Les Ravageurs/XXXV
XXXV
LE CEUTORHYNQUE
Comme l’oncle finissait, Jacques vint du jardin avec une racine de chou couverte de verrues de la forme et de la grosseur d’un pois. Dans chaque verrue était logé un petit ver.
Quelques choux dépérissent, fit le vieux jardinier, cependant il n’y a pas de chenilles sur les feuilles. Je me suis imaginé que le mal vient des verrues dont la racine est couverte.
Paul. — Vous avez rencontré juste, mon brave Jacques ; laissez-moi cette racine et arrachez tous les choux qui vous paraîtront infestés. Il est bien entendu que vous jetterez au feu les racines malades. Vous arrêterez ainsi le mal au début, car l’insecte qui en est cause n’est pas bien répandu chez nous. L’essentiel est de ne pas le laisser multiplier dans le jardin, devrait-on perdre une bonne partie des choux.
Il fut fait comme l’avait dit Paul, et jamais depuis on ne revit des racines avec des verrues. Le lendemain, les ennemis du chou furent le sujet de la conversation.
Paul. — Les plantes cultivées, je vous le disais hier, par cela même qu’elles sont plus savoureuses, plus tendres, plus abondantes, sont plus exposées aux ravages des insectes que les mêmes espèces à l’état sauvage. Occupons-nous d’abord du chou, puisque Jacques nous en a fourni l’occasion.
Donnez un coup d’œil à cette racine, couverte de laides verrues creuses. J’en ouvre une. Dans l’intérieur, que trouvons-nous ? Un petit ver, une larve qui serait devenue un charançon, dont le bec s’applique contre la poitrine, entre les jambes de devant, quand l’insecte se ramasse sur lui-même et fait le mort. Ce charançon s’appelle ceutorhynque sulcicolle. Il est noir, avec des poils grisâtres en dessus et des écailles blanches en dessous. Son corselet est creusé d’un sillon longitudinal profond, ce qui lui a valu la qualification de sulcicolle, c’est-à-dire corselet sillonné. Les élytres sont creusées de fines rainures parallèles.
Les œufs sont pondus vers le commencement de l’été. L’insecte descend à la naissance de la racine, qu’il perce par-ci, par-là, avec son bec, et dans chaque piqûre dépose un œuf. En affluant autour du point blessé, la sève de la plante forme une excroissance ou verrue charnue, dans laquelle grandit la larve jusqu’à la fin d’octobre. Le ver quitte alors ce domicile pour s’enfoncer en terre à l’abri du froid et se métamorphoser. La racine piquée s’épuise à pleurer de la sève pour former les excroissances habitées par les larves, et le chou dépérit rapidement ; aussi le ceutorhynque est-il un ennemi redouté, surtout en Angleterre, où il est extrêmement commun. Il ne borne pas ses ravages aux choux ; il attaque aussi les navets, les raves, le colza.Jules. — Ce charançon varie bien sa nourriture. J’avais cru jusqu’ici que chaque espèce d’insecte se nourrissait toujours de la même plante.
Paul. — Vous aviez, mon ami, parfaitement raison. Dans la plupart des cas, les insectes ont des goûts très exclusifs ; chacun ronge une espèce de plante et dédaigne les autres. Quelquefois cependant ils varient leur régime, et comme ce sont de fins connaisseurs, très entendus sur les saveurs végétales, en changeant de nourriture ils choisissent des plantes dont les qualités alimentaires, la sapidité, l’odeur soient à très peu près pareilles. Nous-mêmes, ne trouvons-nous pas dans la rave et le navet quelque chose de l’odeur et de la saveur du chou ?
Louis. — C’est vrai.
Paul. — Nous trouvons des qualités semblables, tantôt plus, tantôt moins prononcées, dans une foule d’autres plantes que les botanistes classent en un groupe nommé la famille des crucifères ; le cresson, par exemple, le radis, le colza.
Émile. — Botanistes, crucifères ! Je ne comprends pas bien.
Paul. — Je crois même que vous ne comprenez pas du tout, mon petit ami. On appelle botanistes les savants qui s’occupent de l’étude des plantes, qui nous disent leurs noms, leurs propriétés, leurs différences, leurs ressemblances, en quel temps elles fleurissent, en quels pays elles viennent, et autres choses de ce genre.
Émile. — Et crucifères ?
Paul. — Ce mot signifie porte-croix. On appelle crucifères l’ensemble des végétaux dont les fleurs ont quatre pièces ou pétales disposées deux par deux, en face l’une de l’autre, de façon à figurer une sorte de croix. Telle est la fleur du colza. Les plantes à fleurs en croix comprennent le chou, la rave, le navet, le radis, la giroflée, le colza, le cresson et tant d’autres.
Émile. — Ce sont toutes des crucifères ?
Paul. — Ce sont toutes des crucifères. Leur ressemblance ne se borne pas à la forme de la fleur ; leurs propriétés intimes, odeur, saveur et le reste, sont les mêmes, ou peu s’en faut. Aussi le charançon, qui sait ces choses mieux que pas un, va sur le navet quand il n’a pas le chou, sur le colza si le navet lui manque, ou sur d’autres encore, mais toujours de la famille des crucifères. Les autres insectes en font autant : chacun a son groupe de plantes et va d’une espèce à l’autre sans jamais se tromper de famille.
Jules. — Ce sont donc des botanistes consommés ?
Paul. — On le dirait presque ; du moins ils montrent dans leur choix un discernement si judicieux, que bien des fois les savants pourraient aller à leur école pour apprendre le degré de parenté des végétaux.
Jules. — Oncle Paul, vous voulez rire ?
Paul. — Je veux rire ! Attendez, Vous connaissez la capucine, la belle fleur orangée qui se termine inférieurement par une espèce de corne ; vous connaissez le réséda, la plante à odeur suave que mère Ambroisine cultive sur la fenêtre ?
Jules. — Je les connais.
Paul. — Alors dites-moi si vous trouvez entre le réséda, la capucine et le chou quelque ressemblance, quelque trait de parenté végétale.
Jules. — Ces trois plantes sont entièrement dissemblables ; la fleur n’a pas même forme, ni la feuille, ni le fruit.
Paul. — Eh bien ! mon cher enfant qui vous piquez de vous entendre en fleurs, une misérable chenille verte, très fréquente dans les jardins, en sait plus long que vous ; elle en remontrerait à pas mal de personnes dont certes vous ne possédez pas le savoir. Elle mange indifféremment diverses crucifères, choux, raves et navets, mais elle mange aussi la capucine et le réséda. Pourquoi ? Il faudrait le demander aux savants qui étudient les plantes à fond et veulent savoir sur leur compte le fin et le superfin. Ils vous diraient que, par les détails de leur structure la plus intime, détails minutieux échappant à nos regards peu exercés, la capucine et le réséda se rapprochent beaucoup des crucifères sans en avoir l’aspect extérieur. C’est à rester confondu, mon pauvre Jules ! Une chenille de rien, depuis que le monde est monde, s’attable au réséda comme au navet, au chou comme à la capucine, et connaît des parentés végétales soupçonnées par la science seulement de nos jours.
Jules. — Pourrais-je voir cette chenille, si versée dans la connaissance des plantes ?
Paul. — Je vais vous satisfaire à l’instant.