave. À ce compte, chaque racine était rongée par deux vers au moins. En admettant 80,000 pieds de colza par hectare, à chaque pied trois vers étaient attablés. Il est bien entendu que, dans ces conditions désespérantes, le colza ne fait plus de l’huile et la betterave du sucre. Tout périt avant l’heure. Dans la seule année de 1866, la Seine-Inférieure perdit de la sorte pour 25 millions.


Hanneton.
a, Œufs ; b, Larve ; c, Nymphes ; d, Hannetons mâle et femelle.