Les Responsabilités et la réforme de la presse
Conférence donnée à la Ligue française à Lausanne
Le sujet que j’aborde ce soir est d’une pénible actualité. Il s’agit d’un problème dont l’urgence n’égale que le soin avec lequel la discussion en est éludée. Si j’ose y toucher, c’est qu’il me semble être mieux qualifié qu’un autre pour en dégager les données. Depuis qu’il y a environ trente-six ans j’ai créé en France et dirigé la première revue sportive, revue fort intellectuelle d’ailleurs puisque Jules Simon et d’autres grands écrivains y collaboraient, je n’ai jamais perdu le contact avec la presse et suis demeuré le fidèle sociétaire d’une des principales Associations journalistiques de mon pays. Et pourtant l’entreprise à laquelle l’opinion s’est accoutumée à associer mon nom s’est élevée sans la presse, même malgré elle. Les motifs en furent complexes ; il serait oiseux de m’y référer en ce moment. Je reconnais, du reste, n’avoir guère recherché pour l’Olympisme renaissant une publicité dont je me méfiais plus que je n’en escomptais l’avantage. Quoiqu’il en soit, cela me place en un sentiment de grande indépendance vis-à-vis d’hommes auxquels je ne dois rien et dont, par ailleurs, je considère la mission — pour mal remplie qu’elle soit trop souvent de nos jours — comme l’une des plus hautes dont le progrès de la civilisation ait investi l’humanité.
En mes souvenirs d’adolescence, je retrouve l’image de plus d’un parmi les journalistes de droite et de gauche des premiers temps de la République et, évoquant la haute discipline morale qu’ils associaient aux qualités professionnelles, leur idéal, leur conscience, le respect profond qu’ils avaient de leur métier, l’effort intellectuel continu par lequel ils l’honoraient, je me permets de placer sous l’égide de leur mémoire la critique inspirée par les méthodes, les procédés, les habitudes d’esprit de leurs successeurs.
Des circonstances atténuantes, oh ! certes, il y en a. Parce qu’une institution a déchu, on n’est pas autorisé d’ailleurs à en rendre responsable en bloc la corporation qui en a la garde, Il faut avoir d’abord opéré le décompte des pesées extérieures dont cette corporation est peut être la victime. C’est ici le cas. Beaucoup des fautes pour lesquelles la presse contemporaine mérite d’être censurée, sont de simples répercussions dans un milieu spécial de fautes générales où chaque pays, chaque race, chaque catégorie sociale ont leur part de culpabilité. Ces coupables eux-même ont droit à quelque indulgence du fait d’évènements dont ils n’étaient pas les maîtres et dont ils ont subi les conséquences. Le temps en lequel nous vivons a été agité par les applications d’inventions incessantes autant qu’ingénieuses. L’existence matérielle en a été transformée, les appétits surexcités, l’équilibre familial ébranlé. Puis, ce sont de nouvelles formes de groupements qui sont apparues et très vite, ces groupements se sont trouvé investis d’une force redoutable : trusts et cartels économiques ou politiques prompts à soumettre l’individu désarmé à leur tyrannie anonyme.
Tous ces éléments de désordre moral ont insufflé l’habitude de mentir : mensonge obligatoire, dilué, à jet continu… de tous le plus redoutable car il devient bientôt inconscient : « mensonge perlé » pourrait-on dire, qui sévit presque partout. Ayons donc le courage d’en faire l’aveu. Messieurs : jamais on n’a autant menti que dans la société actuelle. Quelques réformes dans les procédés des chancelleries officielles sont pour nous tromper. Il est vrai — ici ou là — les voies gouvernementales sont moins tortueuses qu’aux époques précédentes. Mais qu’est cela si l’humanité en masse se prend à l’engrenage du mensonge au point de s’en faire une seconde nature et de ne plus même s’apercevoir de la sinistre transformation qui s’opère en elle ?
Certes, je le répète, il n’est pas aisé pour l’homme isolé de tracer sa voie au milieu de foules que des espoirs irréfléchis et des déceptions injustifiées aigrissent ou abattent tour à tour. Certes, il ne l’est pas d’échapper à l’emprise des trusts et des syndicats que les passions ou les intérêts font surgir à tous les carrefours de l’existence. Pourtant, cette orientation individuelle, le journaliste peut-il en être dispensé, lui qui est chargé d’orienter les autres ? Tous les efforts ont convergé en vue de s’emparer de lui, car sa profession le désigne. Plus l’organisation de la Presse est puissante, plus on cherche à faire d’elle un instrument d’intimidation, de corruption, de chantage — et plus les redressements de la conscience quotidienne lui sont rendus difficiles. Nous sommes ici dans une oasis heureuse que les miasmes ont à peine contaminée en sorte que la presse de ce pays peut avec un juste orgueil se proposer en exemple pour la droiture de ses intentions et l’honnêteté de ses procédés. Mais hélas ! regardons au delà et dans quelque direction que ce soit, nous constatons les mêmes errements : vérités supprimées ou maquillées, exposés truqués, faussetés habilement démenties de façon que le démenti s’évapore en laissant subsister la fausseté… à cet état de choses, l’Europe doit la guerre internationale d’hier et la paix misérable d’aujourd’hui en attendant la guerre sociale de demain. Il serait peut-être temps de s’inquiéter ?…
Or, le remède se résout en une alternative très simple : ou bien rejeter l’outil — ce qui est indésirable et d’ailleurs impraticable — ou bien purifier les mains qui l’actionnent.
Souffrez que j’écarte tout de suite un sophisme très répandu, celui de l’immunisation possible du lecteur. Eh quoi ! va-t-on répétant, la concurrence est partout. Chaque citoyen est libre d’examiner ce qu’on lui présente et de l’apprécier ; l’appréciant, il n’a qu’à faire son choix. S’il choisit mal, c’est sa faute. Cette assimilation entre les objets et les idées, entre le matériel et l’intellectuel, est déjà inexacte par elle-même. Mais comment maintenir un seul instant la comparaison si l’on y fait pénétrer la notion de contrôle ? Chacun, en effet, peut contrôler ce qu’il marchande au mieux de sa compétence et de ses intérêts, voire en s’aidant des conseils d’autrui. S’il s’agit de choisir un mandataire, d’élire par exemple un député, des garanties moindres, réelles pourtant, sont à portée. Mais comment le lecteur s’aviserait-il qu’on le trompe au sujet de telles affaires spéciales ou lointaines dont rien ne lui révèle l’inavouable répercussion sur les intérêts du journal par lequel il s’en trouve informé ? Ici la vérité n’est pas seulement au centre du labyrinthe ; l’entrée du labyrinthe est encore cadenassée. Rappelons-nous les aventures d’un journaliste intègre et audacieux, André Chéradame qui, s’étant rendu possesseur de données fort graves, a été réduit à en faire part au public directement en éditant lui-même des ouvrages sur lesquels une incroyable coalition internationale a aussitôt travaillé à faire le silence. Rappelons-nous ces temps angoissants et encore si proches où le sort de l’Europe a dépendu de la poignée de fausses nouvelles quotidiennement jetées aux quatre coins du monde. Quelle arme possède l’opinion pour se défendre contre de tels faits ? Il n’en est qu’une, la méfiance. Or, Messieurs, la méfiance, érigée en principe de conduite, a ceci de très particulier qu’elle est destructive de toute activité hormis chez ceux qui sont parvenus aux sommets de la culture. Il faut à la fois des connaissances abondantes et une longue expérience pour se méfier sans en être découragé d’agir. L’élite peut seule s’en permettre le luxe. Un peuple chez qui domine la méfiance est un peuple stérile.
Non, il n’y a point d’immunisation possible du lecteur et, y en eut-il, du reste, que la responsabilité du journaliste n’en serait pas allégée. Notre temps a une forte inclinaison à s’abriter derrière les anonymats. Nous avons créé ainsi toute une mythologie où des forces anonymes — déesses discrètes et serviables — ont mission de couvrir nos défaillances individuelles. Mais cela rappelle l’enfant caché par une chaise dont le dossier ajouré laisse apercevoir son minois. Qui veut le voir, le voit. Ainsi en est-il de nos procédés naïfs. L’homme demeure responsable à travers la protection collective qu’il s’est érigée.
Venons en donc à la formule que j’indiquais tout à l’heure. Ne pouvant ni réformer la presse par l’ambiance des faits ni en assurer l’innocuité par la vaccination de l’individu, recourons au seul procédé efficace : demandons au journaliste de se réformer lui-même et aidons-le.
Comment l’aider ? Le premier appui dont il ait besoin et qui lui fait défaut presque partout c’est celui d’une législation protectrice de sa dignité. Et sa dignité sera protégée si la question de la diffamation et celle des incompatibilités se trouvent réglées de façon sage et franche. Dans beaucoup de pays, elles ne le sont ni l’une ni l’autre. Les frontières de la diffamation en matière de presse sont incommodes à fixer — comme l’est du reste dans la vie de chaque jour le passage de la médisance à la calomnie. On avait cru y pallier en établissant le « droit de réponse ». Quiconque sera attaqué par la plume se défendra de même : principe irréprochable mais bien vite annihilé par les difficultés d’application. D’abord la place manque. Comment s’en indigner ? Le lecteur attend aujourd’hui de sa gazette tant de renseignements et d’ordres si multiples qu’avec la meilleure volonté un directeur de journal ne saurait accepter d’insérer in-extenso toutes les rectifications généralement verbeuses et presque toujours fastidieuses dont il est saisi. Il se réserve donc d’en apprécier la valeur et l’opportunité. Mais voilà une restriction qui peut entraîner fort loin. Il est advenu bien souvent aussi que dans les conflits engagés entre le journal calomniateur et la victime, celle-ci n’a pas eu à se louer des apparentes satisfactions qu’on lui accordait et du bruit fait autour d’un incident à la base duquel subsistait quand même le souvenir amplifié de la calomnie initiale. Aussi a-t–on vu l’individu préférer se taire et laisser passer l’outrage. Mais quelle mauvaise leçon d’impunité n’est-ce pas là ?
Il s’en produit une autre lorsque l’incertitude règne quant à ceux qui doivent bénéficier du droit de réponse et que ce droit par-là, se trouve finalement escamoté. Le cas est très fréquent. C’est la conséquence de tous ces anonymes dont j’évoquais tout-à-l’heure la multiplication.
Donc il y a urgence à ce qu’une législation claire en ses maximes, pratique et expéditive en ses dispositions, surtout un peu moderne en sa silhouette que ne le sont trop souvent les textes législatifs, intervienne dans ce domaine — qu’elle caractérise aussi nettement que possible le délit de diffamation sous ses diverses formes et selon ses diverses conséquences — qu’elle préserve ainsi, et tout à la fois, le journaliste contre des susceptibilités injustifiées et le public contre des procédés dont une trop longue impunité a rendu la répétition singulièrement inquiétante par sa fréquence croissante.
Si les modalités d’une telle législation sont délicates à fixer, le principe du moins en apparaît sous des contours nets. Au contraire, dans la question des incompatibilités, la base est défectueuse. Prononcer une incompatibilité autrement qu’entre deux fonctions officielles revient en somme à exercer sur la liberté privée une contrainte autoritariste. Cette contrainte en effet ne se légitime que par l’opportunité et non par une règle certaine de morale. L’opportunité elle-même en est discutable. N’y a-t-il pas dix moyens de tourner une défense de cumul ? Si vous décrétez qu’on ne peut être à la fois, directeur, rédacteur ou chroniqueur d’un journal politique et fonctionnaire, député ou administrateur d’une société financière ou économique, chacun trouvera des biais propres à maintenir en fait le contact ainsi prohibé en droit. Croyez pourtant que cette prohibition aurait une grande valeur. Ce serait un avertissement. L’opinion serait rendue attentive aux conséquences essentielles de rapports dont elle néglige de s’alarmer et même de s’enquérir. Celui qui exerce le cumul et en bénéficie serait à son tour mis en garde contre lui-même, contre les dangers que court sa conscience, contre la tentation de faire fléchir la vérité au profit de ses intérêts, d’incliner le bien public devant son point de vue personnel… Une pareille tentation est d’autant plus redoutable quand elle se renouvelle à tout moment, petitement, en détail et que l’habitude d’y céder chemine à travers l’être humain de façon sournoise, quotidienne.
Que faut-il, en somme, pour libérer le journaliste ? Il faut débroussailler le terrain autour de sa conscience et plutôt que de lui demander de résister héroïquement aux tentations, chercher à les tenir loin de lui.
Mais l’appui que, par ces mesures diverses, la loi peut lui apporter sera bien médiocre si sa formation personnelle, si le développement de son esprit et de son caractère ne sont pas l’objet d’une sollicitude avisée. Que si vous dressez en effet l’inventaire des qualités de conduite et de jugement ainsi que des connaissances nécessaires au journaliste, vous serez effrayé. Cela aussi incite à l’indulgence envers lui car il est trop évident que la pédagogie actuelle, loin de servir sa bonne volonté, la neutralise et qu’ainsi la société non contente de lui tendre des pièges dans l’exercice de son métier a commencé par se désintéresser de sa préparation à l’exercer.
Notre pédagogie souffre de deux maux dont l’un est un héritage du passé et l’autre une conséquence de l’état de choses présent. L’héritage, c’est le sédentarisme de la pensée, invitée à se concentrer sur ce qui est proche sans se préoccuper d’abord de ce qui est lointain. Or désormais il est impossible de séparer le proche du lointain. On ne peut plus dire : je ne m’occupe pas de ce qui arrive en Amérique ou en Chine parce que je n’y vis pas mais par contre je dois connaître en détail ce qui concerne mon pays, ma province, mon village. Pays, province, village sont devenus solidaires de suite de répercussions financières, économiques, voire politiques. Qui me renseignera sur ce qui s’y passe ?… le journaliste parbleu ! il n’y a que lui : Mais élevé de la même façon que moi, que sait-il de plus ? Sa science n’est guère différente de la mienne. Il va donc courir se documenter. Où cela ? dans le Larousse ; à moins, ce qui serait pire, qu’ayant vécu une demi-semaine dans le pays en question à l’occasion de quelque congrès, il ne s’imagine le connaître. Il suffit aujourd’hui d’avoir pénétré dans deux théâtres et trois restaurants ou d’avoir participé à quelques-unes de ces inaugurations officielles qui sont, en tous lieux, si étrangement similaires pour que germent de pareilles illusions ; et c’est pourquoi la compréhension internationale, loin de grandir, a diminué. Les contacts brefs et truqués sont impuissants à l’engendrer. Du temps que régnait l’ignorance, on se tenait pour averti de sa présence, et s’il le fallait, on allait aux informations mais en y mettant le temps et l’effort nécessaires. Maintenant que chacun se prétend informé, le temps et l’effort n’ont plus de raison d’être.
De la même façon destructive du vrai savoir opère le spécialisme. Jadis le spécialiste n’entrevoyait pas tout l’univers à travers sa lunette ; il se savait possesseur de connaissances particulières dont les limites d’horizon étaient proches ; au-delà de cet horizon, il en devinait d’autres étrangers à sa spécialité ; il les respectait. Le spécialiste d’aujourd’hui en a quasiment le mépris. Il ramène tout à lui. Sa position par rapport à la civilisation lui paraît prépondérante ; généralement il ne le dit pas mais il agit de façon à montrer que tel est bien le fond de sa pensée. Sa méthode, en tout cas, fait prime ; il ne veut pas concevoir d’autres mécanisme intellectuel ; il l’applique à tout.
Ces critiques peuvent paraître forcées si l’on évoque quelques esprits supérieurs capables de s’élever au-dessus des brumes mais la moyenne est, en maints pays sinon en tous, en proie à de tels errements. Or chez le journaliste les conséquences s’en amplifient, grossissent. Que les gens soient myopes, passe encore s’ils ont un presbyte pour les conduire mais le conducteur est-il myope lui-même, voilà l’allure retardée et nombreuses les bifurcations dans les impasses. Alors si même aucune réforme ne pouvait être espérée, il faudrait à tout prix en opérer une au profit du journaliste. Pour lui, c’est une question dominante. Il faut faire de lui une manière d’aviateur, lui en donner la mentalité et les habitudes. « Une vue à vol d’oiseau » se disait naguère pour signifier quelque chose de très vaste mais en même temps d’un peu confus et trompeur. Nous ignorons ce qu’observe l’oiseau en parcourant l’espace mais, depuis qu’il vole lui-même, l’homme s’est rendu compte que nulle façon meilleure n’existait de reconnaître une région et il a inventé ce mot : survoler — si plein de sens et de force. Proche est l’heure où l’expression s’appliquera aux choses de l’esprit, où les domaines de la connaissance seront à leurs tours survolés. Ce sera une grande révolution pédagogique et une révolution bienfaisante. Mais il ne faut pas attendre pour en mettre les bienfaits par quelque initiative anticipée à la disposition du journaliste.
Comme, aux derniers temps de la guerre, je causais de ces choses avec M. Jean Dupuy, l’ancien ministre, longtemps le chef des grands syndicats de presse, je fus amené à dire que si quelques universités entreprenantes s’adjoignaient des facultés de journalisme, il en résulterait promptement une élévation heureuse de niveau au sein de cette profession. « C’est tout-à-fait mon avis, prononça M. Jean Dupuy. Il n’est plus temps pour moi d’amorcer cela mais si vous le tentez vous aurez rendu à tous un service immense. » Le moment n’était pas propice car peu après, Paris se trouva une seconde fois sous la menace ennemie ; maintenant rien ne serait plus opportun.
Pourquoi une faculté d’université plutôt qu’une école professionnelle ? à cause des diplômes ? Non point. Les diplômes ne jouent en cette affaire qu’un rôle de second plan. C’est l’atmosphère qui importe. Celle d’une école professionnelle sera toujours imprégnée de préoccupations de métier et il n’est pas certain qu’un bon journaliste ait besoin d’apprendre théoriquement tous les détails de fabrication et de vente du journal. Par contre, il lui faut apprendre à faire manœuvrer avec rapidité et précision ces machines intellectuelles qui se nomment : la déduction et la comparaison, à surveiller le fonctionnement de ce poste de télégraphie sans fil qui s’appelle l’intuition, à bien ordonner et administrer le service des archives mentales dont la mémoire est l’indispensable bibliothécaire… L’ambiance universitaire est seule capable d’y réussir surtout si l’étudiant se présente pour un stage qui n’a pas besoin d’être bien long, ayant déjà pris un premier contact avec son métier. C’est alors qu’il aura le plus de chances de se débarrasser du microbe qui déjà est en lui comme il est d’ailleurs en chacun de nous, le microbe du cancer contemporain dont l’art, les lettres, les sciences elles-mêmes sont les victimes et auquel la presse est en quelque sorte le bouillon de culture, je veux dire le microbe du sensationnel.
C’est là un cadeau que l’esprit américain fit à l’univers. Triste cadeau ! J’ai tant de fois eu l’occasion de louer l’esprit américain mal compris et mal jugé en Europe que je n’ai aucun scrupule à le critiquer lorsqu’il s’agit de ce mauvais germe dont il est porteur et contre lequel le vieux monde n’a pas eu la vigueur de se défendre alors que les moyens de défense ne lui manquaient pas. Au cours de mes études sur l’histoire américaine, j’ai observé qu’à l’origine rien de pareil n’existait au-delà de l’océan. Ni la période coloniale, ni la période Washingtonienne n’en contiennent trace. Les premières présidences se déroulent sans que s’affirme cette aspiration à surprendre, ce…… excusez-moi, il n’y a qu’un mot d’argot qui puisse traduire la chose : ce besoin d’épater le monde…… non rien de semblable jusqu’au jour où les conséquences de la fondation du Kentucky, c’est-à-dire du premier état continental, viennent désaxer la nation naissante. L’orientation nouvelle sera l’œuvre d’une poignée d’aventuriers affolés de « magnitude », de « grandiosisme », qui ne voient plus l’Europe, qui regardent vers l’ouest indéfini, qui se grisent des senteurs de la prairie et, dans le cerveau desquels peut-être, une réminiscence de la pieuse ambition territoriale soudainement apparue.
Lorsque très promptement le rêve se trouva réalisé, que la république géante étendit son impérialisme d’un océan à l’autre et que la solution de la crise esclavagiste eût noblement consolidé ses assisses, une vitalité magnifique commença de faire sentir ses effets. Et la concurrence poussée à l’excès s’en suivit. Ce fut le second élément du phénomène que j’analyse à grands traits ; d’une part, l’étendue des ambitions transportées de la nation à l’individu ; de l’autre, la facilité à satisfaire ces ambitions par l’abondance des occasions. Dès lors, chaque journal fut au service du sensationnalisme : attirer à tout prix l’attention ; la retenir à tout prix, ce fut la maxime essentielle, celle qu’on ne formule même plus parce qu’elle est hors de discussion et irremplaçable.
Transportée dans notre vieux monde, elle y causa un affreux grabuge. Là-bas, elle avait surtout engendré en somme du hâtif, du bâclé, des constructions en façades mais derrière lesquelles rien n’empêche de créer du définitif et de l’achevé ; et les Américains y travaillent. En Europe, ce fut autre chose. Notre civilisation lentement édifiée s’en trouva ébranlée. Cet appel incessant à la disproportion, au manque de mesure et d’équilibre, rompit des digues plusieurs fois séculaires. Les qualités acquises ne s’entendirent point avec ces habitudes nouvelles arrivant d’outre-océan ; et ajournant ses scrupules, la presse se résigna puis se plut à verser dans le culte du sensationnel. Elle y entraîna ses lecteurs.
Pour apercevoir l’énormité de la transformation subie, il faut beaucoup y réfléchir, se reporter en arrière, comparer. Alors comme par des fissures dans les nuages, on aperçoit l’ancien firmament, on se rend compte de la déformation subie par l’entendement, la culture…… bien souvent nous nous plaignons qu’il y ait autour de nous comme une poussée de vulgarité et nous en accusons la politique, le mouvement social, l’indifférence religieuse…… Mais non ! ce qui vulgarise ainsi le monde, c’est ce besoin du sensationnel qui s’est répandu partout : mauvais opium qu’aucune fumerie cachée n’a souci de distiller puisqu’il est partout, à la portée de tous.
Voilà, en ce qui concerne la presse, le grand méfait américain. Il y en a un autre, bien moindre mais digne d’être noté cependant et dont la France est principalement responsable. C’est ce que j’appellerai en usant d’un nouveau barbarisme puisque ce soir je ne les compte plus : le « littératurisme ». La pauvre littérature d’aujourd’hui, si courte d’inspiration, si cherchée d’expression et si entachée d’une pornographie inconsciente à force d’être répandue, s’est emparé du journal. Autrefois, elle y avait sa place à part : le bon feuilleton, réputé ne faire la joie que des vieilles concierges et qui, en réalité, était attendu impatiemment par autant de locataires. Pourquoi en sourire ? Cette manière de soutenir l’intérêt d’un récit et de le rendre palpitant n’est ni moderne ni locale : c’est le principe des Mille et une Nuits et les feuilletonistes auraient dû élever un monument en l’honneur de la célèbre sultane qui leur ouvrit la voie. Du moins, le feuilleton limitait-il la participation de l’esprit littéraire dans la confection du journal. Mais aujourd’hui, cet esprit a tout envahi : un chroniqueur fut-il chargé de finances ou d’agriculture se laisse influencer par l’appât de paraître informé du roman ou de la pièce auxquels le succès vient de décerner une couronne éphémère. De quoi d’ailleurs la chronique ne se mêle-t-elle pas ? De la forme des chapeaux, des derniers potins, de mille détails dont un journal politique n’a point à s’occuper. On m’objectera que les reproches que je formule là ne s’appliquent guère à la presse allemande ou à la presse anglaise. Celles-là, généralement au service de passions de parti ou de nationalismes aigus, ne tendent pas, je le reconnais, à trop sacrifier à l’esprit littéraire. Quoiqu’il en soit, il faudrait faire attention dans les pays qu’on nomme latins à ne point autant favoriser un mouvement plein d’embûches pour le développement de l’esprit public.
Que serait alors le programme d’enseignement de la faculté universitaire chargée d’entreprendre, peu à peu, le laborieux redressement d’une situation dont je me suis appliqué à vous exposer les tares sans exagérer mais sans rien céder ? Je crois qu’on en trouverait les éléments à cette admirable École libre des Sciences Politiques fondée à Paris il y a environ quarante ans par Émile Boutmy et où enseignèrent Léon Say, Albert Sorel, Vandal et d’autres maîtres de première valeur. Leurs exposés n’étaient pas seulement remarquables par la forme impeccable et l’ampleur des jugements mais par une sorte de philosophie générale, d’esprit mondial qui leur ont survécu. Toutefois il manquait à cet enseignement le cadastre désormais possible à établir et dont il faut munir au plus tôt ceux qui ont charge de guider, de pétrir l’opinion… Messieurs pendant que les hommes se battaient pour satisfaire des impérialismes agressifs ou des ploutocratismes avides, deux grands faits se sont produits auxquels nul n’a pris garde et qui ont pourtant changé la face de la vie humaine. « La boucle a été bouclée » dans l’espace et dans le temps. Notre planète est à nous entièrement ; nous la connaissons tout entière. L’Asie, l’Afrique, les régions polaires sorties des brumes sont éclairées par le soleil levant d’un jour nouveau. L’unité géographique est réalisée. L’unité historique l’est également. Il n’y a plus que des fissures de détail dans les cinquante siècles d’annales enregistrées qui sont derrière nous. La préhistoire malgré bien des découvertes, demeure forcément trouble mais l’histoire nous a révélé la succession de ses têtes de chapitres. Quel événement n’est-ce pas là, Messieurs et de quelles conséquences n’est-il pas porteur ? On en saisira bientôt l’immense portée et c’est à ces conséquences que je pensais tout à l’heure en évoquant une sorte d’aviation intellectuelle propre à survoler le domaine humain désormais d’un seul tenant. Les premiers artisans de cette aviation-là doivent être les journalistes et les facultés que je voudrais voir se créer dans quelques universités seront leurs camps d’entraînement.
Leur profession protégée contre elle-même par une sage législation concernant la diffamation et les incompatibilités, les meilleurs d’entre eux instruits de façon à guider leurs émules dans les chemins élargis de l’universalisme, il n’y aurait plus de motif pour que la presse ne devint pas ce qu’elle doit-être, si l’on veut que le monde moderne soit à la hauteur de ses possibilités — un préceptorat, presque un sacerdoce.