Les Reposoirs de la procession (1893)/Tome I/Le paon

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Édition du Mercure de France (Tome premierp. 225-230).


LE PAON


À Camille Mauclair.


Le long de cet escalier sans fin comme l’échelle d’Ézéchiel s’épanouit un Paon dont la queue triomphale étale un essaim d’yeux fabuleux ; le splendide oiseau, néanmoins, pèche par le sarment de sa démarche et par le verbe dérisoire que le lézard de son col fiche ainsi qu’une écharde en l’éparse harmonie.

Lorsque, autrefois, j’utilisais cet escalier pour ascendre au Rêve ou pour descendre à la Réalité, toujours me dévisageaient ces yeux plus grandioses que les yeux délaissés des courtisanes mortes ; il me semblait essuyer la glorieuse curiosité de cent Vierges à balustrade d’un pensionnat, aussi la roue mûrissait-elle des pêches peureuses sur mes joues candides.

Encore saine de la Vie, mon adolescence n’avait ouï que la louange du firmament de plumes expansives ; mes années premières n’avaient subi que la génuflexion de l’éventail, orgueilleux de ma lumière pure.

Mais, ce soir, au retour des villes folles, comme je passais devant le Paon singulier, j’ai remarqué des yeux cruels au lieu des prunelles élogieuses d’antan.

Afin de savoir, ayant saisi leurs solides regards de glace, et les faisant fondre au brasier de ma confusion, je trouvai, dans l’onde acquise, mes péchés déguisés en crapauds.

Furieux contre cette importune voyance, je voulus crever les espions — quand, soudain, se cabrant à la manière d’un feu d’artifice, le Paon s’écria :

— « Jadis, Insensé, ma roue courtisait ton aube, et mon madrigal effarouchait ta modestie rose ; maintenant, ma roue vrille ton clair de lune, et ma satire énerve ta modestie verte. Sache, bon gré mal gré le Poëte exécute un spectacle de la boîte-aux-langes à la boîte-au-linceul, et chacun des pantins est le seul jardinier des yeux qui le poursuivent. Crève-les, si tu peux, mes yeux refloriront. Ton être appartient à la foule — et je suis l’Opinion. »

Depuis, envieux du paysan calme parmi le trèfle et que protège l’ignorance, je n’ose plus être bon ni mauvais, pour ne pas éveiller l’extraordinaire vision.

Oh ! vivre au cœur des solitudes, une pierre sépulchrale au dessus de ma vie !